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I am here because of ARV treatment. [...] I am still living when there are people that are dying and don’t have my privilege. I buy my life 400 USD a month. A moral inequity of such proportion that no one should bear it.

James Cameron, Sud-africain, Conférence de Durban, juillet 2000

L’analyse des faits de culture a-t-elle une place devant l’évidente prépondérance de l’économique et du politique lorsqu’il s’agit de traitement du sida dans les pays du Sud? L’incommensurabilité des besoins en traitements antirétroviraux et des moyens disponibles est manifeste en Afrique, où ces traitements sont hors de portée de la majorité de ceux pour lesquels ils seraient médicalement justifiés. Trois chiffres illustrent l’évidence : près du quart des 30 millions des africains vivant avec le VIH auraient besoin d’un traitement antirétroviral ; une trithérapie avec des molécules brevetées coûte actuellement plus de 100 $ US par mois, même dans les pays qui ont obtenu des firmes une réduction de leurs tarifs ; plus du tiers des Africains (270 millions) vivent avec moins d’un dollar par jour. L’accès aux traitements antirétroviraux est un domaine où s’illustrent certains effets majeurs de la mondialisation qui rend rapidement disponibles des biens (tels que les médicaments) et des modèles (de traitement technique et symbolique) tout en créant ou en reconduisant les inégalités qui, localement, rendent inaccessibles les biens virtuellement disponibles.

Dimensions économiques et politiques de l’accès aux traitements et dimension culturelle ne sont cependant pas sans rapport ; ce rapport apparaît d’abord de manière indirecte dans les discours sur les antirétroviraux. Jusqu’en 2001, les discours des institutions des pays du Nord justifiant la « prudence » dans la distribution des antirétroviraux au Sud mettaient en doute les capacités des Africains, dans leur contexte culturel, à respecter un traitement au long cours avec des prises médicamenteuses à heures fixes. Au-delà des préjugés culturalistes manifestes dans certains de ces propos, d’autres discours médicaux, mieux argumentés, rappelaient notamment les échecs passés et actuels en matière de contrôle thérapeutique des infections sexuellement transmissibles. En effet, malgré l’existence pour ces pathologies de traitements efficaces et disponibles, leur prévalence est restée constante ou a augmenté dans la plupart des pays africains, du fait principalement d’utilisations locales des médicaments peu conformes aux recommandations internationales (voir notamment Green 1992). Cette question conduit à considérer attentivement la dimension culturelle des usages individuels et collectifs des médicaments antirétroviraux. Dans la tension entre universalisme et culturalisme, permanente dans la santé publique internationale, la « culture » n’est-elle qu’un alibi recouvrant des discours basés sur des logiques économiques protectionnistes pour l’industrie pharmaceutique? D’au-tres modes d’articulation entre les dimensions économiques et culturelles peuvent-ils être décrits autour de ces traitements? De manière plus générale, les usages des antirétroviraux sont-ils soumis à des différences culturelles? Sont-ils le support d’interprétations sélectives déterminées par les cultures vernaculaires? Participent-ils à une homogénéisation corollaire de la globalisation, ou font-ils l’objet de différenciations culturelles, annexes à des cristallisations identi-taires ou procédant d’une exaltation de la localité (Appadurai 1996)? Les premiers travaux qui ont été réalisés en anthropologie du médicament autour des antirétroviraux au Sud fournissent quelques pistes d’analyse sur ces thèmes.

Dès les années 1980, le médicament s’est imposé à l’anthropologie comme un objet incontournable dans les pays du Sud, du fait de son caractère ubiquitaire, de sa capacité de diffusion dans les villages les plus reculés, bien au-delà de l’aire d’attraction des services de soin (van der Geest et Reynolds Whyte 1988). Les travaux fondateurs de l’anthropologie du médicament ont montré que leur efficacité faisait l’objet d’une construction culturelle et que ces produits techniques étaient aussi des marchandises et des objets sociaux porteurs de significations multiples, qui pouvaient se prêter à des réinterprétations diverses en fonction des contextes (Nichter et Vuckovic 1994). Au Sud, ils ont surtout mis en évidence l’utilisation des médicaments comme supports de pratiques populaires et néo-traditionnelles divergentes de celles imprimées par la biomédecine, développées en particulier dans le cadre de l’automédication, par des « injection doctors » ou sur le marché informel du médicament, montré les effets sociaux de la pénurie de médicaments dans les services sanitaires, et analysé le rôle du médicament dans la « marchandisation » de la santé (van der Geest 1987 ; Whyte 1992 ; Fassin 1992 ; Hours 1985 ; Nichter 1989).

La diffusion des antirétroviraux dans les pays du Sud met en lumière certains de ces aspects. Si le coût de ces traitements a limité leur disponibilité, créant une économie de la rareté, le caractère technique de leur prescription et la crainte de l’émergence de résistances virales[1] ont conduit les responsables sanitaires à rationaliser et planifier un contrôle étroit de leur distribution et de leur utilisation au niveau national. Les antirétroviraux occupent donc une place singulière par rapport aux traitements à propos desquels les bases conceptuelles de l’anthropologie du médicament ont été développées : au Nord comme au Sud, leur efficacité biologique en fait des opérateurs qui bouleversent radicalement le pronostic clinique du sida en transformant une maladie mortelle en maladie « curable » ; leur disponibilité est a priori indissociable des planifications et ser-vices sanitaires ; leur accès fait l’objet d’enjeux économiques et politiques majeurs aux plans local, national et international. Il ne s’agit donc pas d’examiner les usages locaux des médicaments que l’on trouve « là où il n’y pas de docteur » ni d’expliquer la construction culturelle de l’effet placebo, mais de mener l’analyse au coeur des systèmes de soin biomédicaux, en la poursuivant « horizontalement » pour mettre à jour les pratiques « traditionnelles » et « populaires » articulées avec les pratiques biomédicales, et « verticalement » pour comprendre les dimensions individuelles, nationales et internationales des usages.

Trois ans après la déclaration de James Cameron, les tarifs des antirétroviraux ont diminué dans une vingtaine de pays africains, soit dans le cadre de l’Initiative ACCESS (sur la base d’un accord entre ONUSIDA, cinq firmes pharmaceutiques et les États africains concernés), soit grâce au jeu de la concurrence sous l’effet de l’arrivée de médicaments génériques sur le marché. Des programmes d’accès ont été mis en place dans le cadre des services de soin publics (Ouganda, Côte-d’Ivoire, Sénégal, Mali, Bénin, Cameroun notamment), des services médicaux d’entreprises (Côte-d’Ivoire, Sénégal, Cameroun et ailleurs), d’ONG internationales (Médecins sans Frontières, Croix-Rouge, Médecins du Monde et d’autres), d’associations locales et de centres de santé communautaires (au Burkina Faso notamment). Ces programmes ont élargi une offre précédemment limitée au secteur privé, et réservée à une minorité de patients aux revenus suffisants pour faire face à un coût des traitements jusqu’alors du même ordre, pour une trithérapie, que le tarif mentionné par J. Cameron en Afrique du Sud. Nécessitant une infrastructure médicale et un plateau technique, ces initiatives restent majoritairement hospitalo-centrées et limitées aux métropoles. Ces programmes de traitement font l’objet de nombreux enjeux de santé publique : si le caractère démonstratif des premières initiatives a permis d’établir la faisabilité et l’efficacité de ces traitements dans les conditions sanitaires des systèmes de soin des capitales africaines, tout en précisant certaines conditions de leur utilisation, il reste à démontrer la durabilité (« sustainability ») des dispositifs mis en place et leur possible extension aux services de santé périphériques (« scaling up ») pour améliorer des taux de couverture encore extrêmement faibles (UNAIDS/WHO 2002)[2].

Dans ce contexte rapidement évolutif, la sollicitation d’études en sciences sociales simultanément à d’autres études de suivi et d’évaluation des programmes de traitement en Côte-d’Ivoire et au Sénégal (Msellati et al. 2001 ; Des-claux et al. 2002), et les recherches menées de manière autonome, ont produit un corps disparate mais désormais substantiel de données relatives aux traitements antirétroviraux en Afrique. Ces travaux peuvent être ordonnés selon trois axes d’analyse qui situent le médicament simultanément comme un opérateur technique, symbolique et social, l’une ou l’autre dimension étant successivement prédominante.

De l’observance à l’anthropologie de l’expérience du traitement

D’un point de vue médical, les antirétroviraux nécessitent, pour être pleinement efficaces, un taux d’observance très élevé, supérieur à celui habituellement admis pour d’autres pathologies : on estime généralement que plus de 90 % des doses de médicaments prescrites doivent être ingérées (ANRS 2001). Cette contrainte a placé l’observance au premier plan des préoccupations médicales concernant leur utilisation notamment en Afrique, et suscité la crainte que les patients ne partagent leur traitement, ou qu’ils rencontrent quelques difficultés à l’insérer dans leurs activités quotidiennes soumises plus qu’ailleurs au regard de la famille élargie et de « l’entourage », dans un contexte où le sida est toujours une maladie stigmatisée. Ainsi perçue comme déterminée par l’inscription culturelle des individus dans des structures familiales et des réseaux sociaux, l’observance est le thème principal de sollicitation d’études anthropologiques de la part de médecins (Desclaux 2001).

Contrairement à ce qui était attendu, plusieurs enquêtes quantitatives ont montré que les taux d’observance pouvaient être plus élevés en Afrique que dans des populations des pays développés hors essais cliniques. À Dakar, la conjugaison d’une analyse quantitative de l’observance et de ses déterminants, et d’une analyse qualitative menée auprès d’un échantillon de patients, a produit des données qui conduisent à relativiser la place des différences culturelles dans l’approche de l’observance (Lanièce et al. 2002 ; Sow et Desclaux 2002a). Ces études montrent que, outre les motifs de non-prise des médicaments également décrits dans les pays développés (oubli, sommeil, problèmes de santé, effets secondaires, difficultés à prendre le traitement sur le lieu de travail), les patients africains rencontrent des difficultés particulières : incapacité financière à acheter le traitement, absence du médecin au rendez-vous pour la prescription mensuelle, incapacité à respecter les rendez-vous pour la dispensation du fait d’obligations professionnelles, etc. Ces motifs ne dépendent pas des perceptions et attitudes des patients, mais essentiellement du système de soin, invisible dans les motifs d’inobservance décrits en Europe et en Amérique du Nord du fait des services offerts aux patients dans ces pays. Ces résultats sont en faveur d’une relecture de l’observance, accordant une attention spécifique à ses « déterminants institutionnels », qui recouvrent de nombreux éléments organisationnels incluant notamment le système d’approvisionnement en médicaments, le fonctionnement des services, les modalités de suivi des patients, susceptibles d’analyses historiques et politiques aussi bien que techniques. Ces déterminants renvoient également aux identités, aux rôles et aux cultures professionnelles, lorsque les professionnels de santé témoignent d’une forte adhésion vis-à-vis des traitements qui les conduit à ne mentionner que rapidement les effets secondaires auprès des patients, ou, comme cela a été décrit à Abidjan, prennent le risque d’une rupture du traitement en refusant de prescrire des médicaments génériques (Delaunay et Vidal 2002). Plutôt que comme un comportement individuel régi par des représentations de la maladie inhérentes à une culture populaire, l’inobservance apparaît en premier lieu comme une construction sociale largement produite à l’intérieur du système de soin biomédical ; les interférences issues de pratiques thérapeutiques néo-traditionnelles se surimposent à cette construction.

Si les taux d’observance enregistrés à Dakar sont élevés, c’est aussi parce que les patients manifestent une forte adhésion au traitement. De nombreux éléments contribuent à l’adhésion : les multiples étapes de sélection bioclinique qui doivent être franchies, le sentiment d’être privilégiés en étant inclus dans un projet-pilote, les perceptions corporelles interprétées comme le signe de la « force » du traitement, l’expérience de la disparition de la maigreur, stigmate par excellence de la « maladie sociale », l’absence relative d’informations sur d’éventuels effets secondaires, le crédit accordé à ces traitements considérés comme « à la pointe de la recherche biomédicale » et parés du prestige de la médecine des pays développés. Ces traits conduisent les patients dakarois à des représentations du traitement qui ont peu d’éléments communs avec celles qui ont été décrites chez des femmes d’origine afro-américaine et portoricaine aux États-Unis à propos de l’AZT, marquées par la méfiance (Siegel et Gorey 1997). Cela n’empêche pas l’attribution aux antirétroviraux de significations en rapport avec l’eth-nophysiologie vernaculaire, conduisant à une réinterprétation des effets des médicaments que la biomédecine considère comme « secondaires », compris, du point de vue du patient, comme des signes de la « force » du traitement, de son efficacité et de la toxicité qui en est le corollaire, ou de la « compatibilité » entre le traitement et le patient (Sow et Desclaux 2002b).

Après les phases d’appropriation du traitement et d’adaptation, décrites au Nord et opératoires en Afrique, l’adhésion ne semble pas émoussée à moyen terme. C’est plutôt l’expérience sociale du traitement qui est transformée, notamment par la perte du statut de malade et des avantages qui en sont le corollaire, alors que le médicament constitue toujours un marqueur de l’infection au VIH exposant à la stigmatisation ou à la crainte de la contagion. La disparition des signes cliniques conduit l’entourage à attendre le contre-don de ce qu’il a investi, notamment lorsqu’il a contribué financièrement à l’achat du traitement, et demande au sujet de reprendre ses obligations sociales d’aide à la famille élargie. Toujours soumises aux contraintes matérielles inhérentes au traitement et à la difficile gestion du secret concernant leur atteinte, les personnes sous antirétroviraux vivent une double expérience : le retour au mieux-être, avec son corollaire de désir (et d’obligation sociale) de procréation qui ne trouve pas de réponse dans le système de soin, et l’installation dans la gestion d’une maladie chronique qui suppose de considérer son traitement comme une priorité organisant nombre de décisions personnelles. Les patients ont alors tendance à se tourner vers des réseaux de sociabilité en accord avec ces nouvelles priorités, et à s’éloigner de leur entourage familial pour élaborer des stratégies plus individuelles. Pour ceux qui ont accès au traitement antirétroviral, l’expérience personnelle et familiale de la maladie ne se limite plus à une « quête de la thérapie » indissociable de la recherche de la cause, mais conduit à des réaménagements des relations interpersonnelles pour maintenir la continuité du traitement – entre autres objectifs (Sow et Desclaux 2002c). Le traitement de cette maladie chronique devient alors le substrat du processus d’individuation à l’oeuvre dans les contextes sociaux urbains africains, au même titre que les initiatives économiques ou les stratégies individuelles basées sur l’éducation (Marie 1997). Ces observations impliquent que l’observance ne peut être analysée qu’en combinant l’approche critique du système de soin et l’anthropologie de l’expérience du traitement.

L’anthropologie de l’accès aux antirétroviraux

Le caractère de « marchandise cosmopolite » du médicament lui confère une place particulière parmi d’autres « remèdes », en tant que produit faisant l’objet de logiques économiques complexes et de négociations mettant en scène divers acteurs, au plan local, national et international. Cet aspect, majeur pour les antirétroviraux, se présente dans des termes nouveaux, car leur accès est strictement soumis aux droits internationaux de propriété intellectuelle, à un degré inégalé jusqu’à présent. Dans le cadre d’une mondialisation accordant aux institutions financières la primauté sur les institutions sociales, la « marchan-disation de la santé » implique désormais que la possibilité pour une personne de survivre à sa maladie dépend en premier lieu d’accords régissant le commerce international, qui définissent les droits des pays à produire ou à acheter de molécules à des tarifs avantageux[3]. Ceci implique que l’analyse de l’accès aux traitements dans les pays du Sud articule désormais les approches de l’anthropologie de la santé et de l’anthropologie économique, de l’anthropologie du développement, voire de l’anthropologie politique et juridique.

Outre les firmes, les États, les systèmes de protection sociale, les grossistes, les prescripteurs, les pharmaciens et les malades, qui sont les acteurs habituels des négociations autour des tarifs des médicaments, les tractations en cours concernant la mise en oeuvre des accords internationaux donnent une importance majeure aux gouvernements, et s’étendent, pour les pays africains, au terrain juridique. Cette situation a suscité une mobilisation militante structurée par des associations nationales (TAC : Treatment Action Campaign en Afrique du Sud) et internationales (ONG impliquées dans l’accès aux médicaments dans les pays du Sud, telles que Médecins sans Frontières, et associations internationales spécifiques du VIH/sida, telles que Act Up). Une « arène » s’est constituée autour du marché des médicaments antirétroviraux dans les pays du Sud, dans laquelle les enjeux sont multiples : défense des intérêts commerciaux alors que l’industrie pharmaceutique constitue le secteur le plus rentable au monde, application universelle des valeurs d’équité et de justice sociale dans l’accès à la santé, gestion de l’« image » internationale des acteurs, crainte de l’émergence de résistances virales, menaces de destruction du système social des pays les plus touchés en cas d’absence d’accès aux traitements – déjà attestée dans les pays d’Afrique australe –, craintes pour la sécurité en cas d’inégalités trop flagrantes, menace de mouvements migratoires des pays pauvres vers les pays riches motivés par la volonté d’accéder au traitement. Dans les pays développés, l’accès aux traitements antirétroviraux a fait l’objet de consensus entre firmes, scientifiques et associations, permettant d’accélérer la mise sur le marché de certaines molécules, avec l’accord des gouvernements impliquant les systèmes de protection sociale (Epstein 2001). Au Sud, cet accès a suscité de nombreux conflits donnant lieu, entre autres, à des pressions commerciales de la part des États producteurs envers les pays qui envisageaient un approvisionnement en génériques, ainsi qu’à l’exemplaire procès intenté en 1997 par 39 firmes contre le gouvernement sud-africain ; parallèlement, et parfois simultanément, s’élevaient des discours consensuels revendiquant l’accès aux traitements dans des termes souvent similaires entre firmes, militants, gouvernants et scientifiques (voir la notion de « génocide médicalement programmé »). Une analyse anthropologique de ces multiples discours reste à faire, examinant les valeurs affichées (et considérées comme « affichables ») et leurs rapports avec les logiques sous-jacentes, la construction des discours et la circulation des significations concernant des notions comme le « droit à la santé », l’« accessibilité », la « population concernée » ; les interactions entre logique humanitaire et logique économique notamment dans les interventions des Fondations associées aux firmes ; les usages sociaux du plaidoyer en faveur de l’accès aux antirétroviraux au Sud. Seuls quelques travaux ont jusqu’à présent explicité et analysé les conditions de mise en place des modalités et systèmes nationaux d’approvisionnement, comme l’a fait Denis (2001) à propos des fondements historiques et politiques du refus par le gouvernement sud-africain d’assurer l’accès aux antirétroviraux. Cette analyse doit encore être conduite, au plan national comme au plan international, dans le cadre d’une anthropologie politique de la santé.

Du global au local, l’accès aux médicaments est aussi le lieu d’expression des catégorisations et des hiérarchisations sociales, perceptibles dans les critères, les processus de sélection et les modalités de tarification que les programmes ont mis en oeuvre pour les patients. Pris entre l’obligation de fournir à vie des traitements coûteux, et l’objectif de traiter le plus grand nombre possible de personnes, en l’absence de réponse des organismes de protection sociale incapables de faire face à de tels coûts, les programmes instaurés dans les services publics ont mis en place des procédures de recouvrement des coûts complexes, procédures qui constituent une forme d’innovation dans le paiement des soins, issue de bricolages pragmatiques plus que de stratégies planifiées par des experts. Les dispositifs proposent un tarif de base et des exceptions catégorielles donnant droit à la gratuité (au Mali), des tarifs divers pour différentes catégories sociales (en Côte-d’Ivoire), ou des tarifs échelonnés calculés au prorata des revenus (au Sénégal). Ainsi, la plupart des programmes ont traité gratuitement trois catégories de personnes : les enfants, les professionnels de santé et les patients qui avaient auparavant été inclus dans des essais cliniques. Les membres d’associations de Personnes vivant avec le VIH ont bénéficié de subventions couvrant partiellement ou totalement le coût du traitement, ainsi que les veuves ayant des enfants à charge ; les femmes dépistées dans le cadre de la prévention de la transmission mère-enfant ont, à certains endroits, pu accéder à un traitement subventionné, de même que les conjoints de patients payant leur traitement. Les logiques sous-jacentes à ces catégorisations sont diverses et complexes : elles conjuguent les notions de culpabilité ou d’innocence relative à la contamination, de mérite accumulé, d’utilité sociale pressentie, d’incapacité totale présumée ou éprouvée à payer un traitement. Les patients qui n’entrent pas dans ces catégories sont invités à faire jouer la « solidarité familiale » pour le paiement des antirétroviraux. Ces processus de catégorisations donnent à observer des représentations concernant les diverses formes de contribution de l’individu à la société justifiant une rétribution par le paiement du traitement, que constituent l’engagement associatif, la fonction parentale, le travail médical, et la participation à des essais cliniques. Ces modes locaux d’organisation de l’accès aux médicaments attestent ainsi de la « valeur manifeste » accordée à une vie. Ces catégorisations ne sont pas que des faits sociaux : elles ont des incidences très concrètes sur la survie et la reproduction des individus, construisant le corps social à partir du traitement des corps biologiques.

Un autre lieu d’expression de la « valeur » accordée à des vies humaines est le discours scientifique, dominé, lorsqu’il s’agit de rationaliser les stratégies de santé publique au Sud, par l’économie de la santé. Les approches théoriques et méthodologiques attestent de présupposés particuliers, notamment lorsqu’elles soumettent l’intérêt du traitement au Sud à la production de la preuve d’un rapport coût-bénéfice supérieur à celui des actions de prévention, alors qu’une telle démonstration n’a jamais été exigée dans les pays développés[4]. De telles options, plébiscitées et construites comme des « données scientifiques » par les publications médicales internationales, ont fait l’objet de critiques de la part de militants et de scientifiques du même champ disciplinaire (Souteyrand et Moatti 2001). Une analyse approfondie des logiques sous-jacentes à ces discours reste à mener, pour préciser de quelle manière elles relèvent de l’épistémologie d’un champ disciplinaire, constituent un avatar scientifique du discours des pays développés à propos de l’Afrique, représentent une interprétation de l’éthique médicale spécifique au VIH/sida, et épuisent l’efficacité de la bio-légitimité opérant dans d’autres lieux (Fassin 2000).

Par ailleurs, les catégorisations sociales dans l’accès aux antirétroviraux ne sont pas sans effets sociaux induits : là où l’appartenance à une association suffisait à justifier l’obtention d’une réduction de tarif, un afflux d’adhésions a été constaté, suscitant des changements dans l’organisation du champ associatif ; là où l’implication dans la vie associative était requise, la focalisation sur le « coming out » (témoignage public de sa séropositivité) comme critère d’implication a suscité diverses stratégies individuelles (Imane 2002). L’introduction de quotas de subventions est venue complexifier les processus décisionnels, attribuant aux médecins et responsables sanitaires un rôle d’arbitrage peu compatible avec leurs fonctions professionnelles (Delaunay et Vidal 2002). À Dakar, les capacités, les formes et les limites que prend la « solidarité familiale » suscitée ou imposée par le système de soins pour financer l’achat mensuel des médicaments, et ses conséquences pour les personnes bénéficiaires, ont été analysées, afin d’examiner les formes que prennent, dans le contexte spécifique d’une maladie chronique stigmatisée, le donner, le recevoir et le rendre. L’accès aux antirétroviraux permet ainsi d’approcher les figures contemporaines de la « solidarité », notion porteuse simultanément d’idéologie et d’identité en Afrique, en explorant notamment divers aspects du « contre-don » (tels que l’obligation morale de se conformer aux attentes du donneur), dans le contexte de précarité des villes africaines (Sow et Desclaux 2002d).

Des règles régissant localement l’accès aux programmes, depuis leurs modalités concrètes d’application (notamment des processus décisionnels concernant l’allocation d’une subvention plus ou moins élevée) aux conflits et alliances conduisant à la définition des accords internationaux qui permettent ou empêchent l’importation d’un traitement antirétroviral, le pouvoir de faire vivre et laisser mourir, forme de bio-pouvoir qui fonde la « politique de la vie » (Fassin 2000), apparaît éclaté en des lieux multiples, mettant en jeu des légitimités de natures diverses, dont les rapports doivent encore être analysés. Les dispositifs de catégorisation et de subventions de l’accès aux traitements, qui ont pour propos de réduire, à l’intérieur du système de soin, les inégalités « ordinaires » prévalentes dans la société (qui, dans un système d’accès aux traitements régi par les accords internationaux, empêchent de nombreux individus de se soigner) peuvent être considérés en première lecture comme des formes locales de résistance à des inégalités poussées à l’extrême par la globalisation. Ce sont aussi des stratégies de refus d’un ordre économique mondial qui, en proposant des traitements trop coûteux pour la quasi-totalité de la population des pays africains, neutralisent les différenciations sociales intra-nationales et limitent à l’infime le nombre de personnes a priori susceptibles d’accéder au traitement.

L’impact des antirétroviraux sur le système médical

Les représentations et les pratiques d’utilisation d’un médicament s’inscrivent inévitablement dans un système de sens, de rapports sociaux et d’opérations techniques, ces différents niveaux étant en constante interaction. Dès 1998, une enquête réalisée au Burkina Faso avait montré que la distribution des antirétroviraux ne concernait pas seulement le secteur biomédical-professionnel : outre les médicaments disponibles dans les officines, importés pour partie par une centrale d’achat publique et pour partie par des grossistes privés, des filières avaient été mises en place, à partir de dons de médicaments occasionnels ou organisés, d’origine locale ou internationale (Bronsard 1999). Dans le secteur biomédical, l’information autour des programmes d’accès aux antirétroviraux a « popularisé » ces médicaments parmi les professionnels de santé, favorisant leur prescription et leur vente sous contrôle médical hors des programmes officiels pour les patients qui ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas être inclus, et suscitant des prescriptions par d’autres thérapeutes – infirmiers et agents de santé notamment –, souvent dans des conditions d’utilisation fort différentes de celles qu’on recommandait au plan international. Au Sénégal, Egrot et al. (2002) ont décrit une variété de stratégies individuelles ayant pour but de se procurer le traitement : achat à l’étranger (Europe, Amérique du Nord), achat direct auprès d’importateurs ou d’officines, voyages voire migrations vers les pays du Nord, organisation de filières de dons (intrafamiliales, réseaux sociaux personnels et associatifs). Des systèmes d’échanges microsociaux, locaux, nationaux et internationaux se juxtaposent, qui sont également des systèmes d’échanges de significations.

D’autre part, dans les pays d’Afrique de l’Ouest où le marché informel du médicament est développé, on pouvait s’attendre à voir apparaître un commerce d’antirétroviraux, qui a été attesté au Sénégal. Le volume des échanges est cependant limité ; une première analyse laisse penser que le volume des produits en circulation est réduit dans le secteur informel lorsque l’insertion du médicament dans la prise en charge médicale, la gestion et l’accessibilité du traitement sont assurés dans le secteur formel (Egrot et al. 2002). Ainsi les programmes d’accès aux antirétroviraux ont ouvert une voie majeure d’approvisionnement mais n’ont pas fait disparaître les autres circuits de diffusion ; les médicaments suivent des trajets complexes, passant d’un secteur à l’autre, qui justifient le terme de « circulation » et motivent de multiples interactions sociales aux enjeux divers. Que ce soit dans le cadre d’usages « ordinaires » de prescription et de vente, du commerce formel ou informel, les significations attribuées aux antirétroviraux et les rôles sociaux qu’ils déterminent prennent des formes très diverses. La prescription d’antirétroviraux pour un professionnel de santé, le don de quelques boîtes pour un représentant de firme pharmaceutique ou le don d’un stock de médicaments pour un responsable politique, le fait de définir le tarif que paiera tel ou tel patient pour l’assistant social en charge de l’enquête d’inclusion d’un programme, l’apport d’informations à un patient sous traitement pour un membre associatif, la constitution d’un véritable rôle de dispensateur participant à l’éducation thérapeutique du patient pour le pharmacien : ces actes et les rôles qu’ils impliquent sont une source de légitimité pour de nombreux acteurs dans le secteur biomédical et au-delà de ce secteur (Desclaux et al. 2002).

La disponibilité des traitements antirétroviraux dans les systèmes médicaux africains n’a pas été sans effet sur les discours et usages autour des médicaments néo-traditionnels présentés comme des « solutions africaines au sida ». Si, auparavant, leurs inventeurs appuyaient leur argumentation sur le constat de l’impuissance thérapeutique biomédicale, à partir de 1998 les promoteurs du Therastim (en Côte-d’Ivoire), du Tobacoaks (au Burkina Faso), et d’autres produits présentés comme issus de la pharmacopée, mettent en avant la meilleure accessibilité de leurs produits (Pialoux 2001 ; Dozon 2001 ; Bastien 2001). Cette accessibilité est cependant relative, les tarifs de certains de ces remèdes étant fixés à un niveau très légèrement inférieur à celui des antirétroviraux. La question de l’accessibilité permet néanmoins aux praticiens, avec l’appui des médias nationaux et internationaux, et grâce à la place qui leur est accordée dans les conférences internationales, de conquérir une clientèle pour leurs traitements, qu’ils présentent de ce fait comme « la » solution face aux stratégies de prédation des pays développés en Afrique, manifestées par les firmes. Comme d’autres traitements apparus antérieurement, les médicaments néo-traditionnels disponibles actuellement témoignent de la façon dont le VIH cristallise les rapports entre l’Afrique et l’Occident, sur le plan idéologique et politique (Dozon 2001). Mais plus qu’auparavant, les produits, développés pour la plupart par des professionnels de santé ou avec leur appui, sont parés de références à la biomé-decine, tant au plan des mécanismes d’action annoncés (une activité d’immuno-stimulant ou de virucide est revendiquée pour certains d’entre eux), que de la construction scientifique de leur efficacité au travers d’« essais cliniques » de plusieurs centaines de patients. La démarche scientifique et l’éthique médicale ne sont cependant appliquées que de manière sélective dans ces « essais », des règles telles que la transparence, la reproductibilité, la gratuité du suivi pour les patients, ou même la définition préalable des protocoles, étant parfois ouvertement non respectées[5]. Les thérapeutes néo-traditionnels ont cependant recours aux modes de légitimation du secteur biomédical : évocation de la confidentialité et de l’éthique médicale pour justifier l’absence de transparence ; conférences de presse articulées avec des communications au cours de conférences internationales et intégrées dans d’habiles « plans médias »[6] ; mise en place de sites Internet ; affichage de financements et d’appuis obtenus auprès d’organismes reconnus ou d’autorités biomédicales, politiques ou religieuses, voire auprès d’organismes aux noms évocateurs[7].

Certains procédés font indirectement référence aux antirétroviraux et aux enjeux dont ils sont l’objet : ainsi, au cours de la XIIIe Conférence Internationale sur le Sida et les MST de Barcelone (juillet 2002), le stand de l’association de « Promotion de la Médecine Traditionnelle en Afrique » (Prometra) était installé dans l’espace réservé aux organismes de recherche et aux firmes pharmaceutiques, plutôt que dans celui des organisations communautaires ; l’association affichait pour l’un de ses produits (Metrafaids) l’obtention d’un brevet de propriété intellectuelle, interprété par de nombreux médias et clients potentiels comme attestant de la valeur du traitement[8]. Inscrits dans une continuité avec la médecine traditionnelle par leur composition issue de la pharmacopée locale, les traitements néo-traditionnels actuels semblent désormais construits en grande partie comme des « ARV-like ».

En alignant leurs produits sur les caractéristiques des antirétroviraux, les thérapeutes néo-traditionnels attestent de l’importance qu’ont pris ces traitements qui semblent « polariser » le système médical. L’articulation entre les secteurs traditionnel et biomédical apparaît désormais comme une véritable intersection qui rassemble des acteurs, des concepts et des pratiques hybrides, reposant sur des emprunts à la biomédecine et des références culturelles distinctes. De même, le recours à un modèle explicatif qui présente l’action des traitements néo-traditionnels comme complémentaire à celle des anti-infectieux que sont les antirétroviraux pourrait (sous réserve de conformation par des recherches spécifiques) être interprété comme une stratégie ayant pour logique la complémentarité plutôt que la concurrence. Comme si les traitements antirétroviraux suscitaient le développement d’une « intersection néo-traditionnelle » pouvant, compte tenu de son importance (notamment par le nombre élevé de personnes qui y sont traitées) être érigée au rang de secteur à part entière, que deux décennies de politique volontariste de la part de l’OMS d’« intégration des thérapeutes traditionnels » n’avaient pas réussi à établir.

Si les antirétroviraux constituent l’élément de référence de la fraction du système médical consacrée au traitement du sida, cela ne signifie pas nécessairement que le paradigme ni les pratiques et institutions biomédicales correspondantes soient dominants dans ce secteur. Certes, le succès des antirétroviraux peut en partie s’expliquer, outre leur efficacité biologique et les attributs symboliques déjà évoqués, par le fait que la construction culturelle des traitements du sida s’est effectuée en Afrique principalement à partir d’une définition étique de la maladie. Le succès des thérapies néo-traditionnelles semble se construire, en parallèle, sur un terrain laissé vacant par la biomédecine. Dans la fraction de système médical qui nous intéresse, la « part manquante » de la biomédecine ne résiderait pas dans l’incapacité à donner à la maladie un sens pertinent dans les sociétés africaines, comme l’énonçait Zempléni (1985 : 41), car la « rencontre pragmatique de l’efficacité biologique » satisfait – du moins dans un premier temps – la quête pour la thérapie[9]. Cette « part manquante de la biomédecine » réside plutôt dans un double déficit d’accessibilité et de charge identitaire. La production de médicaments néo-traditionnels est sans doute le fait « d’entrepreneurs » particulièrement habiles à repérer les déficits d’accessibilité créant des marchés à conquérir, et à manipuler les références culturelles, dans une logique combinant utilité, reconnaissance sociale et profit. Les discours de professionnels de santé africains qui les soutiennent, souvent sans avoir d’intérêt matériel direct dans la production de ces traitements, reprennent les mêmes thèmes, et revendiquent une pratique africaine de la science au travers de la production scientifique de médicaments spécifiques. Ainsi, les médicaments néo-traditionnels semblent s’installer dans des espaces laissés vacants par la biomédecine et récemment ouverts par la construction sociale des antirétroviraux.

L’évolution du « système du médicament » concerne également une autre intersection : celle du secteur biomédical professionnel et du secteur populaire. Les mouvements d’auto-support des personnes vivant avec le VIH et les associations (dont certaines comprennent des agents de santé ou des travailleurs sociaux) ont joué un rôle plus ou moins important selon les pays dans la mise en place de l’accès aux antirétroviraux ou dans l’information et la formation sur ces traitements. Elles ont créé des actions d’appui à l’observance articulées avec les programmes d’accès aux antirétroviraux : club d’observance, programme d’éducation thérapeutique, groupes de parole et groupes d’information, recherche des patients en rupture de traitement, visites de suivi (Collectif 2001). Ces actions, forme d’expérimentation sociale, ont donné une légitimité aux associations désormais considérées par les professionnels et institutions du secteur biomédical comme chargées d’un appui à l’observance qu’ils ne peuvent eux-mêmes réaliser. Autour de l’observance des antirétroviraux, s’est ainsi renforcée une intersection entre deux secteurs qui n’était jusqu’alors reconnue, dans le domaine du VIH/sida, qu’autour de la prévention.

Conclusion

Cette revue forcément trop rapide montre que la culture apparaît souvent dans la « biographie » des médicaments antirétroviraux en Afrique, au travers de significations mais surtout de formes d’organisation sociale, de formes d’échanges et de valeurs, indissociables des contextes économiques et des rapports de pouvoir qui les déterminent. En cela, les antirétroviraux sont un révélateur de dynamiques sociales et culturelles que l’on peut considérer en première approximation comme induites directement ou indirectement par la mondialisation (telles que l’individuation), comme des manifestations d’une résistance (telles que les systèmes de subventionnement des programmes d’accès), mais rarement comme indépendantes. Les antirétroviraux sont aussi un vecteur efficace de la culture biomédicale et de la légitimité de la biomédecine ; cela n’empêche pas qu’ils servent également à la construction d’autres légitimités – y compris celle des thérapies néo-traditionnelles, créant une nouvelle géographie du système médical. Ainsi, il est possible qu’en diffusant des modèles puissants et des inégalités sociales qui réservent l’application de ces modèles à des minorités, la mondialisation permette aux thérapeutes néo-traditionnels de jouer tantôt la complémentarité (sur le terrain de l’accès aux traitements et des mécanismes d’action des médicaments), tantôt la similitude avec la biomédecine (sur le terrain de la construction scientifique des traitements), tantôt l’opposition (sur le terrain de l’identité). En leur offrant une véritable « caisse de résonance » et en l’absence d’institutions susceptibles d’introduire une régulation éthique ou scientifique des marchés du médicament, la mondialisation ouvre de vastes espaces pour la diffusion d’« antirétroviraux néo-traditionnels » en Afrique.