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Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui

Montaigne, Essais, II : 1

Libérée du foisonnement obscur de ses enjeux identitaires, la psychanalyse s’avère d’une grande sobriété. Il n’en est de forme plus épurée que dans la « théorie de la séduction généralisée », formulée en 1987 par Jean Laplanche. Il ne s’agit pas, dans les lignes qui suivent, de la faire dialoguer avec la pensée anthropologique : plutôt de faire entendre combien la métapsychologie freudienne constitue pour celle-ci un axe aussi nécessaire que fondamental.

Car l’oeuvre de Freud est d’abord une anthropologie. Plus encore : elle touche au fondement même de toute anthropologie. À sa lumière, en effet, les humains – de par la faiblesse liée à leur état de prématuration prolongée[1] – apparaissent astreints à concilier deux régimes antagonistes aussi vitaux l’un que l’autre : celui du rapport pulsionnel aux objets[2] (sur le mode du tout et tout de suite) où s’inscrit leur désir de vivre, celui des normes culturelles (imposant retenue et médiations) sans lesquelles il est exclu de survivre, faute d’un minimum de concorde et de coopération. De ce point de vue, chaque culture – tout comme chaque destinée – n’est jamais qu’un type de recette, parmi d’autres, pour accorder, au prix d’une inévitable conflictualité, pulsions individuelles et exigences de la vie collective. Capitale en soi, cette distinction ne manque pas d’intérêt pour différencier les niveaux de la conceptualisation psychanalytique. D’un côté, la métapsychologie au sens strict, théorisant la condition humaine en tant qu’universellement soumise au régime pulsionnel de l’inconscient individuel sexuel refoulé ; de l’autre, le regard porté sur l’aménagement collectif des pulsions, au gré des outils multiples proposés par la culture aux enfants (codification variable de la fonction parentale, du genre, etc.). Il s’agit, à ce niveau, d’une dimension mytho-symbolique, selon l’expression de Jean Laplanche (1999), dans laquelle la psychanalyse risque de se perdre si elle n’est pas solidement arrimée à la métapsychologie :

Si fascinantes que soient ces structures de compréhension, et bien sûr, au premier plan, le complexe d’Oedipe, l’analyse n’a pas à engager et encore moins à compromettre sesvérités comme coïncidant avec leurs « vérités ». La psychanalyse – comme Freud avait la sagesse de le dire à propos de la symbolique – devrait se rappeler que ses grands complexes, comme bien d’autres mythes, sont explorés et explicités par bien d’autres disciplines que la sienne. À plus forte raison, ne devrait-elle pas en rajouter dans le mythique, en forgeant des schèmes prétendument canoniques comme le meurtre-du-père-de-la-horde-primitive. Mais surtout, la psychanalyse doit montrer sa différence d’avec la pensée mytho-symbolique, en élaborant un modèle susceptible de situer cette pensée et de rendre compte de sa fonction.

Laplanche 1999 : 283-285

Ajoutons que si les modèles mytho-symboliques peuvent varier d’une population à l’autre, force est de constater que toutes les sociétés connues se sentent tenues de coder, à leur manière, au minimum sept différences oppositives, garantes de l’identité individuelle autant que de l’ordre social. À savoir : différences entre les vivants et les morts, les humains et les dieux, les humains et les animaux, les hommes et les femmes, les parents et les enfants, les épousables et les non épousables (prohibition de l’inceste), le permis et l’interdit en matière d’expression de la sexualité[3]. En ce domaine, il est patent que les humains mènent tous une triple vie : manifestation publique autorisée de la sexualité, pratiques sexuelles en privé, agencement pulsionnel inconscient. Au sens freudien, le sexuel, notons-le bien, se démarque radicalement du sexué, du génital, du génésique[4]. La pulsion, au sens métapsychologique, n’est en rien la version psychisée de l’instinct[5]. La sexualité, autrement dit, n’est pas un donné « naturel ». Sous l’empire prolongé de l’autre, lors des relations précoces imposées à l’enfant par la précarité de sa condition, chaque partie du corps, chacune de ses fonctions, mais aussi toute activité humaine, peut s’érotiser[6]. De plus, telle la bourse de Fortunatus[7] cousue en anneau de Moebius, la notion de pulsion révoque toute solution de continuité entre le psychique et le biologique.

Séduction, intrusion, identité, territorialité

« Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, si juste, pour n’en oser parler sans vergogne ? », se demande Montaigne dans les Essais (III, 5). Pourquoi en effet, à la manière des blagues politiques excellant à contourner la censure, les doubles sens, les sous-entendus vulgaires, s’avèrent-ils à ce point univoques ? Car la pluralité colorée des signifiants finit toujours par s’y réduire à la même poignée de signifiés nichés sous la ceinture. Claude Lévi-Strauss a remarqué que là où nous tendons normalement à manquer de signifiants pour l’étendue illimitée des significations, en cas de souffrance mentale grave la tendance s’inverse. Ce sont les signifiants qui apparaissent excédentaires alors que les signifiés se réduisent comme peau de chagrin[8]. Qu’on pense aux inlassables ruminations de la jalousie, à l’univocité des interprétations paranoïaques. Serions-nous tous en matière de sexualité affligés de paranoïa ? Freud, quand il analyse les ressorts du trait d’esprit[9], montre que c’est le fait de déjouer la censure, via l’économie d’énergie consacrée au refoulement, qui fait jaillir tout à coup le plaisir. Du moins quand le trait a réussi. Sinon, tout comme « l’action génitale » de Montaigne, il provoque aussitôt le malaise. Parmi les sept différences essentielles au maintien d’un équilibre viable entre pulsion et civilisation, celles qui portent sur la sexualité ne sont pas les moins délicates. Or, elles sont en proie à de vives turbulences s’il faut en juger par les vagues d’angoisse qui viennent se cristalliser en peurs collectives. Qu’on pense à la phobie du harcèlement et de l’abus sexuel qui parcourt l’Occident depuis plus d’une génération, à la désignation consécutive des pédophiles comme victimes expiatoires. Il n’est pas banal de voir tant d’adultes, en apparente bonne santé, s’identifier à ce point à des enfants sexuellement abusés. Il n’y a pas si longtemps, en Belgique, une bonne part de la population sombrait dans un délire collectif en soupçonnant les pères de la nation (membres de la famille royale, ministres, hommes politiques) d’orgies noires avec meurtres d’enfant[10]. Une telle rumeur, quand elle s’avère sans fondement, en dit long sur le désarroi de ceux qui la répercutent. Car, en réalité, rien ne permet de dire que le nombre d’agressions pédophiliques a augmenté. Par contre, l’intrusion sensorielle ne cesse de croître dans médias. Tout particulièrement au fil de ce mode d’expression parfaitement banalisé qu’est la publicité : il n’est jusqu’au moindre abribus pour héberger des images qu’on aurait jugées, il y a peu, pornographiques. Sans compter le déferlement de violence des jeux vidéo. Leur aptitude à symboliser ludiquement la violence est nulle, car ils la présentent en fait comme le mode ordinaire du rapport à l’autre. Cet inlassable matraquage ne peut qu’angoisser. La montée en force des comportements hyperkinétiques en dit long, de son côté, sur le peu de contenance de notre société. Mais la réponse, sans surprise, est avant tout économico-pharmaceutique (méthylphénidate, dit encore « pilule d’obéissance »). En réalité, chacune des sept différences évoquées plus haut est en proie à des recodifications de fond (mariage homosexuel, par exemple), quand ce n’est pas à la destruction sans débat du code en tant que tel (expositions vénales de cadavres sans sépulture avec possibilité d’achat au détail[11]). On pourrait multiplier les exemples, mais un aspect surtout mérite d’être mentionné : tout cela se passe sur fond de crise économique et de mouvements migratoires associés. En d’autres termes, nombre d’Occidentaux sont confrontés à l’irruption d’altérités sans mode d’emploi, en même temps qu’à la montée en visibilité d’anciennes immigrations – au moment même où leur sécurité matérielle est remise en question.

De même que la figure de l’abuseur donne forme aux peurs sociétales, via la sollicitation du fantasme universel de l’ennemi interne (le foyer pulsionnel difficilement maîtrisable), pareillement, celle du terroriste vient réveiller les terreurs les plus archaïques. L’ennemi, ici aussi, se trouve à l’intérieur. Il y aurait beaucoup à dire sur l’emboitement de la peur du terroriste dans celle de l’abuseur, de même que sur la mise en boucle médiatique – hypnotisante – de l’intrusion dévastatrice des Tours jumelles de Manhattan. La fascination n’aide pas à penser. On peut repérer d’ailleurs quelque analogie de structure entre les figures symboliques, construites par les médias, de Marc Dutroux et d’Oussama Ben Laden : thèmes des complicités, du réseau occulte, de l’intrusion dévastatrice, de l’assassinat de victimes séquestrées. L’imaginaire, en tout cas, n’est jamais aussi débordant que lorsqu’il s’appuie sur des faits réels pour en exagérer la portée, au point d’amener certains à ne plus voir en eux que pure mise en scène[12]. La confusion est alors à son comble : tout peut basculer en son contraire, les ennemis deviennent interchangeables, on n’est plus sûr de ses amis. L’angoisse règne en maître. Nous ne sommes pas loin, en réalité, de ce cas de figure. En Europe, un phénomène significatif vient brouiller les repères philosophiques les mieux établis, en permettant à la peur de l’étranger – la xénophobie – de se montrer à visage découvert. Les passions déclenchées par la question dite du « voile islamique » (hijab) sont révélatrices. Le thème du voile, en effet, se trouve à l’exacte interface de la peur du terroriste et du malaise auréolant la sexualité. D’une part, il évoque l’islam, donc l’islamisme, le terrorisme, et par là tous les « arabes » (fussent-ils turcs) ; d’autre part, il enjoint à sauver les femmes (fût-ce malgré elles) d’un assujettissement sexuel dégradant.

Or, il se trouve que la locution « voile islamique » témoigne déjà en tant que telle d’un glissement révélateur. D’un côté, le voile n’a rien de spécifiquement islamique (l’islam n’en fait pas une obligation radicale, alors que d’autres cultures le rendent obligatoire) ; de l’autre, le mot « voile », dans le contexte évoqué, ne désigne pas un voile : sa valeur sémantique a changé, le transformant subrepticement en foulard. Il y a un demi-siècle, dans l’imagerie coloniale, une femme « voilée » était, pour tout francophone, une créature orientale au visage dissimulé. La seule qu’il ait vue était probablement le capitaine Haddock[13]. En réalité, ce qui semble le plus dérangeant dans le voile, c’est ce qu’il dévoile : l’altérité d’une population habituée à raser les murs qui peu à peu, à la faveur de sa bonne intégration, ose affirmer sa différence. Revenir au hijab, autrement dit, peut aller de pair avec la reconquête d’une identité bafouée, laissant ouverte en un second temps la question de son adoption ou de son abandon. Mais, chez les autochtones, le glissement sémantique contextuel du mot « voile » n’est pas sans conséquence : allégeant le mot (voile) d’une part de sa signification en désignant désormais autre chose (le foulard), il alourdit en retour l’image du foulard du poids imaginaire précédemment réservé au voile (la silhouette de la burqa), dramatisant ainsi l’assujettissement des femmes. Ce tour de passe-passe ressemble fort à quelque ruse de l’inconscient. Il ne manque pas, en tout cas, de connotations sexuelles.

Si l’on veut s’imaginer la grande peur antisémite des années trente (« ils sont partout »), il suffit de prendre conscience de la suspicion machinale qui pèse aujourd’hui sur tout immigré musulman et, par extension, sur tout citoyen arabophone. L’équation populiste « arabe-islamiste-terroriste » ramène aux racines pulsionnelles de l’angoisse : là où, selon le modèle métapsychologique freudien, nous risquons toujours d’être pris à revers par un ennemi de l’intérieur. Comme en témoignent la constance de la violence et de l’insulte sexuelles, dans les situations de compétition et de revendication identitaires (notamment dans les conflits interethniques), sexualité et territorialité, sexualité et identité sont aussi clairement liés que sexuation et genre. L’image de la burqa ressemble fort à un cauchemar de chambre d’enfant. Ne nous voilons donc pas la face. La xénophobie étant ce qu’il y a de mieux partagé, il vaut la peine de la ramener à ses traits les plus universels, en s’efforçant de ramasser, puis d’articuler, les éléments d’anthropologie psychanalytique et de réalité sociale ci-dessus évoqués.

L’effet Remus

Permettons-nous un excursus mythologique. Comme on le sait, il n’est pas de tout repos d’être le protagoniste d’un mythe fondateur. On se souvient de ce qui est arrivé à Abel. Pour Remus non plus, ce n’est pas simple. Fruit, avec son jumeau Romulus, des amours coupables de Réa Silvia – une Vestale promise à la virginité – et du dieu Mars, il est exposé bébé, ainsi que son frère, sur les pentes du mont Palatin. Mais une louve et un pic-vert (animaux consacrés à Mars) prennent les enfants en pitié, les nourrissent et les sauvent. Après de multiples péripéties, Romulus et Remus décident de fonder une ville à l’endroit où ils furent recueillis. Ils confient aux présages le soin de leur indiquer le lieu exact. Remus se poste sur l’Aventin et aperçoit six vautours. Guettant sur le Palatin, Romulus en voit douze ! Ce sera donc là l’ombilic de la future Rome. Prenant avec lui ses boeufs et sa charrue, Romulus trace avec le soc un sillon pour délimiter le périmètre de la ville à venir. Dépité, Remus se rit de l’obstacle et le franchit d’un bond. Ulcéré par ce sacrilège, Romulus saisit son glaive et le tue.

Dans cette histoire, un double envahit le territoire d’un être écorché par sa propre histoire : enfant illégitime, nourrisson maltraité, à peine né, il a failli mourir. Il s’ensuit un meurtre impulsif. Comme souvent, la mythologie anticipe poétiquement sur les cheminements de la théorie. Il faudra presque trois millénaires pour que Freud nous propose quelques outils aptes à démêler ce genre de péripéties. C’est, en effet, moins simple qu’il n’y paraît : Romulus aimait beaucoup Remus et demeura inconsolable… Comme toujours, la haine et l’amour habitent à deux pas, le bris des miroirs promet bien des malheurs. Un spécialiste du miroir, le docteur Lacan (disciple d’un autre psychiatre, suicidé devant sa glace, le docteur de Clérambault) nous a jadis forgé une clé pour ce type de situations. Conscient de la précarité de l’image de soi (constituée tout enfant dans les yeux et par le regard d’autrui), sensible à l’aspect spéculaire des relations, au retournement projectif des sentiments, voyant dans la jalousie « l’archétype des sentiments sociaux »[14], Lacan laisse entendre le côté menaçant du proche pour l’identité. Plus l’autre, près de moi mais hors de moi, apparaîtra semblable à moi, et plus, dans son regard, je saisirai le reflet de cet « autre » qui en moi me tenaille – vacillement qui peut me mettre à mon tour « hors de moi »[15]. Moins spectaculaire que le meurtre impulsif ou que la jalousie passionnelle, le passage à l’acte paranoïde commun (par exemple, l’insulte raciste) fait partie de la vie quotidienne. Il procède d’une réaction d’« autodéfense » face à un vécu d’intrusion moins fondé sur des faits externes qu’inscrit dans la nature même de la réalité psychique.

Pour Freud, on l’a vu, cette dernière se confond avec celle de l’inconscient sexuel refoulé, c’est-à-dire avec la constellation pulsionnelle inconsciente de chacun. Plus précisément, les pulsions (dans la théorie freudo-laplanchienne de la « séduction généralisée ») trouvent leur source dans le reliquat « intraduit » (non maîtrisé par la signification, écarté du conscient mais toujours excitant) de la part sexuelle qui vient lester les messages adressés par l’adulte à l’enfant. Délivrée en filigrane des soins précoces, une bonne part de ces signifiants n’est ni verbale, ni consciente. « Implantée » en chaque petit d’homme – dans les cas d’effraction pathogène, « intromise » – elle est d’autant plus intrusive que l’être humain est petit, c’est-à-dire démuni, voué à l’Hilflosigkeit, dit Freud, à l’incapacité de se secourir par soi-même. Sans aucun moyen, commenterait Spinoza, pour pouvoir échapper encore à la passivité. Ainsi, en situation radicalement dissymétrique, la rencontre du psychisme de l’enfant avec celui de l’adulte (exposé lui-même, de ce fait, à la stimulation de ses propres zones infantiles) se solde-t-elle pour l’enfant par la mutation d’un ex-citant en in-citant. Le bain, le langage, l’allaitement, les petits agacements, sont nécessairement érotisés et concourent à la mise en place d’un foyer à partir duquel viendront s’organiser les scénarios pulsionnels. Il s’ensuit que, chez tout humain, il y a place pour un fantasme de séduction et qu’il faut peu de chose pour réveiller en quiconque un vécu d’intrusion.

Les traits rassemblés ci-dessus marquent la spécificité de l’anthropologie psychanalytique, centrée sur les péripéties individuelles et collectives de la réalité pulsionnelle. Il en découle des conséquences qui peuvent éclairer quelques pans du champ social. Premièrement, l’identité est fondée sur la différence sexuée, laquelle est d’emblée investie par le sexuel et codifiée en tant que genre. Deuxièmement, les mécanismes vitaux les plus élémentaires, puis tous les aspects du fonctionnement psychique, sont eux-mêmes infiltrés par le dit « sexuel ». Autrement dit, tant le registre de l’identité (notamment de genre) que celui de l’autoconservation, ont partie prenante avec un vécu d’intrusion (« implantation », « intromission »), confirmé en un second temps par la problématique de l’image intrusive du « semblable ». Ces expériences sont fondatrices de la vie pulsionnelle, mais aussi des mécanismes de défense qui s’y trouvent liés (refoulement, projection, passage à l’acte paranoïde). Sous cet angle, on peut faire l’hypothèse qu’en cas de fragilisation des ancrages culturels et/ou d’érosion de la sécurité économique, c’est un registre fondamental qui est mis en alerte, touchant au coeur même de l’identité. L’intensité des réactions de défense contre un autre externe (par exemple, un concurrent d’origine étrangère mais assimilé) sera dès lors à la mesure de la précarité des rapports avec l’autre interne (par exemple, une constellation pulsionnelle marquée par l’intromission). Dans cette perspective, tout passage à l’acte vécu comme autodéfensif dépend à la fois de circonstances socioéconomiques externes et d’avatars « économiques »[16] intrapsychiques. Il faut ajouter que lorsque la mise en péril découle d’un registre plus directement lié au sexuel (comme dans un conflit entre ex-conjoints à propos de garde d’enfant), il est d’autant plus difficile de faire la part entre réalité psychique et réalité évènementielle.

Rendus à ce point, il est possible de schématiser les dimensions évoquées et de voir si le modèle réalisé peut éclairer quelques obscurités sociocliniques. Pourquoi, par exemple, une part de la population la plus christianisée d’Afrique a-t-elle exterminé l’autre part pratiquement semblable, avec une cruauté déterminée, plutôt que d’arriver à aimer ce prochain « comme soi-même » (Rwanda) ? Pourquoi, l’insulte raciste apprécie-t-elle à ce point les invectives à thème sexuel ou animalier (« fils de pute », « pédé », « singe », « bicot ») ? Pourquoi la pratique du viol est-elle à ce point systématisée dans les conflits interethniques ? Pourquoi tant de médecins français, d’origine autochtone, ont-ils dénoncé autant de confrères juifs sous l’occupation[17] ? Pourquoi tant de mères accusent-elles à tort leur ex-conjoint d’abus sexuel sur leur enfant ? Pourquoi l’antisémitisme allemand a-t-il explosé, dans les années trente (génocide), alors que les juifs étaient précisément en train de s’assimiler ? Pourquoi les régions les plus riches de Belgique et de France (Flandres, Alsace) sont-elles à ce point séduites par l’extrême droite[18] ? Pourquoi Romulus a-t-il tué le frère qu’il aimait tant, et qu’il venait de sauver des griffes du roi d’Albe ? Présenté sous les formes de l’abscisse et de l’ordonnée, le tableau proposé dans ce texte situe l’agir d’un personnage (ego insécurisé) en réaction à l’effraction ressentie de son territoire et/ou de son identité, et relativement au degré de proximité d’un autre, perçu comme plus ou moins semblable et/ou plus ou moins concurrent (autrui à proximité). Par définition, les expériences précoces d’ego l’inclinent à un rapport spéculaire, qui tend à réduire autrui (au dehors de lui) à la surface de projection de son « autre » inconscient (au dedans de lui). L’axe horizontal (x) permet de graduer l’intensité d’une menace ressentie du côté de l’autoconservation (au sens sexualisé indiqué plus haut). L’axe vertical (y) échelonne cette intensité du côté du sexuel et du spéculaire. Tant le premier que le deuxième axe impliquent une sensibilité proprement humaine à l’intrusion. Les deux axes, en outre, coïncident avec les registres de la contiguïté et de la similarité (ou encore, de la métonymie et de la métaphore), deux modalités du « proche » chères à la sémiotique (science générale des signes) autant qu’aux productions de l’inconscient. À la frontière des processus primaire et secondaire (au sens freudien des termes[19]), les figures de la métaphore et de la métonymie apparaissent comme une interface entre les concepts de similarité et de contiguïté, d’une part, et les processus de condensation et de déplacement, d’autre part, mis en lumière notamment dans l’analyse du rêve. Le point zéro, à la naissance des deux axes, figure l’annulation totale de la différence et de la distance d’autrui à ego : pour se défendre de l’anéantissement, Romulus anéantit Remus. Du point zéro, on pourrait faire partir un nouvel axe (tracé vers l’arrière), qui introduirait une troisième dimension plus sociopolitique : celle du degré de protection accordé à autrui par les règles faisant norme pour le groupe d’ego ; par exemple, selon qu’autrui est homme ou femme, adulte ou enfant, apparenté ou non, homme libre ou esclave, citoyen ou métèque, colonisé avec carte d’« évolué »[20] ou indigène régi par le droit coutumier, originaire d’un pays ami ou belligérant, membre d’un groupe respecté ou discrédité, étranger sans papiers ou doté d’un permis, etc.

Les situations reprises dans le tableau illustrent divers degrés de distance critique d’autrui à ego, ainsi que les réactions qui s’ensuivent. Existentiellement, les concepts de similarité et de contiguïté prennent leur origine dans les relations les plus archaïques, tout comme la pensée s’enracine dans le corps. L’étymologie, une fois de plus, renseigne sur les chemins du sens. La présence de l’autre (alter, en latin), aussi bien que son manque, est susceptible de nous « altérer ». La fragilisation ressentie du territoire propre est liée autant à l’excès de concurrence, au sens commun du terme, qu’à un excès ressenti de proximité physique. La mise en danger de l’identité va de pair avec l’excès de similarité et avec le danger consécutif d’indifférenciation et d’intrusion par l’alter ego. La combinaison de ces traits produit l’« Effet Remus ». Une façon de mettre en rapport les aléas de l’économie psychique avec ceux de l’économie tout court. Dans la vie courante, l’insulte prototypique – « Con ! » – a valeur de protestation virile ; l’affront sexuel – « Enculé ! » – de parodie de domination. L’invective animalière, de son côté – « Vermine ! » – tente d’expulser radicalement autrui du statut de semblable et de la protection accordée par les lois humaines. La propagande antisémite identifiait les juifs aux rats et à la vermine. Des images, véhiculées par le cinéma nazi, renvoient à une insupportable contiguïté qu’on ne peut traiter autrement que par des moyens radicaux. Ainsi fut-il fait. Les juifs étaient devenus d’autant plus dangereux qu’en s’assimilant ils devenaient moins repérables, plus semblables : moins identifiables, en réalité, aux rats et à la vermine, mais tout aussi proches. Là où le rabbin à caftan et papillotes semblait ridicule, le collègue médecin apparaît redoutable. Le marasme économique fait apparaître tout à coup les « assassins du Christ » – les « égorgeurs d’enfants »[21] – comme de dangereux concurrents.

C’est un pareil contexte, lié à la pénurie causée par l’occupation tout autant qu’au vieil antijudaïsme – devenu racisme antisémite – qui poussa les médecins évoqués dans le film Le chagrin et la pitié (Harris et Ophüls 1969) à dénoncer leur confrères israélites. Au Rwanda, si l’on excepte quelques traits symboliques exacerbés par le colonisateur, peu de choses permettent de distinguer un Tutsi d’un Hutu. Mais sur les collines surpeuplées de ce pays agricole et dénué, bien avant le génocide on chuchotait que « lorsqu’il y a trop de pousses, il faut sarcler »[22]. L’intoxication médiatique fit le reste. Quant aux femmes qui, de bonne foi, diabolisent leur ex-conjoint en l’accusant à tort d’abuser de leur enfant, cette plainte surgit du plus profond de la confusion amoureuse. Là, dans une exceptionnelle proximité, les signes et les corps se mélangent. L’ambiguïté érotique du jeu peut déboucher, après-coup, sur la certitude de l’effraction. Le droit de garde – objet convoité du litige – devient l’enjeu d’une revanche et d’une peur viscérales. L’enfant réel est alors confondu avec les blessures ravivées de l’enfance.

Que diable ego insécurisé allait-il faire en Alsace ou en Flandres ? Particulièrement stables, ces régions européennes ont un niveau de vie supérieur à celui de la plupart des autres. En matière d’immigration, elles ne souffrent d’aucun problème particulier. Grande pourtant est leur fascination pour le discours qui rend l’étranger coupable des malheurs du monde (Vlaams belang en Flandres, Front national en Alsace). Écartelées historiquement entre des aires culturelles différentes, issues de péripéties déchirantes, ces identités régionales sont amenées plus que d’autres à accentuer le côté vertigineusement négatif de toute indifférenciation. Ainsi, les Flamands ne sont-ils ni des Hollandais, ni des Belges comme les autres ; les Alsaciens, ni des Français moyens, ni des Allemands. Les « arabes », par contre, toujours prêts à « incendier les voitures, voler les emplois, violer les femmes », « c’est bien eux-mêmes qui sont pas comme nous-autres. »

L’étranger comme ennemi

La xénophobie, comme son étymologie l’indique (du grec : xénos, étranger et phobos, peur), participe non point tant de la haine que de la peur de l’étranger. Sur l’autre, à l’extérieur de nous, vient se projeter ce qu’il y a d’énigmatique, d’angoissant, au-dedans de nous. Le mot violence, de son côté, est issu du latin violentia, de même origine que violo (« violer »), ce terme étant lui-même dérivé de vis signifiant « force exercée contre quelqu’un » ainsi que « viol », tandis que le pluriel de ce même vis – vires – désigne tout bonnement les parties dites « viriles ». Voici donc, dans le raccourci saisissant d’un seul et même mot, l’organe masculin rendu inséparable du viol et ce dernier devenu le prototype de toute violence[23]. Le recours à l’étymologie n’est pas qu’une manie érudite : en restituant la généalogie des mots, elle opère comme une véritable archéologie du sens. Il apparaît alors que ce dernier est toujours ancré dans ce que donnent à percevoir les organes « des sens », et qu’il n’est d’abstraction suffisamment abstraite pour ne venir s’ombiliquer dans l’expérience du corps[24]. Si les comportements racistes[25] sont vécus la plupart du temps comme des réactions d’autodéfense, leur violence est d’autant moins inhibée que l’étranger est moins protégé par les lois du groupe, et que son degré de proximité est vécu comme intrusif : tant du côté du territoire (empiètement excessif), que du côté du sentiment d’identité (ressemblance insupportable). L’étranger néanmoins est aussi celui à qui s’appliquent les lois dites de l’hospitalité.

En français, sauf contexte précis, il est toujours ambigu de dire « mon hôte ». Ce mot réfère autant à celui qui donne l’hospitalité qu’à celui qui la reçoit, à l’instar du terme latin hospitem (accusatif de hospes) dont il est issu. Les choses se corsent quand on sait que hospes découle lui-même de hostis qui classiquement veut dire « ennemi » (d’où, en français : « hostile ») – après avoir eu, au tout début, le sens d’« étranger », et plus précisément d’étranger avec lequel on est lié par une relation de don et de contre-don.

Un hostis n’est pas un étranger en général. […] Hostis est « l’étranger, en tant qu’on lui reconnaît des droits égaux à ceux des citoyens romains ». Cette reconnaissance implique un certain rapport de réciprocité, suppose une convention : n’est pas dit hostis quiconque n’est pas romain. […] [H]ostis signifiera « celui qui est en relations de compensation » ; ce qui est bien au fondement de l’institution d’hospitalité. […] Quand l’ancienne société devient nation, les relations d’homme à homme, de clan à clan, s’abolissent ; seule subsiste la distinction de ce qui est intérieur ou extérieur à la civitas. […] Ainsi, l’histoire de hostis résume le changement qui s’est produit dans les institutions romaines. De même xénos, si caractérisé comme « hôte » chez Homère, est devenu plus tard simplement l’« étranger », le non-national. […] Mais xénos n’est pas allé au sens d’« ennemi » comme hostis en latin. […] En somme, les notions d’ennemi, d’étranger, d’hôte, qui pour nous forment trois unités distinctes – sémantiques et juridiques – offrent dans les langues indo-européennes anciennes des connexions étroites. […] Ceci ne peut se comprendre qu’en partant de l’idée que l’étranger est nécessairement un ennemi – et, corrélativement, que l’ennemi est nécessairement un étranger. C’est toujours parce que celui qui est né au dehors est a priori un ennemi, qu’un engagement mutuel est nécessaire pour établir entre lui et EGO, des relations d’hospitalité qui ne seraient pas concevables à l’intérieur même de la communauté[26].

Benveniste 1969, I : 87-101 et 355-361

Cette longue citation de morceaux pris à Émile Benveniste, restituant la logique d’un glissement sémantique réparti sur plusieurs siècles, éclaire l’ambiguïté du mot « hôte » en français. Celui-ci garde en fait la mémoire de ce que, dans le contexte temporel de l’hospitalité, l’un est toujours l’obligé de l’autre et réciproquement. Mais Benveniste nous confirme surtout qu’entre « ennemi », « étranger », « hôte », la frontière est floue si le système contractuel réglant les rapports entre l’extérieur et l’intérieur n’est pas clairement établi. Ce bon ajustement, on s’en doute, s’avère délicat quand il s’agit d’étrangers de l’intérieur : par exemple, de travailleurs immigrés. Les anciennes cités grecques ou romaines ne connaissaient pas ce problème : leurs travailleurs allochtones s’appelaient des « esclaves », ils faisaient partie d’un butin de guerre. Chez nous, le mot xénophobie atteste surtout la peur qui s’installe quand l’étranger de l’intérieur, faute d’un système de réciprocité bien défini, est ressenti comme ennemi. Cette défaillance du politique ne peut qu’accentuer les failles individuelles de l’économie psychique. Tout particulièrement, on l’a vu, la projection sur l’autre à l’extérieur de soi de ce qu’il y a d’autre – d’angoissant – au dedans de soi[27]. Les défenses psychiques, comme celles de la cité, sont toujours susceptibles d’être prises à revers par quelque cheval de Troie : foyer pulsionnel inconscient ou foyer d’immigrés. L’hostilité, autrement dit, n’est jamais loin de la haine passionnelle. Chez des êtres à l’identité défaillante, cela peut déboucher impulsivement sur le meurtre raciste[28].

Un des pères de l’anthropologie sociale, Edward Tylor (1832-1917), a caractérisé de façon lapidaire le dilemme des premières sociétés humaines, organisées sur le mode de petits clans autorégulés : soit aller se faire tuer au dehors, soit aller faire alliance en se mariant au dehors[29]. Dans cette foulée, Claude Lévi-Strauss[30], a ramené le florilège des systèmes matrimoniaux à des structures d’échange. Plus radicalement, il définit la notion même de société en tant que système de coopération fondé sur l’échange, ce dernier étant garanti par des règles de réciprocité. D’un autre point de vue, le juriste Carl Schmitt (1888-1985), théoricien réputé du droit, a fondé sa philosophie politique sur la notion sociale d’ami et d’ennemi[31]. Il indique que la notion d’hostis, celui avec lequel nous sommes en guerre, se distingue clairement de celle d’inimicus (autre mot latin pour « ennemi »), celui avec qui nous entretenons une inimitié privée. Dans cette perspective, le principe évangélique d’amour des ennemis (Matthieu 5 : 44) s’adresse évidemment aux conflits privés, non aux ennemis politiques. Selon Schmitt, la notion de « politique » englobe celle d’« État ». Ce dernier n’est jamais qu’une mise en oeuvre particulière du politique dont la fonction spécifique, quel que soit son mode d’organisation, est d’assurer « la discrimination de l’ami et de l’ennemi »[32]. En dernière analyse, le pouvoir repose entre les mains de ceux qui peuvent désigner les ennemis. Concrètement, entre celles de ceux qui peuvent enjoindre certains d’en aller tuer d’autres, au risque de leur propre vie.

Dans la situation extrême où il y a conflit aigu, la décision revient aux seuls adversaires concernés ; chacun d’eux, notamment, est seul à décider si l’altérité de l’étranger représente, dans le concret de tel cas de conflit, la négation de sa propre forme d’existence, et donc si les fins de la défense ou du combat sont de préserver le mode propre, conforme à son être, selon lequel il vit.

Schmitt 1992 [1932] : 65

Cette discrimination proprement vitale (c’est l’« être » même qui est mis en jeu) devient problématique, on s’en doute, dès qu’il s’agit de désigner des ennemis de l’intérieur (c’est-à-dire protégés la plupart du temps par les mêmes lois que ceux dont ils troublent la quiétude ontologique). En cas d’urgence, l’État ne tiendra donc plus compte des règles de droit qui protègent l’ensemble de ses citoyens : il proclamera des « lois d’exception ». S’il est décidément trop faible pour ce faire, les plus résolus parmi les citoyens (se sentant menacés dans leur être) fomenteront un coup d’état pour résoudre eux-mêmes le problème. On comprend que le politique, pour Carl Schmitt, s’étend bien au-delà du droit constitutionnel. Il ne faut pas confondre légalité et légitimité.

Le style de Schmitt est à la fois minutieux et abstrait. La « notion de politique » s’y appuie sur des concepts, des théories juridiques, des avis philosophiquement autorisés, des généralités historiques, mais pratiquement jamais sur des situations et des enjeux réels. Bien qu’il fût partie prenante d’un moment particulièrement bouleversé de l’histoire, Schmitt ne dira jamais, par exemple : « Les Allemands, pensant que les communistes avaient incendié le Reichstag, se sentirent menacés dans leur être et pressèrent l’État d’édicter des lois d’exception »[33]. C’est pourtant un épisode qu’il vécut de l’intérieur. Dans un ouvrage autobiographique – Ex Captivitate Salus[34] – Carl Schmitt en dit un peu plus sur la psychologie du rapport à l’ennemi :

Qui puis-je donc reconnaître enfin comme mon ennemi ? Manifestement celui-là seul qui me met en question. En tant que je le reconnais comme mon ennemi, je reconnais qu’il me met en question. Mais qui peut me mettre véritablement en question ? Il n’y a que moi-même. Ou encore mon frère. C’est cela. L’autre se trouve être mon frère, et mon frère se trouve être mon ennemi. Adam et Ève avaient deux fils, Caïn et Abel. Ainsi commence l’histoire de l’humanité.

Schmitt 1992 [1932] : 37[35]

Tout à coup, la philosophie politique la plus aride, en évoquant l’autre du même, bascule dans le miroir et y retrouve des notions métapsychologiques et des personnages mythologiques familiers. Faut-il s’en réjouir ? Probablement non. Car ici, sur un mode proche de Heidegger (expert à noyer la politique d’extermination nazie dans les effusions d’un lyrisme creux[36]), Schmitt, après avoir aseptisé la xénophobie dans une anthropologie juridique abstraite, dépolitise la criminalité politique en la psychologisant. Proposer une théorie psychanalytique de la xénophobie ne participe évidemment en rien de cet escamotage. Il s’agit plutôt de rappeler aux fervents de l’« identité nationale » dans quel champ de mines ils évoluent.

Schmitt, derrière l’austérité désincarnée du propos, fut en réalité très impliqué dans le siècle. Dès 1933, il adhère au parti nazi dont il devient le conseiller juridique ; il approuve les lois anti-juives et organise même en 1936 un colloque dénonçant l’« esprit juif » dans la science juridique ; il reste Conseiller d’État jusqu’à la fin de la guerre. Les intellectuels de la Nouvelle Droite, tout comme pour Heidegger, tentent de réduire à du simple opportunisme ce malheureux engagement : il n’est pas donné à tout le monde d’être courageux, mais cela n’entache pas l’essentiel de la pensée. On aimerait pouvoir les suivre sur ce terrain, mais c’est pur marécage. En fait, les fantasmes xénophobes de Carl Schmitt, son engagement dans le nazisme, sa philosophie politique, sont tissés de la même étoffe. Ce n’est pas un hasard si le politique chez lui s’identifie in fine à la désignation des ennemis et à leur neutralisation, plutôt qu’à la recherche délibérée des alliances et des solidarités. La nuance est de taille. Si l’on en juge par son journal (intitulé Glossarium) rédigé de 1947 à 1951[37], son rapport à l’autre était plutôt paranoïde. Les propos qu’il y tient sur les juifs, bien après la fin de la guerre, ont paru à ce point délicats à son traducteur, commentateur et admirateur Jean Doremus qu’il a cru bon de les éliminer de ses commentaires. Il minimise par ailleurs l’antisémitisme et l’adhésion au nazisme de l’auteur.[38]

Pourtant, c’est aussi rendre justice à Carl Schmitt de ne pas laisser dans l’ombre les vacillements qui s’inscrivent en filigrane dans son oeuvre. Il n’est pas plus un monstre qu’un paranoïaque peut l’être. Il illustre plutôt, en l’amplifiant, la fascination horrifiée pour l’« autre du même », toujours prête à expulser le corps étranger et à ruiner le lien social :

Car les juifs restent toujours des juifs. Tandis que le communiste peut s’améliorer et changer. Cela n’a rien à voir avec la race nordique, etc. C’est précisément le juif assimilé qui est le vrai ennemi.

Schmitt 1991 : 182

Les ennemis triomphent et apparaissent maintenant comme des victimes.

Schmitt 1991 : 185

Fais-toi dessiner un juif par un bon peintre chrétien, et à côté un âne, et médite cette image, médite quelques années.

Schmitt 1991 : 192

Les Allemands sont, comme les juifs, eux aussi des pessimistes, des pessimistes métaphysiques. Les juifs et les Allemands sont donc frères. Leur haine réciproque n’est que la haine de frères ennemis.

Schmitt 1991 : 193

Lorsque, en nous-mêmes, nous-nous sommes divisés, les juifs se sont sub-introduits. Tant que cela ne sera pas compris, il n’y aura pas de salut. Spinoza fut le premier à se sub-introduire. […] [L]es sub-introduits sont, quoi qu’il arrive, encore pires que les émigrés qui reviennent, et qui jouissent de leur vengeance.

Schmitt 1991 : 200

Avec chaque enfant qui naît un monde nouveau naît. Pitié divine, mais alors chaque nouveau-né est un nouvel agresseur ! Et c’est bien cela, et c’est pourquoi les Hérode ont raison et organisent la paix. C’est ainsi donc que ce livre s’achève sur ce beau mot : paix !

Schmitt 1991 : 203

Cliniquement, les propos de Carl Schmitt sont une parfaite illustration des thèmes métapsychologiques évoqués dans ce texte. La diabolisation de l’autre y règne en maître. Stylistiquement, son écriture fait penser à une transcription administrative du « ¡Viva la muerte ! » du général franquiste Millán-Astray[39]. Le nazisme n’y apparaît pas comme une monstrueuse exception : plutôt comme le produit d’une conjoncture malencontreuse, enrichie d’effet Remus. Pour paraphraser Brecht, « Le ventre est à jamais fécond d’où ne cesse de surgir la bête immonde »[40]. Seules l’éducation et les choix politiques peuvent en pallier l’émergence. Pour l’anthropologie psychanalytique, la peur de l’autre, ses rationalisations, leurs dérives, font partie non seulement du lot commun, mais encore de la pente machinale de l’humanité. Rien de plus normal en ce sens que le racisme. Mieux vaut ne pas l’ignorer.