Article body

Introduction[1]

Le sujet de cette étude a été suggéré par le livre Learning Religion (Berliner et Sarro 2009) et en particulier par le chapitre de T.M. Luhrmann. L’auteure adopte une approche « experience near » (Wikan 1991) pour décrire l’apprentissage religieux de membres d’une congrégation évangélique dont les enseignements mettent l’accent sur la prière et sur un dialogue soutenu entre l’individu et Dieu. Ainsi, nous[2] avons été amenée à regarder de plus près l’expérience d’apprentissage de la médiumnité, telle que nous l’avons observée et vécue dans une église spiritualiste.

Selon Aaron Turner, en règle générale, la pratique de la réflexivité par laquelle l’ethnologue s’interroge sur son rôle de participant actif dans le processus de construction des résultats du terrain a rarement donné lieu à la réinsertion de l’anthropologue dans les représentations du terrain et dans la construction des connaissances. En fait, cette réflexivité tend à se limiter à des réflexions ex post facto où la distinction entre l’ethnologue et le terrain est maintenue et où sa participation est laissée de côté (A. Turner 2000 : 51-52). Par ailleurs, soutient l’auteur, les discussions de l’expérience « incarnée » (embodied) se limitent à celle des autres, tenant ainsi l’anthropologue lui-même à distance. Bien des anthropologues ont fait le récit de leurs expériences vécues sur le terrain, dont un nombre disproportionné de femmes (B. Tedlock 1995). Plusieurs anthropologues de la religion ont d’ailleurs fait état de leurs expériences d’initiation aux traditions religieuses de peuples éloignés de leur propre société, comme par exemple Halloy (2006), Stoller (1989, 2004) ou encore Desjarlais (1992).

Nos présentes réflexions s’inspirent surtout des travaux d’anthropologues qui non seulement font preuve de réflexivité dans leur travail de terrain – notamment par « l’observation de la participation » (B. Tedlock 1991) – mais cherchent aussi à se servir de leur expérience pour mieux appréhender celles des autres, sans toutefois confondre les deux[3]. Plus que de réaliser une étude de notre expérience, notre objectif a été, à l’instar de cette dernière auteure, de Jill Dubisch (2008), d’Edith Turner (Turner et al. ; Turner 1992, 1994, 1996) et de Jean-Guy Goulet (1993, 1998), d’apprendre à travers celle-ci. Comme ces auteurs, nous ne nous prononçons pas sur le statut ontologique de nos expériences en milieu spiritualiste ni sur celles des participants à la recherche. Cependant, une telle approche oblige l’ethnologue à « prendre au sérieux les idées et croyances » (Ewing 1994 : 578) de ces derniers. Comme l’explique Jill Dubisch à l’égard de la position adoptée par Edith Turner, il s’agit d’éviter de « rationaliser ou d’expliquer ses propres expériences ou celles de ses informateurs en dehors des cadres où elles ont été vécues ou en des termes différents de ceux qui ont été utilisés pour les exprimer » (Dubisch 2008 : 334)[4].

Malgré notre curiosité à ce sujet, la médiumnité au centre des pratiques rituelles spiritualistes nous semblait inaccessible en tant qu’expérience personnelle. Que la médiumnité puisse représenter un objet d’« apprentissage » allait être une des premières découvertes faites sur ce terrain long et riche. Au fil des pages qui suivent, après avoir décrit le processus d’apprentissage tel que nous l’avons vécu, nous examinerons de plus près les choix qu’une telle démarche représente sur les plans méthodologique et éthique. Sera ensuite traitée la question des apports potentiels d’une telle approche pour des recherches de terrains semblables au nôtre.

L’étrangeté chez soi

Nos réflexions font suite à un terrain mené dans une congrégation spiritualiste de Montréal que nous connaissons depuis une dizaine d’années : l’Église spirituelle de la guérison (ÉSG) qui compte approximativement 275 membres[5]. Après une longue expérience de recherche sur des thèmes liés à la migration et à l’ethnicité aux îles du Cap-Vert et ailleurs, la recherche auprès de spiritualistes comportait un élément initiatique, en ce sens qu’elle obligeait une réflexivité particulière quant à nous-mêmes ou à nos croyances et quant à l’attitude à adopter par rapport à celles des spiritualistes. En outre, les frontières de la congrégation sont très floues : il n’y a pas de conversion, soit de changement d’appartenance religieuse (Meintel 2007a). En effet, comme nous l’avons expliqué ailleurs, nombreux sont les membres de cette congrégation qui fréquentent parallèlement d’autres groupes, principalement des églises catholiques et des regroupements néochamaniques (2007 et 2011). C’est l’expérience religieuse des participants qui est centrale dans leur lien à l’ÉSG et c’est une des raisons pour lesquelles elle constitue l’objet principal de notre recherche.

Ce terrain représentait donc une occasion inouïe de nous rapprocher de l’objet de recherche et de participer à l’expérience vécue par les autres acteurs, dans la mesure de nos capacités personnelles. Initialement, nous ressentions une certaine distance sociologique par rapport au milieu spiritualiste, due à notre statut professionnel et à nos origines. En plus d’être largement issus de milieux ouvriers, les spiritualistes de ce groupe sont très majoritairement nés au Québec et de langue maternelle française, ce qui n’est pas notre cas. Ces différences sont toutefois loin d’être absolues puisque le groupe compte quelques immigrants, quelques anglophones et quelques individus assez scolarisés. L’élément principal de l’étrangeté que nous ressentions concernait sans doute la présence de la médiumnité dans un contexte religieux autrement familier : nous nous trouvions face à des gens de notre ville, pleinement impliqués dans la vie moderne, pour lesquels le contact direct avec les esprits et la guérison spirituelle étaient normalisés.

Comme Dubisch l’a constaté dans ses recherches sur la guérison énergétique, une recherche, bien que menée « chez soi », peut amener l’anthropologue vers une nouvelle culture où, entre autres, les esprits sont « réels et actifs » (Dubisch 2008 : 331). Chez les spiritualistes, par ailleurs, les mots usuels anglais ou français acquièrent de nouveaux sens ; lorsqu’un médium dit : « ils me disent... », les habitués savent qu’il s’agit d’esprits guides. Les couleurs vues par un médium (physiquement, s’il voit l’aura des gens, sinon dans la pensée) ont un sens qui varie selon les circonstances. Par exemple, le vert peut signifier autant la nature, que la guérison ou l’amour, etc.

Une recherche « chez soi » où le chercheur s’ouvre à des expériences comme celle de la médiumnité semble présenter des défis particuliers. Lorsque les anthropologues font des apprentissages chamaniques dans des cultures considérées comme exotiques, la distinction entre la « rationalité » (de chez nous, de la science) et les « croyances » de l’autre demeure intacte. Cependant, ce clivage n’existe pas toujours au niveau expérientiel chez les chercheurs ayant connu d’autres mondes spirituels dans des contextes lointains. En effet, certains continuent à entretenir un rapport avec ces mondes, et ce, même de retour chez eux (voir aussi Goulet 1993 ; Stoller 2004). L’accusation de « devenir natif » (going native), qui selon Ewing (1994) hante toujours l’anthropologue interprétatif, porte une charge supplémentaire quand il s’agit de modes de pensée, de croyances et de visions du monde de « l’autre proche », pour emprunter le terme de Marc Augé (1989). Dans ce cas, la crédibilité du chercheur risque d’être fragilisée, une considération qui a amené la sociologue Mary Jo Nietz (2002) à réaliser son enquête sur les Wiccans dans une localité loin de son milieu universitaire.

D’un côté, la proximité géographique risque de compromettre l’étanchéité de la frontière entre le terrain et la vie quotidienne du chercheur (Hirvi sous presse). De l’autre, cette proximité permet à la temporalité de la recherche d’être plus « naturelle » que d’ordinaire en sciences sociales, du moins dans le cas d’un petit terrain comme le nôtre. On peut par exemple laisser davantage évoluer les rapports de terrain ainsi que la compréhension de la culture religieuse de l’Autre avant de procéder à des entrevues formelles. Par contre, la durée de l’enquête risque de modifier les rapports sur le terrain, les attentes des acteurs face au chercheur ainsi que le positionnement du chercheur par rapport aux phénomènes religieux à étude. Près de cinq ans se sont écoulés avant que nous ne puissions jouer des rôles actifs (comme guérisseuse et médium-apprentie) lors des offices religieux de l’ÉSG. La question ne se serait probablement pas posée dans le cadre d’une recherche échelonnée sur un an ou deux seulement.

La médiumnité

La médiumnité est définie de façon variable selon les chercheurs pour se référer soit à l’incorporation d’esprits et/ou à la canalisation d’informations du monde « divin » vers le monde des vivants (Krippner 2008 : 2). Certains la limitent à la transmission d’informations de personnes décédées, et parlent plutôt de canalisation quand il s’agit d’informations provenant d’autres types d’entités (par exemple : Emmons 2008). Dans l’ÉSG, la médiumnité concerne toute perception venant de l’« au-delà », une expression qui désigne le monde des esprits dans cette congrégation. Ces perceptions peuvent prendre la forme de visions, de rêves, de voix ou de sons (clairaudience), d’odeurs, de goûts ou d’autres sensations (chaleur, fraicheur, picotement, etc.) reçues par le médium. Typiquement, ces perceptions sont interprétées par le[6] médium. Parfois, ce dernier n’arrive pas à interpréter ce qu’il a capté et le message consiste simplement en la description de l’image ou de la vision. La canalisation (channelling) est pratiquée par deux ministres-médiums à l’ÉSG ; il s’agit d’une transe profonde où des esprits guides (qui ont vécu sur la terre) parlent à travers la personne du médium qui, lui, n’est pas conscient de ce qu’il dit. Toute forme de médiumnité acceptée dans l’ÉSG est encadrée spirituellement : les voyants sont formés par un (une) ministre-médium et, lors de l’exercice, leurs activités sont précédées et suivies par des prières.

Après avoir décrit le processus d’apprentissage de médiumnité tel que nous l’avons vécu et observé, nous examinerons de plus près les choix qu’implique notre démarche sur les plans méthodologique et éthique. Sera ensuite traitée la question de ce qu’une telle approche peut apporter à des terrains semblables au nôtre.

Premiers contacts[7]

Nos premiers contacts avec l’ÉSG remontent à la fin des années 1990. Située en plein centre-ville de Montréal, l’ÉSG est fréquentée principalement par des Québécois de langue française d’origine modeste et de confession catholique (Meintel sous presse). La voyance et la guérison spirituelle par l’imposition des mains occupent une place centrale dans les rituels de l’ÉSG, tout comme pour les sept autres congrégations spiritualistes que nous connaissons à Montréal. Dans l’optique spiritualiste, tout le monde possède des dons qui peuvent être développés par la pratique. Cependant, il est important que leur exercice soit encadré spirituellement. Recevoir et transmettre les dons spirituels sont au coeur de la foi chez les gens de l’ÉSG.

Répondant positivement à notre requête de mener une recherche à l’église, Michel, le pasteur (et médium), nous a dès le début invitée à nous joindre à un groupe « fermé » (un groupe stable dont les membres sont encadrés dans le développement de leurs dons spirituels). Nous étions libre d’y conduire des observations, tout comme lors des offices à l’église, à condition de ne pas gêner l’atmosphère religieuse des rencontres et d’y participer comme n’importe quel membre du groupe. Nous avons accepté l’invitation de Michel tout en espérant que les rencontres du groupe fermé nous mettraient en contact avec des individus ayant vécu des expériences médiumniques. Pendant un an et demi, la recherche a été basée exclusivement sur l’observation participante, à l’exception de trois entrevues réalisées avec Michel. Plus tard, nous avons mené deux entretiens avec une quinzaine de membres réguliers, l’un sur leur parcours de vie, l’autre sur leurs expériences spirituelles[8].

Les groupes fermés se rencontrent un soir par semaine ou toutes les deux semaines, de septembre jusqu’à la mi-juin, dans les locaux de l’église ou dans la maison d’un particulier. Ils sont dirigés par un médium apte à jouer ce rôle pour l’ÉSG. Les participants sont choisis par ce dernier et s’engagent à venir régulièrement. Une contribution de 10 $ par séance est demandée par l’ÉSG, et ce, même lorsque le participant est absent. Normalement, les groupes fermés (au nombre de six dans l’ÉSG) rassemblent au plus une vingtaine de personnes, le plus souvent beaucoup moins.

Je me dirige vers l’église pour une rencontre du groupe fermé, ma première ; j’ai un sentiment inexplicable d’épouvante. C’est vendredi, la lune est presque pleine, une éclipse est prévue pour dimanche. Je trouve une quinzaine de personnes avec Michel à l’église. Des chaises sont disposées en cercle dans la pénombre. Seule une lampe bleue éclaire faiblement la salle. Chacun prend sa place et Michel me dit où m’asseoir. On fait des exercices de respiration « pour ouvrir les chakras » et on se rassoit. Michel commence avec une prière improvisée où il mentionne la guerre au Kosovo. Ensuite, on se tient la main tout en récitant le Notre-Père, après quoi Michel propose une méditation guidée d’une vingtaine de minutes axée sur le thème des « résolutions » (on est au début janvier). Après cela, on fait le tour du cercle pour raconter « ce que vous avez reçu ». Une pause suit. Les gens discutent, boivent du café. Michel rappelle les gens à leur siège et éteint les lumières sauf pour une lampe rouge. Alors, il demande aux gens de focaliser sur deux personnes de leur choix dans le groupe, de fermer les yeux et de « voir ce que vous recevez ». Là, je suis pétrifiée, je ne veux pas voir... Cette nuit-là, je me suis réveillée vers 2 h, en me disant tout haut : « It really happened, it really happened ». Je réalise que si je veux vivre l’expérience de la voyance, je dois accepter la perception (éveillée au cours d’une hypnothérapie de plusieurs mois que j’ai suivie pour cesser de fumer) d’un épisode traumatisant de mon passé. Je décide de continuer.

Journal de terrain, 29 janvier 1999

En général, les gens arrivent à l’heure et s’assoient à la place qui leur a été attribuée par Michel au début de l’année (selon la couleur de leur aura). Ils ne parlent qu’à leur tour ou en demandant la permission. Hormis durant la pause, les participants sont assis et gardent la posture requise pour chaque activité. L’agressivité verbale est exclue tandis que l’écoute respectueuse des autres est de mise. Les commentaires du ministre sur ce que rapportent les membres dans la période d’échange se limitent à des encouragements comme « très bien, merci beaucoup ! ». Ce cadre bien réglé et sécuritaire du groupe crée un espace de liberté où les participants sont amenés à saisir des impressions ou sensations (images mentales, visions, voix, sensations physiques, etc.) qu’ils ne percevraient pas normalement. Les perceptions qu’ils racontent dans la période d’échange ne sont jamais critiquées. Ne rien recevoir, ce qui arrive de temps à l’autre, surtout pour les débutants, n’est pas davantage critiqué. Par ailleurs, c’est le développement spirituel qui constitue l’objet de la rencontre ; la voyance n’est qu’un outil. On apprend que la voyance ne doit jamais servir à gagner un avantage personnel sur quelqu’un (« lire les pensées » d’un proche, par exemple), mais doit être utilisée pour s’aider spirituellement et pour aider les autres. Le groupe expérimente la voyance par rapport à différents sujets (la santé, la vie spirituelle, la vie matérielle, la saison, etc.) et en utilisant divers symboles (saisons, couleurs).

Durant les premiers mois, nous avons eu l’impression de raconter des histoires, de ne dire que des choses folles qui nous venaient à l’esprit. Cependant, la convergence des messages des individus présents était remarquable. En effet, les messages se contredisent rarement : assez souvent, plusieurs participants voient la même chose ou presque. Au fil du temps, une chose nous a surprise : selon le contexte, nous ressentons tantôt une chaleur, tantôt une froideur ou des picotements. Ces sensations s’accompagnent parfois d’une image mentale.

Graduellement, nous en sommes venue à distinguer trois niveaux dans la voyance : la perception, soit l’image et l’impression sensorielle (mots, odeurs, sons, goûts, etc.), l’interprétation, et la transmission à la personne concernée. Parfois, la perception s’accompagne d’une interprétation claire, mais parfois, non. Lorsque celle-ci ne vient pas, Michel conseille souvent aux participants de consulter leurs guides spirituels. Vu notre formation catholique (nous avons grandi dans une famille très pratiquante), nous n’étions pas mal à l’aise avec l’idée des esprits guides, mais de là à penser qu’ils sont vraiment présents, à côté de nous... Quelques années plus tard, pourtant :

Dans la période de méditation, Michel demande aux participants de placer la main droite sur leur coeur et de demander la guérison pour eux-mêmes. Je me sens perturbée par un événement de la journée. « La guérison, j’en ai besoin », me dis-je... Soudain, un coeur bat sous ma main, fort comme des coups de tonnerre, mais de façon régulière. Il semble sortir de ma peau comme dans un dessin animé. Je sens une main énorme posée sur la mienne. Je m’interroge : « C’est le coeur de qui ? Il est à moi ou à lui ? » Je sais à qui est cette main qui couvre la mienne, c’est à lui (mon guide principal, un Autochtone).

Journal de terrain, 21 mars 2003

Suivant l’exemple de Michel et d’autres médiums reconnus par l’ÉSG, le néophyte apprend à donner une tournure positive aux messages qui évoquent la possibilité d’un événement triste (une séparation, un décès). Dans un cas, Michel a demandé à une élève de modifier sa façon de livrer la voyance puisque plusieurs trouvaient son style « déprimant »[9]. Cet épisode nous rappelle l’analyse de Luhrmann (2009) selon laquelle les participants au groupe chrétien qu’elle a étudié font une démarche d’apprentissage individuel et active pour capter les signes et communications de Dieu dans leur vie, mais cette démarche est socialement modelée et basée sur des représentations (understandings) communes.

Plusieurs séances sont consacrées à la psychométrie, où la voyance est médiatisée par un objet qui appartient à la personne à laquelle le message est destiné. En tenant l’objet dans ses mains et parfois en le mettant sur son front (où se situe le « troisième oeil » mystique), le médium capte des impressions relatives à son propriétaire. Michel passe préalablement un plateau dans l’obscurité où chacun met un objet sans que les autres le voient. « Je découvre que les objets ont un pouls, qu’ils expriment quelque chose, qu’ils déclenchent des images dans l’esprit... » (Journal de terrain, 9 mars 2001).

Aucune impression « ordinaire » (visage, expression faciale, voix) n’intervient pour occulter les impressions qui surgissent quand on tient l’objet personnel d’un autre participant sans savoir à qui il appartient.

On apprend à se voir comme de simples intermédiaires. Si les participants confirment souvent ce qu’une autre personne leur a dit, ils ne disent jamais à quelqu’un qu’il les a très mal compris, sans doute en suivant l’exemple de Michel. D’ailleurs, ce dernier insiste souvent sur le fait qu’une voyance peut se confirmer à un moment ultérieur.

Considérations éthiques

Nos expériences inattendues de voyance dans le groupe fermé ont finalement redoublé notre curiosité de chercheuse. Ce que nous croyions le fait de quelques très rares individus particulièrement doués semblait en réalité le fruit d’un certain apprentissage et, dans une certaine mesure du moins, accessible à nous comme aux autres participants du groupe. Bien que la véracité de la voyance et des perceptions médiumniques ne constitue pas l’objet de notre recherche, nous étions tout de même impressionnée par des phénomènes constatés dans le cadre du groupe : à son retour chez elle, une des participantes recevait (pour la première fois de sa vie) une fleur (d’une variété peu commune) que nous avions vue pour elle ; le cadeau qu’une participante voyait pour une autre correspondait dans les moindres détails à un cadeau-surprise qu’une tierce personne du groupe allait lui offrir à la fin de la séance. En plus d’être riches pour le terrain, les rencontres étaient généralement agréables à vivre, l’atmosphère étant à la fois sérieuse et décontractée.

Nous fréquentions le groupe fermé depuis quatre ans lorsque Michel nous a proposé de travailler comme guérisseuse lors des offices de guérison du dimanche. Nous avons accepté sans réticence ; nous avions observé que les gens recherchent la guérison surtout contre la détresse émotionnelle et le stress et que le calme vécu pendant la séance de guérison (par imposition des mains, mais sans toucher le récipiendaire) pouvait leur être bénéfique. Autre avantage : la guérison se pratique en équipe, et ce, sans que le guérisseur ne soit singularisé. Six ou sept guérisseurs travaillent en même temps et les récipiendaires sont dirigés vers le guérisseur disponible, sans nécessairement connaître son prénom et vice-versa.

Pratiquer la voyance devant la congrégation lors des offices représentait un choix plus complexe. En effet, même s’ils sont qualifiés d’« élèves », ceux qui font la voyance lors des offices de l’ÉSG sont visibles comme individus et connus par leur prénom. Faire la voyance « en avant » ressemblait trop à notre rôle de professeure : une performance individuelle devant un groupe à qui livrer un savoir. Nous étions à l’aise de mener notre recherche comme participante, mais pas dans un rôle aussi visible. De plus, nous savions très bien que parmi les personnes qui assistaient aux offices, plusieurs traversaient des moments très difficiles (sur le plan financier, relationnel ou de la santé), et nous craignions de ne pas être à la hauteur de leurs attentes ou, pire, de les mettre sur une fausse piste.

Afin de comprendre l’expérience de ceux qui donnaient des messages « en avant », nous avons demandé à certains de nous expliquer la différence entre livrer des messages lors des offices et dans le cadre des groupes fermés. Nous nous sommes cependant butée à des réponses très vagues qui n’ont fait qu’attiser notre curiosité, telles que : « Oh, c’est une autre sorte d’énergie... ». Allions-nous nous engager dans cette voie ? Les entrevues et contacts informels nous avaient révélé que parmi ceux qui le faisaient, certains partageaient nos réticences : suis-je à la hauteur des attentes des gens ? Le sentiment de responsabilité était renforcé dans notre cas par notre éthique de chercheuse. En effet, si nos recherches n’aident pas directement ceux qui les rendent possibles, nous devons à tout le moins nous assurer de ne pas leur faire de tort[10]. Cependant, le statut public d’« élève » de Michel nous rassurait un peu à cet égard ; les gens sauraient ignorer nos propos s’ils ne leur correspondaient pas.

En plus de notre curiosité quant à la qualité de l’expérience, nous éprouvions aussi un sentiment de reconnaissance envers Michel, qui avait accueilli notre projet de façon très généreuse. C’est donc pour ces raisons que nous avons accepté de transmettre la voyance lors des offices. En outre, y participer de cette façon représentait pour nous un retour du don (Godelier 1996) : à la fois une forme de réciprocité pour la formation reçue et un service pour l’église. Plus profondément, du point de vue spiritualiste, il s’agit d’un retour pour le « don » spirituel que représente la voyance.

Travailler « en avant »

Ainsi, il a fallu encore un an avant que nous acceptions les invitations répétées de Michel à exercer la clairvoyance pour la congrégation à titre d’apprentie médium. La première fois que nous nous sommes assise à côté de lui à l’avant de l’église (voir Meintel 2006 : 262-263), nous avons réalisé que le rôle du voyant est en fait à l’opposé de ce que les gens assis devant lui perçoivent. Plutôt que de nous sentir mise à part en raison de notre rôle de voyante, nous nous sommes sentie en communion avec l’assistance, émue par son ouverture et sa foi envers la voyance donnée par des débutants. Ainsi, l’émotion religieuse des fidèles (l’espérance, la foi et la confiance qu’ils manifestent par leur présence et leur acceptation des messages de voyance[11]) cimente la communauté qui unit tous les participants, visibles et invisibles (Riis et Woodhead 2010). À la fin de l’office, nous nous sentions comme si nous avions été en méditation profonde pendant des heures  une sensation qui dura pendant plusieurs jours.

Au fil de nos expériences à « travailler en avant », comme on le dit à l’ÉSG, notre impression de communion avec l’assemblée s’est développée. Transmettre la voyance représente un acte de foi et témoigne de la réceptivité des destinataires. De plus, nous avons eu la nette impression que la voyance différait beaucoup en qualité de celle vécue dans le groupe fermé. Les messages s’avéraient plus détaillés et correspondaient davantage aux individus concernés ; leur justesse était parfois confirmée par les destinataires. Cette impression concorde aussi avec ce que d’autres apprentis voyants interviewés nous ont rapporté au sujet de leur parcours.

Cependant, l’anxiété est restée. Lorsque nos messages convergent avec ceux de Michel, nous en sommes réconfortée. Souvent, une image éphémère traverse notre esprit, comme une ombre... « Se peut-il que... ? », nous demandons-nous à plusieurs reprises, surtout lorsque ces impressions contrastent avec l’aspect de l’individu. Très souvent, alors que nous nous posons ce genre de questions, Michel ou un autre médium expérimenté va vers la personne concernée et donne voix à la clairvoyance que nous avions captée sans oser l’articuler, et en donnant plus de détails que nous n’aurions pu le faire.

Néanmoins, il arrive des moments où nous captons des choses très différentes de la voyance de Michel, bien que nos messages ne soient pas vraiment contradictoires.

Mon regard se dirige spontanément vers une jeune femme dans l’assistance. Elle est bien habillée et sourit à ses voisins. Pourtant, je ressens une grande tristesse en elle. Michel lui donne un message concernant les relations avec ses collègues de travail. C’est tellement loin de ce que je vois ! Je suis très anxieuse, mais je me sens obligée de suivre la règle énoncée très souvent par Michel, soit de dire ce que nous recevons. Je m’adresse à la femme : « Je vois une grande tristesse en vous, un deuil. Mais je vous vois aussi en train de recevoir de l’aide de gens que vous ne connaissiez pas avant de vivre ce deuil ». Pendant le reste de l’office, je me sens angoissée. Peut-être que ce message lourd laissera la femme déprimée pendant toute une semaine !

Après l’office, elle vient me voir et me dit : « J’ai perdu ma mère récemment, et ses amies, que je ne connaissais pas avant, m’ont énormément aidée ».

Journal de terrain, 26 janvier 2006

Ce genre d’épisodes oblige à un lâcher-prise encore plus radical. En contrepartie, ils ont l’effet de renforcer notre confiance, notre foi, non en nous-même, mais dans la source de notre voyance, que nous sentons comme venant d’ailleurs. Ceci est également souvent le cas quand nous captons quelque chose pour des personnes amies, des impressions qui vont à l’encontre de nos perceptions ordinaires de la personne et que, pourtant, cette dernière confirme (sans nécessairement nous éclairer davantage).

Par ailleurs, comment l’ont mentionné plusieurs de nos informateurs clés, il est apparu que c’est surtout lorsque la voyance reçue paraît contre-intuitive et incompatible avec nos impressions ordinaires qu’elle est la plus juste (si l’on se fie à la réaction des récipiendaires des messages). Ainsi, au fil du temps, transmettre la voyance régulièrement conduit à une certaine autonomie spirituelle. À l’instar de plusieurs de nos informateurs qui transmettent la voyance lors des offices, nous avons commencé à vivre des expériences de médiumnité à d’autres moments, en dehors des activités de l’ÉSG : ressentir des présences et parfois même avoir des visions (plus rarement) et recevoir des « flashs » de voyance dans la vie quotidienne.

Apprendre et désapprendre

Le cheminement dans la médiumnité qui a été décrit contraste de manière frappante avec celui de l’apprentissage académique où, généralement, le savoir est acquis par un processus d’appropriation de connaissances. Par un effort intellectuel soutenu, on finit par « maîtriser » un domaine, un phénomène. Sur le terrain, habituellement, le chercheur suit une démarche similaire, les entrevues constituant un moyen privilégié pour accéder aux « connaissances ». Comme le montre Jean-Guy Goulet (1998) dans son étude du chamanisme chez les Dené Tha, Ways of Knowing…, ces démarches appropriatives ne sont ni neutres, ni toujours efficaces. L’auteur propose que la participation subjective de l’ethnologue puisse devenir un outil dans le processus de construction de connaissances, comme dans le dialogue avec ses informateurs au sujet de rêves et de visions (Goulet 1993). Dans la même veine, Favret-Saada considère que, pour entrer dans l’univers de la sorcellerie, il faut se laisser « être affecté », ce qui implique d’accepter de vivre des moments où l’on est « malléable, modifié par l’expérience du terrain » (Favret-Saada 1990 : 9).

Entrer dans l’expérience de la voyance, comme nous avons choisi de faire, nous oblige à apprendre autrement que par le travail académique. Il faut mettre de côté toute notion d’« excellence », de « compétence » et de « réussite ». Dans le groupe fermé, les élèves « désapprennent » la censure des impressions qui passeraient normalement sous silence. Lorsque nous commençons à transmettre la voyance devant la congrégation, nous réalisons que, pour être en état de la recevoir, le médium doit faire abstraction de toute prétention au contrôle. Il faut plutôt adopter une attitude de foi (s’ouvrir à la possibilité de la voyance malgré nos présuppositions au sujet de nos capacités) et d’humilité (accepter la possibilité de ne rien recevoir, de paraître « incompétente »). L’expérience de la médiumnité n’est pas la base de la foi des membres de l’ÉSG, mais elle la renforce continuellement, tant pour les médiums que pour les destinataires des messages.

Le titre de l’étude de T.M. Luhrmann (2009), « How Do You Learn to Know That It Is God Who Speaks ? », fait écho à une question qui se pose très souvent parmi les néophytes dans le groupe spiritualiste : comment savoir s’il s’agit bel et bien de voyance (conçue comme un don spirituel) et non de sa propre imagination[12] ? Au début, on ne croit pas trop à ce qu’on dit, on a l’impression de « raconter des histoires ». Puis, on découvre que nos « fabulations » sont porteuses d’une certaine vérité pour la personne à qui on s’adresse. Avec le temps, l’apprenti se familiarise avec ce niveau de perception qui, initialement, ne semblait qu’une improvisation de sa part. Cela nous rappelle ce qu’écrit Michael Lambek (2009 : 81) au sujet de l’apprentissage de la possession par des esprits à Mayotte : c’est la performance même qui amène à réaliser que nous voulons dire ce que nous disons, que nous agissons avec intention.

Apprendre par le corps-esprit

À la différence de nos travaux scolaires où souvent, l’apprentissage se fait en lutte avec le corps (contre le sommeil, par exemple), la médiumnité passe par l’intermédiaire du corps ; nous acquérons de nouveaux « modes somatiques de perception » (Csordas 1993). Bien que Cordas (2001) accorde une place centrale à la rhétorique dans le développement des « modes de perception somatiques », le discours de Michel dans le groupe fermé ne détermine ni la forme, ni le contenu de la voyance (qui sont très variables), ni la manière de la transmettre[13]. Néanmoins, il construit un environnement qui rend possible la voyance. La préparation à une sensibilité accrue du corps-esprit est sans doute facilitée, d’une part, par l’exercice de méditation lors de la première partie des séances du groupe fermé. Luhrmann et al. (2010) proposent le concept d’« absorption » (dans des mondes intérieurs et imaginés) comme prédisposition à des expériences spirituelles extraordinaires. Ainsi, la méditation qui précède les exercices de voyance renforcerait les prédispositions de certains individus présents dans le groupe fermé. D’autre part, ceux qui, encadrés par Michel, exercent la voyance lors des offices ont tous développé des pratiques spirituelles quotidiennes. Si ces pratiques (méditation, prières, pratiques de guérison, etc.) varient d’une personne à l’autre, elles tendent en général à favoriser des états d’absorption et à les rendre habituels.

Quelles formes prennent « les modes somatiques de perception » dans le cas de la voyance ? Comme nous l’avons dit, les paroles vagues de nos informateurs clés ne nous éclaircissaient guère. Il s’agit en effet d’expériences que les gens qui les vivent ne sont pas spontanément portés à décortiquer. Quand ils décrivent leurs expériences de voyance en entrevue, les médiums parlent spontanément de ce qui est « ressenti » plutôt qu’en termes corporels : un sentiment d’abandon ; l’impression de se laisser guider ; un sentiment de paix, de communion avec tout (Meintel 2005).

Cependant, Michel décrit son expérience de voyance comme un « bombardement sensoriel » – de sons, d’odeurs, d’images visuelles, de goûts, etc. D’autres médiums confirment l’importance des sens par leurs dires lors de la voyance : « Je vois, j’entends, je sens, j’ai le goût de... ». Comme l’explique Samudra dans son étude de l’art martial de silat (2008), bien que certains soient capables de verbaliser leurs pratiques, la majorité des praticiens ne sont pas en mesure de verbaliser leurs expériences. Par ailleurs, selon la même auteure, le discours des gens expérimentés peut demeurer hermétique pour le chercheur, à moins que celui-ci n’établisse une fondation expérientielle qui lui permette de « traduire » l’expérience du corps en mots (Samudra 2008 : 668).

Expérimenter la voyance, même à titre d’apprentie, nous a permis de cerner une gamme très large de perceptions et de sensations qui nous auraient échappé autrement. Par exemple, Michel nous a raconté en entrevue qu’il prie souvent pour recevoir une image mentale plutôt qu’une vision (physique) dans la voyance, l’image étant souvent « plus puissante ». Intriguée par ses propos, je me demandais de quoi il parlait au juste. Nous n’avions pu répondre à cette question avant de vivre nous-même l’expérience des deux types de « visions ». Une vision qui ressemble à une « hallucination » (comme les visions religieuses des évangéliques décrites par Luhrmann et al. 2010) vient centrer l’attention sur le visuel. Ces visions – rares dans notre expérience personnelle  peuvent même faire peur parce qu’elles paraissent très réelles. L’image mentale quant à elle est généralement plus « multidimensionnelle » ; elle s’accompagne souvent d’autres impressions mentales – sons, couleurs, émotions, etc. On ne les perçoit pas physiquement ; c’est comme si on les percevait.

C’est par l’expérience personnelle que nous avons appris à quel point les façons de vivre les « perceptions somatiques » sont variées. Une image mentale peut être très claire. Ce fut d’ailleurs le cas lorsque nous nous sommes adressée à une femme âgée de la congrégation originaire des Caraïbes. Nous avions vu des visages de bébé formant un cercle sur sa tête et, après l’office, elle nous avait expliqué qu’elle avait été sage-femme dans le passé. Cependant, une image peut aussi être amorphe, tout en étant très forte. Par exemple, un soir dans le groupe fermé, nous avions senti une forme blanche repoussante et désagréable à côté d’une femme que nous trouvions sympathique. Michel avait expliqué au groupe qu’il s’agissait d’une « forme de pensée », une sorte de cristallisation des pensées négatives de certains collègues de travail de la jeune femme.

Parfois, la voyance prend la forme d’un « vidéo mental »  « comme le cinéma », pour reprendre les termes de plusieurs où on voit une histoire se dérouler en l’espace de quelques secondes. Par exemple, lors d’un office, nous faisions la voyance « des billets »[14] avec Michel et deux autres apprentis. Ce type de voyance avait semblé un jeu quand nous l’avions expérimenté dans le groupe fermé ; maintenant, tenir chaque billet nous amenait dans un monde différent de celui qu’avait connoté pour nous le billet précédent. Chacun apportait une ambiance, souvent accompagné d’images, de sons et d’autres perceptions. La difficulté consistait (pour nous comme pour d’autres) à faire le saut d’un « monde » à l’autre puisque, au fil de cet office, une bonne dizaine de billets passaient entre les mains des apprentis. Dans un des cas, tenir le billet a déclenché un « vidéo » : l’image d’une poupée brisée se ramassant d’elle-même et commençant à marcher. Ce vidéo signifiait pour nous les blessures d’enfance à intégrer pour une femme d’apparence assez forte et assurée ; la femme dont le nom était sur le billet a d’ailleurs confirmé nos propos après l’office.

Ce que nous captons lors d’une expérience de voyance (la présence du guide principal, par exemple) fait partie de notre appréhension du monde une fois initiée à la médiumnité telle que pratiquée par des spiritualistes. « Savoir », dans ces contextes, se réfère à une certitude intérieure spontanée, une appréhension du « corps-esprit » (bodymind), pour emprunter le terme de McGuire (1996). Comme l’écrit celui-ci (1996 : 112), une meilleure compréhension de nos modes de connaissance émotifs (aussi bien que cognitifs) nous permettrait de mieux comprendre les expériences religieuses des autres que nous cherchons à expliquer. Par ailleurs, l’incident évoqué précédemment lors duquel nous avons senti la présence du guide (survenu après une journée difficile) laisse entrevoir comment les émotions peuvent être recadrées et transcendées dans un contexte religieux (Riis et Woodhead 2010 : 81) ; le fait de se trouver dans un état émotif et vulnérable sort le corps – l’esprit ou l’agent de la connaissance  de ses habitudes.

Le fait d’ouvrir sa subjectivité, d’accepter d’« être affecté »  une condition sine qua non du dialogue de terrain selon Fabian (2001)  a pour conséquence de rendre plus poreuses les frontières entre le terrain et le « chez soi », entre la recherche et la vie privée[15]. La même porosité transparaît dans le poème de Dennis Tedlock (1990) où, jour après jour, le calendrier des Quichés mayas, dont les rythmes sont invisibles à ceux qui souscrivent uniquement au calendrier romain, s’intercale avec les expériences chamaniques de l’auteur et avec la vie quotidienne. La découverte perpétuelle, l’aventure de l’esprit, soit la seconde lecture des choses que représente la médiumnité ne sauraient se limiter à des contextes précis et finissent par faire partie de notre univers de tous les jours.

Conclusion

Lorsque l’ethnologue étudie un milieu où les esprits sont aussi réels que les vivants et où, de surcroît, les expériences de contact avec eux (la médiumnité) sont vécues largement à travers le corps, son engagement comme sujet permet, au minimum, un dialogue intelligent avec ceux pour lesquels la médiumnité est au coeur de leur vie spirituelle.

Par contre, si notre recherche avait été centrée sur la gouvernance de l’ÉSG, des méthodes plus distanciées auraient sans doute été priorisées. Par ailleurs, ces dernières sont toujours employées dans notre enquête : entrevues, observations du nombre de personnes présentes selon le sexe, observation du décor, attention à la forme du langage utilisé... La prise de notes à la fin de chaque office, rencontre ou discussion informelle implique une distanciation, du moins minime, de sa propre expérience comme des observations des autres. En fait, il s’agit d’un processus d’alternance constante entre distance et proximité.

Il est évident que l’expérience incarnée (embodied) peut être étudiée sans que l’expérience du chercheur ne soit intégrée à l’analyse (les travaux de Csordas et de Luhrmann cités ci-dessus en constituent des exemples). En fait, dans la grande majorité des cas, le lecteur ne sait pas en quoi l’expérience directe de l’auteur des phénomènes étudiés contribue à l’analyse. Dans ce sens, des ouvrages tels que ceux de Goulet et de Turner mentionnés plus tôt offrent une satisfaction épistémologique très rare en anthropologie. Dans ces écrits, on voit « en direct » (dans la mesure où un texte écrit le permet) le processus par lequel le chercheur a acquis les connaissances, la manière dont il a pris connaissance des expériences des autres. Reconnaissons toutefois qu’il est souvent difficile de présenter, dans un même texte, à la fois l’expérience du chercheur et celle des gens qui constituent « l’objet d’étude », ne serait-ce que pour des raisons d’espace. Ainsi, la majorité de nos travaux sur les spiritualistes font abstraction de notre propre expérience, une lacune que nous croyons importante de combler. Notre terrain auprès des spiritualistes nous permet d’avancer que l’intégration à l’étude de l’expérience de la chercheuse constitue un atout non seulement pour comprendre l’expérience des spiritualistes, mais aussi pour approfondir la réflexion au sujet du processus de recherche et de construction des connaissances ethnographiques.