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Les États-Unis servent aujourd’hui de référence pour comprendre le monde actuel, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient le miroir de notre futur, ni même l’image de ce que nous serons nécessairement demain. Le reste du monde a ses particularités et son histoire propre, et le Brésil n’y fait pas exception. En fait, si la société américaine fascine autant, c’est parce qu’elle a représenté la première démocratie moderne en associant, dans un régime constitutionnel, la représentation populaire avec la limitation du pouvoir des gouvernants et au respect des droits individuels. En devenant une société composite et multiraciale, elle a anticipé sur son territoire ce qui pouvait devenir une rencontre enrichissante entre les cultures mais aussi les conflits ethniques et les tensions découlant du « choc des civilisations » lors de la mondialisation du début du XXIe siècle[1].

Étudier l’histoire de la société américaine et comparer sa politique, son développement économique, ses manifestations culturelles et littéraires ainsi que ses relations éthnicoraciales avec celles des autres sociétés, est une manière de mieux la saisir, ainsi que de prévoir et d’anticiper ses éventuelles transformations. Utiliser le miroir de l’analyse comparative est aussi une bonne façon de se connaître soi-même. Toutefois, malgré le potentiel comparatif des relations raciales américaines et brésiliennes, nous devons constater que le reflet du miroir présenté jusque dans les années 1960 n’a pas été utilisé de manière appropriée. La réalité des relations raciales américaines était, en général, peu prise en compte parce qu’elle était perçue comme l’image en négatif de la réalité brésilienne.

L’étude de la question raciale américaine n’a jamais été considérée comme un sujet primordial dans les universités brésiliennes. Au cours du XXe siècle, on observe néanmoins l’intérêt de quelques chercheurs qui, par le biais d’études comparatives entre les États-Unis et le Brésil, ont tenté de comprendre la réalité raciale brésilienne. Ainsi, Gilberto Freyre qui, lors de son passage dans le sud des États-Unis, se demandait pourquoi les Noirs y étaient victimes de lynchage, ce qui n’arrivait pas au Brésil, il tentait en réalité de comprendre son pays plutôt que les États-Unis. Il ne cherchait pas dans l’autre pays son propre reflet mais le constat de la différence culturelle. La fameuse typologie formulée par Oracy Nogueira (1985) selon laquelle le préjugé racial américain se base sur l’origine (l’ascendance) alors que le préjugé brésilien repose sur l’image (apparence) continue à éclairer la réalité brésilienne d’aujourd’hui. Alors que le système américain, selon Nogueira, vise à établir une classification unique et directe sans admettre de gradation entre Blancs, Noirs et Indiens, la clé de voûte du système brésilien repose justement sur la possibilité de changer de classification en fonction non seulement de la couleur de peau, du type de cheveux ou de lèvres, mais aussi de l’argent ou du pouvoir qui permettent de classer socialement un Noir comme mulâtre, et ce dernier comme un Blanc![2]

Renforçant la thèse selon laquelle le modèle nord-américain est opposé au modèle brésilien, Roberto da Matta (1984) constate l’absence aux États-Unis d’un système de classification raciale qui admet le dégradé comme au Brésil. Aux États-Unis, il n’y a pas d’échelle chromatique entre les groupes ethniques : soit on est indien ou Noir, soit on ne l’est pas. Le credo raciste américain situe les « races » comme des réalités individuelles et isolées qui évoluent en forme parallèle sans devoir jamais se rencontrer. Pour maintenir le principe de l’égalité de tous devant la loi, le racisme détermine que les Noirs libres sont humains mais différents, ce qui permet l’usage de la formule : « séparés mais égaux ». Au Brésil, la tradition culturelle de matrice ibérique permet au contraire la proximité et le côtoiement quotidien, mais elle résulte en un système profondément inégalitaire basé sur la logique de « une place pour chaque chose, une chose pour chaque place » (Da Matta 1984 : 58-85). Les « races » se retrouvent face à face, complémentaires comme les pointes d’un triangle où le Blanc est toujours en haut, alors que le Noir et l’Indien forment les deux piliers de la société, en étant toujours en bas et systématiquement soumis au Blanc. Cette conception des relations raciales a permis à l’homme ordinaire, aux intellectuels et aux politiciens de concevoir une société métissée fortement divisée et hiérarchisée, intégrée dans une totalité formée par des relations personnelles et des données comme le sexe et les attributs « raciaux » complémentaires. Cette « fable des trois races », basée sur la médiation et le syncrétisme, est devenue, selon da Matta, une idéologie dominante au cours du XXe siècle, créant l’impression de la particularité de la société brésilienne.

Une autre manière de débattre la situation raciale nord-américaine a été soulevée par de nombreux historiens brésiliens qui ont étudié le trafic négrier transatlantique en comparant les esclavages nord-américain et brésilien, à la recherche de différences qui puissent aider à mieux comprendre la formation politique, économique et culturelle des deux pays. La plupart d’entre eux ont attiré l’attention sur le fait que l’esclavage brésilien aurait été plus bénin en raison du rôle dominant de la religion catholique et de la tendance du colonisateur portugais à se mélanger aux populations indigènes et esclaves. De telles caractéristiques expliquent le haut niveau de miscégénation brésilienne, que l’on ne retrouve pas aux États-Unis, pays considéré puritain et peu enclin aux relations intimes entre personnes d’origines « raciales » différentes[3].

Au cours des cinquante dernières années, la production académique sur la question raciale nord-américaine a été épisodique, sans aboutir à constituer un domaine d’études à part dans les universités, ni à stimuler l’intérêt des « américanistes »[4] sur ce thème. Elle n’a pas non plus atteint le niveau des activités des « brésilianistes » qui se sont penchés sur les spécificités des questions raciales au Brésil, comme Donald Pierson, Carl Degler (1976) et Thomas Skidmore, dont les travaux font office de référence. En outre, nous constatons dans les années 1990 l’apparition d’une nouvelle génération de « brésilianistes » qui abordent le thème racial au Brésil. Par rapport à la génération antérieure, ces derniers défendent dans le champ de la sociologie et de l’anthropologie de nouvelles approches des inégalités raciales et des travaux qui présentent le Mouvement noir comme un acteur important de la lutte contre le racisme, mouvement jusqu’alors passé inaperçu et sous-estimé dans la portée de ses actions. Il est intéressant d’observer que cette nouvelle génération de « brésilianistes » aborde des thèmes qui englobent les inégalités qui touchent les Noirs et les Indiens[5].

Nous pourrions sans aucun doute nous poser la question : pourquoi n’y a-t-il pas au Brésil une tradition d’études « américanistes » qui se concentre sur la question raciale américaine? Et pourquoi cette thématique a-t-elle toujours été abordée de manière sporadique par les intellectuels et les universitaires brésiliens? Comme nous l’avons observé au début de ce texte, ces travaux ont en général été élaborés de manière comparative. En cherchant à comprendre la réalité nord-américaine, ils visaient avant tout à mettre à jour les relations raciales brésiliennes. Cet exercice dialectique réalisé par des historiens, des sociologues et des anthropologues, comme nous le soulignions ci-dessus, a le mérite de pointer les éventuelles similitudes existantes mais surtout de montrer les différences. Dans ce sens, en cherchant une réponse non pas dans la réalité américaine mais en contraste avec la situation brésilienne, il risque de faire croire que celle-ci serait plus satisfaisante que la situation américaine. En somme, ceux qui se sont penchés sur le modèle américain de relations raciales n’y cherchèrent pas une inspiration mais la démonstration que le Brésil aurait réussi son intégration raciale, dans la mesure où les Noirs n’y sont pas victimes des types de violences explicites pratiquées aux États-Unis. En bout de course, cet exercice servait, au mieux, de prix de consolation pour démontrer que, sur ce plan-là, la situation brésilienne était bien meilleure.

Si nous acceptons cet argument, nous pourrons constater que les études « américanistes » sur la question raciale étaient motivées par l’objectif de montrer les différences et les spécificités de la situation brésilienne considérée à priori comme meilleure. La volonté de comprendre en profondeur les relations raciales américaines, considérées de plus en plus comme l’antithèse du modèle brésilien, a connu un certain déclin dans les années cinquante quand, dans le milieu intellectuel brésilien, s’est imposé un consensus sur l’existence au Brésil d’une « démocratie raciale ». À cette époque, même les deux plus importants leaders du Théâtre Expérimental du Noir (TEN) Abdias do Nascimento et Guerreiro Ramos, utilisaient dans leurs textes l’expression « démocratie raciale », présentée comme un modèle brésilien sain, même si en parallèle ils dénonçaient l’existence de préjugés basés sur la couleur de la peau et la survie de certaines formes de discrimination au Brésil[6]. Plus tard, dans les années 1960 et 1970, Abdias do Nascimento adoptera une attitude radicale de dénonciation du racisme brésilien et de rejet absolu de cette expression.

Le paradigme binaire et exclusif qui caractérisait jusqu’à il y a peu la société nord-américaine était à l’opposé de l’identité brésilienne, puisqu’il rompait avec l’idéal du métissage en reconnaissant la pertinence des différences raciales. Il n’y a jamais eu au Brésil de règle légale ou sociale qui oblige une personne d’origine africaine à se déclarer Noire ou métisse. Aux États-Unis, des personnes à la peau claire d’ascendance africaine étaient considérées noires. Cette norme qui date de l’époque de l’esclavage a été un facteur décisif pour établir une tradition de statistiques fondamentalement binaires distinguant les descendants d’Européens des autres habitants. Évidemment, les États-Unis – comme les autres sociétés qui ont reçu des esclaves d’Afrique – ont connu des mariages interraciaux qui, parfois, ont même été reconnus légalement. Mais, au long du XIXe siècle, la société américaine a réussi à réduire de plus en plus l’espace de tolérance sociale qui existait dans certains régions du sud, en particulier celles qui ont subi une forte influence française et espagnole, en empêchant que les enfants nés d’union mixte soient reconnus comme appartenant à une catégorie distincte[7].

La caractéristique du système statistique nord-américain est l’impossibilité, jusqu’en avril 2000, de concevoir des catégories multiraciales ou, en d’autres termes, la possibilité de s’identifier comme d’origine mixte. Si les individus noirs pouvaient être distingués, dans les recensements de 1850 et 1880 en deux groupes (Black et Mulatto) et, dans le recensement de 1890 en quatre groupes (Black, Mulatto, Quadroon et Octoroon), tous étaient restreints dans les limites de la population noire et les plus clairs d’entre eux n’occupaient en aucun cas une position intermédiaire entre deux races (White et Black). À partir du recensement de 1930 et jusqu’en 1960, il n’existe plus qu’une seule option pour les Noirs, la catégorie Black, alors que les autres (Mulatto, Quadroon et Octoroon) disparaissent suivant la règle stricte du « one drop rule », issue des États les plus esclavagistes du Sud, selon laquelle il suffisait d’une goutte de sang noir pour définir un individu comme noir[8]. Jusqu’en 2000, le modèle binaire ne permettait pas de traverser la ligne de la couleur, si ce n’est pour ceux qui utilisaient le subterfuge du « passing » ou revendiquaient d’appartenir à d’autres catégories comme les Latinos et les Hawaïens. Actuellement, le recensement permet d’opter pour une ou plusieurs catégories afin d’indiquer son identité raciale. Cette modification qui permet des réponses multiples sur la question raciale, selon José Luis Petrucelli, découle du débat public sur la diversité raciale et ethnique de la population provenant des mariages interethniques et du boom de l’immigration récente[9].

Face au modèle américain, le Brésil apparaît comme une société plus fluide qui inclut en termes de reconnaissance des catégories de couleur et de race. Le modèle brésilien a des racines dans la fusion et l’assimilation car à l’inverse de la situation américaine, une personne d’ascendance africaine et de peau claire peut légitimement se considérer et s’affirmer comme blanche. En fonction de la fluidité des classements et du taux réduit de conflits ethnico-raciaux ouverts, le Brésil est devenu une référence aux yeux du monde, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il était considéré à l’époque comme un pays singulier, et représentait une réussite sur le plan des relations raciales. Ce fait a suscité l’attention de l’Unesco qui a même financé en 1951 et 1952 une série d’études pour vérifier cette réalité, dans le but de rendre universel ce qui était perçu comme particulier. Nous connaissons les déceptions causées par les conclusions des rapports qui n’ont pas pu faire impasse sur les profondes inégalités sociales entre Noirs et Blancs, ainsi que les préjugés liés à la couleur de peau.

Le résultat frustrant du dit Projet Unesco n’a pas servi d’appât pour attirer l’attention des sociologues et anthropologues brésiliens sur la question raciale nord-américaine. Le modèle des relations raciales nord-américaines semblait peu intéressant, comparé au modèle brésilien, qui était pour sa part considéré comme plus approprié et plus juste. Il ne pouvait servir d’inspiration au Brésil face à une intégration raciale des Noirs qui ne souffraient pas de violence comme aux États-Unis. L’interprétation dominante était que les inégalités raciales au Brésil étaient seulement les réminiscences du passé colonial et qu’elles devraient disparaître au fur et à mesure du développement économico-industriel du pays. Cette vision optimiste a été renforcée durant le régime militaire (1964-1985). Parler de racisme ou de discrimination raciale au Brésil était vu, selon Carlos Hasenbalg, comme un acte antipatriotique, comme quelque chose d’impensable, comme un débat importé. Ceci n’empêcha pas quelques auteurs de défendre que la discrimination raciale avait une composante issue de la société actuelle et, donc, ne s’expliquait pas seulement par le passé colonial.

Cette vision de l’harmonie et de la cordialité dans le champ des relations raciales restera inchangée jusqu’à la fin des années 1970, quand le consensus concernant la « démocratie raciale » a commencé à être remis de plus en plus en question par le Mouvement noir, qui est apparu dans les grandes villes brésiliennes, dénonçant le racisme et la discrimination raciale dont sont victimes les membres de la communauté afro-brésilienne. Dans les années 1980, avec la consolidation du régime démocratique, le Mouvement noir, caractérisé à l’époque par le style informel de ses activistes et intellectuels, s’est transformé en un réseau d’organisations et d’associations qui se sont répandues dans tout le pays. Progressivement, ses revendications se sont appuyées sur des statistiques qui prouvaient l’injustice envers les Noirs – en comparaison aux Blancs – en termes de revenu, d’espérance de vie, ou d’accès à l’université. En revendiquant l’égalité des chances pour la population afrodescendante, le Mouvement noir remettait implicitement en question l’idée de métissage comme antidote magique au racisme et à la discrimination, en même temps qu’il démontrait que son existence n’exemptait pas la société brésilienne du racisme, des préjugés et de la discrimination raciale.

À ce sujet, il est intéressant de rappeler que le sociologue Nelson Mello e Souza[10], comparant la situation des Noirs dans la société nord-américaine et au Brésil, prévoyait déjà en 1969 l’éclosion d’une lutte raciale au Brésil en l’an 2000. Il affirmait que, dans les années 1980 et surtout 1990, des Noirs auraient accès à des positions jusqu’alors inaccessibles pour eux. Sans que la lutte raciale au Brésil n’ait la tonalité sauvage du racisme nord-américain, elle serait liée à l’ascension sociale du Noir, en fonction de l’évolution de la richesse, de l’industrialisation et de l’urbanisation du Brésil de l’an 2000.

Nous reconnaissons que Nelson Mello e Souza a en partie eu raison dans son exercice de prospective. L’expansion d’une petite classe moyenne noire a fourni au Mouvement noir des leaders et des militants qui n’ont cessé de revendiquer une pleine citoyenneté pour les Afro-Brésiliens ainsi que l’égalité des chances sur le marché du travail et lors de l’accès à l’université. Ses revendications ont inclus la reconnaissance d’une image adéquate du Noir dans les médias ainsi qu’une meilleure représentation politique des Noirs, notamment au parlement. Quant à la lutte raciale, elle n’a pas explosé, bien que certains intellectuels liés au Mouvement noir analysent les troubles sociaux et les actes de vandalisme perpétrés par les dealers dans les grandes villes comme le prélude d’un éventuel conflit racial ouvert, si on prend en compte que la grande majorité des caïds de la pègre sont des Noirs issus des favelas et des périphéries des grandes villes où se concentre la population afrodescendante.

Aux cours des années 1980 et 1990, le Mouvement noir a prêté une nouvelle attention à la situation des Noirs américains. Ces derniers semblent jouir d’un niveau socioéconomique relatif bien supérieur à celui des Afro-Brésiliens. Malgré l’existence d’un racisme plus ouvert aux États-Unis, ce pays où existent une bourgeoisie et une importante classe moyenne noire donne l’image d’offrir de meilleures options d’ascension sociale. Ces constats conduisent les leaders du Mouvement noir à exiger la mise en place, au plan fédéral, de politiques publiques en faveur de la population noire. Le premier pas en ce sens a eu lieu dans les années 1980 avec la création de la Fondation Culturelle Palmares par le président José Sarney, ainsi que les conseils de la communauté afro-brésilienne dans différentes municipalités et États de la fédération qui ont pour objet de suggérer la mise en place de politiques publiques à même de favoriser la promotion sociale et culturelle des populations d’origine africaine.

Ce sont sans doute ces exigences qui ont conduit le président Fernando Henrique Cardoso à prendre, en 2001, les premières mesures d’action affirmative au Brésil, une initiative sans précédent sous aucun gouvernement du XXe siècle. Ayant lui-même, dans les années 1950, étudié les relations raciales au Brésil, ce fut sans doute plus facile pour lui de reconnaître l’existence du racisme, dès le début de son gouvernement en 1994. Sa perspicacité et sa vision du futur l’ont conduit à admettre que le Brésil ne pourrait devenir un pays juste sans résoudre sa dette vis-à-vis de la population afro-brésilienne. En juin 1996, à l’ouverture du Séminaire international multiculturalisme et racisme : le rôle de l’action affirmative dans les États démocratiques contemporains, il a lancé un défi aux intellectuels présents pour proposer des solutions adéquates au pays, en vue d’assurer une meilleure intégration des Noirs.

Lors du même séminaire international, le vice-président Marco Maciel a suggéré que

l’examen de l’expérience américaine à partir de certains exemples les plus significatifs serve d’inspiration afin que nous puissions passer du terrain fertile des promesses au terrain plus prometteur encore des réalisations et des conquêtes car il n’est plus question de retarder ce processus. Nous devons tous admettre que l’exclusion sociale, même si elle est dramatique sur le plan de l’inégalité des chances qui s’est imposée comme la marque de notre civilisation, entraîne des conséquences qui contribuent à aggraver la discrimination raciale. C’est une spirale perverse qui ne sera pas vaincue si nous nous attelons aux conséquences sans en attaquer les causes.

Souza 1997 : 19

Marco Maciel était convaincu que les mesures compensatoires en faveur des Noirs ne représentaient pas seulement une étape de la lutte contre la discrimination, mais la fin de l’ère de l’injustice et de l’exclusion, pour ceux qui défendent une société égalitaire et plus juste. Il affirmait par ailleurs que, en comparaison avec l’expérience américaine, le Brésil a l’avantage de ne pas devoir dépasser les mécanismes de ségrégation et de séparation dont la suppression a coûté tant d’efforts à la société américaine.

Malgré les attentes de Fernando Henrique Cardoso et de son vice-président Marco Maciel, le séminaire international n’a abouti à aucun plan d’actions politiques concrètes, et n’a permis une réflexion profonde sur la pertinence ou non des politiques d’action affirmative au Brésil. Aucun consensus n’a été dégagé sur une éventuelle politique de discrimination positive qui garantisse au Noir un traitement plus juste dans le présent, et qui en même temps serve de compensation à la discrimination dont ont souffert ses ancêtres. Le séminaire a certainement servi à la consolidation définitive de la prise de conscience au sein du gouvernement de la nécessité de prendre des mesures en faveur de la population afro-brésilienne, ce qui a été mis en place en 2001, comme nous le soulignions ci-dessus, pratiquement au moment de la réalisation de la 3e Conférence mondiale de l’ONU contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, qui a pris place à Durban en Afrique du Sud[11].

Même si il n’y a pas de relation directe de cause à effet avec le séminaire international, nous observons néanmoins à partir de 1997 la multiplication des études, des travaux et des publications sur le thème de l’action affirmative, basée sur une comparaison avec l’expérience nord-américaine. Parmi ceux-ci, nous pouvons mentionner le livre Ação afirmativa e princípio constitucional da igualdade, de Joaquim Barbosa Gomes (2001) qui est devenu une référence dans le milieu juridique brésilien grâce à son analyse extensive de tout le processus de construction des règles juridiques lors de la lutte pour l’égalité dans la société nord-américaine[12]. Par ailleurs, dans son livre Na lei e na raça qui compare l’action affirmative et les mesures légales aux États-Unis et au Brésil, Carlos Alberto Medeiros (2004) démontre comment, durant les quatre dernières décennies, la réalité raciale nord-américaine s’est profondément transformée, devenant plus nuancée. Signalons aussi la publication du rapport Para além do racismo (Au-delà du Racisme), qui est le fruit d’un travail collectif réalisé en 2000, visant à comparer les relations raciales au Brésil, en Afrique du Sud et aux États-Unis. Ce travail a été coordonné par Lynn Huntley de la Southern Education Foundation avec la collaboration de chercheurs brésiliens, notamment Paulo Sérgio Pinheiro, Edna Roland et Ana Maria Brasileiro[13]. Dans un chapitre de son dernier livre, José Augusto Lindgren Alves (2005) aborde aussi la situation raciale nord-américaine sous l’angle de l’évolution observée depuis le temps de la ségrégation légale, pour aboutir à la société actuelle qui a donné aux afro-américains de plus grande chances d’accès aux universités et une plus grande participation à l’économie et aux processus de prise de décision. L’auteur remarque que cette nouvelle situation a conduit certains experts américains à proposer l’idée que le modèle racial américain serait en train de se « brésilianiser », dans le sens où la ségrégation raciale ostensive s’est progressivement substituée par un clivage de classes[14].

Ces textes, qui peuvent être classés comme des études « américanistes » dédiées aux questions raciales, montrent tout le potentiel d’un champ de recherche consacré à la compréhension de la réalité nord-américaine à la fin du XXe siècle, et aux défis qui se posent pour le XXIe siècle. Ils montrent aussi que le modèle racial américain a profondément changé. Entre 1945 et 1980, le racisme déclaré et la discrimination légale ont connu une diminution spectaculaire. Le système économique américain est pleinement entré dans une phase de modernité dans laquelle le critère de race perd de son importance, ce qui rend possible pour des Noirs qualifiés et instruits de profiter de nouvelles opportunités grâce au développement des emplois dans la fonction publique et les grandes entreprises. Même si les statistiques en ce domaine ne placent pas les Noirs au niveau de la classe moyenne blanche, on constate que le tiers des Noirs les plus riches est devenu beaucoup plus riche, ce qui n’était jamais arrivé dans l’histoire américaine. Cependant, un tiers des plus pauvres parmi les Noirs se sont simultanément appauvris, devenant plus pauvres que les Blancs les plus pauvres ; de surcroît, une proportion croissante d’hommes noirs est au chômage, en prison ou en dehors de la vie active.

Considérant ce changement, le modèle racial américain ne peut plus être envisagé comme l’antithèse du modèle brésilien, et ne peut donc plus continuer à être ignoré par les intellectuels brésiliens dans les études comparatives entre les deux pays. En outre, ces études « américanistes » font justement défaut au moment du débat sur l’implantation de politiques d’action affirmative au Brésil[15]. On observe que cette nouvelle réalité nord-américaine a été occultée par les adversaires de l’action affirmative qui biaisent les débats en utilisant une image obsolète des relations raciales nord-américaines avec l’argument qu’une telle politique en faveur des Noirs risque d’attiser la haine raciale dans le pays. Parallèlement, il leur est difficile d’admettre que, en plus de l’abolition par la Cour Suprême des fameuses lois « Jim Crow », l’adoption de l’action affirmative aux États-Unis a contribué de manière décisive à l’émergence et la consolidation d’une forte classe moyenne et d’une bourgeoisie afro-américaines qui exercent une influence significative sur la gestion du pays.

D’autre part, ces études démontrent implicitement que le modèle racial brésilien n’est pas arrivé à élever le niveau de vie de la population afrodescendante à un point comparable à celui des Noirs américains en terme économique et d’influence politique. Malgré l’industrialisation, perçue comme un facteur d’intégration dans la société brésilienne, les études comparatives montrent que les politiques dites universalistes n’ont pas abouti au Brésil à l’égalité des chances pour tous. En réfléchissant sur la situation raciale brésilienne dans l’actuel contexte racial américain, il est évident qu’il n’est plus possible d’affirmer que le modèle brésilien de « cordialité raciale », de fluidité perçue comme la principale vertu de la culture brésilienne, soit suffisante pour garantir aux Noirs une part véritablement équitable de l’économie et des processus de décision politique.

Quant à la « brésilianisation » des relations raciales nord-américaines, il est peu probable qu’elle se concrétise intégralement. Et même si la discrimination raciale devenait aux États-Unis plus subtile et voilée, il faut bien reconnaître qu’un modèle américain devenant moins rigide ne tend pas nécessairement vers le modèle brésilien de manière linéaire. Les différences de contexte socioéconomique, de culture et d’histoire sont immenses. Chaque pays à sa manière diffère profondément quant à la question raciale. Même si le poids relatif de la population afro-américaine est bien inférieur à celui de la population afro-brésilienne, la première jouit, comme nous l’avons signalé, d’une plus grande influence économique, politique et dans les médias. Au Brésil, la bourgeoisie noire, formée essentiellement par des patrons de PME, est très réduite et n’exerce guère d’influence sur le milieu patronal[16]. Dans la sphère politique, on constate une situation comparable au parlement où le nombre de députés noirs est minime. En ce qui concerne le quatrième pouvoir, en comparaison avec les médias afro-américains dont l’activité est intense, on observe qu’au Brésil aucun Noir ne possède de média important (journal, revue, radio, télévision), à l’exception de la nouvelle chaîne TV da Gente du chanteur et producteur Netinho dont la diffusion est géographiquement limitée.

En partageant le modèle démocratique, basé sur le respect de la dignité humaine, les deux pays peuvent s’inspirer mutuellement dans leurs manières d’affronter la discrimination raciale et de promouvoir l’idéal de l’égalité pour tous. Sous l’angle de la consolidation de la démocratie au Brésil, nous sommes d’accord avec l’affirmation de Marco Maciel selon laquelle

éradiquer les formes ostensives et voilées du racisme qui traversent la société brésilienne depuis des siècles, avec la complaisance et l’indifférence de presque tous, est une responsabilité de tous.

Marco Maciel, in Souza 1997 : 19[17]

Le débat actuel sur les politiques affirmatives – qui promeuvent l’accès à l’université des populations afrodescendante et indigène – est sans doute un pas important à côté de politiques universalistes pour garantir l’égalité des chances assurée en principe par la constitution brésilienne. La double dimension de la discrimination raciale et sociale dont les Noirs sont victimes nous impose l’exigence de concevoir des politiques publiques spécifiques et différentielles qui prennent en compte à la fois les disparités héritées du passé et les inégalités produites dans le présent qui contribuent pour leur part à alimenter et à reproduire ces inégalités.