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Comme le rappelle Giddens (1991), la notion d’identité personnelle serait apparue assez tardivement à l’époque moderne, au moment où (pour le dire rapidement), il n’était plus possible de confondre (ou plus précisément de réduire) les individus à leurs rôles sociaux. Ce que contient cette identité (le style de vie qu’un individu adopte, les valeurs qu’il endosse, etc.) est aujourd’hui l’objet d’une protection serrée de la part des États libéraux. L’idéologie des droits de l’homme assure à tous, au moins en principe, un égal droit au respect et à la vie privée. Curieusement, cette garantie ne semble pas aller de soi quand il s’agit de prendre en charge (ou à tout le moins d’accompagner) des individus confrontés à des conditions de vie précaires. Pour eux, l’intimité est moins prétexte à protection ; elle est plutôt sujette au contrôle.

La trajectoire de ces personnes est le thème de ce numéro de la revue Ethnologie française. Sans pouloir rendre compte de l’ensemble des textes qui y sont réunis, il convient néanmoins de s’attarder sur quelques-uns d’entre eux. Une même approche les caractérise, approche essentiellement goffmanienne des faits sociaux, où les questions relatives au corps et à son exposition dans l’espace public sont centrales. Dans son article introductif, Jean-François Laé avance que la protection de l’intimité serait l’une des plus grandes institutions des sociétés démocratiques modernes. Pourtant, la poursuite de cet idéal est chaque jour menacée. La présence de « corps en souffrance » (qu’il s’agisse du mendiant, de la femme prostituée ou encore du toxicomane) pose problème à la collectivité. La déchéance et la misère sociale enclenchent des politiques sociales qui vont dans le sens d’une restriction de la vie privée de ceux et celles qui auront franchi, selon les autres, le seuil de l’insupportable. La politique, soutient Laé, « relève bien d’une gestion des intimités » (p. 9).

Dans son texte portant sur la prostitution de rue, Stéphanie Pryen s’intéresse aux pratiques (policières, sociales et juridiques) qui rendent publique la vie privée des prostituées. Comment ces « femmes de la rue » répondent-elles à cette assignation? De quelle manière se défendent-elles d’y laisser leur être et leur intégrité? Ce sont là des questions qui préoccupent l’auteure. À travers un examen minutieux des règles de conduite et des normes qui régissent les rapports de ces femmes avec leurs clients, elle met en scène les techniques et les compétences dont celles-ci font preuve pour préserver leur intimité.

Patricia Bouhnik entend quant à elle montrer que les pratiques des usagers de la drogue ne peuvent être réduites à leur seul caractère de déviance, qu’elles sont aussi un style de vie, qu’elles témoignent d’une recherche de sensation et de sociabilité. Cette recherche d’un plaisir intense et sans cesse renouvelé, conclut l’auteur, « suppose paradoxalement que les personnes travaillent à négocier leur identité à travers des relations d’intimité en public, ce qui conduit à un flottement des frontières entre vie privée et vie publique » (p. 28).

Les auteurs du troisième article s’attardent quant à eux aux stratégies et aux normes que mettent en place les « dragueurs », dans le but provisoire de créer, au sein même de l’espace public, un « territoire d’intimité », propice à la séduction. Dans ce contexte, ils s’intéressent également au travail d’agents de prévention qui, visant à lutter contre la propagation du sida, doivent quotidiennement intervenir de manière à ne pas menacer l’ordre établi par ces hommes. Le texte suivant porte sur les personnes prises en charge par un centre d’hébergement, en vue de favoriser « leur réinsertion sociale ». Pour ces personnes, l’intimité n’est jamais garantie. S’appuyant sur les thèses de Foucault, l’auteur montre en effet que « la perte du contrôle du regard d’autrui sur soi menace le territoire de l’intimité, lieu sécurisant qui permet à l’être social de se définir dans la permanence » (p. 41).

Dans son article sur « les règles du silence en droit », Laé propose au lecteur une mise en perspective intéressante du droit et de la sociologie, dans leur manière de considérer le droit à la vie privée et le silence qui l’entoure. Pour lui, les enquêtes de terrain et le droit touchent à un point ultime : que peut-on dire ou faire, quand une confidence peut se retourner en une condamnation encore plus violente? Suivant cette interrogation de départ, c’est à une sociologie (complexe) des rapports qu’entretiennent corps et institutions à laquelle nous convie l’auteur.

Le texte de Marc Bessin et de Marie-Hélène Lechien aborde la question des soins en contexte carcéral. Les auteurs :

[tentent de montrer comment] l’offre de soin en prison et les relations qui peuvent s’établir entre hommes détenus et femmes soignantes constituent un enjeu d’intimité dans un univers de privation, fondé sur le soupçon […] et restitue les usages possibles de prestations soignantes par les détenus, le refus inscrit dans la stratégie de résistance fondée sur la valorisation de la virilité, propre au milieu carcéral, au réconfort protecteur trouvé auprès des infirmières.

(p. 69)

Dans le même registre, le texte suivant rend compte de la construction d’un espace intime dans le lieu collectif du « parloir ». L’intention de l’auteur est ici de montrer les enjeux fondamentaux que pose la reconnaissance des droits de l’homme quant à leur contexte d’application réel, « sur le terrain ».

À partir d’une recherche empirique menée auprès de familles ayant perdu l’un des leurs, à la suite d’une mort violente, Karima Guenfoud dévoile, de son côté, le travail de reconstruction entourant la vie du disparu, l’exercice consistant, dans le contexte où les activités professionnelles de ce dernier étaient considérées comme « illégales », à fixer un récit « acceptable » de sa vie passée, une histoire pouvant être retransmise aux descendants. Michel Joubert s’attarde pour sa part à une histoire singulière, celle de « Marlène », dans l’intention de « comprendre la manière dont les individus font face aux difficultés majeures de la vie […] dans les périodes où ils ne disposent plus d’ancrages ou de soutiens sociaux » (p. 103). Dans la trajectoire de ces individus, poursuit l’auteur, « des pratiques très personnelles introduisent des ressources, des repères et des supports pouvant aider à maintenir une autonomie » (ibid.).

L’article suivant s’intéresse à la notion de stigmate qui ne suffirait pas, selon l’auteur, à rendre compte des relations diffuses qui constituent les conditions de vie des « hommes de la rue ». Pour Vincent Raybaud, ce seraient au contraire (ou plus précisément) les « restes inexploités d’observation de terrain » et les signes faibles et diffus de situations où les individus ont des réactions ambiguës les uns envers les autres qui permettraient d’en dresser les contours. Comme il le suggère, « plutôt que dans la situation de rupture accusant le stigmate, c’est dans ces ajustements que se joue la construction sociale du discrédit » (p. 120).

Mais l’espace me manque pour rendre compte des autres textes de ce numéro qui ont également en commun d’aborder la question du corps, du regard porté sur lui et des enjeux que son exposition, dans l’espace public, supposent. Certains y trouveront, j’en suis con-vaincu, matière à une riche réflexion.