Article body

Depuis plus de vingt ans, l’étude des relations entre les humains et les animaux s’est particulièrement développée, si bien qu’on ne compte plus les ouvrages publiés chaque année en sciences humaines et sociales à ce propos. En France et dans les mondes anglo-saxons, elle constitue désormais un domaine spécialisé de la recherche en socioanthropologie, mais également en philosophie[1], en éthique[2], en histoire[3], ou encore en droit[4]. Des grands prédateurs (ours, jaguars, lions, etc.) aux compagnons domestiques (chiens, chats, etc.), des bêtes de rente aux amibes, les animaux sont omniprésents, y compris sous une forme virtuelle. Il n’est évidemment guère possible de citer ici les travaux portant sur chacune de ces espèces, mais quelques textes significatifs publiés depuis les années 2000 méritent d’être signalés[5].

Les animaux ne jouent pas seulement un rôle sur les plans économique, social et symbolique, ils occupent également une place majeure dans les imaginaires et les traditions religieuses. En témoigne le cas du cochon, si bien documenté jadis par Claudine Fabre-Vassas (1994), qui montre comment cette bête singulière et paradoxale permet de comprendre bien des discours et des pratiques du judaïsme et du christianisme en Europe ; ou encore le bel exemple de son cousin sauvage, le sanglier, dont le sang noir est réputé ensauvager (Hell 1994). Nombre d’historiens s’intéressent eux aussi de plus en plus à la participation des animaux aux événements historiques (Digard et al. 2000 ; Dejohn Anderson 2003 ; Pastoureau 2004, 2007 ; Audoin-Rouzeau 2007) et à la prise en compte de leurs points de vue (Baratay 2003, 2012, 2014). Des bestiaires du Moyen Âge aux représentations contemporaines, l’animalité est, comme les hybrides de Dan Sperber (1975), bonne à penser[6]. Elle permet de saisir l’humain dans ses multiples dimensions et laisse apparaître, via des figures souvent complexes, de multiples relations et divers « jeux sur la distance » (Lizet et Ravis-Giordani 1993). L’animalité se marie ainsi vite avec l’humanité de l’homme, véritable animal politique (Guichet 2008 ; Olson 2009), de sorte que « défaire la bête, c’est défaire l’homme », selon le bon mot de Paul Yonnet (1985)[7]. En même temps, certains chercheurs s’interrogent sur le statut des animaux comme interlocuteurs de l’enquête socioanthropologique (voir Piette 2002 ; Vicart 2008 ; Doré 2010 ou Marvin 2011, par exemple). À cet égard, Vinciane Despret (2012), l’une des philosophes qui est probablement allée le plus loin dans ces réflexions, fait valoir la nécessité d’aborder les animaux en dehors du constructivisme, dans des rencontres singulières où l’observateur entre dans de réelles interactions avec la bête.

À bien des égards, les bêtes suscitent depuis longtemps les plus grandes passions. La domestication en offre la plus belle illustration, les humains s’efforçant ici d’établir des rapports de pouvoir et de séduction tout en maintenant leurs partenaires dans une relation d’aide ou de subordination (voir Digard 1999, 2009 ; Baldin 2014)[8]. Toutes les sociétés n’admettent pourtant pas ce rapport aux animaux, certaines demeurant résistantes à l’élevage, comme l’illustre le cas des chasseurs inuit, par exemple (Laugrand et Oosten 2014)[9]. Les animaux alimentent également la discorde, la crainte et de violents conflits (Knight 2000 ; Ethnologie française 2009). À maintes occasions, ils deviennent les plus grands ennemis des hommes, qui les accusent alors de tous les maux et s’en servent pour dénigrer leurs propres ennemis, ainsi que le rappellent toutes ces insultes, caricatures et images de propagande (Leach 1980 ; Couroucli 2005). La mort de la bête, individuellement ou à grande échelle, engendre le malaise – comme l’illustre la magnifique et désormais classique ethnographie des abattoirs de Noëlie Vialles (1987). Ce malaise alimente d’ailleurs aujourd’hui en Occident des courants écologiste, antispéciste, animaliste ou végétariste[10]. Pour certains, en effet, l’animal est une personne, dotée d’une conscience et de droits (Christen 2009)[11]. Pour d’autres, il reste un être différent, pour lequel les catégories juridiques ne sont pas transposables, ni le vocabulaire psychologique facilement extrapolable. D’autres encore le considèrent comme un être hiérarchiquement inférieur. Mais une chose est sûre, l’évolution des sensibilités à l’égard des animaux va, en Occident, dans le sens d’une plus grande affection de la part des humains. Le sociologue Christophe Traïni (2011 : 219) le montre de manière convaincante en suivant l’évolution de la protection des animaux de 1850 à 1980, observant la convergence de nombreuses tendances qui vont de l’abaissement tendanciel du seuil de tolérance de la violence à l’égard des animaux, à l’importance croissante de l’animal d’affection, ou encore à l’émergence de figures inédites comme celles de « secouriste », de « justicier » ou de « libérateur » des animaux.

Dans les religions abrahamiques comme dans bien d’autres traditions (chez les chasseurs amazoniens, selon Hugh-Jones 1996), l’homme reste profondément affecté par les bêtes, nonobstant sa position supérieure du fait que l’animal n’a pas d’âme (Caprotti 1989). Au sein même du christianisme, le point de vue de l’Église vis-à-vis des animaux n’a pas cessé de varier entre un assujettissement complet de l’animal et une théologie moins anthropocentrique, dans la tradition franciscaine (Baratay 1996)[12].

Toutes les cultures assignent évidemment des places différentes à l’ensemble des animaux ou à certains d’entre eux en particulier. Certaines bêtes demeurent de simples proies bienveillantes (Descola 2005a), tandis que d’autres sont des êtres foncièrement ambigus ou à cheval sur des catégories. D’autres encore sont appréhendées comme des totems (Brunke 2014) ou des entités sacralisées, vénérées, suscitant la passion ou la compassion. En définitive, de nombreuses sociétés pensent les bêtes en continuité avec les humains, non seulement sur le plan du corps et des caractéristiques physiques comme l’énonce le darwinisme, mais aussi sur celui des intériorités, pour reprendre les termes de Philippe Descola (2005b), qui y voit un trait propre à l’animisme[13]. À cet égard, que faut-il conclure des rapports entre humains et animaux à partir des quatre modèles ontologiques et des schèmes de relation que l’anthropologue identifie dans les cultures du monde ? Le naturalisme a-t-il vraiment et définitivement subordonné la bête à l’homme en en faisant un animal-machine ? En raison des intuitions élémentaires qui le caractérisent, « l’homme est exceptionnel dans le monde en raison de son intériorité », le naturalisme fait-il « partie de l’équipement de base de l’humanité », comme le suggère Descola, qui cherche à rendre compte de cette complexe composition des mondes « où les uns comme les autres prennent part en tant qu’acteurs – actants, dirait Latour – avec leurs propriétés et leurs modes d’action » (Descola 2014 : 296-298) ?

À partir d’exemples fort différents, plusieurs chercheurs ont repoussé depuis longtemps la frontière qui sépare humains et animaux, faisant émerger d’importantes continuités et une forte perméabilité. Citons pêle-mêle, parmi une longue liste, les travaux de Jacob von Uexküll ou d’André-Georges Haudricourt qui inspirent aujourd’hui des anthropologues comme Tim Ingold (2014) et Philippe Descola (2005b, 2014), ou des éthologues comme Dominique Lestel (2010). Rappelons ici cette fameuse pensée de Pascal que le biologiste Jean-François Bouvet (2003) a placée en exergue de son livre Le péché, la bête et l’homme, qui traite également – et cette fois à partir des péchés capitaux –, de l’effacement de cette frontière humain-animal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Ces remises en question d’un grand partage entre les humains et les animaux produisent à leur tour des propositions théoriques tout à fait novatrices concernant les différentes ontologies, la variété des mythes ou les constructions symboliques qui définissent les visions du monde et les valeurs que partagent les humains.

De façon pragmatique, la question du contact et des frontières entre les humains et les animaux se pose de manière universelle. C’est par la question du sacrifice animal (De Heusch 1986 ; Cartry 1987) que cette réflexion a fait son apparition au sein de notre discipline. Aujourd’hui le sacrifice de l’animal fait toujours figure, dans nombre de sociétés, de pièce maîtresse aussi bien du diagnostic étiologique que des thérapeutiques mises en oeuvre. À l’heure de la vache folle, des grippes aviaires et porcines, de la prolifération des micro-organismes et des pandémies, d’autres interrogations ont toutefois fait irruption (Lévi-Strauss 2001 ; Kilani 2002). Le franchissement de la barrière des genres et des espèces fait en effet naître de nouvelles peurs, un point que soulève Frédéric Keck (2010) dans Un monde grippé, où il décrit ces nouvelles maladies émergentes et tous les dispositifs que les humains déploient pour s’en prémunir. Le passage d’un grand nombre de zoonoses de l’animal à l’homme, ou de zoo-anthroponoses dont certaines sont directement liées à des conditions d’élevage inhumaines (Safran Foer 2010), obligent ainsi les humains à repenser leurs rapports avec les animaux[14]. Il en va de même de l’élevage industriel et de ses enseignements, qui, le plus souvent, nient la souffrance animale ou, du moins, ne se posent pas tellement la question de l’empathie pour des bêtes vouées à nos assiettes, alors que sur le terrain, comme le montrent bien les travaux de Jocelyne Porcher (2011), les éleveurs d’entreprises artisanales éprouvent encore cette souffrance de leurs bêtes qu’ils logent, nourrissent et soignent, formant avec elles des « collectifs ». Vivre avec des animaux « n’a (toutefois) plus rien d’une évidence. C’est devenu une utopie », écrit Porcher (2011 : 150).

On le constate : toutes ces réflexions sur la place des bêtes dans les différentes cultures appellent à un profond renouvellement épistémologique. Récemment, le dialogue de plus en plus fécond entre l’ethnologie et l’éthologie a conduit certains chercheurs comme Florence Brunois, Florence Gaunet et Dominique Lestel (2006) à parler d’étho-ethnologie ou d’ethno-éthologie (voir aussi Brunois 2005). D’autres travaux tendent aussi à montrer que la communication entre humains et animaux pourrait s’avérer beaucoup plus efficace et fructueuse si les premiers, pour paraphraser V. Despret (2012), savaient se placer à leur niveau, leur poser de bonnes questions et se montrer empathiques. Florent Kohler, qui a travaillé avec des vaches, ne prône pas seulement une approche plus intuitive de la part des chercheurs qui interagissent avec les bêtes qu’ils observent, il propose également de fonder « une herméneutique des cultures sans paroles », espérant ainsi remédier à l’éternel problème du langage des animaux (Kohler 2012 : 175)[15].

Ces débats soulèvent cependant bien des problèmes méthodologiques, posent d’énormes défis et obligent à un questionnement éthique repris dans des ouvrages destinés à un grand public (Giesbert et al. 2014 ; Ricard 2014). Les anthropologues s’interrogent sur la nécessité et la faisabilité d’une refonte de leur discipline afin qu’elle intègre mieux les animaux, compte tenu de la diversité des ontologies à la surface de la planète. Tout en avouant ouvertement son dédain « des animaux familiers et familiaux », Gilles Deleuze (2004) avait jadis entrouvert une piste en ce sens, lorsqu’il évoquait dans son Abécédaire l’existence de « mondes animaux », véritables parallèles des mondes humains, eux aussi constitués autour de territoires et susceptibles de s’influencer réciproquement. Comment, par conséquent, tenir compte du point de vue animal et sortir d’une vision anthropocentrée ? Pour paraphraser un texte pionnier de Tim Ingold (1994), que doit-on exactement entendre par le terme d’« animal » ? À la manière de Donna Haraway (2008, 2009) qui cherche à définir ces autres entités que rencontrent intimement les humains, peut-on parler d’« humanimal » ?

La variété des conceptions que les humains se font des animaux se retrouve donc au coeur des débats contemporains, tant en anthropologie de la nature (Dalla Bernardina 2006, 2012) et de la santé (Rémy 2009a ; Michalon 2014) qu’en philosophie, en éthologie et en médecine. La question des interactions entre les humains et les animaux soulève également des problèmes inédits en anthropologie de la communication (Yvinec 2005 ; Rennesson et al. 2012a, 2012b). L’insistance sur ces aspects conceptuels ou cognitifs des liaisons et dé-liaisons entre les humains et les animaux ne doit cependant pas faire oublier leurs bases et leurs enjeux affectifs. L’attribution d’une subjectivité ou d’intentionnalités complexes aux animaux, ou au contraire leur transformation en diverses marchandises, ne produit pas seulement des manières de penser les animaux ou d’agir avec eux. Elle révèle également des manières d’être affectés par eux.

En insistant sur les imaginaires qui sous-tendent ces liaisons animales et sur les affects en jeu dans les interactions entre les humains et les animaux, il s’agit de penser autrement les continuités ou les différences dont elles témoignent. Cela oblige par ailleurs à se focaliser non plus sur les animaux en termes génériques ou spécifiques, mais à chaque fois sur des individus, ce qui peut nous donner l’opportunité de questionner les conditions de l’attribution d’un « caractère » ou d’une « personnalité » à tel ou tel animal face à des humains qui les adoptent et les socialisent, parfois avec excès.

Ce numéro propose donc d’interroger ces manières d’être affectés (ou non) par les bêtes. Il aborde tout d’abord des situations ordinaires d’empathie avec les animaux et des liaisons moins courantes comme dans la zoophilie. Puis, il met l’accent sur les enjeux affectifs des relations aux bêtes dans les interactions rituelles ou thérapeutiques (au sens large), voire humanitaires. Des contextes aussi différents que ceux du jeu, de l’apprentissage ou de la mort sont ainsi pris en compte.

Signé par Julien Bondaz, le tout premier article de ce numéro aborde le rôle des savoirs et des affects dans l’invention de l’ethnozoologie en Afrique de l’Ouest, entre 1928 et 1960. À partir de sources diverses et peu connues sous cet angle, l’auteur montre comment les tout premiers ethnologues africanistes, Marcel Griaule en tête, se sont passionnés pour les petites bestioles et les animaux, se faisant ainsi séduire par tout un univers animal qui a longtemps nourri leur fascination et suscité les plus grands étonnements. Les ethnologues ont donc été littéralement affectés par les bêtes et les savoirs zoologiques locaux. Plusieurs ont trouvé là des terrains adéquats pour recueillir, capturer et chasser toutes sortes de spécimens animaux, comme si ces bêtes avaient donc réussi à éveiller leur sensibilité et leur curiosité et, ce faisant, à marquer profondément les contenus de leurs ethnographies.

Toujours sur le terrain africain mais cette fois en pays lobi (Burkina Faso), Michèle Cros se saisit d’une histoire personnelle survenue lors d’une mission ethnologique avec son fils pour montrer les liaisons et les déliaisons autant vitales qu’inattendues unissant les humains aux chiens, en France comme au Burkina Faso. Mobilisant plusieurs types de récits, y compris des narrations graphiques et des notes de terrain, l’ethnologue montre ici la force des ontologies, des affects et des systèmes de valeurs qui soudainement s’entrechoquent. Tandis que la mort du chien de l’ethnologue occasionne tristesse et souffrance de son côté, elle génère chez les Lobi un vif appétit, l’envie d’une bonne soupe ! Cette mise en dialogue d’affects met en lumière de façon originale le contraste qui se dégage entre l’empathie pour l’animal de compagnie et la cynophagie relative des Lobi, à replacer dans leur univers mythologique.

Les trois articles suivants, ceux de Florence Brunois-Pasina, de Sergio Dalla Bernardina et de Jean-Baptiste Eczet, portent sur des formes d’attachement très distinctes les unes des autres, mais qui toutes renvoient à des « collectifs » et à des identifications.

L’article de F. Brunois-Pasina a pour théâtre la Nouvelle-Guinée, et en particulier la société des Kasua au sein de laquelle elle a longuement résidé. Sa contribution montre de façon remarquable comment cette société de chasseurs structure ses expériences au monde et les oriente vers des relations que l’anthropologie qualifie de type animique. Brunois-Pasina explique ce « savoir-être avec » des Kasua, « cet attachement des enfants à tous les non-humains » qui les entourent et cette inexistence chez eux « d’une image réfléchie du soi humain ». Au contraire, les Kasua empruntent tous leurs comportements techniques ou cérémoniels aux animaux qui les affectent profondément. Ces relations singulières se développent, nous dit-elle, dès la naissance, et de manière parfois très éprouvante, au terme de nombreuses expériences au cours desquelles l’incertitude règne, en ce sens que les Kasua ne sont jamais sûrs de ce qu’ils voient, tuent, mangent ou aiment. Brunois-Pasina évoque ici une forme de « perspectivisme intimiste » qui fait de l’empreinte un dispositif majeur pour la construction du soi kasua. Sa contribution à la réflexion ne se mesure donc pas seulement sur le plan ethnographique et cognitif, mais soulève aussi de vastes questions d’ordre épistémologique.

S. Dalla Bernardina, qui s’est intéressé à la thématique fort complexe de la zoophilie en Occident, la présente comme une pratique fantasmatique. Elle s’inscrit dans la remise en cause actuelle qu’opèrent à la fois l’éthologie qui humanise les animaux, l’anthropologie qui leur attribue une conscience ou fait d’eux des sujets à part entière, et la philosophie qui leur donne des droits. À partir de multiples exemples tirés de contextes différents, l’auteur montre qu’autant cette zoophilie est concevable sur le plan logique – elle répond là à l’anthropophilie des animaux –, autant elle pose de sérieux problèmes sur le plan symbolique, en particulier du fait qu’elle engendre le désordre, l’abolition de différences énoncées depuis longtemps sur le plan de la sexualité et des règles sociales. Son enquête, on l’imagine, a été très difficile à mener, mais elle est passionnante, et le lecteur navigue à la fois dans le réel et les imaginaires, l’ethnologue faisant apparaître de multiples formes de zoophilie. Dalla Bernardina rappelle qu’il en va de la zoophilie comme de l’inceste : elle fait l’objet de nombreux interdits mais avec des variations importantes d’une société à l’autre. Il est vrai que la sexualité comme la comestibilité sont deux éléments fondamentaux pour penser l’altérité et les frontières ontologiques.

De son côté, Jean-Baptiste Eczet met en relief avec beaucoup de talent ce qu’il nomme l’attachement entre un bovin et son propriétaire mursi. Son étude de cas s’inscrit plus largement dans ce vaste domaine des études de la relation pastorale entre les Nilotes de l’Afrique de l’Est et des bovins, où deux propositions extrêmes ont jusqu’ici prévalu : celles qui ont souligné la valeur économique des bovins, et celles qui se sont centrées sur leur valeur symbolique. S’écartant délibérément de ces perspectives qui ont pour point commun la relation identitaire, l’auteur montre qu’il faut plutôt s’intéresser à l’interaction entre ces « personnes », soulignant ici l’imbrication étroite et probablement très ancienne de ces deux collectifs. Pour Eczet, comprendre la relation des Mursi avec leurs vaches implique donc de tourner le dos à une simple approche représentationnelle, symbolique ou productive, pour privilégier plutôt la dimension esthétique. Pour ce faire, Eczet revient d’abord sur les différentes formes bovines que perçoivent les Mursi. Il analyse ensuite méticuleusement des noms, des formes plastiques et la poésie des Mursi, soulignant que tous ces éléments qui font du corps et de ses ornements « un répertoire commun » sont précisément ce qui permet de saisir plus adéquatement cette relation affective des Mursi avec leurs vaches. L’exercice est délicat car cet attachement affectif, nous dit-il, est difficile à décrire par les Mursi eux-mêmes.

Les deux contributions suivantes traitent d’un autre contraste, puisqu’on passe de la souffrance à la réjouissance ou à la relation amoureuse.

Travaillant dans le contexte de la médecine et de la biosécurité qui envahit aujourd’hui l’ensemble de la planète, tant en Occident qu’en Asie, Frédéric Keck et Miriam Ticktin partent de la souffrance animale, dont on sait qu’elle est à l’origine de l’éthique animale et de la reconnaissance des animaux comme sujets de droit, pour mieux comprendre le rôle des vétérinaires dans l’action humanitaire. Ils ont pour ce faire ciblé leur analyse sur deux types de pratiques et de relations : la défense des animaux contre la cruauté, et la surveillance des animaux touchés par les épidémies. À partir de plusieurs cas, ils mettent bien en évidence la présence d’affects à la fois classiques et de nature un peu différente, cette souffrance animale se dédoublant sans cesse puisqu’en plus du sujet souffrant, un autre sujet est toujours affecté, ému ou touché par ce qu’il découvre. On peut se demander ici pour quelles raisons l’humain éprouve autant de difficultés face au spectacle de la souffrance animale et comment se construit la figure de la victime, mais on peut aller plus loin encore et voir avec nos deux auteurs comment la passion pour les animaux est indissociable de la genèse du sentiment humanitaire où il faut compenser une faute que l’humanité aurait commise à l’égard de son environnement. Entendant cependant dépasser l’approche compassionnelle, les auteurs analysent aussi ici ces nouveaux collectifs d’humains et de non-humains qui se constituent autour de la perception de menaces communes, apportant un regard neuf sur des formes scientifiques inédites, comme la médecine vétérinaire légale, les neurosciences et l’immunologie.

Maxime Michaud aborde lui aussi un sujet original en nous faisant comprendre ce qu’est et ce qu’implique, en termes d’affects, l’acquisition d’un trophée de chasse dans le cadre de ce tourisme cynégétique en pleine expansion. À partir de données ethnographiques contemporaines recueillies en Afrique, au nord du Bénin, l’auteur avance que le statut de l’animal chassé change en devenant un trophée, et qu’une série de constructions symboliques s’enclenchent alors rapidement. Le trophée devient d’abord une sorte d’animal sauvage sublimé, puis un objet que s’approprie profondément le chasseur. Ce dernier entend en jouir « à la manière d’un amant transi », écrit l’auteur, qui retrace ces affects et ces sentiments qui, selon lui, s’observent lors des safaris de chasse ou même lors de safari-photo ou de ces séances de green-hunting, deux types de chasse de plus en plus populaires. L’interprétation marchande du trophée de chasse tout comme celle de sa réification en objet de collection apparaissent donc bien insuffisantes aux yeux de l’auteur, qui montre qu’un rapport affectif à l’animal demeure, et que ce dernier peut être envisagé comme une représentation encore très largement partagée.

Rédigés à partir de données ethnographiques relatives à deux pays du sud-est asiatique, les deux articles suivants ont comme point commun de faire intervenir les ancêtres et les défunts. Les Truku et les Mangyans semblent ici placer les affects en retrait pour se mettre carrément à l’écoute des animaux auxquels ils se sentent profondément reliés.

Scott Simon traite en premier lieu des oiseaux dans la vie cérémonielle des Truku de Taiwan, un peuple autochtone vivant dans les montagnes et reconnu depuis longtemps pour ses traditions de chasse aux têtes humaines. Simon montre ici comment les Truku observent et imitent les oiseaux qui les entourent, capables alors de reproduire leurs chants[16]. Il rappelle que ces chants d’oiseaux s’avèrent très riches et efficaces, et qu’ils sont largement utilisés à des fins tant de protection que divinatoires. L’anthropologue analyse plusieurs exemples d’oiseaux, et tout particulièrement le sisil, qui est devenu le symbole des Sadyaq, un autre groupe autochtone voisin de la tribu des Truku. Il termine son analyse en abordant les transformations sociohistoriques que vivent les Truku et qui affectent, cette fois, leurs savoirs et cette riche cosmologie aviaire.

À la suite d’un atelier de transmission des savoirs organisé chez les Alangans, un groupe appartenant à l’ensemble Mangyans de l’île de Mindoro, aux Philippines, Frédéric Laugrand analyse dans les détails le pansula, un rituel de divination et d’action de grâce qui se pratique avec un cochon natif de l’île. L’auteur montre que là, visiblement peu affectés par l’agonie de la bête, les Alangans doivent au contraire « la faire crier » afin que leur divinité Amang Sa Ugbos puisse entendre la demande d’aide des humains. Le cochon y apparaît ainsi comme une figure médiatrice, capable de relier à la fois les humains aux non-humains et aux ancêtres, mais également les traditions ancestrales des Alangans au christianisme introduit dans ces régions depuis longtemps. Un autre fait à souligner est qu’au cours du rituel, la bête devient une miniature de l’île de Mindoro, ses entrailles étant alors susceptibles d’informer les humains de leur future destinée.

À certains égards, les deux dernières contributions du numéro abordent l’intérieur et l’extérieur de l’animalité, l’essence et la conscience – tel est en effet le contenu de la contribution fort originale de Robert Crépeau –, mais également la peau et l’apparence externe du corps, avec l’analyse remarquable du travail des taxidermistes que nous offre Lucienne Strivay.

À partir de plusieurs exemples sud-américains, et plus spécialement encore du cas des Kaingang du Brésil méridional, R. Crépeau revient en effet sur la notion d’entités-maîtres (d’animaux) et sur celle de conscience animale. Il explore en profondeur la conception amérindienne de la condition animale qu’il met en perspective avec la Cambridge Declaration of Conciousness de juillet 2012, posant une question fondamentale : qu’est-ce que l’espèce humaine possède de véritablement spécifique ? Fin connaisseur des cosmologies amérindiennes, l’anthropologue se montre prudent et identifie une série de paradoxes. Mais il montre bien la continuité de la cosmologie des Kaingang qui, tout en s’étant transformée avec le christianisme, accorde toujours une place majeure aux animaux, susceptibles, comme les humains, d’obéir à la religion et de suivre leur esprit-maître dans un rapport hiérarchique.

Dans un article fouillé, L. Strivay aborde la taxidermie, qu’elle définit comme une pratique d’entre-mondes s’élaborant à l’interface de plusieurs attentes que seul le vivant peut concilier : « la vérité du type, la justesse individuée et la grâce d’une rencontre ». Pour l’anthropologue philosophe, si la taxidermie s’inscrit dans une pluralité liée à ses usages multiples, elle négocie sans cesse le visible et l’invisible, elle trouble le regard et surprend son spectateur, qu’elle déstabilise parfois profondément. Véritable art, la taxidermie se situe à l’extérieur du vivant, dont elle exige pourtant une connaissance intérieure, fine et intime. Différente en France et en Belgique où elle ne s’enseigne pas de la même manière, la taxidermie s’appréhende comme un savoir-faire qui s’inscrit au coeur du naturalisme et pourtant le dépasse, d’une part, en faisant intervenir de l’analogisme, et d’autre part, en raison de l’effet du simulacre qu’elle met en oeuvre et qui brouille les perspectives. Les réalisations des taxidermistes sèment ainsi le doute et suscitent passions et émotions. À partir de plusieurs exemples et d’entrevues avec des taxidermistes, Strivay met bien en exergue cette omniprésence de la ruse et de l’illusion, affirmant que « les taxidermistes ont des pratiques de tricksters ».

En somme, chaque contribution à ce volume participe à alimenter la réflexion sur la dimension épistémologique et paradigmatique qui résulte de ces questions d’affects, de contacts ou de positions des animaux dans les ontologies. Alors que s’estompent un peu partout les frontières entre la nature, la biologie et la culture, l’animalité et l’humanité, ceux qui ont participé à ce numéro – et plus largement au colloque de Québec sur les « Visions du monde animal. Médiations ordinaires, cosmologies autochtones, brouillages ontologiques » – ont tenté de livrer des analyses moins anthropocentrées sur ces liaisons animales qui nous soudent les uns aux autres. Reste à explorer, dans le cadre d’une anthropologie plus critique, écocides d’aujourd’hui obligent, les nouvelles manières qu’ont les animaux-sujets d’être affectés par les humains.

Remerciements

Ce numéro regroupe des articles issus du colloque international « Visions du monde animal. Médiations ordinaires, cosmologies autochtones, brouillages ontologiques » qui s’est déroulé à l’Université Laval de Québec les 13, 14 et 15 novembre 2013. D’autres contributions sur ce thème sont publiées dans un volume appelé Bêtes à pensées. Visions des mondes animaux à paraître aux Éditions des archives contemporaines et dans le numéro 32 de la revue Religiologiques intitulé « Bête comme une image. Ontologies et figurations animales ». Ces deux volumes contiennent les contributions suivantes :

BÊTES À PENSÉES
Visions des mondes animaux

Michèle Cros, Julien Bondaz et Frédéric Laugrand
Présentation : ontogenèse de quelques visions

Bernard Charlier
Du chasseur au loup, de l’éleveur au chien
Garder l’animalité à bonne distance en Mongolie de l’Ouest

Amandine Buselli
Lions au village, ânes en forêt
Des animaux transgresseurs de frontières dans la périphérie du Parc National du W (Burkina Faso)

Francis Lévesque
Là où le bât blesse
Soixante ans de gestion des chiens au Nunavik

Séverine Lagneaux
La ferme 2.0 ou la libération d’une communauté mixte en Belgique

Vanessa Manceron
« What is it like to be a bird ? »
Imagination zoologique et proximité à distance chez les amateurs d’oiseaux en Angleterre

Marion Dupeyrat
Du dragon à la girafe
Animalisations fantasmatiques des Kayan réfugiés en Thaïlande

Michèle Therrien
Vivants, défunts, animaux et esprits : échanges parlés chez les Inuit

Olivier Givre
« Tuer humainement »
L’animal sacrificiel, entre licite et légal

Marine Grandgeorge
Vie quotidienne, médiation animale et troubles du spectre autistique

Jérôme Michalon
Plus-value animale, récits de conversion et épiphanies
Quand le soin par le contact animalier offre une version positive de la différence anthropozoologique

Emmanuelle Héran
Jeux de regards dans Les Connaisseurs

 

BÊTE COMME UNE IMAGE
Ontologies et figurations animales

Julien Bondaz, Frédéric Laugrand et Michèle Cros
Présentation : perspectives sur les ontologies et les figurations animales

Bernard Saladin d’Anglure
Les métamorphoses dans les relations inuit avec les animaux et les esprits

Natacha Gagné
De la souveraineté perdue à la souveraineté retrouvée : voyage vers l’avenir

Séraphin Balla Ndegue
L’affaire des « serpents-totem » à Yaoundé : l’endroit et le verso

Lionel Simon
Quand la tortue est vache
Traitement cosmologique de discontinuités spatio-temporelles

Éric Baratay
Pourquoi prendre le point de vue animal ?

Denys Delâge
Du castor cosmique au chantier du castor
La transformation d’un mythe

Marie-Pierre Bousquet
Ontologie animiste et viande d’élevage
Retour sur les notions de « animaux indiens » et « animaux blancs » chez les Anicinabek

Paul Bénezet
Les Dane-zaa et l’orignal : quelques pistes de réflexions

Emmanuelle Piccoli
Entre créateurs d’alliance et marchandises
Les cochons d’Inde dans les Andes péruviennes à l’heure des projets d’élevage

Alice Aterianus Owanga
Femme-panthère, homme caméléon
Animalisation du soi et rhétorique de l’authenticité chez les musiciens du Gabon

Laurent Jérôme
Cosmologies amérindiennes et figurations animales dans la bande dessinée

Olivier Servais
Du décor virtuel à l’avatar métamorphe
Les figures de l’animal dans le jeu vidéo World of Warcraft

Grâce au travail d’Emmanuel Luce, onze communications (celles de N. Vialles, C. Westman, R. Crépeau, M. Therrien, O. Givre, J. Bondaz, L. Strivay, S. Simon, N. Simon, É. Baratay et F. Brunois-Pasina) sont accessibles en mode audio à partir du programme du colloque tel qu’il apparaît sur le site de la revue Anthropologie et Sociétés qui a fait naître ce projet (http://www.anthropologie-societes.ant.ulaval.ca/colloque-visions-du-monde-animal-programme).

Nous adressons nos plus vifs remerciements aux organismes suivants, qui ont rendu possible l’organisation à Québec du colloque « Visions animales… » : le Conseil de recherches en sciences humaines (Canada), la Fondation Adrienne & Pierre Sommer (France), le Fonds Gérard-Dion de l’Université Laval (Canada), le Centre de recherches et d’études anthropologiques (CREA) (France), la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval (Canada), le Vice-rectorat aux études et aux activités internationales de l’Université Laval (Canada), le département Amérique du Nord/Wallonie-Bruxelles international (Belgique), le Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (Canada), l’Université Lumière–Lyon 2 (France), La Région Rhône-Alpes (Communautés de recherche académique ARC5) (France), la revue Anthropologie et Sociétés (Canada), le FSR-FNRS (Belgique), l’Université de Louvain-la-Neuve (Belgique), l’Arctic Domus Project de l’Université d’Aberdeen (Royaume-Uni) et le Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France (France).