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Dans cet ouvrage, Chantale Quesney, doctorante à l’Université du Québec à Montréal, aborde un problème contemporain d’importance : Internet comme moyen de diffusion, voire de radicalisation, des arguments politiques et historiques qui sous-tendent les conflits armés. L’auteure étudie le cas de la guerre du Kosovo qui fut notamment qualifiée de première « cyberguerre ». Le désir de comprendre les causes du conflit opposant Serbes et Albanais entre 1998 et 1999 dans cette province de la République Fédérale de Yougoslavie l’a amenée à consulter la Toile. Dans cet ouvrage, elle propose une analyse des discours colligés sur plusieurs sites Internet construits par des membres des deux camps opposés, pour réfléchir sur la nature et les usages de la mémoire collective dans cette région marquée par la guerre et les régimes autoritaires.

L’auteure aborde d’abord la place qu’occupe Internet en tant que nouvel outil de communication dans le monde de l’information. Médium qui traverse les frontières des États-nations, Internet est un espace virtuel où peuvent s’exprimer librement les opinions des individus et des groupes sous le couvert de l’anonymat et dans un contexte qui nie toute hiérarchie des institutions entre elles, comme des opinions politiques. Moyen inédit de création de relations qui pourtant évacue la possibilité du dialogue, le Web est aussi le dernier rempart du contrôle étatique de l’information. Selon Chantale Quesney, Internet change les habitudes de communication et la relation du public à l’information qui est désormais fragmentée, individualisée et participative. En cela, elle montre la pertinence de jeter un regard critique sur les contenus des sites Internet dans lesquels Serbes et Albanais ont étalé les arguments de leurs luttes respectives, voire parfois leurs propagandes haineuses.

D’où provient cette haine réciproque? Voilà le questionnement qui sous-tend la deuxième section du livre dans laquelle l’auteure cherche à comprendre la nature de la mémoire collective et ce qui la distingue de l’histoire. Dans un texte bien tassé, elle amène le lecteur sur les jalons de l’histoire de la région du Kosovo qui participent aujourd’hui aux configurations opposées des mémoires collectives serbe et albanaise. La « question kosovare », comme le rappelle l’auteure, consiste pour les Serbes à récupérer le contrôle de ce territoire, la « Vieille Serbie », qu’ils ont perdu aux mains des Ottomans en 1389, alors qu’elle consiste pour les Albanais à faire reconnaître qu’ils sont autochtones, depuis l’Antiquité, et que leur domination démographique est historique. Selon l’auteure, l’« immobilisation des mémoires » que le régime socialiste chercha après 1945 fut un échec, laissant perdurer toute une série de structures sociales héritières de ces mémoires. C’est ici la thèse de la résurgence des haines interethniques séculaires qui est privilégiée pour expliquer les causes de la guerre du Kosovo. Cette thèse, critiquée par des auteurs comme Susan Woodward (1995) qui trouve la cause des conflits yougoslaves dans la désintégration de l’ordre politique et civil, est néanmoins celle que l’on présente sur les sites que Chantale Quesney a visités.

Munie de cette thèse, l’auteure analyse le traitement des faits historiques se trouvant sur les 30 sites Internet constituant son corpus. Deux grands thèmes chapeautent les sections « histoire » de ces sites : l’opposition entre l’autochtone et le colonisateur, et l’opposition entre la victime et le bourreau. La majeure partie de ces sites occultent systématiquement une série de faits historiques et dépeignent des mémoires collectives littéralement antagonistes. Selon Chantale Quesney, la manipulation des mémoires collectives qui se dévoile sur la Toile est emblématique des propagandes qui, sur le terrain, provoquent la guerre réelle.

Comment proposer une histoire sans faire déraper les mémoires collectives? Voilà la question que pose l’auteure en conclusion. Elle ira donc explorer les façons de modifier ces mémoires qui furent déformées par des lectures erronées, voire délibérément frauduleuses, des faits historiques. Mettant de côté l’oubli (comment reconstruire une mémoire qui évacue la guerre, les morts et les déplacements forcés de populations à l’issue d’une décennie qui en eut plus que son lot?) et l’éducation par la vérité (aussi bruts soient-ils dans leur présentation, les faits historiques ne sont jamais neutres) comme solution au problème de reconstitution d’une histoire fidèle autant aux mémoires, toujours liées aux émotions, qu’aux faits, l’auteure avance que ce n’est pas la mémoire qui est malade, mais le complexe identitaire. Il faudrait ainsi le préparer à incorporer des faits qui ont été évacués par une politique radicale de la mémoire. Comment faire? Par le temps, par une éducation pluraliste et par une responsabilisation des individus qui ne sont pas simplement les réceptacles des discours démagogiques des dirigeants politiques. C’est ainsi que l’auteure nous renvoie de nouveau à Internet, mais cette fois en tant qu’outil potentiel de résistance aux discours propagandistes haineux. C’est en ce territoire virtuel que peuvent s’échanger des idées qui transcendent les questions territoriales et remettent en cause les lectures de l’histoire. La proposition, plutôt osée, reste en définitive assez floue : Internet peut-il fondamentalement influencer les complexes identitaires? Est-ce que l’on peut déduire un complexe identitaire à partir d’informations recueillies sur Internet?

Ce petit livre propose de façon succincte une analyse qui intéressera sûrement tout néophyte en matière d’étude des communications, d’histoire récente des Balkans ou d’analyse des guerres contemporaines. Il faudra garder en tête qu’il s’agit d’une analyse de discours et non pas d’une nouvelle thèse sur les causes et les effets de la guerre du Kosovo. Les mémoires, telles qu’elles sont présentées sur la Toile, ne peuvent pas servir d’unique point de référence pour comprendre la complexité des sociétés des Balkans : la guerre, comme la paix, ne se font pas, en premier lieu, sur des terrains virtuels.