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Ethnicité et tourisme, le cas singulier de Bornéo

En Indonésie, au début des années 1990, la promotion officielle de nouveaux « pôles » d’attraction touristiques en dehors de Bali, Java et Sumatra ouvre de larges perspectives au tourisme ethnique et à l’éco-tourisme dans des régions éloignées et peu connues des tour-operators locaux ou internationaux. Durant une période de près de dix ans, avant la rupture brutale causée par la crise et les désastres écologiques, notamment les incendies de forêts à Kalimantan en 1997-1998, la fréquentation touristique a augmenté progressivement à Tanjung Isuy, un village des Dayak Benua’, choisi et développé par l’administration provinciale de Kalimantan-Est comme une « vitrine culturelle » dayak.

À Kalimantan comme ailleurs, ces efforts participent aussi du processus de « développement régional » (pembangunan daerah) tel que l’Ordre nouveau le concevait, c’est-à-dire qu’à côté de facteurs purement économiques, il comprenait ce que l’on peut appeler « l’indonésianisation » des cultures ethniques « tribales », dont certains éléments, spectaculaires ou non, étaient modifiés et retenus à titre de marqueurs identitaires. De même, la notion de « coutume et tradition » (adat istiadat) des différentes populations, utilisée dans la terminologie officielle, servait à mettre en place des manifestations à vocation touristique (fêtes, rencontres sportives, cérémonies mises en scène, prétextes à production et diffusion d’artisanat local). La remise en état ou la construction de « longues maisons » typiques, l’aménagement de sites à vocation touristique générale, participaient de cette orientation. Dans le cas de Kalimantan, l’utilisation d’une ethnicité « dayak » générique afin de créer une image de marque provinciale est le principal argument utilisé par le ministère du Tourisme et retransmis par les administrations locales à l’échelle de la province et du département. Il faut insister sur le fait que la notion d’ethnicité à Bornéo recouvre des phénomènes complexes d’identification et d’assimilation ethnique ou linguistique, qui rendent sa définition problématique (Guerreiro 1995 ; King 1982 ; Rousseau 1990 ; Sellato s.d.). Généralement, les populations de l’intérieur dans les quatre provinces de Kalimantan se reconnaissent comme Dayak ou Daya’ Daya (« les gens de l’amont, de l’intérieur »), l’ethnonyme préféré. Les Dayak s’opposent culturellement aux chasseurs-collecteurs nomades ou semi-nomades, Punan, Bukat ou Basap, dont certains se nomment aussi Penan au Sarawak, sédentarisés dans leur majorité, ainsi qu’aux groupes islamisés des côtes, qui font partie d’un réseau culturel « malais », présent ailleurs dans l’archipel.

La fluidité des identifications ethniques et les types intermédiaires existant entre ces trois grandes catégories posent des problèmes analytiques complexes qu’il serait ardu de résumer ici. De plus, il s’ajoute à ces populations autochtones une catégorie de migrants, spontanés ou organisés, notamment dans le cadre des projets gouvernementaux de « transmigration » depuis les années 1960 (Javanais, Madurais, Balinais, les habitants des îles de l’Est indonésien ou Orang Timur), ainsi que les Bugis de Sulawesi-Sud, établis depuis très longtemps sur les deux rives du détroit de Makassar (Pelras 1997). L’ethnonyme « Dayak » recouvre un ensemble hétérogène, qui ne présente aucune analogie avec ceux qui ont bénéficié en Indonésie d’une reconnaissance relative (« Bali », « Toraja », « Batak », « Minang », etc.). En outre, il ne correspond pas à un territoire géographiquement défini, ni à un « pays », comme chez les Sasak à Lombok ou les Ngadha/Nage à Flores. Historiquement, la majorité des Malais ou des populations islamisées ayant conservé leurs coutumes et leur langue propre ont aussi des origines dayak. Ils sont « devenus malais » (masuk Melayu) à la suite de leur conversion à la religion du Prophète.

Les Benua’ de Kutai, qui font l’objet de cet article, se rattachent à un ensemble ethnique plus large, nommé Luangan, dont les limites territoriales et culturelles sont floues, se fondant progressivement avec celles d’autres ethnies sur leur pourtour. Une estimation de leur population totale approcherait 100 000 personnes, réparties aux limites des trois provinces de Kalimantan-Est, Sud et Centre. Ils se situent dans une catégorie intermédiaire entre des sociétés à espace social restreint, dont le village est la seule référence, et des groupements plus importants, de caractère régional. Les différences qu’on peut noter actuellement entre ces populations sont dues à l’évolution des conditions historiques locales. En termes d’organisation sociale, ce sont les liens de parenté indifférenciés (ou cognatiques) et les affiliations rituelles avec des « maisons » pérennes qui jouent lors de la célébration des cérémonies funéraires regroupant plusieurs familles ; en tout cas chez ceux qui suivent les rites de la religion coutumière (adat), connue sous l’appellation d’Agama Hindu-Kaharingan à Kalimantan-Centre (Schiller 1997). D’un point de vue sociologique, la coopération agricole, l’échange de journées de travail et les réunions à caractère confessionnel, chez les Luangan convertis au christianisme, protestants et catholiques, constituent les principaux vecteurs de la société villageoise. Dans ce contexte d’ethnicité faible, il suffit de remarquer que les traits marquants de la culture benua’ ne se distinguent guère de ceux de leurs voisins luangan. La même situation peut être soulignée ailleurs à Kalimantan Sud, Centre et Ouest, dans l’intérieur, où des sociétés plus intégrées ou hiérarchisées se maintiennent, surtout en raison de leur isolement. Ces raisons expliquent en partie le faible développement du tourisme culturel et ethnique à Kalimantan, à l’exception de la région de Tanjung Isuy à Kalimantan-Est.

L’idée que la culture dayak est homogène et délimitée forme un présupposé partagé par les touristes et l’administration régionale à Kalimantan, mais elle apparaît également dans la littérature promotionnelle produite par les Bureaux du Tourisme et les voyagistes locaux. À ce propos, V. T. King soulignait le fait que la perception des étrangers et des habitants variait considérablement selon le type d’interaction touristique et que les expériences et les réponses au processus touristique divergeaient selon les communautés. Il concluait donc que « Ces processus touristiques ne sont pas généralisables d’un cas à l’autre » (King 1994c : 34). Toutefois, nous pensons qu’il est possible de discerner au moins des tendances qui modèlent les représentations touristiques au niveau régional à Bornéo. De ce point de vue, on ne doit pas s’étonner du contraste entre la situation qui prévaut à Kalimantan et celle du Sarawak, où l’ethnie iban est dominante démographiquement et représentée à différents niveaux dans l’administration et le gouvernement de l’État.

Figure 1

L’île de Bornéo

L’île de Bornéo

(Brunei ; Indonésie : Kalimantan ; Fédération de Malaysia : Sarawak et Sabah)

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La même situation prévaut au Sabah, en Malaysia orientale, où l’éco-tourisme sert de levier économique. Outre la découverte des nombreux parcs et réserves naturels, le Musée de l’État du Sabah à Kota Kinabalu forme le principal attrait du tourisme culturel (Lasimbang et Ismael 1994 : 101). Le contre-exemple du Sarawak, où le tourisme ethnique (les « circuits safaris » en pays iban forment une réussite équilibrée) repose sur des dynamiques identitaires et politiques radicalement différentes, que nous analyserons brièvement dans la discussion.

Il faut ajouter que jusqu’à présent, relativement peu d’études ont été consacrées aux différents aspects du phénomène touristique à Bornéo, en dehors du petit recueil d’articles édité par King, faisant le point sur la Malaysia orientale (1994). Concernant Kalimantan dans son ensemble ou le sultanat de Brunei Darussalam, rares sont les références générales, sans parler d’études plus pointues (Muller 1990 ; Van Rooijen 1991). Cela constitue une différence notable avec l’abondante littérature existant sur le même sujet à Bali, Tana Toraja ou Java.

Tourisme et développement à Kalimantan-Est

L’immense région formée par la province de Kalimantan Timur (en plus bref l’acronyme Kaltim), qui s’étend sur une superficie de 221 440 km2, était morcelée en quatre départements (kabupaten) — Pasir, Kutai, Berau et Bulungan — auxquels s’ajoutaient les deux municipalités de Balikpapan et Samarinda (jusqu’aux réformes administratives de 1999). La province, dont l’économie fonctionnait encore selon un modèle dualiste à la fin des années 1960, a connu un « boom » vers le milieu des années 1970, avec l’exploitation du bois puis du pétrole et du gaz naturel, qui a attiré de nombreux migrants des régions moins favorisées du pays (Daroesman 1979 ; Lindblad 1988 : 217-221 ; Magenda 1991 : 69 et sq.). Parallèlement, le programme de « transmigration » provincial s’intensifiait et des opérations de déplacement de populations touchaient les Dayak et Punan les plus isolés, notamment ceux des zones frontalières stratégiques avec la Malaysia, le Sarawak et le Sabah.

La province a été réorganisée à partir de 1979, avec le développement progressif du système administratif imposé par le gouvernement de Jakarta, notamment la « Loi sur l’administration du village » et la création du « comité de coordination villageois » (LKMD). La population de la province atteint aujourd’hui deux millions d’habitants, dont la grande majorité vit sur une étroite bande côtière et dans les villes. Les différentes ethnies de l’intérieur des terres, les Dayak, Punan et Basap, ainsi que les quelques populations minoritaires islamisées, dont les Bajau, représentent environ 400 000 personnes. À cette division spatiale s’articule une polarisation religieuse se traduisant par la position dominante des Malais et des migrants, en majorité musulmans, tandis que les autochtones se sont convertis en majorité au christianisme de différentes dénominations depuis les années 1940-1950. Cela n’empêche pas ces derniers de maintenir des particularismes fondés sur leur traditions culturelles, appelées adat, terme dont le champ sémantique en malais-indonésien englobe les concepts d’« us et coutume » (adat kebiasaan), « religion » (adat lehulur), « tradition » (adat-istiadat) et « droit » (hukum adat). En bref, l’adat constitue le fondement de l’ordre sociocosmique tel qu’il est exprimé dans les mythes et les rites des Dayak. Chez les populations non converties aux religions mondiales, comme ailleurs en Indonésie, il conserve ce caractère polysémique (Guerreiro 1993).

Figure 2a

La province de Kalimantan-Est (Kalimantan Timur), d’après A. W. Massing (1982)

La province de Kalimantan-Est (Kalimantan Timur), d’après A. W. Massing (1982)

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Figure 2b

La région du lac Jempang, Tanjung Isuy et la rivière Pahu, d’après A. W. Massing (1982)

La région du lac Jempang, Tanjung Isuy et la rivière Pahu, d’après A. W. Massing (1982)

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L’ouverture de Kalimantan-Est au tourisme international a débuté assez tard, vers 1982-1983, puis la province a été désignée comme destination touristique et « porte d’entrée » en Indonésie, afin de détourner l’afflux de touristes des régions très visitées (Bali et Java-Centre, ou encore Tana Toraja, à Sulawesi-Sud) ; le Ve plan quinquennal (1988-1994) ne place Kalimantan-Est qu’au 15e rang des régions à vocation touristique du pays (Daerah Tujuan Wisata ou DTW), mais dès 1990, le tourisme a vraiment pris son envol.

À Kutai, la région la plus avancée en termes d’infrastructures et dotée du plus grand nombre de sites touristiques, on a organisé des actions de promotion en synergie avec l’Institut de promotion de la culture de Kutai (LPPK), créé en 1978. Tous ces efforts ont permis un développement spectaculaire du nombre de visiteurs étrangers et indonésiens à Kutai entre 1990 et 1994. Il est passé de 277 en 1990 à 1807 en 1994, soit une augmentation de 64 % par an. Mais pendant la même période, le nombre de touristes indonésiens augmentait de 45 045 à 215 733 (Gouvernement de Kutai 1995 : 132-133). Entre 1997 et 1998, les incendies de forêt et la crise politique ont réduit le tourisme international, toutes origines géographiques confondues ; il a perdu près de 54 % avec 42 817 visiteurs en 1997 contre 19 590 en 1998 (Ministère du Tourisme, Bureau provincial 1999 : 19).

Cependant, le développement touristique de Kutai dès le milieu des années 1970 peut être aussi attribué à la forte présence de sociétés multinationales exploitant les gisements pétrolifères et de gaz naturel à Balikpapan et Samarinda, ainsi que de compagnies forestières, japonaises, philippines ou américaines, en joint-venture avec des entreprises indonésiennes. Plus tard, s’est manifesté un intérêt touristique pour la ville de Banjarmasin et son arrière-pays dayak, dans les Monts Meratus, à Kalimantan-Sud, avec les groupes Bukit. Ces flux touristiques furent toutefois modestes et n’ont pas entraîné un développement des infrastructures ni des projets spécifiques à Kalimantan-Sud. Les autres provinces, Kalimantan-Centre et Ouest, sont restées, dans l’ensemble, à l’écart du tourisme international.

S’il est possible de distinguer formellement plusieurs catégories de tourisme dans la province, la forme la plus courante est constituée par les circuits de découverte, les « Mahakam River Safaris », qui sont des croisières fluviales sur des bateaux aménagés aux normes de confort à l’Occidentale ; ils font aussi une courte escale au village de Tanjung Isuy. Tandis que les véritables « expéditions », qui s’adressent aux touristes individuels sous la direction de guides locaux issus du milieu urbain et anglophones, ont lieu vers l’intérieur de Kutai, Berau ou Bulungan. Ces expéditions, très coûteuses, comportent des itinéraires de trekking.

La dimension régionale et culturelle du tourisme à Kalimantan-Est

Dans l’Indonésie de l’Ordre Nouveau, dès les années 1972-1975, la mise à l’écart des traditions ethniques opérée par l’État et le système éducatif, relayée largement par l’idéologie officielle du Pancasila, « les Cinq principes », s’articulait à la promotion d’une identité locale centrée sur la province. À cette idée correspondait celle d’une « culture régionale » (kebudayaan daerah), dans l’optique de l’administration, qui progresserait parallèlement au développement d’une culture nationale à caractère urbain, fondée surtout sur l’usage de la langue indonésienne, Bahasa Indonesia, et qui stimulerait le processus de modernisation selon les valeurs nationales du développement (voir Hatley 1994 ; Kipp 1993 ; Koentjaraningrat 1974, 1982).

Dans le contexte régional, les expressions culturelles ne prenaient pas en compte les différences ethniques et linguistiques, puisque selon cette orientation, c’est un référent régional « unitaire » qui était valorisé. Cependant, à Kalimantan-Est, l’administration appliquait les directives officielles provenant de Jakarta, tout en réaffermissant au cours de ce processus les anciens clivages ethniques, à l’avantage des groupes musulmans dominants — les Malais Kutai et Banjar, présents surtout dans l’administration, et les Bugis, dans le milieu des affaires — et aux dépens de la composante dayak régionale. Cette politique allait à contre-courant du système colonial néerlandais, imposé à partir de 1900, qui visait à maintenir une certaine autonomie des populations de l’intérieur vis-à-vis des Malais de la côte. D’ailleurs, c’est le département de Kutai qui a toujours constitué la région la plus visitée par les touristes étrangers et indonésiens ; il correspond à l’ancien territoire du royaume de Kutai, aboli officiellement en 1960 comme les autres sultanats de la province : Pasir, Berau, Bulungan. La représentation de la culture dayak est donc celle des Malais — fondée sur des stéréotypes péjoratifs, qui comme l’usage générique de l’exonyme « dayak », datent du XIXe siècle — avant que l’administration directe de certaines régions du sultanat par les Néerlandais ne soit appliquée. De plus, on a vu des changements socioculturels survenir depuis lors, comme la conversion des populations de l’intérieur au christianisme et la scolarisation massive des jeunes générations depuis la fin des années 1960.

Il résulte de cette « mise en condition » la promotion d’éléments culturels, surtout les chants et les danses, d’un artisanat de qualité souvent moyenne, évoquant dans l’esprit des décideurs régionaux une marque « d’authenticité » (asli), quand il s’agit d’une tradition recomposée à partir d’éléments hétérogènes à caractère visuel, provenant de différentes sociétés dayak. Dans le discours des autorités régionales, l’usage des ethnonymes en binôme tendait aussi vers une réification : Dayak Kenyah = Dayak Bahau = Dayak Tunjung, constituant finalement une catégorie « dayak », dont les éléments spectaculaires seraient comme interchangeables et immuables. Dans la province, la promotion d’une identité culturelle régionale (kebudayaan Kaltim) par le biais des éléments dayak modifiés, se traduit d’abord par l’utilisation de motifs décoratifs inspirés des styles ethniques Kenyah ou plus rarement Benua’-Tunjung (populations aux origines culturelles et linguistiques distinctes), sur les bâtiments officiels ou des monuments élevés aux carrefours, devant les administrations, dont le bâtiment du bureau du gouverneur à Samarinda représente la quintessence (Sellato 1998).

Identité locale et référent culturel dayak dans le projet touristique

Plutôt que le milieu naturel, la forêt tropicale humide, c’est la culture dayak, présentée à la fois comme « exotique » et « diverse », qui constitue l’attraction touristique principale de Kalimantan-Est. Elle est mise en valeur dans les brochures de promotion et les « Safaris-Tours » proposés par les voyagistes locaux ou nationaux. À Kutai, elle est officiellement représentée par huit villages, appartenant à différents groupes ethno-linguistiques, déclinant une large gamme de particularismes et de productions culturelles, toutes soigneusement construites dans le but du développement touristique.

La stratégie choisie par le Bureau provincial, c’est-à-dire le « tourisme orienté » (channeled tourism), a été mise en place dès le milieu des années 1980. Depuis 1992 environ, elle s’est enrichie d’un ensemble de manifestations annuelles, coordonnées avec les activités prévues à l’échelle nationale. En termes d’ethnicité et de culture, dans le bassin du Mahakam, on peut classer les populations dayak en quatre groupes principaux :

  1. Les villages du plateau Tunjung autour de Barong Tongkok, appartenant surtout au groupe Benua’-Tunjung (notamment les villages de Pepas Eheng, Mencimai, Benung et Engkuni).

  2. Les villages Kayan-Kenyah des bords du Mahakam et de ses affluents. À l’origine, ce sont des villages déplacés (resetelmen penduduk ou RESPEN), groupes à forte démographie venus du plateau d’Apo Kayan.

  3. Les villages Bahau et Busang des rives du Mahakam, plus petits que ceux des Kenyah (par exemple Tering, Long Hubung et Long Pahangai).

  4. Les villages « touristiques » des Benua’ Ohong de Tanjung Isuy et de Mancong, où les longues maisons ont été restaurées, montrent un ensemble de traditions artistiques (danses et musiques traditionnelles) et un artisanat diversifié adapté aux besoins des visiteurs. Ils ont été promus dès le début des années 1980 comme « objets touristiques » (obyek wisata) dayak officiels. Les Benua’ sont connus pour un complexe spectaculaire de rites de chamanisme-possession, le belian, et pour la pratique du sacrifice du buffle lors des cérémonies funéraires Kwangkay. La conversion au christianisme n’a pas oblitéré les pratiques rituelles qui se rattachent à la tradition religieuse autochtone, l’adat des Benua’[1].

Sous l’impulsion du Bureau du Tourisme, entre 1984 et 1986, plusieurs cérémonies ont été adaptées en versions courtes, photographiées et filmées, pour être diffusées comme des attractions touristiques de la province, en tant que « spectacles artistiques dayak » (kesenian dayak) : les danses masquées hudo’ des Bahau et Busang, liées aux rites agraires du padi, ainsi que des anciens rituels tombés en désuétude, tel le Mamat, la grande fête de chasse aux têtes des Kenyah, ou encore « vivants », comme la fête des secondes funérailles Kwangkay des Tunjung-Benua’. Par rapport à d’autres communautés, la « mise en vitrine » de ces traditions recomposées est paradigmatique du succès du tourisme à Tanjung Isuy/Mancong, puisque le processus n’a pas été développé dans d’autres villages du bassin du Mahakam. En même temps, la fête Erau à Tenggarong, le rassemblement où les Dayak de l’amont du Mahakam venaient reconnaître l’autorité du sultan de Kutai sur la région, célébré tous les 3 ou 4 ans, a été maintenant transformé en un événement annuel, et des « extraits » choisis des rites et des danses dayak des différentes ethnies sont présentés à un large public national et international comme des traditions authentiques.

Finalement, l’image des Dayak véhiculée par les brochures, les guides et les cartes touristiques reste centrée sur de vieux stéréotypes qui reformulent l’idée que les « coutumes et traditions » des différentes ethnies sont immuables. Les images associées à la culture dayak soutiennent cet argument : femmes âgées aux « longues oreilles », vieux chefs coutumiers portant leurs sabres (mandau), danseuses aux costumes chamarrés ou cérémonies rituelles en cours, comportant des sacrifices sanglants, crâne d’orang-outan bien en vue. Les productions matérielles dayak comprennent les marqueurs culturels de la province (statues hampatong aux traits expressifs, masques effrayants — hudo’) et les textiles ikatés, ces derniers déclinés en souvenirs sous différentes formes, au point de devenir un signe identitaire régional. L’impression d’altérité est encore renforcée par des références aux coutumes « ancestrales », à l’animisme et aux rites magiques, sans oublier la chasse aux têtes, qui n’a pas complèment disparu de l’horizon dayak, comme les graves conflits interethniques de Kalimantan-Ouest en 1997-1999 l’ont rappelé avec force. Cela n’est pas sans susciter des interprétations contradictoires de la notion de « coutume » (adat) par rapport à l’identité culturelle régionale, dans la ligne des faits rapportés par Guinness ailleurs dans l’archipel (1994 : 271-275).

La diversité des ethnies, des langues et des productions matérielles, sauf l’habitat en longue maison qui disparaît, ne peut donc pas déboucher sur « l’iconisation » d’un ou de plusieurs éléments qui seraient promus comme signes de la culture dayak à Kalimantan-Est, et montrés en retour comme une référence à ces sociétés villageoises. Le fait que les Dayak soient présents dans les trois autres provinces de Kalimantan et au Sarawak doit être souligné. Dans ce contexte, le phénomène d’« appropriation » des pratiques culturelles régionales par l’État ne s’est pas intensifié, comme c’est le cas dans d’autres régions de l’archipel, à Tana Toraja ou à Bali. Tandis que la Loi sur l’administration du village de 1979, instituant le LKMD, a modifié les relations de la coutume et de l’administration. Ainsi, la place centrale accordée à la notion « d’entraide mutuelle » (gotong-royong), à cause du processus du développement régional, s’articule au niveau villageois avec l’effort de mise en tourisme, par le biais de la formation d’un « comité des traditions artistiques » chargé d’organiser les manifestations destinées aux touristes.

À partir du début des années 1990, l’émergence d’un secteur des ONG dayak à Kalimantan a remis en cause cette approche, les différentes ethnies se réappropriant à cette occasion leur héritage culturel, souvent affaibli par l’acculturation religieuse[2]. Cette démarche ne va pas sans contradictions puisque ce sont les Dayak éduqués et déjà urbanisés, notamment les catholiques, qui redéfinissent leurs traditions, souvent selon leur programme politique du moment. Il leur est pourtant difficile d’oublier les rivalités et les tensions ethniques anciennes. Ces clivages n’ont pas disparu, bien que peu à peu l’idée d’une identité « dayak » commune fasse son chemin dans la province. Paradoxalement, ce processus rejoint les directives culturelles officielles. Cependant, la production d’une forme standardisée de la culture, élaborée par des non-Dayak en fonction de leurs intérêts particuliers, dont le tourisme fait partie, a été critiquée par les membres de l’élite dayak (voir Bamba et Djuweng 1994 et les commentaires de Roedy Haryo Widjono 1998).

Une étude récente, consacrée au marketing et à la promotion touristique à Kalimantan-Est, concluait qu’en termes d’obyek wisata, les traditions et le mode de vie dayak constituaient « l’image de marque » de la province, attirant les visiteurs, et qu’il était souhaitable de les promouvoir à l’étranger (Ministère du Tourisme, Bureau provincial 1999 : 29). L’émergence d’une identité régionale à Kalimantan-Est, inspirée par le gouvernement central dans le but de créer un vecteur du tourisme, a eu pour effet la réaffirmation de l’héritage culturel des différentes ethnies, et au-delà, après la chute de Suharto en 1998, elle contribue maintenant au processus d’ouverture dans le cadre des débats internes de l’autonomie régionale. Dès les années 1980, Magenda avait noté la présence politique discrète de certains groupes autochtones, Dayak (Bahau, Kenyah) et Kutai, au niveau du parlement provincial (1991 : 93).

Les Dayak Benua’ et le village de Tanjung Isuy

Situé à environ 170 km de Tenggarong, la capitale de Kutai, où se trouve le très visité Musée provincial Mulawarman, Tanjung Isuy est accessible par un bateau public jusqu’à Muara Muntai, et ensuite en pirogue ou directement par une vedette rapide de Tenggarong (Fig. 2a et 2b). De Tanjung Isuy à Mancong, un circuit touristique en pirogue, recommandé aux visiteurs, prend près de trois heures. Les habitants de ces deux villages sont essentiellement des cultivateurs de padi en essarts et en rizière inondée, mais ils cultivent aussi commercialement l’hévéa ou le café, tout en exploitant les ressources forestières, en chassant et en pêchant. La commercialisation de leur artisanat constitue une ressource supplémentaire, tout comme les revenus en numéraire générés par le tourisme : hébergement, transports locaux, salaire des danseurs et des musiciens. Durant une période de près de dix ans (jusqu’à l’été 1997), la fréquentation touristique a augmenté progressivement à Tanjung Isuy. L’intensité du phénomène touristique dans ce gros bourg (centre administratif du canton) a suscité les interrogations des Dayak et des non-Dayak sur les motivations des touristes et sur leur désir de découvrir une culture dayak « primitive ». Par exemple, les rites chamanistiques belian, à l’origine des cérémonies thérapeutiques ou de purification, qui comportent des danses impressionnantes, sont rarement adaptés en version « touristique » sur place, mais ils l’ont été souvent dans le cadre de festivals culturels (seni budaya) ; ces festivals ont lieu en ville (à Tenggarong, Samarinda, Balikpapan) ou même à Jakarta, et sont programmés au pavillon de Kalimantan-Est au Taman Mini Indonesia Indah, au centre culturel de la capitale, le TIM, ou encore à l’étranger. Rien de surprenant si, pour la majorité des touristes, la découverte de Tanjung Isuy s’apparente à la visite d’un « parc à thème ethnique ».

Les Benua’ (terme signifiant « le pays » et par conséquent ses habitants) vivent dans le canton de Jempang, ils se rattachent aux Luangan, qui comptent sept sous-groupes à Kutai, avec une population totale d’environ 25 000 personnes (Massing 1981 : 86). D’après la tradition orale, les Luangan se sont divisés en deux groupements, les Daya’ et les Benua’-Bentian, c’est-à-dire les Benua’ de la rivière Bentian. Dans un passé récent, probablement au cours du XVIIIe siècle, ils sont venus de la région de Muara Teweh à Kalimantan-centre, migrant jusqu’à Kutai. Dans la hiérarchie ethnique régionale, les Benua’ se situent plus bas que les autres groupes dayak voisins de l’amont du Mahakam, les Bahau et les Kenyah ou même les Tunjung de Barong Tongkok (ces derniers se rattachent aussi aux Luangan, mais ils s’en différencient sur le plan linguistique). Cette situation est peut-être due à leur conservatisme religieux, leur pauvreté et à la situation des villages benua’, loin dans l’intérieur des terres. Ils montraient, jusqu’aux années 1980, une ethnicité faible, peu affirmée vis-à-vis de leurs voisins Dayak ou Kutai.

Dans un contexte de variation ethnique et culturelle exceptionnelle, le fait que les Benua’ acceptent d’endosser une identité dayak « générique » leur permet aussi de s’ajuster contextuellement dans leurs relations avec les non-Dayak, qu’il s’agisse des Melayu ou bien de visiteurs indonésiens ou étrangers. Cette identité dayak apparaît plus forte aux yeux des Benua’, car elle évoque l’unité de nombreuses populations dayak de Kutai et au-delà. Les caractéristiques socioculturelles mentionnées plus haut pour les composantes de l’ensemble luangan indiquent que cette stratégie identitaire n’est sans doute pas étrangère à la réussite du projet touristique dans le village. Elle leur a permis de s’investir dans une « revitalisation » de leur propre culture, un processus qui se développe actuellement pour les Benua’ Isuy, suite à l’impulsion donnée par les autorités touristiques. Cet aspect est peut-être aussi à mettre en rapport avec leur implantation plus récente dans la région du lac. Leurs descendants atteignirent la rivière Ohong sur les bords du lac Jempang, d’où l’endonyme Benua’ Ohong qui définit l’ensemble du sous-groupe.

Au sein du canton de Jempang, Tanjung Isuy se distingue des autres villages benua’ par sa composition pluriethnique. En 1998, il dépassait les 2000 habitants. Le village de Tanjung Isuy a été fondé au début du XIXe siècle par le groupe des Benua’ venus du sud-ouest et apparenté aux Daya’. Il comprend aussi des immigrants musulmans (Melayu), qui ont pris racine. Les premiers arrivés étaient des commerçants et des pêcheurs ; ils sont venus au moment de l’instauration de la Pax Neerlandica dans la région, avant 1920. Ces « nouveaux venus » comprennent des autochtones Kutai, des Banjar et des Bugis, ces derniers originaires de Sulawesi, mais qui se sont installés de manière permanente à Kutai dès le XVIIe siècle. Le développement de Tanjung Isuy comme chef-lieu du canton a renforcé leur présence. En 1981, la population comptait environ 80 % de Benua’, 7 % de Kutai, 8 % de Banjar et 5 % de Bugis, pourcentages qui se sont maintenus jusqu’à présent (Hasym Achmad et Sri Indrawati Surachmad 1990-1991 : 23). Depuis cette époque, il y a eu quelques conversions individuelles à l’islam chez des Benua’, notamment à l’occasion de mariages mixtes. La langue nationale, Bahasa Indonesia, constitue le médium de communication dans le village, avec le malais Kutai, parlé surtout par les plus de 40 ans, mais chaque groupe ethnique maintient sa langue propre dans le milieu familial. Du point de vue religieux, les Benua’ sont divisés en Adat (ceux qui suivent une tradition proche du Kaharingan), protestants et catholiques, ainsi que quelques musulmans, tandis que les autres ethnies suivent la religion du Prophète. D’ailleurs les Benua’, selon l’usage dans le bassin du Mahakam, soulignent leur identité dayak par l’usage du terme halo’ « étranger », appliqué à ces derniers. Le canton de Jempang compte cinq autres villages benua’ (Mancong, Lempunah, Muara Ohong, Pentat, Perigi), mais à l’exception de Mancong, ils sont très peu visités par les touristes.

L’arrière-plan culturel des Benua’ dans l’ensemble luangan esquissé plus haut est lié à leur notion d’ethnicité, leur adat reposant sur un ensemble de croyances et de rites qui se sont maintenus, sous une forme modifiée, dans le contexte de la christianisation des années 1970-1980. Traditionnellement, les Benua’ Ohong habitaient en longues maisons (loou ou lamin), mais aussi en maisons individuelles. Il ne semble pas qu’ils aient pratiqué la chasse aux têtes de manière intensive, comme les Bahau ou les Modang au XIXe siècle. Ils sacrifiaient des esclaves achetés à d’autres villages lors de cérémonies de secondes funéraillles où les ossements des morts sont introduits dans un ossuaire ou une jarre. À cette occasion, l’une des deux âmes du défunt doit rejoindre la montagne Gunung Lumut, située dans leur région d’origine. La troisième phase, la plus importante de ces rites, appelée Kwangkay, comporte des sacrifices de buffles (Massing 1981 : 89-99). Les autorités touristiques n’accordent pas une grande attention à cette cérémonie par rapport aux autres rituels.

Outre les distinctions de statut entre les familles, la richesse matérielle constitue encore un facteur de différenciation sociale au niveau du village. Les descendants des nobles (manti’) occupent les fonctions de chefs de la tradition (kepala adat) et souvent celles de chefs de village (kepala desa), sauf à Tanjung Isuy en raison de son choix comme chef-lieu. Ils descendent des nobles des premiers groupes des Luangan venus du sud et de l’ouest, qui ont occupé la région il y a environ deux siècles (voir Bock [1881] 1985 ; Massing 1981 ; Rousseau 1990 ; Sillander 1995 ; Weinstock 1983).

De nos jours, le chef du village est un Benua’ tandis que le responsable du canton (camat) appartient d’habitude au groupe malais. La présence de ce fonctionnaire (et son zèle à faire appliquer les directives administratives et à gérer les fonds alloués au développement) a joué un rôle décisif dans la mise en tourisme du village. L’interpénétration des éléments culturels au cours du siècle passé fait que les Benua’ soulignent les aspects « dayak » de leur culture, ce qui est sans doute lié au renforcement identitaire qu’entraîne le tourisme. Maintenant que la majorité des habitants vit en maisons individuelles (rumah tunggal), des « longues maisons » destinées aux touristes ont été aménagées (rumah adat). La spectaculaire longue maison de Mancong, à deux étages, a même été inaugurée par le ministre des Cultes en 1988. De son côté, l’Église catholique s’est aussi approprié des éléments de la tradition benua’ reformulés (peintures murales et sculptures qui servent à la décoration de la sacristie) au cours du processus « d’inculturation ».

Un processus de modernisation relative a touché les villages avec la prospérité économique vers la fin de l’Ordre Nouveau (1993-1997). Les antennes paraboliques et les motos de différentes marques, la modernisation du mobilier intérieur constituent autant d’acquis de cette époque. Mais des compagnies d’exploitation forestière dont les concessions se situent à l’ouest et au sud de Tanjung Isuy, et maintenant des plantations de palmier à huile, emploient occasionnellement des villageois.

L’organisation de l’espace du village de Tanjung Isuy reproduit en quelque sorte sa composition ethnique, au bord du lac se trouve le « quartier musulman » centré sur la grande mosquée, et, vers l’intérieur des terres, la partie dayak comportant une église catholique et un temple protestant. Une des deux pensions hébergeant les touristes, le Beringin, est située dans la partie basse. La « longue maison » reconstruite qui sert à la fois de centre culturel, de salle d’exposition-vente d’artisanat et de lieu d’hébergement, le Lamin Taman Jamrot, du nom d’un ancien chef coutumier benua’, se trouve sur la rue principale, baptisée « Jalan Asia-Australia ». Ce complexe de bâtiments forme le lieu central où « passent » les visiteurs plutôt qu’ils ne séjournent.

Devant la longue maison, une esplanade dégagée, décorée de sculptures hampatong ou blontang[3] permet d’organiser les danses, l’élément central de la cérémonie d’accueil (upacara penyambutan), réservée aux groupes de visiteurs accompagnés d’un guide ; ils comptent d’habitude entre huit et vingt personnes. En accord avec les principes qui régissent la vie économique villageoise, chaque personne sera rémunérée selon le même montant, danseurs et musiciens. Lors des danses, les hommes et les femmes revêtent des costumes dayak « traditionnels », conçus pour impressionner les visiteurs, mais ils ne les portent pas en dehors de ces courtes performances. Cette cérémonie, calquée sur celle qui est présentée aux fonctionnaires de haut statut lorsqu’ils visitaient les villages benua’, construit une séquence culminant avec le belian. Elle comporte une série de danses de groupe, un rituel immuable qu’on retrouve un peu partout dans l’Indonésie de l’Ordre Nouveau des années 1980, et qui a été élevé au rang de tradition culturelle authentique. Les danses de groupe des femmes sont d’habitude suivies par un moment fort, extrait des rites belian, traditionnellement accomplis par les chamans (peliatn), mais dans ce cas en dehors de tout contexte thérapeutique ou cérémoniel. Souvent, ce sont des jeunes hommes christianisés ou bien les assistants des peliatn qui en sont les protagonistes.

Cette situation n’empêche pas que s’exécutent les mêmes rites réservés en principe aux habitants dans une maison privée lors d’une purification ou d’une guérison. Il faut souligner que cette distinction ne s’appuie sur aucune directive officielle entre un rituel « sacré » et « profane », comme dans les cas de Bali ou Tana Toraja ; elle est opérée par les villageois eux-mêmes. Les responsables coutumiers sont consultés surtout pour l’organisation des cérémonies destinées aux touristes, le choix des danses et des cérémonies (voir Picard 1996 : 151-163 ; Michel 1998 : 216-218).

L’impact limité du phénomène touristique dans cette région n’a pas encore produit « d’interférences » entre ces catégories, pour reprendre une métaphore linguistique. Une séparation spatio-temporelle suffit à établir la distinction entre les rites à vocation de divertissement et ceux qui demeurent fonctionnels. Les séances chamaniques belian, lorsqu’elles sont accomplies dans une maisonnée, ont lieu discrètement, tard la nuit. Finalement, pour les visiteurs occidentaux la perception d’altérité du village dayak et l’anxiété qu’elle produit, pendant la durée limitée du séjour, restreignent les incursions.

Toutefois, à Tanjung Isuy il n’est pas rare que des Benua’ ou des Melayu invitent des touristes chez eux, notamment dans le but « d’apprendre l’anglais » (belajar bahasa Inggeris), que tous les visiteurs étrangers sont censés maîtriser, pour leur poser des questions sur leur pays ou encore leur montrer des objets d’artisanat. Il reste à explorer la façon dont les Benua’ perçoivent les différences entre les visiteurs occidentaux et asiatiques, japonais ou originaires des pays de l’ASEAN. À Mancong, l’isolement de la longue maison touristique par rapport à l’ensemble du village est bien marquée. Enfin, les rares chercheurs, ethnologues, sociologues ou forestiers, qui ont étudié les villages benua’, sont étiquetés « touristes des traditions » (turis adat), afin de les distinguer des autres visiteurs.

Les retombées du tourisme sont réparties dans les deux communautés selon les liens de la parentèle cognatique, mais à ce sujet des différences socio-économiques entre les notables et les autres habitants sont perceptibles. Actuellement, les revenus provenant de la vente des textiles ikatés, imités également par leurs voisins bugis du village de Tanjung Joné, tendent à remplacer ceux du tourisme, pour les danseurs et musiciens du village. D’après les habitants, grâce aux revenus de la période d’expansion touristique et la reconnaissance modérée de l’adat, la célébration des coûteux rituels Kwangkay, marqueurs de prestige pour les Benua’, a augmenté dans ces deux villages. D’une manière générale, ces pratiques somptuaires contribuent à valoriser l’ethnicité benua’ vis-à-vis des Malais, dominants politiquement, et de l’administration.

Remarques comparatives

À Tanjung Isuy, l’image de la tradition, soigneusement entretenue à l’initiative des autorités touristiques et des voyagistes, a produit un resourcement de la culture benua’ dans son passé historique luangan, tout en la faisant évoluer vers une forme plus hybride ou dayak « générique », souvent déconcertante pour le visiteur occidental ou indonésien, mais finalement aussi « authentiquement dayak » que celle de leurs cousins de l’amont du Mahakam. Pour ce qui concerne les effets du tourisme sur l’authenticité culturelle, cette tendance s’accorde avec l’interprétation proposée par MacCannell (1984 : 388).

La remarque de Sillander, sur la nature de l’ethnicité luangan, apporte des éléments d’explication sur cette situation :

Sociologiquement, les Luangan forment une catégorie ethnique lâche formée par un certain nombre de groupes locaux, dont les membres à des degrés divers ne se reconnaissent pas une identité commune en tant que groupe ethnique, mais plutôt une identité qui relèverait d’une même tradition religieuse. Pour ces populations, l’identité au niveau du sous-groupe, ou encore leurs appartenances purement locales prennent le pas [sur leur attachement à un ensemble ethnique plus large].

Sillander 1997 : 87

La mise en tourisme des Benua’ Ohong, groupe malléable et d’un faible poids démographique, a eu pour effet de transformer leur identité locale ainsi que leurs relations avec leurs voisins, Dayak et Melayu, renforçant ainsi leur ethnicité et par conséquent celle de l’ensemble Benua’. Ils apparaissent maintenant comme le groupe dayak de référence pour l’administration provinciale. Cette attention particulière a eu pour résultat que des subventions importantes ont été accordées à ces deux villages touristiques. Leur situation géographique a contribué au choix de l’administration, de même que leur héritage culturel, qui semblait être sur le point de disparaître à la fin des années 1970. Au cours des années 1980 et 1990, l’effort de mise en tourisme de Tanjung Isuy et Mancong a bénéficié d’une large couverture médiatique : de nos jours, l’ensemble des guides, des ouvrages de vulgarisation et des albums photographiques consacrés à Kalimantan, outre les articles ponctuels dans des magazines ou des quotidiens, présentent une visite à ces communautés comme la « véritable expérience culturelle dayak ». Il n’est pas surprenant que des émissions de télévision, produites par les stations régionales de TVRI Balikpapan et Samarinda ou sur le réseau national de TVRI, à partir de Jakarta, aient été consacrées aux Benua’ Isuy et à leurs traditions culturelles, notamment aux textiles ulap doyo, qu’ils sont les seuls à produire (Guerreiro 2001). Ici, on note la mise en avant d’un référent à la fois local et ethnique : ils sont simplement les « Dayak de Tanjung Isuy » à Kutai. Cette nouvelle identité leur permet aussi de s’identifier à leur province, comme des « Dayak de Kaltim », notamment à l’extérieur.

Une comparaison rapide avec le Sarawak montre quelques parallèles superficiels, la concentration du tourisme ethnique dans quelques bassins de rivières faciles d’accès (Skrang, Ulu Ai’, Lemanak), et sa contribution significative à l’économie des maisonnées iban. En termes identitaires, un groupe fort et démographiquement dominant dans l’État (450 000 personnes), les Iban (qui correspondent à l’image des Dayak par excellence, au passé de « chasseurs de têtes »), est représenté dans les instances politiques à tous les niveaux (Jawan 1993). Ainsi Datuk James Jimut Masing, un Iban, était le ministre du Tourisme de l’État jusqu’en août 2000. Depuis les années 1960 — début du tourisme ethnique dans ces populations — la valorisation de l’image culturelle dayak s’est répercutée largement, notamment par le biais des entrepreneurs d’origine chinoise, qui assurent le marketing et l’organisation logistique des circuits « safaris » en pays iban. La totalité des voyagistes locaux appartient d’ailleurs à cette catégorie ethnique (Kedit 1991).

Les relations entre les hôtes et les visiteurs des longues maisons iban se déroulent d’une manière très différente de celles qui prévalent à Tanjung Isuy. Cependant, les voyages organisés ont un point commun. King, résumant les études de terrain de Zeppel et de Caslake en milieu iban, souligne que les rencontres impliquant des groupes montrent deux types principaux d’interactions entre les touristes et les habitants des longues maisons :

Le type dominant est structuré et comprend, entre autres, une visite de la longue maison, des danses culturelles, des ventes d’artisanat, une démonstration de tir à la sarbacane et une courte marche en forêt ; l’autre est de caractère spontané, elle implique plutôt une participation des touristes à la vie iban, elle est généralement de courte durée.

King 1994 : 39

Un autre aspect, noté par Caslake mérite aussi d’être mentionné puisqu’il est complètement absent chez les Benua’ de Tanjung Isuy et de Mancong, pour la simple raison que la communication linguistique entre les visiteurs et leurs hôtes dans ce dernier cas passe par l’intermédaire d’un non-Benua’, le guide (Melayu, Javanais, Chinois ou Européen) accompagnant le groupe. Au Sarawak, les visiteurs restent d’habitude une nuit dans la communauté, ce qui permet un certain échange entre les hôtes et leurs visiteurs, la consommation de bière de riz (tuak) et l’atmosphère de socialité intense propre à la longue maison font le reste. Finalement, en comparant les trois composantes de la mise en tourisme à Tanjung Isuy avec celles que Caslake a notées pour les Iban (1994 : 82-86) — l’expérience de la longue maison, les dispositions prises par les voyagistes (rémunérations, organisation, contrat exclusif), l’authenticité culturelle des hôtes —, les différences liées au contexte socio-économique et politique indonésien et malaysien ressortent avec plus d’acuité. L’autonomie des Iban des rivières Skrang ou Lemanak est bien affirmée, car ils peuvent choisir quels éléments culturels de leur tradition ils vont préserver ou montrer aux visiteurs, comme les modalités des contrats qu’ils établissent avec les voyagistes en tant que communauté ; pour leur part, les habitants de Tanjung Isuy, plus intégrés dans un système centralisé au niveau régional, n’ont pas cette opportunité.

Conclusion

L’argument souvent avancé (il est aussi cité par Caslake), que le tourisme permettrait aux populations « minoritaires » de conserver une certaine identité culturelle ou encore de maintenir un style de vie traditionnel grâce aux revenus générés par le tourisme est sans doute valable dans certains cas, mais pas généralisable : il ne peut pas être appliqué à la situation des Benua’ de Kutai, puisqu’ils ne contrôlent pas l’ensemble du processus touristique, conçu à l’extérieur de la communauté ; leur marge de négociation est réduite et ils peuvent seulement proposer à l’administration les éléments culturels qu’ils souhaitent conserver ou valoriser. En termes de revenus, pendant la période 1988-1997, si les profits du tourisme ont formé un complément non négligeable aux ressources économiques des maisonnées benua’, ce sont les quelques familles engagées plus directement dans l’hébergement et la vente de l’artisanat, ou encore les notables villageois, qui ont surtout profité du tourisme, les autres maisonnées se contentant d’un revenu ponctuel. La communauté de la longue maison iban (rumah panjai) garde un certain contrôle sur le flux touristique et les modalités de son fonctionnement[4], en même temps qu’elle conforte son identité « dayak », dans une région en modernisation rapide et alors même que le mode de vie des Iban s’est transformé radicalement à la fin des années 1980. À Tanjung Isuy, c’est la jeune génération benua’, scolarisée et « indonésianisée », tout en revendiquant une identité dayak chrétienne[5], qui tente de se réapproprier les fondements de son héritage culturel. Ce dernier continue à exister, mais sous des formes plus discrètes qu’au Sarawak, en raison de leur forte intégration à la société régionale et des multiples conversions au christianisme, ainsi que de celles, plus rares, à l’islam. De ce point de vue, il faut rappeler que le processus masuk Melayu (littéralement, devenir malais et musulman) se traduit aussi par une assimilation complète. Ainsi, la version édulcorée de la culture dayak qui est proposée aux touristes contribue à une certaine confusion sur le plan culturel, notamment chez les habitants du village non Benua’, les Melayu, et les jeunes Benua’ qui ne maîtrisent pas encore leurs traditions. Les doutes qu’ils expriment quant à leur identité benua’, sont encore accentués par l’image « authentiquement dayak » qu’ils sont censés incarner.