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Introduction

Dans cette note de recherche, j’examine sur les pratiques médiatiques de certains acteurs locaux interagissant avec les villageois hmong et yao de la province de Lào Cai (Vietnam). En utilisant principalement le concept d’agency[1] développé par Sherry B. Ortner (1984, 2006) et la perspective de la politisation de la culture (Poirier 2004 ; Eriksen 2001)[2], je situerai la position occupée par les Hmong et les Yao, deux des 53 groupes ethniques minoritaires du pays, dans le processus de production d’images du développement économique, culturel et social régional[3]. Avec Ortner, je définis l’agency comme une capacité d’agir, intentionnellement ou non, dans une structure donnée dans laquelle l’acteur participe et entretient des relations sociales. Pour l’auteure,

[…] L’anthropologie de « l’agency » ne s’intéresse pas seulement à comment les sujets sociaux, ayant ou n’ayant pas de pouvoir, jouent les jeux de leur culture mais aussi au dévoilement de ces jeux culturels, à propos de leurs fondements idéologiques et à la manière dont le jeu reproduit ou transforme ces fondements.

Ortner 2006 : 152[4]

L’allusion d’Ortner au « jeu culturel » est intéressante puisque dans le cas étudié celle-ci est double. D’une part, le processus politique d’objectivation culturelle engendré par la réification de la vision dominante de la culture des groupes ethniques, perçue comme foncièrement esthétique et figée dans le temps, se maintient (Salemink 2000, 2008). Dans la province de Lào Cai, ce processus d’objectivation politique est subordonné au marché touristique, à la marchandisation culturelle d’une diversité culturelle factice et, pour les Hmong et les Yao, il est nécessaire « de participer dans l’activité symbolique de réflexion sur soi et sur les politiques de la culture, prenant une vision externe d’eux-mêmes et traitant leur culture comme une “chose” devant être déployée stratégiquement » (Mueggler 2001 : 6)[5]. D’autre part, le jeu culturel évoqué par Ortner impose également aux Hmong et aux Yao une négociation constante, derrière la scène et dans le quotidien, avec les officiels de l’État qui martèlent les impératifs de développement économique, social et culturel nécessaires au « rattrapage » de la nation vietnamienne vis-à-vis des pays dits développés (Michaud et Turner 2006).

Autrefois semi-nomades, les groupes hmong et yao ont été sédentarisés pour optimiser l’occupation de l’espace dans les régions montagneuses adjacentes à la frontière chinoise. À la suite de la victoire du Parti communiste vietnamien en 1954, une vague de migrants việt a déferlé dans la province de Lào Cai ; ces derniers ont participé à la « vietnamisation » sociale, culturelle et économique des groupes. Guidé par une métaphore familiale positionnant le Việt comme le « grand frère » des ethnies minoritaires ainsi que par une politique de préservation culturelle sélective rigide mise en place en 1978, l’État vietnamien a créé des institutions nationales pour administrer et médiatiser l’évolution culturelle des groupes ethniques. Le Ministère du Sport, de la Culture et du Tourisme (MSCT) et la télévision nationale vietnamienne, dont l’une des branches, VTV5, est destinée aux ethnies minoritaires, représentent deux de ces institutions étatiques présentes dans la province de Lào Cai[6]. Aujourd’hui en phase avec la Đổi mới (la Rénovation Économique de 1986), l’ouverture du pays aux étrangers en 1993 et la croissance fulgurante de l’économie – portée par l’affluence touristique accrue –, le MSCT et VTV5 jouent un rôle prépondérant dans un système politique et économique bien rôdé.

En s’intéressant à la production médiatique, cette note de recherche contribue aux travaux précédents sur ce phénomène dans un contexte postsocialiste, en particulier à ceux de Schein (1999, 2002, 2004), Frangville (2007) et Leepreecha (2008). Les travaux de Schein ont exposé les enjeux politiques associés à la reproduction de la tradition par les Hmong et les Chinois possédant les moyens et les ressources nécessaires à la production médiatique transnationale (Schein 2002, 2004). Schein précise, entre autres, que certains Hmong de Chine peuvent se procurer des productions réalisées aux États-Unis, en Thaïlande et en Chine par la diaspora, disponibles sur format DVD et VCD. Elle a aussi illustré les capacités des femmes hmong à « performer la modernité » dans des représentations artistiques, précisant que sans changer les structures sociales en place, les actions des femmes : « […] s’étendent de présentations officielles sur la scène aux présentations très informelles mais impliquent habituellement de faire de la culture un objet de réflexion » (Schein 1999 : 372)[7]. Vanessa Frangville (2007) s’est pour sa part intéressée, toujours en Chine, à la représentation générale des minorités ethniques dans le cinéma chinois, soulignant la tendance lourde à romancer la relation des minorités ethniques avec la majorité han ainsi que la consolidation du rapport de dépendance des premiers envers les seconds. Finalement, le chercheur hmong Prasit Leepreecha (2008) a mené une analyse des effets des médias transnationaux (DVD, VCD et Internet) en Asie du Sud-est. S’intéressant au cas du Nord Vietnam, l’auteur a perçu l’efficacité de ces médias pour le maintien de l’identité des Hmong pouvant accéder à ces nouvelles formes de production culturelle transnationales[8].

Les données présentées ici se fondent sur un séjour effectué durant l’été et à l’automne 2008 dans la province de Lào Cai, principalement dans le district de Sa Pa, à la pointe Nord du Vietnam, à quelques pas de la frontière chinoise. Échelonnée sur six mois, l’observation participante totalisant seize semaines s’est prolongée, indirectement, par l’entremise d’échanges courriels en 2009 et grâce à la collaboration avec d’autres chercheurs[9]. Les données ont été recueillies auprès d’employés de l’État vietnamien, de Hmong et de Yao, ainsi que d’agents touristiques vietnamiens par le biais d’entrevues, de collectes de documents audiovisuels et textuels (produits par l’État et le marché touristique privé) et de productions réalisées lors d’un atelier de production vidéo avec des jeunes guides hmong et yao[10].

Figure 1

Agrandissement d’une carte de la province de Lào Cai[11]

Agrandissement d’une carte de la province de Lào Cai11

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Le rôle du MSCT et de VTV5 dans la préservation de la culture

En plus des impératifs de développement économique que sous-tendent les images présentées aux groupes ethniques tels que l’agriculture intensive, l’aménagement du territoire pour le tourisme et la rentabilité des métiers dits traditionnels, l’ensemble de ce qui est considéré comme acceptable – culturellement et socialement – est soutenu par la politique de préservation culturelle sélective établie en 1978 par Nông Quôc Chân, alors vice-ministre en charge des cultures des minoritaires au Vietnam. Selon cette politique, toujours en vigueur aujourd’hui, les rites animistes, les sacrifices d’animaux, l’exploitation forestière sans permis et la culture de l’opium[12] sont quelques-unes des pratiques considérées comme néfastes ou improductives par l’État vietnamien (Michaud 2009 ; Nông 1978). À l’inverse, ce dernier favorise la préservation de pratiques bénignes, inoffensives et essentiellement esthétiques puisqu’elles servent le tourisme national et étranger. Ainsi, la perpétration des danses, des chants et des poèmes par les membres des groupes ethniques est fortement encouragée et ce répertoire culturel, préservé et enregistré par le MSCT, est diffusé par la branche de la télévision nationale vietnamienne VTV5.

Cette division de VTV, créée officiellement en 2002 mais active depuis 2004, diffuse aujourd’hui environ dix-huit heures par jour dans plus de treize langues minoritaires[13]. À travers des courts reportages sur le développement et la modernisation des villages minoritaires et des documentaires sur les danses et les chants traditionnels, l’objectif officiel de VTV5 est « d’aider à réduire la différence entre le développement des régions dans le pays »[14]. La chaîne est destinée aux groupes ethniques de l’ensemble du pays mais elle est gérée par les Việt majoritaires. Selon un projet cadre de développement régional, VTV5 poursuit :

Les tâches relatives « à la propagation des politiques, des directives pour l’éradication de la famine, de réduction de la pauvreté, reflétant la vraie vie » jouent toujours un rôle important et il s’agit d’un des objectifs principaux du département de la télévision des minorités ethniques[15].

Le mandat de la section Lào Cai du MSCT est similaire, à la différence que cette structure se charge également d’archiver et de préserver des données audiovisuelles et textuelles des pratiques culturelles observées. L’approche préconisée, qui s’inspire fortement d’un darwinisme social et d’une perspective évolutionniste[16], maintient les membres des groupes ethniques dans une position de « bénéficiaires ». La télévision nationale et, de manière secondaire, les médias nationaux tels que le cinéma, les livres et les photographies deviennent des outils de prédilection pour délimiter les contours de la nation. L’objet investigué et travaillé par ces médias, c’est la culture des groupes ethniques, qu’il faut alors cadrer minutieusement lors de la production et de la distribution.

Une télévision mobile et une culture statique pour Sừ Pán et Nậm Cang

Dans les petits villages de Sừ Pán et de Nậm Cang[17], une télévision n’est pas un produit accessible à tous et, en conséquence, les messages proposés par l’État vietnamien ne sont pas aisément relayés à la population locale. La solution actuelle du MSCT consiste à apporter un écran de projection dans les villages pour y diffuser des films spécialement préparés pour leurs habitants[18]. Cet événement a lieu conjointement avec une performance culturelle organisée par les plus jeunes membres des centres culturels étatiques locaux qui exécutent des danses et des chants directement liés et adaptés au message principal porté par les films. Une exposition de photographies exemplifiant des comportements acceptables et la distribution gratuite de livres recélant des images similaires (posters) complètent l’opération de diffusion. Les Hmong et les Yao manifestent un intérêt mitigé pour ces événements mais les appels d’encouragement des chefs provenant d’un microphone connecté à de puissants haut-parleurs les incitent à y participer. L’installation de la scène est une démarche qui exhibe la maîtrise des outils technologiques modernes par les acteurs principaux, les distinguant des spectateurs alors que, tour à tour, les officiels, provinciaux et locaux, annoncent le début des activités médiatiques. Les films projetés sont tous porteurs des messages explicites de l’État vietnamien – croissance économique et développement des infrastructures locales, maintien des frontières sino-vietnamiennes, harmonie entre les groupes ethniques et préservation des pratiques culturelles acceptables – en plus d’être au diapason avec les danses et les chants formatés pour chaque occasion. Les villageois ont parfois droit à un intermède de divertissement. À Sừ Pán il s’agissait d’un film chinois d’arts martiaux apprécié par les Hmong présents. Des films de ce type sont populaires et disponibles dans certains marchés à proximité des frontières comme ceux de Mường Khương et de Sa Pa. Selon un employé du MSCT, sans cette pause : « Les minoritaires vont s’ennuyer et vont partir. Ils ne peuvent pas écouter le message trop longtemps »[19]. Je m’attarderai plus en détail à deux films parmi la douzaine utilisée dans ce cadre par le MSCT de Lào Cai[20].

Figure 2

Image photo de la projection à Sừ Pán, juillet 2008[21]

Image photo de la projection à Sừ Pán, juillet 200821

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Être productif, accueillant et conscient de sa culture

Dans le court documentaire, K thut thâm canh gieo trng cây tho qu (Techniques de culture intensive de la cardamome)[22], on expose en détail certaines pratiques agricoles nécessaires pour contrer la pauvreté dans la région[23]. Le film, projeté aux villages sélectionnés de la province de Lào Cai, présente à cette fin l’exemple d’une autre population minoritaire des Hautes-Terres (Lai Châu, la province voisine) dont les membres ont assimilé le système d’agriculture favorisé par l’État et ont bénéficié de l’aide de l’armée nationale. Ainsi, une villageoise travaillant aux champs dans le film annonce : « […] en ces temps de récoltes, grâce aux soins du gouvernement, nous avons produit plus de riz qu’à l’habitude et [nous avons] plus de nourriture à manger »[24].

Ne se limitant pas à décrire visuellement les techniques agricoles, le film intègre également des scènes où des groupes ethniques assistent à des projections médiatiques de l’État (image 5), à l’instar de l’assistance de Sừ Pán et de Nậm Can. Dans ces scènes, l’auditoire semble visiblement accueillir favorablement les messages de l’État, tels que des conseils offerts pour contrer la pauvreté[25]. Les spectateurs hmong et yao sont ainsi conviés à observer les images nationales, les danses et les chants locaux, mais aussi, à constater la « réussite » des populations voisines en marche vers un progrès économique, social et culturel. Celui-ci est représenté comme indissociable de l’assujettissement aux orientations de l’État vietnamien même si, comme le suggérait une employée de haut rang du MSCT : « Nous ne pouvons pas les forcer, nous pouvons seulement les conseiller au sujet de ces problèmes. Ils feront ce qu’ils veulent »[26].

Le deuxième exemple abordé ici est celui du film de fiction Tình thm sapa (Sapa l’accessible)[27]. Dans le film, une jeune femme yao rencontre un homme yao qui chante pour elle dans les rues de Sa Pa. Ils se perdent de vue mais se retrouvent à la toute fin pour vivre leur amour. Une histoire parallèle à celle-ci implique un touriste vietnamien et un touriste étranger qui se promènent dans les environs. Les touristes sont finalement charmés par la beauté de la même jeune femme et produisent des photos et des dessins de celle-ci. Cette représentation ne concorde pas avec les vidéos et les entrevues réalisées avec les jeunes femmes hmong et yao du district de Sa Pa qui démontrent plutôt que ces femmes négocient habilement avec les structures de pouvoir en place lorsqu’elles s’engagent dans des relations sociales avec des partenaires potentiels, des étrangers ou des Vietnamiens (voir aussi Turner et Michaud 2008). Ainsi, les jeunes femmes jouent un rôle actif et non passif dans les changements sociaux, économiques et culturels qui s’opèrent ; elles démontrent une capacité d’agir bien plus importante que celle proposée dans Tình thm sapa. Entremêlant le contexte touristique florissant et les relations amoureuses entre Yao, cette production consolide la représentation figée du minoritaire traditionnel qui doit, d’une part, anticiper la venue prochaine des touristes dans son village et, d’autre part, s’assurer de préserver une culture non contaminée par des éléments étrangers – autres que vietnamiens. En outre, la ville de Sa Pa symbolise le triomphe économique d’une destination glorifiée par l’État vietnamien et le marché touristique[28].

Dans les deux films, on décèle un élément fondateur sur lequel s’érige l’ensemble des représentations promues : les villageois visés devraient profiter du soutien et de l’aide au développement de l’État ainsi que de la majorité vietnamienne qui façonne le devenir de la nation. Concrètement, les villageois doivent donc améliorer leurs connaissances agricoles, augmenter leur productivité, et se conduire adéquatement avec les touristes, à l’instar des Hmong et des Yao de Sa Pa mis en scène.

La télévision nationale vietnamienne VTV5 en tournage à Bắc Hà et à Bản Phố

VTV5, en collaboration avec le MTSC, organise fréquemment des tournages dans les villes et les villages pour faire valoir des activités entreprises par des minoritaires qui ont remporté un succès économique et qui s’inscrivent dans le modèle de développement que la chaine cherche à diffuser. Les scènes suivies ont été montées dans la ville de Bắc Hà et à Bản Phố, un village rapproché, mais ces initiatives s’adressent sensiblement aux mêmes destinataires que les projections dont il était question précédemment[29]. Centrés sur un Hmong et un Nùng[30], les tournages s’intéressaient aux productions artisanales de métaux, d’outils agricoles et de bracelets d’argent pour les groupes ethniques de la région. La ville de Bắc Hà représente un nouvel attrait touristique spécialement en raison de son marché hebdomadaire où l’on peut se procurer de l’alcool de riz et de maïs et où les villageois viennent désormais vendre leurs récoltes (Michaud 2008). Cette affluence incite l’État à mettre en valeur certains acteurs locaux pour sustenter cette manne touristique.

Figure 3

Image vidéo tirée du tournage à Bắc Hà, août 2008[31]

Image vidéo tirée du tournage à Bắc Hà, août 200831

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La relation d’intérêt entre le caméraman et moi-même, fondée sur nos connaissances techniques mutuelles en vidéo, m’a aidé à percevoir son positionnement idéologique et son poids dans l’équipe envoyée pour préserver la culture[32]. De son propre aveu, les techniques privilégiées lors de ces tournages se voulaient simples, classiques et exemptes d’effets spéciaux ajoutés tels le noir et blanc ou les corrections de couleurs sophistiquées. Un choix délibéré, donc, qui s’éloignait de ses autres projets personnels[33]. Selon lui, cette approche stylistique simple était bien adaptée à un sujet « simple » comme celui de ce type de travail. Ce traitement générique peut être associé aux perspectives hégémoniques du documentaire classique, essentiellement supportées par le thème de la construction réaliste (MacDougall 1998 ; Peterson 2003 ; Ruby 2000 ; Ginsburg 1999). Généralement congruente avec l’idée du « maintien du traditionnel » véhiculée par la politique de préservation culturelle sélective, cette conception va aussi de pair avec l’éducation prodiguée par l’Institut de cinéma de Hanoï et répond moins à un intérêt envers la réalité per se qu’à la possibilité de mettre en scène fidèlement la réalité observée (Schiller 2001).

S’en tenir à cette analyse des techniques utilisées par le caméraman – aussi pertinente soit-elle – ne suffit pas pour saisir la teneur politique locale d’une telle situation de production médiatique nationale. Il est donc nécessaire de revenir aux intentions premières qui, explicitement et sans ambiguïté, génèrent les constructions médiatiques. Il semble maintenant accepté que dans de tels cas « on prépare l’image de l’autre, on l’accommode, on l’assaisonne conformément à une recette qu’il n’a pas composée et on la consomme » (Colleyn 1993 : 75, accentuation dans l’original). Cela dit, la « préparation » en question est largement dépendante de la position occupée par le « spécialiste » de celle-ci. Le caméraman sait pertinemment que son travail ne sera pas diffusé s’il ne répond pas aux critères des dirigeants de VTV5/Section Lào Cai et, en définitive, des dirigeants de VTV à Hanoï[34]. Par ailleurs, il connaît les orientations idéologiques de l’État, consolidées dans des plans quinquennaux comme le programme 135, ce qui transparaît dans sa vision des tournages qu’il effectue : « La préservation des métiers traditionnels est très importante puisque non seulement ils apportent des revenus mais que cela permet aussi de préserver leur aspect unique »[35]. Surplombant les subtilités artistiques et les détails techniques, cette préoccupation fondamentale et explicite pour la préservation culturelle sélective et le développement économique a été observée chez la majorité des employés interviewés dans le cadre de cette recherche. Les deux courtes vidéos produites lors des séjours de tournage auxquels j’ai participé s’inscrivent résolument dans cette perspective et répondent également aux besoins potentiels de nouveau contenu pour les « télévisions mobiles » observées à Sừ Pán et à Nậm Cang. En effet, les deux minoritaires filmés deviennent des représentations dominantes, campées dans les priorités idéologiques de l’État vietnamien. La politisation de la culture (ou la dépolitisation ; voir Poirier 2004 : 11) est ici directe : le travail du minoritaire est objectifié, fragmenté et recomposé au gré de la volonté de VTV5 pour devenir la représentation économique et politique, et l’exemple à suivre pour l’intégration adéquate à la nation vietnamienne[36].

La capacité d’agir ciblée des Hmong et des Yao sélectionnés par l’État

En plus des collaborateurs locaux impliqués dans les projections et les tournages, certains membres des groupes ethniques occupent des postes relativement importants au sein même du MSCT. Un de ces employés hmong, un ancien chef de Sừ Pán, m’a expliqué la raison derrière le formatage entrepris pour le maintien de certaines croyances animistes. Il soulignait ainsi l’importance de revitaliser la croyance des Hmong dans le lien être humain/arbre. Selon cette croyance, des éléments néfastes ou bénéfiques pour l’un peuvent affecter l’autre et vice versa. Le maintien de cette croyance permettrait à la fois de préserver un trait culturel traditionnel et de s’ajuster aux préoccupations environnementales contemporaines de l’État qui se traduisent par un contrôle rigide de l’exploitation forestière[37]. De plus, en tant que collaborateur du MSCT et de VTV5, il s’inquiétait aussi de l’affluence récente du protestantisme chrétien dans la région dont les pratiques religieuses pouvaient venir supplanter celles des Hmong et des Yao[38]. La position de l’ancien chef exemplifie ainsi la tension évoquée par McElwee dans cet extrait :

Au Vietnam, le problème se manifeste dans la tension entre traiter les minorités ethniques comme une culture statique avec leurs coutumes « pittoresques » tout en changeant dans les faits ces minorités avec des plans pour les « aider » à se développer, à s’établir et à devenir moins anachroniques et limitées par la tradition.

McElwee 2004 : 204[39]

Dans ce contexte, le Hmong exerce sa capacité d’agir à l’intérieur d’un schème de possibilités très restreint, dans un espace bien déterminé et possiblement selon une forme d’agency spécifique (Ahern 2001 ; Postill 2011).

Je m’attarde à cet homme, puisqu’en raison de sa position politique il semble exercer une influence considérable sur les spectateurs dans l’ensemble rituel médiatique complexe mis en branle lors des projections (Mazzarella 2004 : 345-346). Dans la même veine, la présence d’une jeune professeure de chant hmong (ces deux intervenants ayant galvanisé la foule avec des discours précédant les projections et les performances) m’apparaît avoir eu des retombées significatives pour les autres jeunes présents. Accompagnée d’un jeune homme hmong, la jeune fille m’a expliqué qu’ils avaient préparé une chanson pour promouvoir l’éducation et les mariages moins hâtifs pour les jeunes membres de la communauté (un propos complémentaire à celui du film Tình thm sapa). La jeune fille, exemplifiant ces représentations, était l’une des rares Hmong de cet âge (quinze ans) qui fréquentait une école de la capitale, Lào Cai. Elle appréciait grandement sa position de professeur de chant au village et elle était manifestement intéressée à me faire part de sa connaissance de l’anglais – symbole d’éducation valorisé par les employés du MSCT présents. En se situant à la fois comme membre de la communauté locale et comme représentante de la nation (elle était aussi invitée à d’autres événements de plus grande envergure), la jeune Hmong se retrouvait dans ce que Merry définit comme la position du « traducteur » : « Les traducteurs sont à la fois puissants et vulnérables […] Ils sont puissants puisqu’ils ont maîtrisé les discours de l’échange, mais ils sont vulnérables aux accusations de déloyauté et de double négociation » (Merry 2006 : 40)[40].

À cet égard, les risques associés à la position de la jeune fille ne sont pas négligeables puisqu’ils peuvent sérieusement entacher son avenir. La poursuite de ses études et le maintien de son poste de professeur de chant dépendront de sa facilité à s’adapter aux changements d’orientation locaux des représentants de l’État vietnamien qui, ultimement, configurent et sélectionnent, calepin en main ou caméra au poing, ce que l’on montrera aux autres minoritaires, à la nation vietnamienne et aux étrangers qui traversent le pays.

La perméabilité des institutions locales chargées de la médiatisation nationale

On peut constater qu’il existe un pont tangible entre les processus de production et de diffusion chez certains acteurs locaux. L’ancien chef et la jeune professeure hmong ne remettent pas en cause la pertinence de la « télévision mobile » dans le village. Par ailleurs, il est nécessaire de noter que certains de ces acteurs disposent d’une mobilité à l’intérieur du milieu médiatique national et oscillent de ce fait entre différents modes de représentations et d’implication dans celui-ci. Comme le suggère Postill, il existe ainsi une pluralité qui s’étend « […] pour les praticiens d’un champ : différents agents déploient différentes activités dans différentes stations d’un champ avec divers degrés d’engagement, de compétences et de présence publique » (Postill 2011 : 16)[41]. C’est précisément ce qui s’est passé dans le cas d’une journaliste yao travaillant pour VTV5, rencontrée à Lào Cai.

La jeune femme dans la trentaine, qui vit avec sa mère dans une maison de bonne grandeur selon la moyenne vietnamienne et se déplace avec un scooter récent, était employée par VTV5 comme journaliste et traductrice (yao vers le vietnamien et inversement). Ancienne danseuse professionnelle formée en journalisme, elle était également bien entourée par sa famille, dont les membres travaillaient tous de près ou de loin pour l’État vietnamien, un atout que n’a pas manqué de souligner l’employé du MSCT qui m’accompagnait pour l’entrevue. La journaliste estimait que son éditeur vietnamien était généralement ouvert aux sollicitations des groupes ethniques de la région et qu’il réagissait positivement à ses propositions de reportages. Il y avait là des possibilités d’agir, une forme d’agency ciblée, spécialement dans le contexte où le public de ses émissions réagissait aux représentations soumises en ondes. En effet, des spectateurs lui exprimaient, par courrier ou par téléphone, leur désir d’en savoir davantage sur les techniques pour traiter une bête malade ou sur les conditions à remplir par leur village pour faire l’objet d’un reportage de VTV5. Ainsi qu’elle le précisait, parfois : « [les spectateurs] me demandent si je suis OK puisque j’ai manqué une journée. Ils disent aussi “danse davantage” puisqu’ils savent que je suis une danseuse »[42].

Il existe ainsi un relai d’information significatif entre les communautés locales et VTV5/Section Lào Cai lors de la diffusion. À l’image de l’ancien chef hmong de Sừ Pán, la jeune journaliste yao pouvait exercer une certaine influence sur les sujets traités par la chaîne locale. Cela dit, elle ne pouvait outrepasser la décision finale de son éditeur vietnamien qui, à son tour, doit négocier avec les exigences de VTV5 à Hanoï. Dans ces circonstances, la capacité d’agir de la journaliste yao demeure sommaire et elle ne peut modifier significativement les grandes orientations de la chaîne de télévision.

De manière similaire, il est intéressant de faire un retour sur la situation des deux sujets sélectionnés pour les tournages de Bắc Hà et de Bản Phố. Pour son travail d’assemblage médiatique, le caméraman a notamment demandé au Nùng de Bắc Hà de revêtir son costume traditionnel lors de son activité de fabrication des bijoux d’argent, ce que celui-ci a refusé puisqu’il se sentait beaucoup plus à l’aise dans un habit « moderne » de travail[43]. Par ailleurs, il a fait preuve d’une certaine indifférence à se plier à la formalité exigée pour le tournage du documentaire, entre autres par rapport à l’insistance du caméraman qui exigeait de lui qu’il parle à la caméra et se taise à des moments précis au milieu d’une conversation informelle. Une réaction légère mais significative, qui ne l’a pas empêché d’être heureux d’apprendre qu’il serait « une vedette pour ses amis et ses voisins ». En somme, il s’agit là d’une forme de résistance qui ne cherche pas à renverser les structures de pouvoir en place, mais plutôt à en diminuer les effets immédiats et rapprochés (Scott 1990). L’artisan considérait également acceptable que sa machine de polissage « moderne » lui permettant de produire le nombre de bracelets d’argent nécessaire à la rentabilité de son entreprise ne soit pas filmée. Saisissant bien la « reconstruction du traditionnel et de l’authentique » en cause, il a préféré participer à la production médiatique telle que proposée par le caméraman. Sur cet enjeu, je partage la position de Peterson qui suggère « qu’en contrôlant ce qui est considéré comme ayant de la valeur, les acteurs sociaux dominants peuvent inciter les autres à lutter pour des récompenses dans un système qui favorise déjà leur position » (Peterson 2003 : 178)[44].

Il existe une disparité au sein même des positions de « dominants » et de « dominés » dans la production médiatique nationale – exemplifiée ici dans la collaboration partielle entre le caméraman vietnamien et l’artisan nùng – ce qui nous oblige à nous éloigner d’une vision dichotomique de la « politique des médias » dans le développement des groupes ethniques. Cela dit, cette variabilité est relativement faible dans le système politique et médiatique centralisé de l’État vietnamien. Ce constat est généralement congruent avec celui concernant l’intégration des minoritaires de la région dans d’autres sphères sociales. Par l’approche analytique privilégiée ici, j’adhère à la tendance des anthropologues à « rejeter catégoriquement la tendance commune de traiter les médias comme séparés de la vie sociale et, d’un cas ethnographique à l’autre, souligner les interrelations entre les pratiques médiatiques et les cadres culturels de référence » (Askew 2002 : 10)[45].

Conclusion

La création récente de VTV5 réduit la possibilité d’analyser les transformations sociales qu’elle induit[46]. On peut néanmoins établir les liens directs existants entre les initiatives de VTV5 et du MSCT et les projets de développements sociaux, culturels et économiques destinés aux groupes ethniques qui remontent aux débuts de la nation vietnamienne (Michaud 2008). À cet égard, la présence des Hmong et des Yao dans les deux institutions peut faciliter la transmission d’information pertinente aux populations concernées mais la capacité d’agir de ces individus est délimitée et renforce généralement les structures sociales, politiques et culturelles établies. On constate également une politisation de la culture dans les cas observés ; les pratiques des Hmong et des Yao dans le processus médiatique national doivent s’harmoniser avec la politique de préservation culturelle sélective toujours active au Vietnam. En privilégiant, d’une part, la promotion des aspects formels, esthétiques et artistiques de la culture et, d’autre part, le développement économique, social et culturel des Hmong et des Yao, cette politique conduit à une sélection d’individus dont le profil coïncide avec celui recherché par la télévision nationale.

Dans le contexte médiatique global contemporain, le travail de « raffermissement de la nation » et de politisation de la culture qu’il entraîne est en compétition avec des alternatives émergeant des pays voisins. En effet, les antennes satellites bon marché (bien que dispendieuses pour les membres des groupes ethniques) vendues par les Chinois qui traversent les frontières permettent de capter gratuitement les chaînes chinoises, thaïes et coréennes en plus des chaînes de VTV (VTV5 n’est par contre pas toujours accessible dans l’ensemble des régions). Des réunions fréquentes à Sa Pa et dans les villages environnant sont motivées par le visionnement des feuilletons historiques chinois, comme le mentionnait une jeune guide hmong : « À 18 h, tout le monde regarde la télévision, tout le monde ! Les Hmong et les Vietnamiens ».

Les rassemblements quotidiens de certains Hmong et Yao pour un visionnement ritualisé des émissions d’origine chinoise peuvent ainsi compromettre les plans de VTV5 pour le développement de la région et l’implantation des programmes quinquennaux. L’usage d’Internet, des téléphones mobiles et de la web-télévision, pour le moment réservé à quelques Hmong et Yao de Sa Pa et des villages environnants, doit également être investigué pour obtenir une compréhension globale des effets des médias sur les populations de la province de Lào Cai. Il est crucial d’étudier l’arrimage dynamique de ces nouvelles formes de communication aux pratiques (médiatiques et autres), locales et ciblées, généralement bien enracinées dans la construction historique de la relation politique majorité/groupes ethniques minoritaires.