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Pour faire sens de son existence, le philosophe d’origine congolaise Valentin Yves Mudimbe a entrepris une mise en récit du soi et du social. Selon Kavwahirehi, le projet de Mudimbe est d’affirmer une subjectivité (dite « primordiale ») comme pierre angulaire d’une décolonisation des sciences humaines. L’objectif avoué de l’entreprise mudimbienne est de faire de ces sciences le lieu d’une prise de parole et d’une pensée réconciliées avec ce nouveau sujet d’énonciation qu’est l’Africain indépendant, postcolonial (à la fois chercheur et homme du renouveau). Ce faisant, Mudimbe respecte l’injonction kantienne de « sortir de la minorité ». Le lieu central de ce travail de recherche (recensé par Kavwahirehi) est le sujet en situation de crise qui, en tant qu’« intention instituante, engagé dans une situation concrète » (p. 16), entreprend de connaître le monde pour faire sens et pour savoir ce qu’il est en mesure d’espérer.

Un tel travail ne sollicite pas nécessairement les structures du dehors. D’ailleurs, Mudimbe « maintient jusqu’au bout l’interrogation sur celui qui parle » (p. 16), ce qui l’entraîne dans « une sorte d’autoréférentialité » dont les termes les plus fréquemment utilisés sont l’authenticité et la vérité. Mais, il travaille aussi à faire du sujet celui « qui définit les tâches du présent et, par là, se définit lui-même ». En ce sens, il touche le dehors en faisant « l’ontologie du présent auquel [il] appartient et qui [le] définit », ce qui l’amène aussi à faire « l’ontologie […] de ses possibilités d’action » (p. 22). La visée de ce travail est la transformation du soi et du social.

L’espace narratif de tels accomplissements est le milieu où se négocient l’africanité et l’occidentalité. Cet espace où la réécriture du soi et du social construit son parcours et refait l’histoire du sujet africain est « marqué par deux processus » : l’assujettissement colonial, dont le chercheur se dégage progressivement, et la subjectivation, ce travail qui lui ouvre une nouvelle capacité d’être-au-monde par la prise de parole et la création d’espaces publics. La trace d’une énonciation autonome est repérable là où l’Africain indépendant institue une rupture et se pose à la fois « comme sujet et source du discours ».

Les quatrième et septième chapitres sont consacrés à cette question : « comment le sujet advient à son propre discours » (p. 89-90) ? Les éléments repérables de ce nouveau commencement sont 1) une poétique de l’écart et de l’acte de liberté permettant de « de fonder l’acte de connaître sur l’expérience concrète du sujet » (p. 147), 2) un travail qui consiste à acquérir une tradition intellectuelle (en déconstruisant celle qui est donnée par le colonialisme pour s’en fabriquer une dont les outils seront en mesure de saisir l’expérience du sujet dans la connaissance), 3) une entreprise de recherche portant sur le champ des possibles et « le mode d’action qu’il (le sujet) est capable d’exercer dans l’actualité ». Le but d’un tel parcours n’est pas de fuir la situation concrète mais d’amener le chercheur « à quitter sa position d’objet du discours africaniste pour se poser comme sujet, acteur, organisateur de son monde » (p. 149).

La troisième partie du livre est consacrée à la méthode. Suivre un tel parcours permet à l’auteur du livre de montrer la connaissance en acte et ses conditions de possibilité. En effet, Kavwahirehi tire des oeuvres de Mudimbe (poèmes, romans, essais) des ressources critiques : les repères significatifs du projet de décolonisation en vue d’un devenir homme et intellectuel postcolonial. La méthode mudimbienne prend appui sur des analyses archéologique et généalogique pour déconstruire l’ordre colonial institué dans les sciences humaines ; cela suppose une réflexion nouvelle, notamment sur la recherche et l’enseignement de ces sciences. L’auteur du livre montre que la méthode fait de l’écriture (en tant que pratique qui n’a pas de sol héréditaire, traditionnel) le lieu de cette déconstruction, certes, mais aussi lieu de la lutte en vue de se constituer et s’affirmer comme créateur et « sujet de son propre récit ».

La nouvelle anthropologie mudimbienne pose donc l’irréductibilité de ce sujet qui habite (et est habité par) sa propre bibliothèque. Cette anthropologie critique a comme projet explicite l’articulation de la « libération d’une parole africaine » à une nouvelle politique de la langue (« le langage n’existe que parlé par l’homme » p. 252) en vue de faire émerger dans l’écriture les expériences que le colonialisme a condamné au silence (p. 260). Ce faisant, Mudimbe déconstruit la colonisation en tant qu’action publique qui rature la mémoire locale et reformule les fondements des sciences humaines en vue d’instituer une capacité et une légitimité d’énonciation.