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Introduction

Cet article présente le volet anthropologique d’une étude qualitative menée par des anthropologues et des psychologues dans un centre de lutte contre le cancer, à Bordeaux (Soum-Poulayet et al. 2009). Dans l’objectif d’étudier le sens et l’usage du « moral »[1] dans les termes de la communication entre soignants et soignées, 80 entretiens semi-directifs ont été réalisés, complétés par des observations et des consultations. Plus précisément, 40 patientes devant subir un acte chirurgical pour un premier cancer du sein[2] ont été interrogées en binôme (par une anthropologue et une psychologue), à partir d’une grille d’entretien commune. Ces entretiens ont permis d’analyser l’histoire de la maladie, les représentations du « moral » et ses incidences dans la relation de soin[3]. Ces témoignages ont été complétés par des entretiens avec une trentaine de soignants ayant des contacts directs avec les patientes[4]. En effet, cette étude portant sur l’analyse des points de vue des patients comme des soignants s’inscrit dans un nouveau courant de recherches, en lien avec les récents développements théoriques de l’anthropologie médicale (Saillant et al. 1999 ; Fainzang 2005). Fondées sur des ethnographies, elles s’intéressent en particulier aux dynamiques existant entre savoirs savants et savoirs profanes dans la pratique des professionnels de santé (Vega 1999, 2003 ; Ouvrier 2004).

Cette approche s’est révélée féconde. L’objectif initial de cette étude était de cerner les divergences entre les acteurs en matière de représentations et d’utilisation du terme « moral », et les marges d’incompréhension qui en résultaient. Cette problématique rejoignait celle d’une importante littérature opposant des champs lexicaux et des rapports au monde entre soignants – plutôt médecins et tenants d’une « pensée savante scientifique » – et soignés – teneurs d’une pensée « profane », caractérisés par un « imaginaire » ou encore par une « physiopathologie populaire » (Sarradon 2004). Or, ces oppositions, traditionnelles en anthropologie, se sont peu à peu infléchies à mesure que les entretiens croisés des soignants et des soignés ont laissé transparaître une interpénétration des registres savants/profanes de part et d’autre.

Sous cet angle, l’analyse des points de vue émiques sur le « moral » s’est également révélée heuristique. Revenant de façon récurrente dans les relations entre (para)médicaux et malades, entre les malades et leur entourage, le « moral » regroupe un ensemble de données historiques et de présupposés, en partie interrogés dans le cadre de recherches portant sur le cancer[5]. La principale croyance (étudiée le plus souvent chez les patients et leur entourage) est celle d’une action psychique du « moral » sur l’état physique du malade : des valeurs « positives » – telles que l’optimisme, la joie de vivre, le dynamisme et la volonté – influeraient sur l’évolution de la maladie (Sarradon 2004). Côté soignants, l’injonction à avoir et à garder le moral prédomine. Elle est en lien avec l’utilisation de la métaphore du combat et d’un discours médical centré sur la promotion de l’espoir depuis les années 1970 (Saillant 1988 ; Marche 2006). De plus, le patient est invité à se projeter dans un futur synonyme de rémission ou de guérison : tout en cheminant vers un terrain plus élevé (métaphores d’ascension, d’escalade), il est conduit à vivre avec le cancer « pour l’instant présent », en faisant appel à sa volonté et à ses ressources internes (Delvecchio et al. 1990 ; Good 1998). Cette tendance est renforcée par la banalisation et l’interprétation de théories comme celle du « coping » (Lazarus et al. 1984), du « positive thinking » (Peale 1992), ou de la notion de résilience (Cyrulnik 2002) investies par les soignants et les soignés.

L’ensemble de ces conceptions s’illustre dans les stratégies soignantes mises en oeuvre, abondamment étudiées (en particulier les concepts de « clinical narrative » et de « political economy of hope »). Concernant les stratégies d’instrumentalisation de l’information (Fainzang 2006), plusieurs explications ont déjà été avancées. En minorant le mal ou le traitement, les pratiques soignantes visent globalement à modérer les chocs, à palier les risques d’exacerbation de l’anxiété chez les patients. Il s’agit également de les convaincre, de les faire adhérer aux procédures thérapeutiques par l’entretien d’un discours de l’espoir (Fainzang 2006 ; Good 1998). L’étude confirme ainsi en cancérologie la nécessité pour certains soignants d’aider les soignés à conserver un bon « moral » afin de garder « une bonne qualité de vie » et de s’assurer de leur observance thérapeutique. En effet, les valeurs soignantes de l’espoir et du bon moral développées par « la culture clinique du cancer » sont d’autant plus fortes que les enquêtés estiment être implicitement liés par un « contrat moral interpersonnel fort » avec les soignées « pour une efficacité optimale des soins » (Ouvrier 2004 : 130[6]).

Plus généralement, l’étude confirme l’existence de stratégies visant moins à informer qu’à contrôler les réactions émotives des patients pour les mettre en phase avec le travail soignant, centré sur la mise en confiance des soignés (Ménoret 1999). Plus précisément, du fait de l’incertitude de la plupart des pronostics et en raison de traitements particulièrement longs et invalidants, les soignants enquêtés orientent leurs informations pour « accrocher le moral (des patients) en même temps que les traitements »[7]. Ces stratégies sont particulièrement visibles lors des consultations dites « d’accroche »[8], durant lesquelles les chirurgiens – « thérapeutes du court terme » (en amont des soins) – doivent impliquer et engager le patient, tout en s’ouvrant à tous les possibles pour « se couvrir » [9].

Dans ce sens, on verra que cette recherche confirme une dernière stratégie : les soignants opèrent un « travail de rectification des sentiments » de leurs patients à la suite de la menace létale qui sous-tend chacune des issues thérapeutiques (Bilhaut 2007 ; Soum-Pouyalet et al. 2005 ; Ménoret 1999). Tout en illustrant ces processus – particulièrement visibles au travers de l’analyse des catégorisations soignantes des « bons » et des « mauvais » malades –, les résultats de cette étude vont plus loin sur les notions de moral et la répartition des discours profanes entre soignants et soignés.

La psychologisation du mal chez les soignants : des soignés tenus responsables de leurs maux

La dichotomie discours profane/discours savant qui organise les rapports entre soignés et soignants peut être remise en cause. En effet, les soignants sont eux aussi porteurs de croyances répandues dans la société : ils partagent avec les soignés des héritages culturels communs, des « idées reçues », concepts « à la mode », qu’ils investissent d’autant plus en oncologie que nombreuses incertitudes étiologiques subsistent, mettant en défaut le savoir médical. L’analyse des discours tenus par les différentes catégories de soignants à des patients atteints du cancer du sein met ainsi en exergue une tendance générale à la psychologisation du phénomène cancer, participant aux processus de responsabilisation des soignés.

Le « moral » en santé : la permanence de croyances collectives

L’étude confirme le fait que la plupart des soignants, en particulier les infirmières, posent la question du « moral » quotidiennement à leur patient (Ouvrier 2004). Si les liens entre « le moral » et l’état des patients ne sont plus directement énoncés par les soignants enquêtés, ils restent néanmoins présents dans les discours tenus aux patients notamment par le biais d’injonctions à ne pas se « laisser aller », à « faire face », y compris pour « vaincre la maladie ». Plus précisément, chez une bonne moitié des enquêtés (quelle que soit leur profession), la croyance selon laquelle il faut « se battre pour guérir » demeure. Il s’agit d’une première césure observable entre professionnels : l’influence réelle du « moral » est source d’interprétations divergentes :

L’action du moral… c’est de la connerie ! Ça veut rien dire !

Infirmière[10]

L’aspect moral est à mon avis réel sur la qualité de la compliance au traitement.

Radiothérapeute

Le moral, c’est 100 % de la guérison.

Aide-soignante

La pérennité de cette croyance en un lien direct entre santé psychique et santé physique est héritée de l’intériorisation d’anciennes théories hippocratiques. Le rôle des humeurs sur la santé a, encore aujourd’hui, un impact sur les représentations du cancer et l’importance du « moral » sur le vécu de la maladie (Herzlich 2000). De plus, cet héritage est renouvelé et/ou conforté par la diffusion de théories psychologiques (Delefosse 2008), en lien avec toute une littérature populaire (Servan-Schreiber 2009), dont la plupart des soignants enquêtés sont également porteurs (même s’ils ne l’évoquent pas directement avec les patients). Il existe donc des interprétations relativement convergentes de l’action « du moral » de part et d’autre.

In fine, seule une minorité des soignants attendent implicitement que le malade « lutte » contre son cancer et croit qu’il est possible de guérir par sa propre volonté. Le cancer est ainsi assimilé à un processus d’autodestruction contre lequel l’injonction au bon moral pourrait avoir une action effective. Cependant, ces attentes vont de pair avec des pratiques d’instrumentalisation de ces croyances, présentes également chez une large partie des soignés. Ainsi, en évitant certains sujets ou en parlant de guérison, des professionnels (pour la plupart thérapeutes du court terme) ont le sentiment « d’un demi-mensonge » nécessaire pour donner aux patientes « un sentiment de maîtrise » ou pour continuer au quotidien « la lutte contre la maladie », « la bataille » : « c’est faux, mais ça stimule ». « C’est un peu l’attitude des médecins ici aussi, de laisser croire certaines choses ». Ces pratiques ont alors de très lourdes conséquences en cas d’aggravation de la pathologie, car elles amènent des patients à se croire responsables de leur état et à développer des sentiments de culpabilité. D’ailleurs, les soignants en aval des soins (des infirmières, personnels des services d’hospitalisation, oncologues, manipulatrices en radiothérapie et secrétaires médicales[11]) comme les professionnels décentrés des logiques médicales (assistantes sociales, psychologues) nuancent ou critiquent ces postures qui induisent selon eux « de manière sous-jacente une projection agressive sur le patient ».

De l’action du moral aux étiologies profanes du cancer

L’étude montre plus précisément la présence chez l’ensemble des professionnels enquêtés de traits décrits par Francine Saillant (1988) chez des soignés atteints du cancer et en cours de traitement au Québec. Les soignants partagent également avec les soignés des champs sémantiques profanes concernant l’origine, l’évolution du cancer et de ses traitements. Les significations attribuées au « moral » en constituent de nouveau une illustration.

Ainsi, les croyances aux processus de psychogenèse sont présentes chez une bonne moitié des soignants (quelle que soit leur profession). Des évènements pathogènes sont considérés comme étant à l’origine du déclenchement de la pathologie : les enquêtés font état – parfois en s’en étonnant – de succession ou d’accumulation de malheurs (deuils), de misères (socioéconomiques), de situations « d’impasses dans la vie », et souvent de « chocs » passés non dépassés.

Les étiologies rapportées au « stress » sont le plus souvent le fait de paramédicaux ; les médecins et les chirurgiens associent plutôt cancer et « usures » (avoir assumé de trop lourdes responsabilités) ou « négligences » (ne pas s’être suffisamment occupé de soi, avoir arrêté de travailler, etc.). Ils développent des conceptions du cancer comme épreuve, moment de s’occuper de soi, maladie d’interpellation. Certaines de leurs formulations sont alors explicites, comme « faire son cancer ». Ces soignants se différencient également des autres enquêtés sur deux points. D’une part, ils n’ont pas d’explications causales de type environnemental (influences de nourritures, ondes, pollutions diverses[12]) : ils utilisent plutôt des explications causales parfois complexes, mais transposées sur le plan physique (le cancer est associé à une forme de cristallisation des tensions et/ou d’inquiétudes à l’intérieur du corps[13]). D’autre part, ils ont recours à des notions de « destin », « fatalité », « fatum », « malchance » en cas d’échec des traitements chez des patients ayant suivi les recommandations médicales[14].

Autrement dit, la rhétorique (para)médicale de maintien du moral du malade ne fait pas simplement que s’ajuster aux théories étiologiques populaires : non seulement des soignants sont porteurs de croyances mises en exergue chez les profanes, mais du fait des incertitudes étiologiques, les professionnels investissent tout un champ d’explications causales profanes (plus ou moins reconnues et assumées)[15]. Dans ce sens, les analyses soulignent également des mises en lien entre l’évolution du cancer et des notions de personnalités pathogènes, rapportées à des modes d’expression émotionnels (à des incapacités de soignés à verbaliser, à exprimer leurs émotions, à « faire face », etc.). Ils sont interprétés comme autant de prédispositions psychologiques. On retrouve également des constantes dans les soins (Vega 2000 ; Fainzang 2006) : certains soignants se livrent à des analyses « psychologisantes » des comportements de soignés en faisant appel à des notions de « personnalité », de « caractère », de « tempérament » (« c’est leur caractère qui fait qu’il y a effondrement ou déni », « c’est ancré en elles »), à partir de conceptions selon lesquelles l’individu serait en partie responsable de sa maladie.

Des recours importants aux oppositions entre « bons » et « mauvais » malades

Les séries d’oppositions entre bonne humeur, force, optimisme, volonté d’une part et, pessimisme, mutisme[16], passivité, angoisse, d’autre part, émaillent les discours de la plupart des soignants. De nombreux professionnels témoignent alors, indirectement, de l’influence de ces traits de caractère (observés) sur les traitements. Ainsi, par exemple, la persistance de douleurs au réveil après l’opération, malgré la morphine, est interprétée par des anesthésistes comme un « syndrome dépressif avoué ou nié ». Cela rejoint le présupposé répandu en médecine selon lequel :

Dès l’instant où le malade n’accepte pas le traitement, ce sont des effets [secondaires notamment] qui sont peut-être plus importants que le traitement ne le voudrait, et dans lesquels on pense qu’il y a une part psychologique ou de refus du traitement.

Oncologue

De même, trop en savoir ou se focaliser sur ses maux est considéré comme un risque majorant d’avoir tous les inconvénients des traitements. Dans ce sens, multiplier les questions aux soignants est, par extension, interprété comme le signe d’angoisses disproportionnées, et considéré également par les professionnels comme étant préjudiciable aux traitements. On observe finalement un recours important à des formes de psychologisation, voire de psychiatrisation des symptômes physiques et comportements de soignés. En conséquence, le mutisme ou les questionnements de patientes (par exemple) sont peu mis en rapport avec des habitudes socioculturelles, et encore moins avec les comportements des soignants et l’organisation du travail à l’hôpital[17].

Des déplacements subtils s’opèrent surtout en cas de difficulté. Par exemple, si le patient reste en porte-à-faux avec la réalité (médicale) de sa maladie, c’est finalement, selon les professionnels, plutôt parce qu’il n’a pas posé la question à la bonne personne, qu’il a mal compris, voire qu’il ne veut pas comprendre. Autrement dit, ce positionnement professionnel serait moins un processus conscient de préservation du pouvoir qu’une défense professionnelle inconsciente. Il servirait à justifier les limites de la science médicale (Fainzang 2006). Cela est souligné d’ailleurs par quelques enquêtés : « S’il (si le patient) est fatigué, qu’il tire la gueule, qu’en plus il rate son traitement parce que la maladie va l’emporter, on lui dira que c’est parce qu’il n’a pas lutté ».

Des limites des stratégies médicales aux limites de la médecine : La question centrale de l’incertitude

Les limites des explications scientifiques et des rhétoriques médicales placent les soignants dans des impasses, d’autant plus qu’ils ne sont pas formés à « gérer » l’incertitude. Les stratégies de recours et d’articulation des différents registres scientifique et profane sont alors particulièrement visibles dans les situations critiques du soin que sont l’incertitude pronostique, la récidive et l’imminence de la mort. La gestion de la charge émotionnelle liée à l’annonce et au vécu d’une maladie grave révèle la part des idéologies professionnelles et des convictions personnelles dans la pratique.

Des difficultés majorées chez les paramédicaux, les secrétaires et les soignants de suite[18]

Plus les services hospitaliers sont connotés comme salvateurs et/ou curatifs, et plus la mort est effacée, car elle contrevient aux motivations et représentations dominantes du travail (Vega 2005). En conséquence, l’idéal du patient « serein » est l’une des défenses professionnelles les plus prononcées en cancérologie, en raison de la menace létale qui sous-tend chacune des issues thérapeutiques. Cette notion de sérénité, très rarement atteinte en réalité, est révélatrice des aspirations des soignants à travailler avec des patients calmes, envisageant l’avenir paisiblement. Plus précisément, la gestion des émotions dans les zones d’incertitude qui entourent la récidive et la fin de vie nécessite de la part des soignants des capacités d’adaptation qui dépassent largement celles que les outils de leur formation médicale leur ont permis de développer. Comme les soignés, ils sont donc amenés à puiser dans leurs ressources personnelles pour mener au mieux ce qui relève d’une prise en charge « émotionnelle ».

Parmi les différentes catégories de soignants, les infirmières sont les plus directement concernées par ce type de prise en charge (Bilhaut 2007 ; Gonnet et al. 1994 ; Sarradon 2004 ; Vega 2000). L’étude a ainsi confirmé leur rôle central de réceptacle des émotions des soignés, et plus précisément l’utilisation du registre profane pour expliquer leur relation à la maladie et aux malades : « le cancer, c’est quelque chose que vous absorbez ». Les paramédicaux doivent ouvrir ou maintenir la communication avec les patients, sans aller trop loin dans la révélation : « on essaye de relativiser et de leur faire comprendre, mais ce n’est pas facile », « ça, c’est le plus dur : ne pas savoir quoi dire, être démunie, là… », « Jusqu’où on peut recevoir, aller ? »[19].

De plus, lorsque les soignantes sont exposées à des accompagnements de longue durée avec des patients parfois très dégradés, elles expriment le fait que cette dégradation se répercute « sur le moral de tout le monde : patients, accompagnant et soignants ». Mais leurs difficultés deviennent particulièrement aiguës face aux patients « grabataires », qui « durent ». Les infirmières de même que les manipulatrices en radiologie et les secrétaires médicales doivent alors gérer, bon gré, mal gré, les non-dits autour des annonces de diagnostics graves ainsi que les fins de vie[20].

La situation est tout aussi critique lorsque les infirmières deviennent les témoins impuissants de souffrances qu’elles jugent inutiles (opération en dépit de l’impossibilité d’une amélioration médicale, formes d’abandon de patients en fin de vie) : « Il y a des choses que vous n’acceptez pas, que vous ne voudriez pas qu’ils fassent [les chirurgiens], mais vous n’êtes pas là pour imposer votre vision ». In fine, les abandons de médecins[21] amplifient les usures professionnelles chez les enquêtées confrontées de façon répétitive et/ou prolongée au malheur (« il n’y a pas de fin, y’a pas de joie »). Ces soignantes développent des formes de culpabilité professionnelle évoquant le « mal qu’on fait ». Elles intériorisent l’image négative et mortifère qu’ont généralement les centres spécialisés en cancérologie parmi la population (maladie mortelle, « fléaux »), et parlent de leur institution comme d’« un cimetière », d’« un mouroir ». Autrement dit, faute de mieux partager l’accompagnement des patients, des soignants non médicaux se retrouvent en situation d’épuisement professionnel. Le cancer tend à devenir synonyme de non sens, voire de souffrances injustifiées (d’où des notions de « mauvaise » mort, de maladie « injuste »)[22].

L’ensemble des professionnels en aval des soins est également impliqué dans le suivi des patients (y compris de leurs proches et lors les phases palliatives du cancer). Confrontés aux conséquences des traitements prescrits, aux questions angoissantes de l’incertitude et du devenir, ils sont amenés à s’interroger sur les limites des prises en charge formelles et des diverses stratégies médicales précitées (« faire espérer », « accrocher le moral »…), sur la pertinence de certaines logiques médicales, voire sur les limites de leurs propres actions. Ainsi, les services d’hospitalisation sont réputés induire les charges émotionnelles les plus « lourdes ». Les risques sont plus importants de se faire déborder par les questions existentielles des soignées telles que : « Est-ce que je vais mourir ?». À cet égard, les discours d’oncologues, dont « la rechute » est la hantise, sont explicites :

Avec une maladie chronique, on peut partir pour plusieurs années. Par définition, on sait pas trop où ça nous emmène. Et là, il faut vivre avec les gens […]. Et ça peut être dur pour nous, parce qu’on est obligés de mettre des termes… […] on est obligés de mettre des termes précis sur des choses difficiles. Et donc, de fait, on est obligés de quantifier la quantité de vie, parler de mort, d’enterrement. […] Il y a des gens qui ont beaucoup de séquelles de traitements, qui sont mal écoutés, parce qu’on est assez démunis pour finalement pouvoir les aider.

Oncologue

Face à la difficulté de gérer verbalement ces situations critiques, plusieurs de ces soignants ont témoigné de passages « brusques » aux soins palliatifs, de manque de communication autour des diagnostics graves et de non dits par « confort » (considérés par des infirmières comme des formes de « lâcheté collective »), engendrant des fins tout sauf sereines : « J’ai rarement vu des patients qui vivaient bien leur maladie quand il y a des tabous sur l’avenir, sur la manière dont les choses vont se passer, la mort » (médecin de soins palliatifs). Autrement dit, ces professionnels doivent surtout gérer l’inconfort que génère l’incertitude, autant pour eux que pour les patients et/ou leurs proches. On observe d’ailleurs une surreprésentation en oncologie de modèles de patientes dans « la résignation positive » : le « bon patient est sous contrôle » (Sainsaulieu 2009), il accepte en l’occurrence l’incertitude, s’en accommode ou la met de côté, à l’instar de ce que les soignants tentent de faire... Cependant, une partie des soignants enquêtés fait le constat des limites de l’efficacité médicale et de ses apports, dénonçant par la même occasion l’acharnement thérapeutique considéré comme un déni de l’impuissance médicale face à l’évolution du cancer : « la médecine va trop loin… ». Ces témoignages rejoignent les constats d’autres médecins, dont des psychiatres (Vega 2005) selon lesquels une fois sortis des facultés, tout le travail des médecins et de chirurgiens serait d’apprendre à (ré)accepter la mort et les limites de la médecine, « les limites de notre soin ».

La culture du « risque zéro » : l’impossible gestion de l’incertitude médicale et de la certitude morbide

Dès lors que la situation se complexifie et que les référents de la pratique médicale deviennent inopérants, les soignants intègrent la « zone grise », zone de non certitude par essence. Échappant à un balisage formel, la « zone grise » peut être considérée comme zone d’« inconfort » par excellence car elle est avant tout un espace qui échappe aux logiques médicales. De fait, sa gestion fait l’objet de stratégies informelles (Soum-Pouyalet et al. 2009). Nier cet espace d’incertitude est la première stratégie observable, stratégie d’évitement que l’on retrouve également dans la confrontation du soignant avec la mort. Une autre stratégie consiste à délimiter cet espace dans le temps : l’incertitude se résume alors au temps nécessaire pour trouver les informations permettant de trancher la question.

Cette problématique d’une impossible incertitude médicale est intimement liée à celle d’un « idéal social du risque zéro » (Peretti-Watel 2010) qui émaille notre société. La « gestion du risque » est devenue un cheval de bataille institutionnel qui concerne l’ensemble du champ social, et à plus forte raison le champ médical où le risque vital est omniprésent (Castel 1991, 2009). Ainsi l’incertitude pronostique, le risque de rechute apparaissent extrêmement difficiles à prendre en charge. Cette difficulté se retrouve aussi lorsqu’il s’agit d’énoncer une certitude : celle de la récidive ou de l’issue fatale de la maladie. Dans les faits, en cancérologie, la gestion de la mort, pourtant omniprésente, reste problématique (Castra 2004). Si l’incertitude est source d’inconfort, la certitude de la fin de vie l’est d’autant plus. Tous les soignants témoignent de difficultés plus ou moins importantes à gérer les phases palliatives du cancer comme à dire « la mauvaise nouvelle » (Cattan 2003 ; Froment 2001). Outre les difficultés médicales à utiliser le mot de « métastases » (Fainzang 2006), le terme « mort » lui-même n’est presque jamais directement cité, y compris dans les entretiens avec les enquêteurs : la mort est plutôt exprimée par euphémisme dans les discours (les patients « ne sortent pas de leurs cancers »). Elle serait donc un tabou à la fois médical (synonyme d’échec) et culturel.

En effet, la décision de passer le relais aux soins palliatifs est décrite par la plupart des médecins enquêtés comme « jamais facile », car il s’agit alors de faire « accepter qu’on baisse les bras ». De fait, renoncer à la dynamique curative s’avère particulièrement contradictoire avec une idéologie professionnelle tournée vers la guérison et l’action : « le plus dur, c’est de faire comprendre qu’on ne peut pas toujours tout opérer, et qu’on ne peut pas toujours faire quelque chose, parce que ce n’est pas souhaité par le patient » (oncologue). Les oncologues sont ainsi confrontés à des refus de poursuites de traitements, qu’ils décrivent comme « difficiles à entendre ». Même s’ils témoignent du fait que les traitements sont des « cochonneries », sont « toxiques » et « agressifs », ils tentent néanmoins toujours de faire accepter aux soignés en récidive « de faire autre chose ». « Je m’étais battu comme un diable pour le guérir et il rechutait. Ce qui était malgré tout attendu. J’espérais passer au-delà »[23] (oncologue). Autrement dit, les idéologies salvatrices restent dominantes, en lien avec des modèles associant le médecin à « un sauveur du monde » (Daneault 2006 : 114-115).

Dans toute société, le soignant, par définition, fait acte de soins (ce qui en médecine se traduit par « traiter, guérir », mais pas ou peu par « accompagner la mort »). Cependant, cette situation ne peut être coupée d’un contexte sociétal (Good 1995). Ainsi, dire et parler la mort reste un problème ontologique (et déontologique) majeur en France. Les difficultés exprimées par de nombreux enquêtés renvoient aux résultats d’autres travaux dépassant l’oncologie, selon lesquels la mort est synonyme d’émotions souvent extrêmes (Comazzi 1995), et reste peu gérée collectivement (Ouvrier 2004 ; Lalande et al. 2009 ; Ladevèze et al. 2010). En effet, la gestion de la fin de vie s’oppose également à une idéologie du progrès constant de la médecine (Dupuy et Karensky 1974) : « on n’aime pas dire aux gens qu’ils vont mourir, et puis, dans notre société ça se fait pas. On ne meurt pas, maintenant, on guérit du cancer » (oncologue). La mort reste une transgression du modèle de « progrès » autour duquel est organisée notre société (Stengers 2002). Ainsi, dans les campagnes autour du cancer, il est question de « gestion des risques », de « progrès thérapeutiques », et même de « politique de vie »[24]. Ce faisant, on contribue à la négation d’une réalité qui n’en existe pas moins dans le quotidien de la prise en charge de cette maladie. Autrement dit, c’est aussi parce qu’il existe dans nos sociétés cette difficulté de parler autour de la mort, comme en témoignent les débats sur l’euthanasie (Carpot et al. 2001), que la situation des soignants et des malades confrontés à la fin de vie s’avère si peu tenable.

Confrontés à ces situations liminales, les soignants sont donc contraints, à l’instar des malades, de puiser dans leurs ressources individuelles les outils pour faire face à la situation. Néanmoins, le recours au discours singulier est peu assumé par les soignants, surtout par les médecins. Si l’on revient à l’étude qui nous concerne ici et aux conceptions relatives au « moral », on constate que les discours des médecins sur la réalité de la psychogénèse sont énoncés à titre personnel, au conditionnel et dans un contexte d’énonciation où l’enquêteur est seul face au médecin. Des contradictions peuvent ainsi être notées dans un même témoignage entre les convictions personnelles du praticien et son discours professionnel : « Jusqu’à maintenant on ne l’a pas prouvé […]. L’humaine que je suis pense que oui » (chirurgienne). La question de la perméabilité entre les champs sémantiques amène ainsi les soignants à émettre deux catégories de discours, dont les registres sont déconnectés.

L’articulation entre ces registres savant/profane est à l’origine de tensions majorées chez les médecins car ils éprouvent des difficultés à s’écarter officiellement d’un idéal d’objectivité scientifique, défini plus haut. Ce paradigme enseigné en facultés est en lien avec des idéologies positivistes particulièrement affirmées en France (Vega 2005). Outre l’idéal de risque zéro et celui d’une médecine omnipotente, il existe une survalorisation de modèles de neutralité scientifique qui implique que tout autre registre est disqualifié : jugé « irrationnel ». De cette hiérarchisation des rationalités découlent des identités scindées, et la constante réaffirmation d’oppositions duelles entre des patients « profanes » et des médecins « scientifiques ».

La nécessité de se positionner en tant qu’« experts médicaux » interdit donc ipso facto aux médecins tout recours à une forme de discours non validée par la communauté médicale. Ce schisme les amène à un positionnement ambigu dès lors que des réponses formelles ne peuvent être apportées aux questions des soignés. Les médecins sont en effet nombreux à avoir finalement exprimé leurs doutes et perplexités : « finalement, on ne sait pas, mais c’est plausible, non ? », « je trouve qu’avec l’expérience, on part d’un “je sais tout” à “ben, finalement, je sais rien” ».

Schisme et articulation des discours médicaux : la résurgence des strates individuelles

In fine, l’étude montre que l’ensemble des soignants enquêtés utilisent au quotidien (pas uniquement dans des situations critiques) une combinaison de valeurs tantôt juxtaposées, tantôt intriquées, issues tant de registres professionnels que personnels. Au cours de leurs échanges avec les patients, ils convoquent des savoirs (para)médicaux tout en exprimant (parfois malgré eux) des convictions individuelles, subjectives et singulières. L’utilisation parfois simultanée de registres différents et de référents quasi contradictoires leur échappe souvent, et donne à leurs discours et comportements une dimension paradoxale, souvent relevée par les soignés enquêtés (injonctions opposées, voire incohérentes). En effet, comme ces derniers, les soignants sont souvent confrontés à titre personnel à des ruptures de santé (à la maladie ou à l’accident, et souvent au cancer), ce qui influence leur perception des risques, voire leur façon de prendre en charge[25]. Autrement dit, empirisme et croyances sont également liés à l’histoire de vie de chaque individu (Good 1998).

Malgré les recours aux protocoles et à des modes opératoires de plus en plus standardisés (en raison notamment des impératifs de qualité), l’étude montre des pratiques de soins très différenciées d’un soignant à l’autre, en particulier dans les discours et les rapports aux patients : « chacun sa méthode, sa stratégie », « moi, je leur dis qu’ils sont guéris […], j’ai des collègues pour qui ça n’est pas possible » (radiothérapeute). Cette diversité s’explique également par un apprentissage « sur le tas » en solitaire de la dimension émotionnelle et relationnelle du soin (d’où l’importance de « bien se connaître »). Chaque soignant s’adapte progressivement aux maux des patients (« petit à petit, on apprend à vivre avec le cancer »). Cependant, ces processus de personnalisation des soins[26] sont d’autant plus importants que les professionnels de santé français échangent finalement peu, voire aucunement sur leurs expériences et ressentis (Pennef 2005), y compris dans les grandes structures de soins : « Chacun fait attention aux patients. Mais le garde pour soi » (infirmière). De plus, les formations sur la relation soignant-soignés sont quasi inexistantes. Les savoirs être et les savoirs faire s’acquièrent donc après de nombreux « tâtonnements » sur le terrain, chacun étant finalement amené à soigner « avec ce qu’il est ». Il s’agirait d’autres points communs dans les vécus respectifs des soignants et des soignés puisque soigner, comme être soigné, relèverait en oncologie d’un cheminement personnel.

Les processus d’identification des soignants à leurs patients renforcent le parallèle qui peut être établi entre la « carrière de malade » (Good 1998) et celle des soignants. Ainsi, chez la plupart des enquêtés, la pratique professionnelle est finalement décrite comme un mélange exaltant de « drames et de choses extraordinaires » : de mort et surtout de vie, où cette dernière sort toujours renforcée, « boostée », même lorsque l’issue est fatale. Parmi eux, certains soignants s’épanouissent en trouvant un sens quasi initiatique à la pathologie cancéreuse : ils enrichissent leur propre existence au contact des patients (dont l’expérience est « une bonne leçon de morale… »), voire tirent des bénéfices pour eux-mêmes à côtoyer l’existentiel. Autrement dit, des patients atteints du cancer leur apprennent à revenir à l’essentiel de l’existence, voire majorent le sens de leur vie personnelle. Il s’agirait d’une autre « face cachée », bien que davantage référencée, des pratiques soignantes : la plupart des professionnels de la santé admettent bien volontiers, à titre individuel, avoir été non seulement marqués par des patients en particulier, mais même dévoilés, voire révélés à eux-mêmes dans des dimensions particulièrement intimes (profanes) de leurs identités.

Un jour, un type en phase terminale – oui c’est cela, je me souviens maintenant – un patient avait insisté pour savoir combien de temps il lui restait à vivre. Mais c’était pas comme les autres : « c’est parce que je veux m’amuser et prendre du bon temps… ». Voilà. Et ça, a été comme un flash : je me suis demandé ce que j’attendais avant de crever, et j’ai réinvesti ma vie, heu – sans culpabiliser cette fois.

Médecin

Conclusion : l’ambiguïté des croyances soignantes, un champ de recherche anthropologique à développer

Les constructions « populaires » ou « profanes » de la maladie cancéreuse ne sont le monopole ni des pays dits « exotiques » (Saillant 1998), ni des soignés (Ouvrier 2004). En effet, malgré les tentatives de rationalisation, pratiques, convictions et croyances – tant collectives qu’individuelles – des soignants viennent influencer leurs propres discours, et en particulier leurs stratégies de communication. Autrement dit, les professionnels de la santé mobilisent des éléments disparates dans leurs stratégies de soin, plusieurs registres de savoirs, parmi lesquels de multiples aspects profanes. Si ces aspects profanes sont plutôt refoulés dans le discours des médecins, ils n’en ont pas moins une influence sur la pratique de ces derniers. L’étude montre en effet des discours et des identités médicales scindées, et met à jour les tensions existant entre une rationalité scientifique et des rationalités individuelles disqualifiées ou mises à distance. Il apparaît que les médecins français éprouvent des difficultés à assumer une image contraire à celle portée par l’idéal professionnel de rationalité « scientifique ». Il est à noter qu’à cet idéal inhérent à la profession fait écho une injonction à la « certitude scientifique » dont est porteuse la communauté française dans son ensemble[27].

Ce schisme est une source d’ambiguïté dans les discours (parfois contradictoires chez un même praticien, ou opposant les professionnels entre eux). Ses résultats rejoignent en partie des recherches qui nuancent, voire infirment, les prétentions ou présupposés d’experts médicaux à être autonomes, scientifiques, justes, indépendants, en étudiant notamment les déterminants « profanes » de leurs relations avec les patients (Lupton 1998), de la décision médicale (Dodier 1993), ou des risques perçus (Desclaux 2001 : 336-337). Cette illusion d’une scientificité délivrée de toute influence individuelle et/ou profane renvoie à l’illusion d’une neutralité médicale plaçant les médecins hors du champ culturel et social. Or, l’appréhension du malade, l’explication et le sens donné à la maladie cancéreuse par l’ensemble des professionnels de santé ne sont pas des acquis que l’on pourrait réduire aux savoirs savants, mais des constructions complexes – peu formalisées et peu interrogées –, élaborées au cours des expériences professionnelles et personnelles de chacun des acteurs. Cependant les médecins ne sont pas, dans la plupart des études, considérés en tant qu’individus (en dehors des médecins de famille[28]), et leurs référents sont avant tout envisagés comme émanant de registres professionnels.

Par conséquent, il serait intéressant d’aller plus loin dans ce champ d’investigation en envisageant l’instrumentalisation des logiques profanes par les soignants et le recours dont ils disposent face à celles-ci. L’un des principaux apports de cette étude est de montrer que, loin de s’opposer, les deux catégories traditionnelles soignants/soignés – professionnels/profanes se trouvent en symétrie sur de nombreux points (utilisation de champs sémantiques et d’interprétations relativement convergentes « du moral », cheminements à travers la maladie en partie partagés…). Au-delà de l’originalité qu’elle présente et des pistes qu’elle ouvre, suivre cette voie d’analyse des relations soignants-soignés pourrait amener à concevoir de manière bien différente cette relation en n’« opposant » plus les deux parties, mais en mettant plutôt en exergue leurs caractères communs, tout en amenant les soignants à accepter la notion d’incertitude que toute science médicale, aussi pointue soit-elle, ne saurait annihiler. Dans cette perspective, des recherches comparatives France-Québec (notamment) gagneraient à être menées afin de mettre en évidence l’impact d’un facteur culturel sur cette question.