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Ce numéro spécial sur le mythe s’oriente résolument vers l’avenir tout en récupérant ce qu’il peut du passé. Ce n’est pas la première fois au Québec que l’on tente de préparer l’avenir de l’anthropologie du mythe, car Pierre Maranda a déjà parrainé des groupes d’étude pendant les années 1990, à l’Université Laval, sur la « formule canonique du mythe ». Ces travaux ont abouti à la publication d’un gros livre en 2001 : The Double Twist. From Ethnography to Morphodynamics, où 5 des 10 chapitres étaient fournis par les chercheurs du Québec (Alain Côté, Pierre Maranda, Andrew Quinn, Luc Racine, Éric Schwimmer).

Tandis que ce livre était sans doute une contribution majeure à l’interprétation d’un problème épineux dans la pensée de Claude Lévi-Strauss, la présente série d’articles relève directement le défi, épineux aussi, de dépasser le cadre de la pensée structurale de ce maître du 20e siècle ; il pose des questions qui n’ont pas été l’objet de la méthode structurale régulière du tout, mais qui pourraient le devenir si le fond de cette méthode était repensé pour pouvoir les aborder. Sa fin ultime peut être, en effet, d’insuffler une vie nouvelle à l’anthropologie humaniste du 21e siècle. Comme la direction de mes recherches récentes a été un peu semblable, je fus enchanté quand la rédaction de la revue m’invita à m’exprimer ici en marge de la discussion. Je commente donc d’abord chacun des articles présentés par John Leavitt, et j’y ajouterai quelques brèves remarques plus générales à la fin de certaines sections.

John Leavitt (linguiste, sémioticien, mais anthropologue aujourd’hui) a beaucoup de tours dans son sac, et ses deux textes publiés ici sont passablement complexes. Ils proposent (a) une critique ambitieuse du mouvement structuraliste en général ; (b) une introduction utile de la signification compréhensive de cette série d’articles ; (c) un résumé trop bref de ses recherches de terrain en Inde du Nord.

Ses remarques théoriques servent essentiellement à présenter la mythopoétique, une approche qui n’est pas vraiment nouvelle, mais qui a été très difficile à théoriser. La source de cette approche était Hjelmslev (1953), linguiste danois éminent, connu sans doute de Leavitt, qui acceptait au fond la définition du signe de Saussure, comme la correspondance entre un signifiant et un signifié, mais qui introduit deux précisions capitales, distinguant entre le contenu et l’expression, et entre la forme et la matière[1] du signe. Regardons donc ces deux distinctions, essentielles à la compréhension des textes de Leavitt. D’abord, il est évident que l’interprétation d’un signe va souvent bien au-delà de ce que la linguistique classique entend par son contenu. Le receveur du signe va noter sans doute son contexte social et culturel, la position du signe dans la série de signes émis, ainsi que tous les sous-entendus du signe, verbaux ou non, qui constituent sa « connotation ». Le problème de la linguistique, de la sémiotique ainsi que bien sûr de l’anthropologie, est de décider si le système de l’expression doit entrer, ou non, dans l’analyse formelle des données.

Cette décision dépendra, sans doute, de la matière de l’analyse. Si nous voulons distinguer entre la saison chaude et la saison froide dans la région étudiée, un signe dont nous nous servons sera d’abord le thermomètre qui mesure la température d’un jour à l’autre. Nos informateurs auront sans doute beaucoup d’histoires à nous conter sur le Soleil et la Lune, mais ces histoires nous intéressent dans d’autres contextes. Le système de l’expression n’y changera rien. Leavitt a pourtant raison quand il dit que le système de l’expression peut être de très grande importance lorsqu’on étudie les mythes, mais même là, chaque chercheur définit sa matière, et la pertinence du système d’expression en dépend. Ainsi, le schéma général d’une étude comme les Mythologiques de Claude Lévi-Strauss ne dépend guère du système de l’expression. On y trouve des centaines de pages qui analysent les mythes et les rites, portant sur l’été et l’hiver, le Soleil et la Lune ; il note l’insuffisance de la puissance sexuelle du Soleil pendant les rites d’hiver, mais les sentiments des acteurs humains ne font pas partie de sa matière. Il s’intéresse surtout aux opérations cognitives, intellectuelles des personnages et des fournisseurs indigènes d’informations.

Ici, la matière de Leavitt est très différente de celle de Lévi-Strauss. La question n’est pas de déterminer quelle matière est la meilleure, mais de construire un schéma de recherches sur les systèmes d’expression qui nous permette de « dégager des notions abstraites et [de] les enchaîner en propositions » (Lévi-Strauss 1964 : 9). Les textes présentés ici sur la mythopoétique ont cette fin en vue. À ma connaissance, le premier à poser cette question en sémiotique était Umberto Eco, dans La Struttura assente et A Theory of Semiotics (1972, 1976). Il se servit du schéma de Hjelmslev surtout dans son analyse de l’esthétique, pour laquelle il construisit sa théorie de l’invention (modérée et radicale), qui permet d’étudier comment le système du contenu et le système de l’expression se confrontent dans une dialogique, où chaque innovation dans le contenu exige des transformations dans le système de l’expression. Toutes les subtilités de ce dernier doivent être prises en compte si l’on veut comprendre comment le nouveau système d’expression parvient à correspondre au nouveau système du contenu.

Leavitt et ses confrères ne mentionnent pas Eco, mais s’en remettent à Barthes et à Vernant, qui avaient probablement des idées similaires. Quant à Barthes, en effet, ses écrits sur le théâtre de Racine et sur le plaisir du texte ouvrent la voie à une théorie de systèmes d’expression, mais je me serais moins fié à ses Mythologies. Ce livre veut surtout démystifier les fausses évidences, le langage volé, la subversion de l’écriture, la parole dépolitisée (1957 : 9, 217, 221, 233), afin de démontrer la valeur pratique de la sémiologie pour les causes de gauche. J’y reviens ci-dessous lors de ma discussion de l’article de Moisseeff. La position de Vernant est plus ambiguë, car il se définit comme un structuraliste. Il accentue surtout la ressemblance entre la problématique de Lévi-Strauss et la sienne qui accentue l’espace, le temps, la mémoire, plutôt que les mentalités (Vernant 1999 : 54-57). Si les méthodes de Vernant sont très différentes de celles de Lévi-Strauss, c’est en effet parce que ces dernières ne seraient applicables ni aux mythes grecs, ni aux mythes hébreux, pour les raisons explicitées dans le débat de Lévi-Strauss et Ricoeur (1963 ; 2004 : 172-173). Les sources provenant des conteurs ou des rites des peuples sans écriture expriment leur propre vision du monde tandis que les textes helléniques et hébreux datent d’une période où la vision du monde des sources écrites n’est plus celle des conteurs de mythes. Ces dernières ne sont que des reconstructions, faites dans le cadre d’une idéologie postmythique, déformant la pensée d’une période antérieure. Vernant lui-même fait des reconstructions aussi, mais la perspective de celles-ci est marxiste-structuraliste.

Les lacunes du structuralisme

Leavitt, quant à lui, présente ensuite (au début de son deuxième texte ici-même) ses arguments pour une anthropologie mythopoétique, qui rétablirait au champ de l’analyse structurale trois éléments qui, selon lui, avaient été exclus par Lévi-Strauss. Ces éléments sont, en effet, les points de départ de la série d’articles publiés ici : le scène rituelle, la présentation poétique, le côté affectif. Je pense que la première de ces critiques repose sur une méprise, mais que les deux autres critiques exigent une considération très sérieuse. Car il faudra bien distinguer au départ entre la matière de Lévi-Strauss comme savant particulier, libre de ses choix, et la matière réalisée ou envisageable d’autres structuralistes, qui poursuivent des voies différentes. Comparant la flexibilité de l’école structuraliste, parrainée par Claude Lévi-Strauss, à celle des autres écoles que j’ai rencontrées, je l’ai trouvée parmi les plus tolérantes. Quant à la présentation poétique et le côté affectif, je pense qu’ils étaient exclus pour de bonnes raisons des Mythologiques, mais qu’ils peuvent bien trouver une place dans un projet structuraliste, pourvu qu’ils évitent les pièges mentionnés ci-dessous. La cause de la méprise concernant la scène rituelle a été surtout que presque tout le monde a lu la Finale des Mythologiques, avec sa polémique célèbre contre Victor Turner, mais tout le monde n’a pas lu les 2000 pages précédentes, parfois ardues.

Quand je faisais du terrain en Papouasie, j’assistais aux rites et j’enregistrais des mythes. Sans connaître les mythes, je n’aurais pas compris les rites. Inversement, sans connaître les rites, je n’aurais pas compris les allusions fréquentes aux rites qui font partie de beaucoup de mythes. Le mythe et le rite sont deux champs autonomes, mais interdépendants. Ils sont traités comme tels partout dans les Mythologiques, surtout dans L’origine des manières de table, parce que les informations disponibles sont très bonnes, et parce que leur traitement est moins comprimé que dans L’Homme nu. La polémique contre Turner n’était donc pas inspirée par des sentiments que Lévi-Strauss pourrait entretenir contre les rites, mais simplement parce qu’il ne voulait pas s’engager dans leur affectivité. Sans aucun doute, l’objection de Lévi-Strauss contre les oeuvres de Turner était motivée par le rôle majeur que jouait l’affectivité dans les analyses de celui-ci. En relisant le texte de Leavitt sur la geste de Goriyâ, je ne vois pas beaucoup de différence, du côté de l’affectivité, entre ces pages et un texte comme Asdiwal (Lévi-Strauss 1973 : 175-233). Par contre, Leavitt a l’avantage considérable d’avoir assisté personnellement aux rites, ce qui n’était pas le cas de Lévi-Strauss.

Le problème méthodologique de l’affectivité de la description ethnographique est surtout qu’on doit se méfier des analyses de l’affectivité faites dans une société que les observateurs ne peuvent pas vraiment connaître du dedans, une société où ils n’ont pas passé leur enfance. Ce handicap s’applique également à Lévi-Strauss, à Vernant et à Leavitt. Ces chercheurs, conscients de leur désavantage, s’abstiennent prudemment de toute prétention de savoir ce qu’ils ne savent pas. Ceux qui écrivent au sujet de leur propre société, comme Moisseeff dans ce volume, ont plus de liberté à cet égard. S’ils veulent introduire l’affectivité de leurs personnages textuels, ils peuvent écrire comme des citoyens. Même dans ce cas, pourtant, il y a des droits à l’intimité à respecter.

Vers un modèle de la mythopoétique

La question de la mythopoétique est autrement plus complexe. La méthode d’Eco, applicable à toute invention, ne nous aide pas à comprendre le problème particulier du mythe. Les deux textes de Leavitt donnent une analyse perspicace et originale de plusieurs aspects du système structuraliste mais, en plus des trois sous-thèmes qu’il identifie, je pense que l’article sur Le structuralisme et les mythes n’a qu’un seul message de fond, sous-jacent à tout le processus de l’analyse, à partir du tableau des mythèmes, continuant à travers les opérations intellectuelles systémiques (comme le bricolage, la recherche de la chose qui transformera un état d’être périmé en état d’être supportable), pour finir avec la formule canonique, expression mathématique servant à représenter cette recherche en général, dans une proposition universelle.

Arrivé à cette bonne conclusion inévitable, Leavitt se bute à la question de la définition de l’objet. Il propose, comme objet « de voir le mythe non comme l’inverse du langage poétique mais comme le langage poétique lui-même ». Or, beaucoup de savants et des disciplines d’aujourd’hui limitent leurs analyses (en général) à ce que Hjelmslev appelait le système du contenu, sans souci du système de l’expression, mais je doute que Claude Lévi-Strauss lui-même soit de leur côté. Quand Leavitt prétend prendre la voie radicalement inverse, je ne suis pas convaincu de son sérieux.

Chez les Orokaïva, et probablement partout, il y a des récits mythiques où le système de l’expression ne joue pas de rôle important : les généalogies, la liste des villages où le clan a résidé, les descriptions des guerres où on n’apprend que les noms des tueurs et des tués, etc. Il y en a d’autres où la poésie prédomine, sur tous les plans – verbaux ou non verbaux : le théâtre, la musique, la danse et tous les arts visuels. Dans les premiers cas, l’information serait analysable par des critères cartésiens ; dans les deuxièmes cas, elle ne serait pas analysable ainsi. On se trouve alors devant ce que Kant appelle une antinomie, deux principes incompatibles, entre lesquels il y a une contradiction irrésoluble. Si l’ethnographe étudie la façon dont le mythe est raconté, il restera toujours obligé de fournir à l’étranger toute la matière objective, essentielle à la compréhension, dont l’ethnographe est le seul dépositaire professionnel.

Claude Lévi-Strauss connaît cet état des choses ; il sait bien que l’anthropologie sociale carbure depuis toujours à la mythopoétique, qu’elle rêve depuis toujours de devenir une science. Partageant ce rêve, il dit dans sa leçon inaugurale au Collège de France que cette discipline « ne désespère pas de se réveiller parmi les sciences naturelles à l’heure du jugement dernier » (1973 : 29). La grande différence entre lui et Leavitt est que ce dernier a l’espoir contraire : il préfère l’idée d’une destinée finale parmi les arts. À mon avis, la destinée mixte d’aujourd’hui, déchirée entre la matière et le délire expressif est inévitable, mais je rêve d’un équilibre entre les deux. J’appuie le projet de l’ethnopoétique de Leavitt parce que l’univers contemporain est plein de déséquilibres ; et la mythopoétique pourrait établir l’équilibre en anthropologie.

Finalement, il se peut que tout le modèle de La structure du mythe (1958) et la critique de Leavitt eussent été plus maniables si l’on avait considéré aussi la position du mythe dans l’histoire de la littérature. Car si l’anthropologue s’occupe de la façon dont les histoires sont racontées, il doit avoir un peu d’information aussi en littérature comparée, et connaître les genres, les modes, les taxinomies. Bien que la « théorie des modes » de Northrop Frye (1957) se fonde surtout sur l’évolution de cinq ères de la littérature occidentale, sa construction conceptuelle est fort utile aux questions soulevées dans les textes présentées ici. Sa classification primaire se fait surtout « selon le pouvoir d’action du héros : s’il est d’une espèce supérieure aux autres humains et supérieure à leur environnement, le héros est un être divin et le récit de ses gestes sera un mythe. S’il est supérieur en degré, comparé aux autres humains et à son environnement, il sera un personnage du mode héroïque (légende, conte ou chant merveilleux, légende, etc.), dont les gestes sont merveilleuses bien qu’il soit identifié comme être humain. S’il est d’un degré supérieur aux autres humains sans être supérieur à l’environnement naturel, il est un chef, du mode mimétique élevé. Il est le héros de la plupart des épopées et tragédies. Il y a aussi un mode mimétique inférieur et un mode ironique.

Il y a beaucoup de problèmes avec cette classification, que j’ai présentée ailleurs (Schwimmer 2001 : 61-63, 87), mais Frye propose plusieurs idées qui pourraient nous aider à interpréter La geste de Goriyâ. Le résumé publié ici rappelle, par l’ambiance de ses récits, chants, danses et rites ainsi que ses masques et accessoires, le mélange du mythique et de l’héroïque qu’on retrouve dans quelques écrits de Vernant, tel La mort dans les yeux (1986). Ces textes ont réuni les traces de l’exaltation et de terreur des populations où survit le mode mythique sous diverses formes, mais où le mode héroïque peut prédominer. Les données publiées ne suffisent pas pour vérifier quelles versions de Goriyâ remplissent les conditions de la formule canonique, mais certaines versions ont la circularité associée avec le mode héroïque. Il y a d’autres critères plus subtils. Ainsi, Frye (1978) dit que les paroles du poète par l’entremise duquel parlent les dieux sont typiquement dans le mode mythique, et que le langage métaphorique de l’immanence prédomine dans le mode mythique tandis que le mode héroïque présente les métaphores dans le langage métonymique de la transcendance (Frye 1982). Lévi-Strauss sous-entend la même distinction quand il précise que les éléments de la pensée mythique, les « signes », jouent respectivement (et simultanément) les rôles d’images et de concepts, de signifiant et de signifié (1962 : 28). Par ailleurs, le schéma de Frye n’est pas évolutionniste ; il reconnaît que le mode mythique survit dans la littérature contemporaine, notamment chez Cervantes, Joyce et Beckett (1978, 1990).

La mythopoétique et le déséquilibre

Les autres articles de la série posent des problèmes d’interprétation parce qu’ils ne sont pas liés explicitement au modèle du structuralisme (toujours réductibles, en dernière instance, à la formule canonique), bien que cette formule soit présente dans l’arrière-fond. Le cas le plus frappant, et le plus rigoureux aussi, est l’article d’Allen qui veut ajouter une « quatrième fonction » au modèle indo-européen célèbre de Dumézil. L’analyse des mêmes données par Vernant (1970, 1971) semble avoir établi qu’une telle quatrième fonction n’est pas logiquement nécessaire, mais l’exposé d’Allen pourrait bien nous amener à accepter quelques précisions importantes au schéma de Dumézil. Car en établissant les « trois fonctions », celles des princes-prêtres, des guerriers et des producteurs, en prototype indo-européen immuable, Dumézil défend une vision de nos sociétés que le structuralisme classique n’a qu’enfermé respectueusement dans une somptueuse salle de musée. Lévi-Strauss a relativisé cette image éblouissante dans son réquisitoire glacial Clan, lignée, maison (1984 : 189-241), pour montrer qu’elle était estompée par l’anti-système « des conflits entre les principes antagonistes, ou qui sont ailleurs mutuellement exclusifs : filiation et résidence, exogamie et endogamie, droit de la race et droit de l’élection ».

L’article d’Allen fait irruption dans cette salle de musée avec une masse de propos déstabilisants, mais la quatrième fonction qu’il propose n’est pas un moyen efficace pour crever l’abcès. On devrait peut-être se rabattre sur une autre théorie, comme celle de Scubla, qui ferait de Romulus et de ses semblables un « roi –1 », insérable dans la formule canonique de Lévi-Strauss (2001 : 141-150), ou dans la morphodynamique de Petitot (1998, 2001) qui les interpréterait comme une inversion catastrophique dans un processus cyclique. Dans tous les cas, roi –1 ou non, Allen décrit toutes les étapes du déclin de Romulus, le premier roi de Rome, adulé d’abord par les citoyens, diminué par la série de désordres et la division que causa l’enlèvement des Sabines. Sa vie et celles d’autres rois –1 de son acabit finissent mal, et leurs généalogies sont tarées. L’intérêt de cette analyse pour la mythopoétique serait alors de pondérer un peu l’héritage de Dumézil qui enferme le structuralisme dans une cotte de mailles démodée.

L’ethnographie envoûtante de Moisseeff établit, tout d’abord, certaines qualités de la science-fiction qu’ont éludées la grande majorité des observateurs. On pense souvent que les créateurs de la SF expriment leurs visions individuelles de l’avenir du monde en délire, ou bien pour idéaliser cet avenir ou pour le peindre en couleurs de Géhenne. La philosophie de ces individus serait simple et manichéiste, réduite à une lutte entre le bien et le mal absolus. Ce qu’apporte Moisseeff, c’est la découverte que la SF est un système cumulatif et dialogique de représentations engendrant des codes et des règles de transformation cohérentes, produisant un univers largement imaginaire, très divers, projetant un système total de la manière d’être des posthumains. L’auteure y perçoit une analogie avec le « fait social total », dans le sens maussien, mais sans une quelconque dimension socio-économique évidente.

Elle aurait pu théoriser cet univers selon le modèle de Barthes, comme l’oeuvre d’une classe dominante, construit pour mystifier et immobiliser les dominés. Elle s’en abstient prudemment, car son dossier laisse dans l’ombre ceux à qui appartiennent vraiment ces intérêts dominants : à une classe? à un de sexe? à un groupe d’âge? à certaines nations? Son corpus mythique analysé se limite explicitement aux oeuvres de science fiction ayant trait à la reproduction. Elle démontre que ces mythes attribuent au sexe mâle une prédominance efficace délirante, mais aussi la peur bleue de la puissance du sexe féminin. Moisseeff reconnaît deux niveaux d’analyse, d’abord celui de l’idéologie dominante, avec son discours supposément scientifique, et ensuite celui qui s’adresse intimement à la participation émotionnelle et la connaissance profonde du sujet. Son appareil méthodologique se fonde surtout sur Jean-Pierre Vernant qui a, par exemple, théorisé ces deux niveaux du mythe par les termes muthos et logos (1974).

Habilement, Moisseeff ne cite jamais la méthodologie lévi-straussienne qui n’est pas construite en rapport immédiat avec les civilisations occidentales contemporaines. S’il s’avère que le système mythique de la SF a tout de même des ressemblances avec les thèses des Mythologiques, cette convergence ne s’établit qu’à la lumière des données présentées par l’auteure. Voici donc quelques exemples des ressemblances entre les méthodes de Moisseeff et de Lévi-Strauss : 1) le système SF est comparatif et transformateur. Chaque invention est fondée sur les précédentes, à commencer par celles de Huxley. Les transformations sont mathématisables, grâce aux opérations logiques semblables à celles qui entrent dans la formule canonique du mythe. 2) Les mythes du système SF possèdent des axes multiples sur lesquels on peut tracer les isomorphies entre les faisceaux de mythèmes. 3) Aucun axe n’aboutit à un modèle fini qui puisse fournir une explication d’un système total du monde, à la différence des analyses plus totalisantes de Vernant. 4) En se limitant à analyser une seule antinomie précise – celle qui est à la base de l’explication de la reproduction sexuelle – l’auteure présente un champ sémique quasi complet de cette partie d’une imago mundi totale, sans tenter d’offrir un modèle d’ensemble du monde. La partie révélée illumine assez les grandes lignes de l’ensemble pour que l’esprit soit empreint de cette imago mundi comme, chez Lévi-Strauss, les systèmes des mythes amérindiens sont empreints du mythe de référence.

On pourrait inclure la SF dans le mode du mimétisme bas mais, prenant Northrop Frye à la lettre, on pourrait dire que les héros et les gestes de la SF ont la puissance du mode « mythique ». Ne peut-on donc pas dire aussi, dans un sens lévi-straussien, que les mythes de la SF produisent d’autres mythes, qu’ils se pensent entre eux-mêmes? En rapport avec les sources helléniques, Vernant devait se limiter à avérer « qu’on ne saurait sous-estimer l’importance de ce dialogue que la pensée mythique noue continûment avec elle-même aussi longtemps qu’elle demeure vivante » (1974 : 209-210). Cette remarque, appuyant les principes de la pensée lévi-straussienne, vient éclairer la proche convergence entre les deux savants.

Enfin, si ces SF sont des mythes, tiennent-elles compte toujours de la primauté des infrastructures? La question est précaire, car les femmes continueront à jouer un rôle dans la procréation, même dans les projections imaginaires des SF. En réalité, les grands pays où le taux de naissance est relativement élevé jouissent aussi d’une croissance économique rapide et sont en train de dépasser la productivité occidentale. Les travailleurs occidentaux ne font que des déductions rationnelles s’ils craignent que leur richesse relativement aux habitants de ces pays ne soit en train de disparaître. Il y a une contradiction pénible entre ces craintes rationnelles, appuyées par les processus de l’infrastructure, et les projections quasi gratuites de la SF. Les changements de richesse relative ont déjà commencé, si bien que la famille occidentale a besoin désormais de deux soutiens de famille au lieu d’un seul. Sans doute, ces changements ont amené aussi la baisse du taux de natalité, et une transformation de la structure de la famille, faits sociaux qui ont inspiré plusieurs thèmes de la SF. La primauté des infrastructures dans les SF est donc un fait social indubitable, et par conséquent Moisseeff énonce une découverte importante.

Selon l’introduction de Leavitt, le texte de Friedrich veut être un Manifeste plutôt qu’un article scientifique. Tandis qu’il sera mieux de le lire dans cette perspective, je commenterai ici quelques idées particulières qui enrichissent la portée scientifique de cette série d’articles. Je rêve depuis plusieurs années de la possibilité d’établir une véritable anthropologie de la littérature, dont la mythopoétique serait évidemment une partie importante. Je ne prendrai pas cette occasion pour émettre mon manifeste privé pour une telle entreprise mais les remarques suivantes, qui répondent à quelques propos du texte de Friedrich, sont des exemples de l’approche que je préférerais :

  1. Le concept du mythe comme une sorte de poème peut être valable comme objet en soi, mais une anthropologie de la littérature devrait étudier les corpus de mythes comme objets d’analyse, littéraire ainsi qu’anthropologique. Notre recueil de mythes orokaïva varie notamment dans l’importance donnée par chaque texte aux diverses fonctions de ce que Jakobson appelle la langue du poète. La « mythopoétique » est une approche qui faciliterait beaucoup l’appréciation de certains textes, mais qui n’ajouterait presque rien à d’autres. Cette méthode, comme toute autre, peut devenir un carcan formel sans intérêt si l’on ne reconnaît pas ces variations. Les corpus de certaines régions sont souvent plus riches en « mythopoétique » que ceux des autres. À cet égard, j’ai cité (Schwimmer 2001) la théorie des « modes » de Northrop Frye, qui a établi cinq modes pour l’histoire de la littérature occidentale. Le mode mythique a été le mode dominant d’une époque, tandis que l’essor du mode héroïque (« romance », chez Northrop Frye) est venu plus tard. Selon Lévi-Strauss, la « mythopoétique » chez les mythes amérindiens se développait souvent tardivement, juste avant que le mode mythique commençât à se transformer en mode héroïque. Ces considérations, assez séduisantes, situeraient la théorie mythopoétique dans le cadre de recherches historiques qui la soutiendraient en bonne partie.

  2. La question centrale de Friedrich concerne la façon d’aborder les mythes là où l’aspect mythopoétique est important. En effet, dans beaucoup de mythes orokaïva qui j’ai analysés, je trouvais des mots ou des formes grammaticales aux connotations très riches, intraduisibles, porteuses d’une profondeur où se précise le sens du texte mythique. Dans ces cas, l’attitude classique de l’anthropologue est probablement de noter ces particularités chaque fois qu’elles modifient sensiblement le contenu traduisible, mais de les négliger quand leur rôle principal aura été poétique. Il serait donc désirable que l’analyse poétique devienne une spécialité de l’anthropologie, parce que l’expérience qu’a l’anthropologue du monde mental du peuple étudié se transforme dès qu’il perçoit cette subtilité de la langue parlée. Linguistiquement, la vie dans un village orokaïva est un peu comme celle d’une coterie littéraire, où une adolescente demandera au chercheur : « pourquoi parles-tu comme un enfant? ».

  3. Toute cette question semble relever d’abord des formes particulières de chaque culture – formes qui ont varié aussi d’une période à l’autre dans le temps. Les poésies citées par Friedrich en langue anglaise nous rappellent que le mariage entre la poésie et la musique, en Angleterre, était à son apogée aux 16e-17e siècles, chez Shakespeare ainsi que chez nombre d’autres grands poètes, appuyés par des pratiques de chant très répandues dans toute la population. Cette forme de mariage « intermédias » est courante d’ailleurs en Océanie même aujourd’hui. La poésie se chante, la chanson exige de la bonne poésie. Par ailleurs, les productions idéales  – en Océanie surtout – ont besoin aussi de représentations visuelles, sculptures ou d’autres accessoires théâtraux en général, bref, elles ont besoin d’un « fait » (au sens de Robert Frost) artistique total, dont les faits artistiques particuliers (les médias) ne sont que des fragments. Ici, peut-être, le fait total précède – logiquement et dans l’histoire – les faits particuliers. Lévi-Strauss n’a pas énoncé une telle théorie, mais sa discussion prolongée de Chabanon (1993 : 91-113) va dans cette direction.

  4. Tandis qu’aucun des phénomènes cités ici ne retourne à ce que j’ai appelé le fait artistique total, on retrouve, dans chaque cas, des formes qui ne se réduisent pas à un seul média – certaines traces de la musique subsistent dans les performances que l’Occident contemporain se plairait plutôt à représenter comme particularités relevant de l’un ou de l’autre des médias verbaux. Ces considérations font donc penser que le fait artistique total est en effet primaire, mais que son découpage en médias distincts a pu souvent rester incomplet, si bien que beaucoup de cultures ont des vestiges qui semblent comme la fusion de médias distincts, tandis qu’il pourrait bien s’agir plutôt de la survie d’une indifférenciation primaire. Est-ce que la différenciation entre les médias permet des structures plus complexes – par exemple les mots d’un opéra ne doivent pas être trop compliqués, à cause de la limite du nombre de messages que le cerveau peut recevoir, quel que soit le nombre de médias communicants, etc.

  5. Friedrich dira que je n’aurai soulevé ici que des questions de taxinomie et de classification. Il préférerait que la mythopoétique ne s’occupe que de « l’essence ». C’est quoi l’essence? Friedrich répond : l’essence c’est la catalyse. La mort est depuis toujours une catalyse primordiale, comme chez Homère par exemple. Chez Homère, comme chez les penseurs de l’Orient, la mort fait partie du processus de la nature, la nature est l’opérateur primordial de la catalyse. On ne fait ainsi que revenir à la circularité des Mythologiques, qui est aussi la circularité de Cervantes, de Rabelais, de Proust, de Joyce. Vers la fin, cet article ne semble pas aller plus loin. Il retourne à l’antinomie des médias, il retourne encore à la catalyse de la mort. Il ne retourne pourtant pas à la question du rôle de la mythopoétique en anthropologie. Comme si la Méduse l’avait frappé, comme si l’essence de la mythopoétique était indicible.

Voilà donc l’inspiration, mais aussi la limite de cette série d’articles. Ils nous indiquent plusieurs voies fort intéressantes à suivre. J’espère que les lecteurs, les collègues, les étudiants y trouveront des idées explorables. Je redoute qu’à la fin, quelle que soit la voie qu’on choisisse, et même la catalyse – dont Petitot semble être devenu le maître d’oeuvre maintenant – Friedrich et ses successeurs ne réclament toujours l’essence qui manque encore. Ils ont raison. Mais l’essence recule quand on s’en approche. Il faudra tout de même qu’on continue à la chercher.