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Avec Fixing Men : Sex, Birth Control, and AIDS in Mexico Matthew Gutmann signe un livre remarquable sur la construction de la masculinité. Désireux de réintégrer les hommes à une analyse anthropologique de la reproduction, il analyse la construction sociale de la virilité en étudiant l’intimité des machos mexicains. À partir d’une enquête menée à Oaxaca, l’auteur traite de questions aussi variées que le contrôle des naissances, le virus du sida et l’accès aux traitements médicamenteux, la vasectomie, la médecine traditionnelle mexicaine, les migrations transnationales, les relations homosexuelles masculines ou la construction de l’hypersexualité mexicaine. La force de l’ouvrage réside justement dans cette capacité à lier des sujets en apparence distincts. En conjuguant ces nombreuses thématiques sans jamais tomber dans l’écueil d’une juxtaposition inutile ou redondante, Matthew Gutmann propose une anthropologie contemporaine qui articule sociologie des discours et analyse ethnographique des pratiques pour traiter avec finesse de la complexité des questions sexuelles.

Par une démarche scientifique dont la rigueur est intelligemment dissimulée derrière une fausse naïveté, l’auteur commence par analyser les discours relatifs à la sexualité masculine. M. Gutmann souligne la force des présupposés qui entourent un domaine longtemps tenu à l’écart des analyses critiques, davantage portées sur le corps féminin. Les hommes seraient ainsi traversés de désirs sexuels difficilement canalisables, peu concernés par les questions de santé reproductive et de contraception ou plus fortement enclins à dissocier amour et sexualité… en somme leur sexualité serait plus » naturelle » ou « instinctive » que celle des femmes (p. 32-46). En s’inscrivant en faux contre ces a priori, il parvient non seulement à déconstruire les jugements de sens commun qui entourent la sexualité masculine, mais surtout à montrer le rôle qu’ils occupent dans la construction de l’identité du « vrai » mâle mexicain.

L’auteur propose ensuite une réflexion ethnographique à laquelle son analyse des discours s’articule efficacement. La diversité des informations recueillies s’explique en partie par la position originale du chercheur. L’enquête menée de 2001 à 2005 s’est principalement déroulée à l’intérieur du monde médical : l’auteur a ainsi pu fréquenter deux cliniques de vasectomie et une clinique d’État spécialisée dans le traitement du sida (liée au COESIDA mexicain – Consejo Estatal para la Prevención y Control del Sida). Gêné par la brièveté des relations qu’il pouvait nouer dans ce cadre, Matthew Gutmann a complété son analyse en se faisant embaucher comme travailleur manuel au jardin ethnobotanique de la ville. Dans cet environnement masculin, intégré au sein d’une population restreinte d’une vingtaine de jardiniers, l’auteur a pu mettre à profit les avantages d’une analyse ethnographique de longue durée en gagnant la confiance de ses partenaires. Cette position d’enquête, si elle n’est pas développée de manière centrale dans l’ouvrage, s’est révélée particulièrement bénéfique puisqu’elle lui a permis d’accéder à une fine compréhension de pratiques intimes sinon plus difficilement accessibles, comme la masturbation par exemple (p. 139-141) ou les relations homosexuelles. On pourra toutefois regretter que l’auteur n’ait pas davantage explicité les difficultés ou les questionnements engendrés par cette position originale, que ce soit en termes éthiques ou pratiques. La position occupée au jardin ethnobotanique notamment semble avoir été centrale dans la compréhension des logiques locales ; pour autant, le matériau réuni est parfois plus évoqué qu’analysé et l’écriture ethnographique aurait pu gagner en précision. Une ethnographie plus fine aurait d’ailleurs peut-être permis de développer davantage la question sociale trop souvent minorée au profit de la seule dimension culturelle.

Malgré cette limite, la lecture de l’ouvrage reste fluide et plaisante. Par un style clair et abordable, Matthew Gutmann rend accessible des questions anthropologiques complexes. Son écriture didactique parvient notamment à rendre compte de la diversité actuelle d’un terrain en anthropologie ; en jonglant efficacement entre analyses historique, statistique ou ethnographique, il s’inscrit pleinement dans une démarche scientifique décloisonnée de frontières académiques qui auraient sinon appauvri son propos. Pour finir, la bibliographie mobilisée est d’une richesse et d’une pertinence indéniable qui renforce encore davantage la valeur de l’ouvrage.

La lecture de Fixing Men est donc fortement recommandée et devrait intéresser les lecteurs bien au-delà des seuls spécialistes de l’Amérique latine contemporaine.