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Introduction[1]

Dans les formes de production basées sur la famille, le recrutement de la main-d’oeuvre de la parenté est un problème perpétuel pour les patrons des entreprises concernées. En France, dans le secteur agraire, le problème de la mobilisation et de la rétention de la main-d’oeuvre familiale a constitué une importante question existentielle pour une certaine partie de la population rurale depuis la toute fin de la Deuxième Guerre mondiale. Sous la IVe République, l’agriculture familiale à petite échelle a été menacée par d’importantes initiatives de l’État pour relancer une économie dévastée par la guerre, déjà en décadence dans les décennies précédant immédiatement le conflit mondial. L’engagement de l’État sur la voie de la modernisation de l’économie rurale faisait partie de ce programme radical et ambitieux de régénération. Alors que le développement industriel se trouvait au centre de cette opération de modernisation, l’agriculture française, archaïque, sous-mécanisée et inefficace, devait être transformée en une aventure productive efficace qui serait compétitive sur le marché mondial. Ces initiatives se sont traduites en une série d’interventions visant la restructuration rapide de l’agriculture française pour la rendre conforme aux standards mondiaux et l’adapter à un marché mondial compétitif. Souvent qualifiée de malthusienne, la politique agricole d’après-guerre a principalement visé l’élimination des petites fermes qui, dans les programmes dominants de développement rural, étaient considérées comme des unités de production nettement inefficaces. Les terres libérées à partir de cette restructuration devaient être regroupées dans des unités de production plus grandes, capitalisées, rentables et entièrement rationalisées sur le plan de la commercialisation. De telles interventions ont eu comme résultat l’accélération de l’exode des jeunes filles et des jeunes hommes de la campagne vers les centres industriels de la France[2]. Le dilemme existentiel des gens engagés dans l’agriculture familiale s’est intensifié et perpétué sur deux fronts en raison de ces programmes. À partir de l’immédiat après-guerre, les petits fermiers n’ont pas été rongés seulement par le problème de la rétention de la main-d’oeuvre familiale ; ils devaient aussi sauvegarder l’exploitation agricole familiale comme mode de vie possible et valable, malgré les nouvelles tendances à dénigrer la vie rurale et la petite agriculture. La modernisation de l’agriculture impliquait, certes, des initiatives pour améliorer les techniques agricoles et les technologies, mais elle visait également la création d’un fermier moderne — un individu qui souscrit à l’idéal de transformation en un fermier capitaliste progressiste et orienté vers le marché. D’ailleurs, à cette époque de renouvellement économique en France, alors que les symboles du modernisme étaient très prisés — la technologie, l’industrie, les chemins de fer, les autoroutes, les gratte-ciel, la ville —, se diffusait aussi un système de valeurs qui faisait peu de cas de l’agriculture et de la vie rurale, les reléguant dans l’archaïque.

Les problèmes engendrés par la modernisation en France, pays surtout agricole, ont été fixés avec humour dans une chanson intitulée : « How are you going to keep them down on the farm after they’ve seen Paree » (« Comment allez-vous faire pour les maintenir à la ferme après qu’ils auront vu Paris »). Cette chanson populaire a circulé aux États-Unis dans les années 1950, alors que les Américains observaient les Français faire des efforts vigoureux et calculés vers la modernisation. En dépit de son aspect caricatural, cette chanson souligne succinctement les perpétuels dilemmes des petits fermiers des différentes régions de France, luttant pour préserver leur gagne-pain alors que l’image de Paris pèse lourdement sur eux. Le contraste matérialisé dans cette chanson suggère que l’idée de « keeping them down on the farm » (les maintenir à la ferme) signifie davantage que de les garder in loco. La tentation de la ville engendre certaines aspirations, certaines envies. Par conséquent, « keeping them down » (les maintenir) signifie également contrôler ou supprimer le désir de s’échapper de la culture rurale et d’adhérer à la culture de la modernité et à son mépris de l’agriculture et de la vie rurale. Ainsi, cette chanson saisit les deux défis auxquels sont confrontés les petits fermiers : la reproduction de leurs entreprises à court et à long terme et leur mobilisation continuelle pour valider un style particulier de vie en dépit les forces qui le minent.

Cet article consiste donc à examiner la façon dont on envisage de tels dilemmes dans le contexte de la production familiale de la vigne dans la région du Languedoc (Midi de la France)[3]. Je soutiens que les producteurs familiaux de la vigne abordent le problème de la rétention et du contrôle de la main-d’oeuvre à travers deux systèmes de gestion qui prédominent dans les entreprises familiales. J’appellerai l’un d’entre eux, le régime de l’« hégémonie familiale » et l’autre, le régime du « despotisme familial ». Dans un régime despotique, la coercition constitue la clé de la gestion et du contrôle de la main-d’oeuvre, alors que, dans un régime d’hégémonie familiale, le consensus constitue le fondement de cette gestion et de ce contrôle. L’expression « régime de gestion » est pertinente pour décrire l’entreprise familiale, puisque son fonctionnement même repose sur l’existence concrète de la distinction entre gestion et main-d’oeuvre. D’ailleurs, comme j’en discuterai ensuite, une telle distinction au sein de formes de production familiale coïncide souvent avec les divisions entre le genre et la génération. Il y a longtemps que les spécialistes féministes ont fait ressortir ces différences qui font aujourd’hui partie intégrante des analyses de la famille. Elles ont insisté sur sa nature multidimensionnelle et remis en question les notions selon lesquelles elle représente nécessairement un havre de démocratie dans un monde impitoyable. Par exemple, selon Harris (1982), bien que le langage de la parenté traite de générosité et de partage, ce n’est là qu’un côté de la médaille. La parenté est aussi un langage de hiérarchie et de dépendance, d’autorité et de soumission. Mon analyse des régimes de l’hégémonie familiale et du despotisme familial repose sur cette vision de la famille et de la vie domestique.

Les régimes de production familiale

Dans le régime de l’hégémonie familiale, les épouses, les fils et les filles consentent à soutenir l’entreprise et à travailler à la ferme, à canaliser leurs énergies, et en fait leur vie, pour garder la ferme en marche. Les forces de coercition ne sont pas manifestes. L’accord et l’assentiment caractérisent les relations entre les membres de la maisonnée. Dans un régime despotique au contraire, les forces de coercition sont palpables grâce à un système de récompenses et de punition. La main-d’oeuvre est contrôlée à travers l’exercice du pouvoir. Dans un contexte où les hommes tendent à être les chefs des entreprises agricoles et où la ferme est identifiée si profondément à la famille, l’exercice du pouvoir des hommes comme maris et pères équivaut à l’exercice de l’autorité patriarcale. Dans les régimes despotiques, Marx nous le rappelle[4], l’exercice du pouvoir autoritaire comme expression de la volonté de ceux qui possèdent et font fonctionner les entreprises représente le moyen par lequel la main-d’oeuvre est régulée. Des variantes des concepts de l’hégémonie familiale et du despotisme familial ont été utilisées pour analyser les systèmes de gestion qui prévalent dans les différentes usines au sein de formations étatiques très différentes les unes des autres[5]. À la lumière de mon analyse, je suggère que différents systèmes de gestion peuvent prévaloir simultanément dans la même entreprise et que l’échec d’un système de gestion basé sur le consentement ouvre la voie à un système basé sur la coercition. D’ailleurs, afin de comprendre l’efficacité de tels régimes et la raison pour laquelle prévaut chacun de ces systèmes de gestion, je soutiendrai qu’ils sont liés aux conditions politiques et économiques qui engendrent la reproduction de la main-d’oeuvre et je soulignerai que les conditions de la reproduction matérielle de l’individu sont, en dernière instance, fondamentales.

Je n’ai pas désigné ces deux systèmes de gestion comme des régimes simplement hégémoniques et despotiques, je les ai appelés régimes d’hégémonie familiale et de despotisme familial. Dans les deux régimes, les discours qui soulignent les sentiments familiaux d’altruisme, de partage et de générosité ainsi que les responsabilités et les devoirs, sont destinés à contrôler et à discipliner les épouses, les filles et les fils. L’insistance sur le familisme[6] souligne la suprématie des idées et des pratiques impliquées dans ce que j’appelle un projet familial commun. Une analyse des dimensions du projet familial commun est indispensable pour comprendre comment les deux régimes parviennent à discipliner la main-d’oeuvre familiale et se l’attacher.

Le projet familial commun

C’est par leur attachement au concept de la famille que les gens sont recrutés dans les rapports matériels au sein des maisonnées. Parce qu’ils acceptent la signification de la famille, ils entrent dans des rapports de production, de reproduction et de consommation les uns avec les autres — ils se marient, engendrent des enfants, prennent soin des dépendants, transmettent des ressources culturelles et matérielles, et en héritent.

Rapp et Ross 1979 : 177

Dans le Languedoc rural, le « projet familial commun » consiste à assurer la continuité de la ferme sur le plan quotidien et à plus long terme. Cela s’accomplit grâce au travail non payé des membres de la famille. C’est un projet familial dans la mesure où la continuité de la famille et le maintien de la maisonnée sont profondément liés à la continuité de la ferme. La main-d’oeuvre familiale elle-même est indispensable à un mode de vie basé sur l’exploitation familiale. Par conséquent, les épouses, les fils et les filles entretiennent collectivement l’exploitation familiale grâce à un consensus sur la primauté du projet familial commun. Ce consensus s’appuie sur le fait que l’on accepte et partage la même notion de famille. Un régime d’hégémonie familiale existe lorsque ce consensus, cet accord et cette acceptation prédominent. L’exercice de l’autorité des parents sur les enfants et des maris sur les épouses est minimal, quoique souvent, comme je l’expliquerai plus loin, il s’agisse d’une autorité larvée. Le contrôle du et sur le travail s’effectue à travers la discipline intériorisée des membres de la maisonnée qui forment la force de travail. Dans le régime de l’hégémonie familiale, les membres de la famille sont pour ainsi dire « sous contrôle », parce qu’ils ont aussi intériorisé les valeurs du familisme et de l’exploitation familiale. De son côté, le régime de despotisme familial prévaut lorsque ces valeurs de familisme et d’exploitation familiale sont remises en question ou rejetées. Lorsque la maisonnée, comme unité corésidentielle ou unité de coopération dans le travail, et la continuité de la ferme familiale sont menacées de désintégration, l’exercice du pouvoir patriarcal pour contrôler et pour contraindre devient essentiel pour retenir la main-d’oeuvre familiale.

Pour illustrer ma discussion, j’ai tiré des études de cas du Languedoc rural, où les fermiers familiaux se sont engagés dans une campagne politique sans relâche pour défendre l’exploitation familiale face aux crises du marché[7] et aux crises induites par l’exode rural, quelque peu endigué mais non moins continu.

Les viticulteurs familiaux du Languedoc

La viticulture familiale est le pilier de l’économie rurale du Languedoc. Parce que le gagne-pain des gens en région dépend étroitement de la production du vin, les fermiers familiaux se sont engagés dans une lutte vigoureuse pour maintenir la viabilité de l’exploitation familiale comme entreprise économique et comme mode de vie. Cette lutte se matérialise, quotidiennement, dans les efforts des viticulteurs pour gagner leur vie et, périodiquement, dans des campagnes politiques visant la négociation de leurs conditions de vie dans un monde capitaliste mercantile. En effet, les viticulteurs familiaux du Bas-Languedoc ont atteint une certaine notoriété dans les années 1970 et 1980 comme des personnes plutôt combatives. Ils se soulevaient rapidement, organisaient des protestations, des manifestations, avaient recours à la violence et mettaient en oeuvre une série d’actions politiques pour protéger la viticulture et l’exploitation familiale. Leurs campagnes politiques faisaient invariablement les manchettes des journaux régionaux et même nationaux qui notaient le militantisme des producteurs et le caractère politiquement idiosyncratique du radicalisme des fermiers familiaux de la région. Leurs actions étaient qualifiées par la presse d’actes de vandalisme gratuits et irresponsables.

Le site principal de mon travail de terrain, Broussan[8], est un village dans lequel vivaient plusieurs de ces viticulteurs et qui regroupe beaucoup de petits propriétaires et quelques grands propriétaires. Ces derniers exploitent leurs entreprises capitalistes à l’aide de travailleurs salariés permanents. Pour leur part, les petits propriétaires recourent au travail des membres de leur famille de même qu’au travail d’un réseau de coopération ; ils comptent sur des échanges d’équipement et emploient occasionnellement des travailleurs, surtout dans la saison de la récolte. Quant aux divisions de genre, elles sont nettement définies selon le processus de travail de la viticulture. Dans ce processus, la production s’est transformée en une occupation largement masculine, surtout depuis la modernisation de l’exploitation agricole dans le Languedoc, et particulièrement depuis l’introduction du tracteur dans les années 1950.

Avant l’adoption généralisée du tracteur, les femmes travaillaient régulièrement avec les hommes dans les champs, autant sur les grands domaines que dans les petites propriétés de la région. Sur les grands domaines du Bas-Languedoc, la main-d’oeuvre engagée à la journée incluait souvent des femmes (les « journalières ») qui, avec les hommes, quittaient quotidiennement le village pour aller travailler. Aux châteaux et sur les domaines, une division du travail était établie et on attribuait aux journalières des tâches définies par les propriétaires comme plus légères et requérant davantage de dextérité. Les tâches des femmes consistaient à faire les greffes, ramasser et lier les tiges élaguées en fagots pour le bois à brûler, épandre le fertilisant et appliquer le soufre sur les vignes, cueillir les grappes durant la récolte. Tout en s’adonnant à du travail considéré comme spécifiquement féminin, les journalières réalisaient aussi plusieurs tâches qui, dans le contexte contemporain, sont maintenant définies comme des tâches masculines, par exemple labourer, sarcler et planter. Surtout après la Seconde Guerre mondiale, on est passé d’une exploitation reposant sur l’utilisation d’une importante main-d’oeuvre à une exploitation basée sur l’apport plus intense de capital ; cela a changé la nature du travail réalisé sur les domaines de même que la composition de la force de travail. Le changement technique et technologique, particulièrement avec l’avènement du tracteur, a provoqué une réduction globale du besoin en journaliers sur les domaines locaux, et les femmes ont souvent été les premières à perdre leur emploi.

Actuellement à Broussan, les hommes tendent à être les principaux responsables de la production de la vigne et la sphère de travail agricole est considérée comme le domaine par excellence des hommes. Les femmes sont vues comme les principales responsables des tâches de la sphère domestique. Une idéologie de la domesticité et les définitions de la vraie place des femmes se sont consolidées à la faveur du processus de rationalisation capitaliste. Le résultat de ce processus à Broussan est qu’aujourd’hui les femmes insistent elles-mêmes pour se positionner dans l’univers occupationnel comme des « femmes au foyer ». Cette identification prédomine en dépit du fait que le travail domestique, pour plusieurs femmes, ne représente habituellement que l’une des formes de leur travail[9]. Par exemple, plusieurs épouses et filles, ainsi que d’autres membres de la famille, travaillent comme main-d’oeuvre occasionnelle, mais sous-rémunérée, dans les exploitations familiales. Cependant, leur contribution dans les vignobles est souvent dévalorisée comme n’étant qu’un « coup de main » et n’est pas considérée comme du travail réel, pas plus par les femmes que par les hommes. Par exemple, Éliane Mas, l’épouse d’un viticulteur à la tête d’une exploitation de bonnes dimensions (15 hectares) non contente de minimiser sa contribution au fonctionnement de l’exploitation, la dénigre aussi :

Je donne seulement un coup de main à mon mari dans les champs. Je ne le fais pas souvent et je ne fais pas grand-chose — un petit quelque chose ici et là. Je ne veux pas travailler davantage dans les champs. Je n’aime pas ça. C’est sale, c’est trop chaud en été et trop froid en hiver. Il faut faire des tas de travaux durs pour le dos. C’est dangereux pour votre santé, quand on respire tous ces pulvérisateurs chimiques. C’est bien pour les hommes de faire ce type de travail mais pour moi, non merci. J’aime mieux rester à la maison, la frotter et l’arranger pour ma famille.

Chez plusieurs femmes comme Éliane, l’idée prédominante est que dans un monde moderne, elles devraient être à l’abri des corvées de la ferme. Les remarques d’Éliane et l’aversion exprimée par plusieurs femmes pour le travail des vignobles reflète l’hégémonie des idées de la modernité et de la féminité qui sous-tendent les divisions contemporaines du travail. Cette attitude et cette idée n’ont pas seulement renforcé la masculinité du monde de l’agriculture, elles ont aussi incité plusieurs femmes à quitter le milieu pour de bon, rendant encore plus nécessaires les efforts des chefs d’exploitation pour retenir la main-d’oeuvre. Dans les maisonnées agricoles du Languedoc rural, de tels efforts se sont manifestés dans les deux régimes distincts (mais reliés) de gestion de la main-d’oeuvre. Par exemple, dans l’une des familles de viticulteurs, les Barthes, le contrôle de la main-d’oeuvre s’effectue dans une ambiance de consensus. Le cas de la famille Barthes illustre comment un régime d’hégémonie familiale résout le problème de la mobilisation et de la rétention de la main-d’oeuvre. Ce cas montre également que le régime de gestion touche différemment les générations.

L’hégémonie familiale

Les trois membres de la maisonnée des Barthes, Éric, Jeannette et leur fils Gérard mettent leur travail en commun sur une exploitation de 15,5 hectares. Seul garçon d’une famille de quatre enfants (il a trois soeurs qui, à l’époque du travail de terrain, étaient toutes mariées et vivaient dans d’autres maisonnées), Gérard était tout désigné comme héritier des opérations viticoles familiales. Dans son histoire de vie, Gérard révèle que son apprentissage de la viticulture a commencé alors qu’il avait cinq ans. Dès sa tendre enfance, Gérard devait accompagner son père aux champs pour exécuter divers petits travaux après l’école ou pendant les fins de semaine. Son apprentissage a commencé avec la lente mais constante absorption du savoir sur la production du vin transmise de père en fils dans les champs et à la maison. Dans les champs, Éric a patiemment et méticuleusement expliqué à son fils toutes les tâches de la culture de la vigne. Il a expliqué à Gérard comment planter les greffons, comment labourer, désherber, traiter et récolter les grappes, saisir la signification des couleurs de la grappe, comment diagnostiquer les différentes affections en observant l’aspect des feuilles et comment déterminer la teneur en sucre de la grappe. À la maison, les conversations à table tournaient souvent autour des politiques et de leurs effets sur les producteurs de vignobles, autour de la politique locale en rapport avec la viticulture aussi bien qu’autour des rumeurs sur les autres familles de viticulteurs. Jeannette qui, comme Éliane, se décrivait elle-même comme une femme au foyer, travaillait seulement à l’occasion et elle était moins familière avec les différents aspects du travail de la viticulture ; elle participait rarement aux conversations techniques sur la culture de la vigne. Au fur et à mesure que Gérard grandissait, il a commencé à travailler de plus en plus avec son père dans le vignoble, qui supervisait étroitement son travail de jeune apprenti. Gérard affirme que le fait de travailler avec son père dans le vignoble lui a montré comment aimer son travail en tant que métier.

Le processus de socialisation de Gérard au monde du travail de la ferme remplit par conséquent deux buts. Il contribue à la reproduction matérielle et symbolique de la ferme et à celle d’un mode de vie. D’une part, dans toutes les fermes familiales, l’« aide » qui est fournie par les fils, et aussi par les épouses, contribue à la réalisation des tâches. Elle contribue à la reproduction matérielle de la ferme. D’autre part, les pères comme Éric jouent un rôle dans la transmission des valeurs de la culture de la vigne et dans la culture de la vigne, et cela prépare les fils autant au travail de la ferme qu’à la prise en charge éventuelle de l’entreprise. Autant la ferme que son exploitation comme mode de vie sont donc symboliquement recréées. Les valeurs qui ont été transmises à Gérard ont souvent été citées par plusieurs fermiers ; dans leurs récits ontologiques, ces valeurs ont été présentées comme une trinité centrée sur la famille, l’exploitation de la ferme et la liberté[10]. Cette trinité apparaît dans ce segment de récit où Gérard explique son engagement dans l’exploitation agricole :

Mes parents sont des paysans et je suis fils de paysans. Naturellement, j’aime travailler dans les champs. J’aime ça parce que je suis libre. Il n’y a pas de patron dans votre dos, qui vous donne des ordres et qui vous bouscule. Vous travaillez pour vous-même et pour votre famille.

L’avantage de travailler sur la terre correspond au bon sens, c’est « naturel », pour reprendre les mots de Gérard. Tous les membres de la famille étaient d’accord pour que Gérard reprenne la ferme puisqu’il était le seul fils d’une famille de quatre. Gérard lui-même a volontiers accepté sa responsabilité de prendre la relève de l’exploitation agricole, et son obligation de réussir s’est exprimée comme son propre désir. Comme jeune adulte, il a démarré vivement avec l’appui financier et moral entier de ses parents en étudiant au collège agricole de Montpellier où il a appris les techniques les plus récentes et les innovations dans la viticulture et dans l’exploitation agricole. Gérard s’est assimilé à l’éthique du projet familial commun et a accepté son rôle sans se poser de question. Pour utiliser l’idée de Rapp et Ross (1979), il a accepté la signification de la famille et s’est obligé lui-même à combler ses besoins et à assimiler ses priorités. Cet accord constitue le résultat de la supervision étroite et vraiment englobante exercée sur les activités de Gérard par son père.

La façon dont Gérard est devenu un membre discipliné de la force de travail familial évoque les idées de Foucault (1977) sur l’approche panoptique dans la production d’une société disciplinée et sur le fonctionnement même de cette discipline. L’approche panoptique est une technique de surveillance qui permet la supervision continuelle en recourant à des ressources minimales et qui, en fin de compte, favorise des états de docilité et d’autodiscipline. Selon Foucault, les formes panoptiques de surveillance s’appuient sur des techniques d’apprentissage ou sur des « disciplines » qui réorganisent le corps vers une soumission « utile ». Le cas des Barthes illustre deux des façons dont fonctionne la discipline. Selon Foucault, la discipline cherche à contrôler les activités du corps. Dans le cas de Gérard, ses activités à l’école, à la maison, dans les champs et dans les programmes de formation étaient contrôlées par ses parents, et chacune des étapes de son apprentissage était méticuleusement surveillée. Les formes de contrôle exercées par le père de Gérard n’étaient pas visibles, mais plutôt occultées par la normalité d’un rapport dans lequel un père transmet ses connaissances à son fils. Finalement, les rênes du contrôle sont devenues inutiles puisque Gérard a intériorisé les priorités et les valeurs de la vie de ferme en tant que travailleur autodiscipliné. Dans l’entreprise des Barthes, un régime d’hégémonie familiale prédomine ; il met en lumière la nature même de l’hégémonie, et aussi les façons dont l’hégémonie fonctionne au sein de l’institution de la famille.

L’hégémonie

Comme plusieurs auteurs nous le rappellent, l’hégémonie est simultanément un processus et le résultat des processus que constituent les efforts des dirigeants pour maintenir les régimes hégémoniques. Le concept d’hégémonie a été utilisé par différents spécialistes pour expliquer des situations de domination et l’exercice du pouvoir, non pas comme une force brutale mais bien comme une force persuasive. Selon Smith (1999), les auteurs utilisant ce concept ont mis l’accent sur différentes facettes du terme autant sur les aspects processuels de l’hégémonie que sur l’hégémonie comme produit fini[11]. Le manque de consistance dans l’utilisation du concept n’est pas surprenant puisqu’il n’y a aucune définition de l’hégémonie dans le travail de Gramsci et, en fait, le sens du terme varie grandement dans ses écrits[12].

Le concept d’hégémonie est particulièrement pertinent pour notre discussion sur la famille et le contrôle familial puisqu’il nous permet de voir le monde social comme constitué de champs et d’institutions de pouvoir. Ce concept s’applique aux champs du politique et on l’utilise souvent pour discuter des rapports entre les dirigeants et les dirigés, les dominants et les dominés, l’État et la société civile. Il permet une compréhension de la façon dont des groupes du monde social établissent leur domination sur les autres à travers le consentement et en définissant les limites d’une réalité de sens commun (Lears 1985 : 572). Par conséquent, l’hégémonie est elle-même un processus, à travers lequel s’établit la légitimité du pouvoir exercé par certains groupes et s’accepte la primauté de leurs visions et projets politiques. Les processus hégémoniques adviennent dans des institutions de pouvoir de la société civile, comme les écoles, les églises et aussi la famille, lorsque ceux qui occupent des positions de pouvoir visent le façonnement et l’élaboration de visions du monde et de volontés collectives. Les références aux groupes dominants dans les travaux de Gramsci s’appliquent largement aux élites politiques et aux classes dominantes. Cependant, comme je l’explique plus bas, j’élargis cette notion de groupes dominants de façon à inclure la catégorie sociale des hommes ; les hommes, dans une variété de contextes, exercent en effet du pouvoir en tant que groupe et, comme je le soulignerai, grâce à l’exercice de ce pouvoir, les visions et les projets des mâles les plus âgés finissent par être définis comme relevant du bon sens et être ainsi légitimés.

Puisque l’hégémonie est un processus, le consentement au projet familial commun doit être vu comme un résultat et, comme je l’ai montré dans le cas de la famille Barthes, cela peut se réaliser assez facilement, avec peu de conflits et une coercition réduite. Malgré tout, le consentement ne s’acquiert pas toujours facilement. Dans le Languedoc, le projet familial commun a pu être accepté mais au prix de résistances et de remises en question. Les histoires de vie de plusieurs villageois montrent que la main-d’oeuvre familiale, sous plusieurs aspects, n’adhère pas toujours spontanément ou systématiquement au projet familial commun. En réalité, le caractère « commun » du projet familial est souvent contesté et des conflits majeurs surviennent lorsque les fermiers tentent d’empêcher leurs enfants d’abdiquer l’obligation familiale de travailler durablement à la ferme. Plusieurs de ces conflits tendent à éclater autour de la question de la succession. Dans de tels cas, des manoeuvres et négociations complexes sont nécessaires pour résoudre la question de la continuité générationnelle et de la pérennité de la ferme. Quand de telles crises se produisent, les tactiques du despotisme familial apparaissent au grand jour.

Le despotisme familial

Plusieurs filles et fils des fermiers familiaux ont révélé dans leur histoire de vie qu’ils avaient souhaité échapper à la lourdeur de la vie de la ferme et aux sentiments d’infériorité reliés à une occupation qui porte le stigmate d’un statut inférieur. Beaucoup de jeunes femmes étaient particulièrement désireuses de quitter la ferme pour la ville, parce qu’elles avaient constaté que rester à Broussan comme héritières de la ferme familiale signifiait soit devenir fermière soit épouser un fermier et succomber à cette infériorité. Pour plusieurs d’entre elles, ces éventualités équivalaient à une abomination. Elles voyaient le mariage avec un fermier comme une vie d’esclavage virtuel envers un horaire dicté par la routine quotidienne de la ferme : préparer le petit-déjeuner à l’aube ; puis le petit-déjeuner des enfants ; mettre de l’ordre ; préparer le repas de midi ; mettre de l’ordre encore ; faire la lessive ; faire le marché ; être disponible pour aider aux champs ; préparer le repas du soir ; ranger toujours. C’était une vie subordonnée au monde masculin de l’exploitation agricole. Dans la mesure où ce monde était nettement masculin, les liens attachant les filles à la ferme se sont plus relâchés que les liens des fils.

Que l’exploitation agricole soit devenue une occupation masculine ne signifie pas pour autant que les femmes échappent entièrement aux forces contraignantes du projet familial commun. Comme je le mentionnais précédemment, la plupart des femmes joignent leur main-d’oeuvre au projet familial commun par le biais de leur travail domestique comme épouses de viticulteurs. Mais, en plus, elles « aident » leur mari dans les champs. Les femmes ne travaillent habituellement pas la terre comme viticultrices, encore qu’à Broussan il y ait plusieurs cas de telles femmes. Les femmes héritent des vignobles, mais les exploitent plus rarement.

L’anomalie que représente une femme viticultrice survient lorsque la famille ne compte que des héritières. Quand se présente la question de la succession dans de telles familles, une fille, tout comme un fils, finit par être soumise aux pressions pour travailler à la ferme et prendre la relève. Les pères emploient des tactiques variées qui vont de l’offre de récompenses aux menaces de punition pour s’assurer que les filles vont continuer à diriger l’entreprise. Par exemple, dans le cas d’une des quelques viticultrices de Broussan, le père, sur son lit de mort, a fait valoir les notions de la famille et de la ferme, si bien qu’elle a été contrainte de s’engager dans l’exploitation agricole.

Marie Pons est l’une de ces femmes de Broussan (une douzaine) qui possèdent et dirigent une ferme familiale. En racontant l’histoire de la façon dont elle est devenue viticultrice, Marie a mentionné qu’elle était fille unique et qu’elle avait hérité d’un domaine de 6 hectares et d’un hôtel en ville, pas très loin du village. Après s’être mariée à 35 ans, ce qui est tard selon les critères du village, Marie a donné naissance à une fille. Elle continue à diriger sa ferme en dépit du fait que le revenu du vignoble est négligeable, et elle précise qu’avec la crise actuelle et l’avenir plutôt sombre de la production du vin, ça n’a pas beaucoup de sens de continuer comme viticultrice, puisqu’elle possède une autre entreprise.

Marie affirme que la seule raison pour laquelle elle continue est de respecter la promesse faite à son père, mort du cancer, qu’elle ne vendrait jamais un seul hectare de la propriété familiale. Elle explique qu’il a été longtemps très malade et que, durant sa maladie, il a sans cesse insisté pour qu’elle ne vende jamais la terre. Il a bien fait comprendre à Marie qu’il avait sué sang et eau sur la terre de cette ferme et que la vendre équivaudrait à le tuer. Ainsi, Marie jura à son père sur son lit de mort qu’elle ne vendrait jamais aucune partie du patrimoine familial et qu’elle continuerait à travailler la terre. Elle dit que cette promesse l’a fait souffrir et qu’elle s’est mariée tardivement parce qu’elle était toujours trop occupée à la ferme ou à aider sa mère à l’hôtel. Marie est fière de pouvoir travailler cette terre, mais en même temps, elle est convaincue que ce travail n’est pas fait pour une femme. Elle n’a jamais été vraiment à l’aise en tant que viticultrice. Elle explique avec dégoût :

Vos mains sont toujours sales. Vous sentez mauvais et votre peau devient rugueuse et ride très rapidement. Mais, quand mon père était en vie, on ne pouvait vraiment pas faire marcher cette ferme sans moi. J’ai donc dû aller aux champs avec lui et maintenant je suis forcée de continuer à faire fonctionner la ferme.

Marie explique qu’elle devait travailler sur la ferme parce que son père avait menacé de couper les ponts avec elle et de la renier si jamais elle essayait quelque chose d’autre que l’exploitation agricole. Elle m’a dit qu’elle voulait faire autre chose, aller à Paris ou à Lyon. Mais elle est restée et s’est finalement mariée avec un homme qui, selon elle, était le seul qui pouvait accepter d’être marié à une femme viticultrice. Elle a terminé cette conversation en me disant, plutôt amèrement, que les autres hommes ne la regardaient même pas.

Le cas de Marie montre assez clairement comment le sens du devoir chez une femme dans de telles circonstances supplante le désir. Prisonnière d’une promesse et d’un sens du devoir familial, elle a abandonné son désir d’échapper à la lourdeur de la vie à la ferme. Son cas montre aussi comment sa dépendance envers son père en tant que jeune fille pour sa propre reproduction matérielle a déterminé le cours de sa vie. Dans ce contexte où la famille est centrale pour l’organisation du bien-être moral et matériel, la menace de reniement des enfants constitue une puissante force d’exercice du contrôle. Le mécontentement de Marie d’avoir été « maintenue » se manifeste dans ce sentiment de dégoût à l’égard de la vie de ferme et dans l’humiliation qu’elle a ressentie parce qu’elle ne correspondait pas aux critères villageois de féminité. À Broussan, une des normes de la féminité réside dans le domestique et dans le fait de se consacrer à du « vrai » travail de femme. Une autre norme consiste à être entretenue par un homme qui travaille dans le monde masculin de l’exploitation agricole, et par conséquent à être dépendante de lui. L’époux de Marie est camionneur, mais c’est elle qui fournit le revenu principal. Ces normes sont le résultat de forces de la modernisation qui ont favorisé la masculinisation de l’exploitation agricole et le contrôle masculin sur le gagne-pain le plus important dans le Languedoc rural. Bien que la modernisation ait libéré les femmes du travail aux champs, elle a encouragé leur dépendance envers les hommes pour leur nourriture et leur reproduction matérielle. Le résultat est que les femmes sont davantage susceptibles d’être contrôlées par les hommes au sein d’un régime de despotisme familial, comme ce fut le cas de Marie qui était contrôlée par son père.

Lorsque le devoir filial est remis en question, les parents soudoient leurs enfants, font des menaces, donnent des cadeaux et évoquent des punitions afin de prévenir les manquements aux responsabilités familiales. L’efficacité de ces tactiques repose sur le fait que dans le contexte de l’exploitation familiale, les parents, habituellement les pères, monopolisent les moyens idéologiques et matériels de domination des enfants qui, en retour, comptent sur eux pour leur entretien matériel. Le retrait des moyens matériels destinés à l’entretien des enfants dépendants, qu’il soit vraiment exercé ou seulement implicite, sert à renforcer le pouvoir que les pères peuvent exercer pour mater les membres récalcitrants de la maisonnée. Les conflits entre les parents et les enfants sont souvent résolus par l’exercice du pouvoir autoritaire du patriarche. Ce pouvoir est exercé pour renforcer sa volonté dans un régime de despotisme familial. Une des tactiques les plus courantes des parents pour s’attacher la main-d’oeuvre des enfants est de leur donner la terre. Une fois que le fils ou la fille a accepté ce cadeau, le rapport entre la personne et la propriété est effectivement scellé. En capitulant devant les pressions parentales, les enfants sentent qu’ils se sont engagés dans un mode de vie très précaire et qu’ils n’en retirent que privations et insécurité économique.

Ces sentiments sont en fait fréquents chez les héritiers de fermes familiales et alimentent les réticences des enfants à prendre la relève. À la lumière de l’état permanent de crises que connaît la viticulture, plusieurs enfants recourent à des faux-fuyants et refusent catégoriquement de s’engager dans un mode de vie miné par les privations économiques et les corvées. D’ailleurs, la présence d’un marché fortement demandeur de main-d’oeuvre leur fournit des possibilités de s’échapper, puisqu’en principe, l’emploi dans l’industrie est facilement disponible[13].

La présence d’autres domaines culturels confèrent de la valeur à la poursuite d’autres formes de travail et remet en question le bon sens du projet familial commun. Le cas de Sébastien Cabanel illustre la façon dont les pères exercent leur pouvoir pour restreindre l’accès de leurs enfants à ces autres domaines. Sébastien, un veuf, qui dirige un vignoble en même temps qu’un des garages locaux, explique dans ce segment de récit ontologique le rôle joué par son père dans la détermination de son avenir.

À l’âge de 10 ans à peu près, j’ai manqué plusieurs jours à l’école parce que mon père m’empêchait d’aller en classe pour l’aider dans les champs. J’ai souvent aussi été interrompu au milieu de mes leçons parce qu’il avait l’habitude de venir me chercher à l’école lorsqu’il avait besoin d’aide dans les vignobles. C’était un peu humiliant, mais ça arrivait aussi aux autres garçons. Je n’ai jamais voulu travailler sur la ferme familiale et j’aimais aller à l’école, mais parce que j’étais tellement jeune, il fallait faire ce que mon père voulait. Finalement, j’ai eu 13 ans, et mon père m’a retiré de l’école pour de bon et il a dit qu’il était temps que j’apprenne comment on devient un producteur de vignes. J’ai travaillé avec mon père dans les champs et quelquefois seul lorsqu’il allait travailler dans d’autres domaines locaux. J’ai aussi dû chercher d’autre travail pour aider à faire marcher la ferme. Pendant quelques années, notre exploitation familiale était trop petite et mon père voulait acheter plus de terre. Je lui ai dit que je ne voulais pas n’importe quel emploi mais que je voulais apprendre un métier. J’ai refusé de travailler comme travailleur agricole, ce qui était ce que la plupart des fils de viticulteurs faisaient à l’époque, parce que je ne voulais pas être évincé par quelque grand propriétaire. Mon père était d’accord que ce ne serait pas une mauvaise idée d’apprendre un métier en dehors de l’agriculture. Ça rapporterait un peu d’argent et me donnerait les moyens de gagner ma vie si la ferme échouait. Alors, en 1931, alors que j’avais 14 ans, j’ai commencé à travailler comme apprenti avec un mécanicien de Béziers. Après la guerre, j’ai emprunté un peu d’argent pour m’acheter un garage et j’ai continué à travailler sur la ferme familiale. Avec un peu d’argent que j’ai gagné comme mécanicien, j’ai augmenté la surface de l’exploitation familiale et quand mon père est mort en 1957, j’ai hérité d’une exploitation de 4,5 hectares.

Il est évident qu’en tant que fils, Sébastien était tenu de s’incliner devant les souhaits de son père quant au maintien de la continuité de la ferme. En tant que jeune de 13 ans, entièrement dépendant de ses parents pour sa propre subsistance, Sébastien n’avait d’autre choix que de céder à l’autorité de son père et à ce qu’il avait défini comme l’impératif familial, à savoir maintenir une unité de production agricole viable. Les conflits entre parents et enfants prennent davantage d’intensité dans le contexte du Languedoc en raison du haut degré de mobilité de la main-d’oeuvre au sein du marché capitaliste, favorisé par un État entièrement voué à la modernisation de l’économie et de la société française. Ces conflits mettent en relief les forces de coercition qui caractérisent le régime du despotisme familial. La nature hiérarchique de la maisonnée ressort également avec force. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’hégémonie est un processus et, autant elle s’érige à la faveur de ce processus autant elle peut s’effondrer. Quand un régime d’hégémonie familiale est menacé ou lorsqu’il s’effondre, des formes de contrôle despotique entrent en jeu pour « les maintenir à la ferme ». Quand l’hégémonie familiale est affaiblie, le chef de l’entreprise — le pater familias — se lance souvent dans une campagne axée sur un système de récompenses matérielles et de punitions pour s’assurer que le devoir et l’engagement envers le projet familial commun sont accomplis.

Alors que les liens du familisme peuvent évoquer des sentiments de réciprocité et de générosité (Harris 1982), ils peuvent aussi reposer sur l’obligation et la responsabilité. Le devoir est souvent renforcé par l’exercice du pouvoir et ce pouvoir est souvent exercé par les puissants sur ceux qui en sont dénués. Selon Foucault (1977), l’exercice de la force et de la coercition dans les institutions représente des formes inassouvies ou ratées de discipline. Comme Foucault, Gramsci (1971) et plusieurs autres insistent sur le fait que les rapports de pouvoir imprègnent toutes les institutions sociales ; la famille, en tant qu’institution, ne fait pas exception. La famille est donc une institution basée sur la hiérarchie et la dépendance, dans laquelle les membres se différencient selon leur accès au pouvoir et au contrôle des ressources matérielles, et ces différences mettent de l’huile dans les rouages d’un système de contrôle de la gestion basé sur le despotisme familial.

Le genre et la génération : discipline et domination

Si l’on considère les segments de récits ontologiques présentés ici, il est évident que les pères et les maris s’efforcent de contrôler le cours de la vie des enfants, garçons et filles, pour garantir la continuité de leur ferme. Ils utilisent des cadeaux et des menaces pour essayer de « maintenir » leurs filles et leurs garçons à la ferme. Les exemples ont aussi montré que les filles, comme les fils, sont souvent assujetties à des formes de domination, aussi bien qu’à des récompenses et punitions. Cependant, une différence décisive existe entre la domination qu’expérimentent une fille et un fils. Un fils peut éventuellement s’établir comme chef de la maisonnée, gestionnaire et directeur de la ferme. Les différences de pouvoir entre les pères et les fils prennent fin quand le fils hérite de la propriété. En revanche, la période pendant laquelle une femme est subordonnée au chef masculin de la maisonnée et de la ferme (comme fille puis comme épouse) est plus longue. Cette subordination est mise en évidence par la nature des routines domestiques des femmes, discutées plus haut, et par le fait que les efforts des femmes dans les vignobles sont rarement reconnus — par les femmes et par les hommes — comme du travail valable. D’ailleurs, la majorité des propriétés agricoles sont habituellement enregistrées au nom des hommes. Les femmes ont tendance à transférer le titre de leur propriété aux hommes après le mariage. Une des raisons en est que l’État renforce de facto, si ce n’est de jure, la propriété masculine des entreprises agricoles. Il sera plus facile d’avoir accès aux subsides de l’État, aux prêts et à l’information technique si la propriété est enregistrée au nom de l’homme. Puisque les hommes sont considérés comme les dirigeants légitimes des fermes, les services de crédit et les programmes de subvention sont conçus à leur intention. Les conditions des prêts, les intérêts et les taux d’hypothèque sont plus favorables aux hommes puisqu’ils sont considérés comme les principaux pourvoyeurs et propriétaires, quel que soit l’apport du travail salarié des femmes dans d’autres secteurs de l’économie.

Ainsi, l’appareil juridico-politique de l’État promeut la dépendance économique des femmes par rapport aux hommes. L’État participe donc au processus cyclique d’établissement des hommes comme chefs de maisonnée, renforçant le pouvoir masculin et l’autorité en fournissant une base économique à l’autorité patriarcale. Le contrôle du chef masculin sur la main-d’oeuvre et les membres de la famille est médiatisé par une variété de dispositifs idéologiques, notamment ceux qui protègent l’inviolabilité de la famille. Le père de Marie Pons lui a bien fait comprendre que la vie même est associée à l’agriculture, utilisant le symbolisme du sang et de la terre. Mais ce contrôle de la main-d’oeuvre a en fait acquis une force réelle sur le plan matériel à travers le contrôle de la propriété par le chef. D’ailleurs, les hommes aussi tendent à contrôler les produits de ce travail. Le revenu tiré de la production des vignes est payé au chef de la maisonnée — le propriétaire de cette exploitation — qui contrôle finalement sa distribution. Par conséquent, c’est en tant que dépendants du propriétaire que les membres peuvent avoir accès aux produits du travail. En ce sens, les épouses et les maris échangent leur travail sur la base de ce qui a été appelé le contrat conjugal (Whitehead 1981). Cependant, parce que les femmes tendent à céder le contrôle et la propriété de facto aussi bien que de jure de leur propriété agricole à leur mari, les maris et les épouses s’engagent dans le contrat conjugal selon des conditions fort différentes. Les hommes s’y engagent en tant que propriétaires des moyens de production et de leur propre force de travail. Les femmes y entrent comme propriétaires de leur force de travail seulement. On peut donc soutenir que les divisions de classe sont bien visibles sur le plan de l’unité familiale et coïncident avec la différence de genre. L’autorité du chef masculin est sanctionnée par la propriété des moyens de production et par le contrôle des ressources économiques dont dépend le mode de vie de l’unité domestique. Le statut dépendant des autres membres de l’unité domestique met en relief l’autorité du chef masculin qui peut retirer, répartir et s’approprier les biens, les services et le travail. D’ailleurs, la présence de divisions et de dynamiques qui évoquent la classe révèle la façon dont les femmes et leur main-d’oeuvre sont exploitées par les hommes comme chefs de maisonnée, particulièrement là où règne un système de récompenses et de punitions au sein d’un régime de despotisme familial basé sur le pouvoir patriarcal. C’est à travers le fonctionnement de ces deux régimes différents, mais se renforçant mutuellement, que les fermiers du Languedoc s’arrangent pour garder leurs fils et leurs filles à la ferme après que ceux-ci ont vu « Paree ».

Article inédit en anglais traduit par Marie France Labrecque