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En 1983, Anthropologie et Sociétés publiait un numéro thématique intitulé « Guerres et Stratégies » sous la direction d’Yvan Simonis. L’auteur y notait, dans son chapitre introductif, l’intérêt de longue date qu’ont eu les anthropologues pour le thème de la guerre sub-étatique et leurs apports dans le domaine de la résolution de conflits. Cependant, au-delà des contributions de la discipline en ces domaines, force était de constater à l’époque que « c’est en dehors de l’anthropologie que la réflexion sur la guerre se renouvelle le plus hardiment » (Simonis 1983 : 2). Au sens strict, cette affirmation est probablement tout aussi vraie aujourd’hui qu’elle l’était au début des années quatre-vingt. Il est même fort probable que de nos jours encore moins d’anthropologues associent leurs recherches à une étude de « la guerre » que ce n’était le cas il y a vingt ou trente ans. Mais « la guerre » et notre manière de la penser ont connu de profondes transformations depuis les dernières décennies du vingtième siècle. Même en pleine Guerre froide, il était possible d’affirmer qu’il n’existait pas de « consensus ni sur la définition de la guerre, ni sur la variété de ses effets, ni sur son mal ou son bien » (ibid. : 1). À plus forte raison, ce consensus demeure absent aujourd’hui. En fait, et c’est là le propos du présent volume, depuis une décennie les anthropologues ont contribué de manière importante à élargir notre compréhension des violences sociales. La guerre est de moins en moins un phénomène discret pouvant être étudié en isolat. Ses frontières s’estompent dans un monde où, comme le montre Jorge Legoas dans ce numéro, développement et politique étrangère peuvent devenir les deux faces d’une même entreprise sécuritaire. Nancy Scheper-Hughes et Philippe Bourgois (2004) ont même suggéré que la guerre et la paix ne peuvent plus être comprises dans une logique dichotomique, mais doivent plutôt l’être à la lumière d’un continuum de violences sociales visibles et invisibles, directes et structurelles, plus ou moins présentes.

Un thème aussi complexe que celui de la violence sociale ne peut être abordé sans garder en tête les importantes contributions d’un grand nombre de disciplines qui se sont penchées sur la question depuis plusieurs décennies. Mais avant d’insister sur la nécessité, évidente, de la multidisciplinarité pour saisir la nature de ces violences, et par conséquent contribuer à définir un état « pacifique » où ces dernières se trouveraient réduites au minimum, il importe de mettre en lumière ici les contributions récentes, et parfois moins récentes, qui ont façonné les outils anthropologiques nous permettant de participer de manière originale à cette entreprise scientifique et pratique. L’étiquette posée ici sur cette entreprise est « anthropologie de la paix », une expression qui mérite certainement quelques explications, qui rendront claire la raison pour laquelle j’ai fait suivre cette expression d’un point d’interrogation dans le titre de ce volume.

Tout d’abord, en tant que science sociale, l’anthropologie se veut fondée sur une base empirique. Pour être digne d’attention anthropologique, un phénomène doit avoir à tout le moins une existence sociale. À ce titre la parenté, la religion, l’économie existent, alors que la paix a un statut beaucoup plus ambigu. On peut sans problème identifier des sociétés qui ont une parenté, une religion ou une économie. Mais identifier des sociétés qui ont atteint la paix de telle sorte qu’on puisse étudier cette dernière empiriquement est une autre histoire. L’ouvrage édité par Signe Howell et Roy Willis (1989) intitulé Societies at Peace est probablement la publication anthropologique qui est allée le plus loin en ce sens. Les auteurs y offrent des descriptions ethnographiques de sociétés « exemplaires » comme les Semai, les Zapotèques ou autres dans le but de dégager des sortes de modèles culturels susceptibles d’expliquer pourquoi ces groupes sont pacifiques et nous ne le sommes pas. On peut certainement avoir ses doutes sur une telle approche. En effet, le caractère non violent de sociétés abordées dans ce volume, en particulier les Semai Senoi de Malaisie décrits comme non violents par certains auteurs (Dentan 1968 ; Robarchek 1977), a fait l’objet de débats au sein de la discipline (Eibl-Eibesfeld 1979). Mais même si de telles sociétés pacifiques existent, ou ont existé, une anthropologie de la paix ne devrait pas leur être limitée.

Les articles du présent numéro traitent tous de contextes ethnographiques violents ou potentiellement violents. L’idée d’une « anthropologie de la paix » trouve ici son ancrage empirique dans un échantillon décidément plus large que celui qui fonde les travaux de Howell et ses collaborateurs. Ici, nous visons non pas la description ethnographique de sociétés non violentes, mais plutôt la description ethnographique et la compréhension anthropologique de contextes où des actions humaines sont entreprises pour établir une certaine paix ou pour la maintenir en place. Le projet néolibéral de paix perpétuelle, la paix comme pacification cyniquement instrumentalisée par les grandes puissances, la paix comme « processus », la paix comme développement, la paix violente du fonctionnement « normal » de sociétés injustes, la paix policière que l’on tente d’imposer dans les quartiers chauds des métropoles du monde. Les terrains ethnographiques abondent où l’on peut documenter empiriquement les diverses « paix » qui sont faites et maintenues au quotidien partout sur la planète. Plusieurs des contributions présentées ici ont un ancrage ethnographique dans de tels terrains. Mais à travers l’étude de ces paix violentes émerge une seconde discussion, plus ambitieuse, sur les conditions d’une autre paix définie en termes de justice sociale. Ainsi, l’anthropologie de la paix, entendue comme anthropologie d’une paix positive (Galtung 1969), ne peut se prononcer sur son objet utopique – au sens où il n’est pas réalisé empiriquement et se pose en porte-à-faux par rapport aux idéologies dominantes – qu’à partir d’observations et d’analyses des « paix », « pacifications », interventions pacificatrices, et processus de paix empiriques qui existent dans le monde aujourd’hui.

L’approche de la « paix », au sens positif du terme, que nous tentons ici est donc nécessairement indirecte, mais demeure ancrée dans une démarche ethnographique. C’est pourquoi nous avons adopté une perspective optimiste et disons que ce qui est envisagé ici est bel et bien une anthropologie de la paix, et non seulement une anthropologie pour la paix qui serait davantage définie par son engagement politique que scientifique. Mark Goodale, dans le commentaire qu’il propose ici, apportera beaucoup plus de précisions sur le rapport possible entre ces deux pôles de l’activité anthropologique, qu’il nomme la critique et l’engagement. Cependant, il est important de souligner ici la nécessité de ce pôle « critique » fondé sur l’observation empirique et une approche analytique sans compromis. Je reviendrai à la fin de cette introduction sur quelques suggestions plus pointues à cet égard, mais il convient de noter que la valeur politique de l’anthropologie – sa capacité à véritablement influencer les débats sociaux plus large sur la paix, les conflits et la violence – est directement proportionnelle à sa valeur scientifique – sa capacité de décrire, analyser et interpréter ces phénomènes. Dans son commentaire, Mark Goodale formule le souhait de voir l’anthropologie de la paix s’autonomiser graduellement de l’anthropologie de la violence. Je partage ce souhait, et comme cet auteur je crois que l’anthropologie des droits humains est certainement une voie à poursuivre dans le projet de formuler une définition positive, anthropologiquement valide, de la paix. Mais pour autant que l’on puisse en juger, l’anthropologie de la paix devra toujours se positionner par rapport à nos savoirs sur la violence qui, comme je l’ai mentionné, progressent très rapidement depuis une vingtaine d’années. J’examinerai cette relation entre anthropologie de la paix et anthropologie de la violence dans la prochaine section. Mais avant, un élément du titre du présent numéro mérite notre attention.

Dans le titre du numéro, l’anthropologie de la paix est présentée sur le mode interrogatif et non affirmatif. Cette hésitation est en partie attribuable à la question épistémologique que je viens de soulever. Comment, en effet, faire une étude anthropologique de quelque chose qui n’existe pas? Depuis les débats du début des années quatre-vingt auxquels j’ai fait allusion plus haut, aucun anthropologue n’est assez naïf pour prétendre, en effet, travailler dans une société « en paix » au sens positif du terme. Les Zapotèques non violents décrits par O’Nell (1989) vivent néanmoins dans un État, le Mexique, et une économie mondiale dont la structure occasionne une variété d’effets de violence comme la pauvreté, la mortalité prématurée, la souffrance sociale en général et la dépendance (Hébert 2002, 2006). Le manque de référents d’une paix authentique, que l’on pourrait étudier empiriquement de manière ethnographique et directe pose vraiment problème. Le domaine de l’anthropologie de la paix est encore trop peu développé pour que l’on puisse dire si l’approche que j’ai décrite plus haut – étudier les « paix » violentes pour comprendre en creux les conditions de la paix positive – sera suffisante pour alimenter les débats sur la paix et les définitions que nous proposons ici.

Quel sera l’impact d’une anthropologie de la paix? Nous aidera-t-elle à voir un peu plus clairement les contours et les caractéristiques d’une paix mondiale et de paix locales véritables? Nous aidera-t-elle à mieux identifier les enjeux de la résolution durable des conflits? Nous aidera-t-elle à identifier les multiples visages de l’agression d’une société contre une autre, dont les invasions militaires de ces dernières années ne sont malheureusement qu’une forme parmi tant d’autres? L’anthropologie contribuera-t-elle à la formulation si nécessaire d’un nouveau « réalisme » politique qui aura finalement compris que l’usage de la violence – physique, structurelle ou symbolique – appelle la violence? Pour le savoir, il faut commencer par développer ce champ de recherche. Dans un commentaire intitulé « How Can Anthropologists Promote Peace » Brian Ferguson lançait, en 1988, un défi aux sceptiques auquel le présent numéro fait décidément écho :

Can any of this make a difference? The answer is not known. Those who remain sceptical about the ability of anthropologists to change the world may count me as with you. But I challenge anyone to prove that we cannot. And until it is proven useless, it is worth trying.

Ferguson 1988 : 3

L’anthropologie de la paix, comme l’anthropologie pour la paix, est peut-être une lubie de chercheurs trop optimistes quant à leur capacité de contribuer à changer les rapports politiques entre humains. Mais s’il s’agit d’une lubie, plusieurs fondateurs de la discipline comme Boas (1912), Malinowski (1941), Radcliffe-Brown (1953), Benedict (1959), Mead (1964) et bien d’autres y ont participé. Plusieurs anthropologues contemporains se sont également penchés sur la question. Mentionnons, entre plusieurs autres, l’essai de Mary LeCron Foster « Expanding the Anthropology of Peace » (1997), les travaux critiques de Catherine Lutz sur la militarisation des vies étatsuniennes (2001, 2002), ou l’analyse qu’à produite Carolyn Nordstrom (1998) de la « guerre contre la violence elle-même » menée par les Mozambicains pour reconstruire leurs vies brisées par la guerre civile. Malgré les conséquences réelles de surveillance policière et politique auxquelles ont fait face les chercheurs étatsuniens (Nader 1997 ; Price 2004) – et font toujours face dans une certaine mesure[2], ces derniers figurent tout de même de manière prééminente dans le développement de l’anthropologie de la paix. C’est le legs d’une tradition critique qui a su exister et se développer à l’intérieur des murs d’institutions critiquées, avec raison dans plusieurs cas, pour leur « tradition de conformisme et de passivité » face au pouvoir (Chomsky 1997 : 10).

L’anthropologie de la paix et pour la paix n’est pas un phénomène uniquement étatsunien. Nous pouvons citer, à cet égard, les travaux de Lanciné Sylla sur la culture de la paix et la démilitarisation en Côte d’Ivoire (Sylla 2000, 2001) ; les travaux de Asmerom Legesse et de l’ONG qu’il dirige, Citizens for Peace in Eritrea, axés sur la production de savoirs anthropologiques relatifs à la cohabitation entre pasteurs et agriculteurs, les effets des déplacements de population et les systèmes politiques traditionnels, en vue de la reconstruction sociale et politique de ce pays dévasté par la guerre civile (Legesse 1998, 1999, 2000) ; ou encore les réflexions très intéressantes de l’anthropologue croate Maja Povranovic sur le dilemme moral auquel elle a fait face lorsque « l’agir » pour la paix lui a soudain semblé plus urgent que le « comprendre » anthropologique à l’amorce de la guerre des Balkans et sur la façon dont elle a pu réconcilier science et engagement dans ce contexte (Povranovic 2000). Il est vrai, cependant, que les anthropologues établis dans des sociétés déchirées par des violences visibles et pressantes ont eu tendance à être davantage actifs dans la militance pour la paix que dans sa théorisation. Nous ne pouvons, pour cette raison, parler des inconvénients professionnels vécus par les anthropologues critiques étatsuniens travaillant sur des questions de paix et de justice sociale sans parler des coûts infiniment plus grands payés par des anthropologues d’autres pays travaillant sur et pour la paix. Le registre des anthropologues assassinés explicitement à cause de leur analyse des violences de leur pays, et pour leur condamnation de ces dernières, est préoccupant. Au moins deux anthropologues sud-africains, Ruth First et David Webster, ont été tués, en 1982 et en 1989 respectivement, pour leur prise de position professionnelle contre l’apartheid. De même, Nikolai Girenko, un spécialiste des questions de racisme et de discrimination dans la fédération russe, est mort en 2004 sous la main d’activistes néo-nazis. Myrna Mack, une anthropologue guatémaltèque, a été assassinée en 1990 pour avoir dénoncé la terreur d’État dans son pays. Arnold Ap, anthropologue, activiste culturel, fondateur du groupe musical traditionnel Mambesak de Irian Jaya, connu également le même sort aux mains de l’armée indonésienne en 1984. Ces noms, et d’autres associés à des tragédies similaires, doivent occuper une place d’importance dans la généalogie d’une anthropologie de la paix et pour la paix.

Ces quelques points de repère mettant en lumière des contributions théoriques et pratiques fondamentales à la thématique du présent numéro nous donnent à voir que les anthropologues sont préoccupés par la paix et ses conditions depuis un bon moment déjà et sont souvent prêts à aller très loin dans leur investissement personnel et professionnel. Nous pouvons toujours nous demander si une anthropologie de la paix est réellement possible, mais le défi posé par Ferguson il y a près de vingt ans nous incite à la développer.

Comme je l’ai dit plus haut, le premier pas dans cette démarche consiste à situer cette anthropologie de la paix par rapport à son alter ego, en quelque sorte. Comme plusieurs des articles contenus dans le présent numéro l’illustrent, la base empirique pour penser la paix en anthropologie demeure en bonne partie les contextes violents. L’anthropologie de la violence, qui se développe dans des directions fort pertinentes pour notre thématique, mérite donc ici une attention particulière. Avant de conclure avec quelques réflexions sur la manière de rendre l’anthropologie de la paix plus pertinente pour les débats publics contemporains, il convient donc de préciser comment les avancées de cette anthropologie de la violence peuvent être contributoires au développement même d’une compréhension anthropologique de la paix.

D’une anthropologie de la violence à une anthropologie de la paix

Ces dernières années, deux mouvances distinctes, mais complémentaires dans certains cas, ont marqué une indéniable renaissance de l’anthropologie de la violence. La première s’intéresse au sens que les actes sociaux de violence peuvent revêtir pour ceux qui y prennent part, en sont témoins ou en sont victimes. La seconde s’intéresse aux ramifications du phénomène de la violence sociale en situant les violences directes observées – ou plus exactement ce que je me permettrai de nommer les « effets de violence » – dans un contexte plus large de violences structurelles, culturelles, ou symboliques. Pour des raisons liées au projet même du présent volume, les contributions regroupées ici s’inscrivent surtout dans cette seconde mouvance. Peut-être est-il nécessaire, d’entrée de jeu, d’expliquer pourquoi. Aussi paradoxal que cela puisse paraître à la lecture des articles qui suivent, nous entreprenons ici un effort de réflexion anthropologique dont la fin n’est pas de comprendre la violence comme telle ou son sens dans le social, mais plutôt de comprendre « quelque chose » – un état, un espoir, une utopie, une pratique? – qui en est théoriquement distinct. La paix n’est pas la violence, cela est clair. Mais la paix n’est pas, non plus, l’opposé absolu de la violence. Comme nous le verrons, les anthropologues de la première mouvance à laquelle j’ai fait allusion, les chercheuses et chercheurs de la signification locale de pratiques violentes nous ont appris que la violence dans le jeu, dans les arts et dans les rituels peut être très intimement liée à l’autodéfinition d’une société et de la participation à celle-ci.

Nous faisons l’hypothèse ici que les violences traitées dans le présent volume n’appartiennent pas à cette catégorie de faits sociaux ou que, à tout le moins, leurs effets destructeurs sur la vie des gens et des groupes éclipsent tout effet structurant qu’un relativisme perverti pourrait nous amener à voir dans ces violences. La violence économique joue, effectivement, un rôle dans l’émergence de la « culture de la pauvreté » (Gutmann 2002) ; la violence symbolique joue un rôle dans la genèse et le maintien des identités de genres dans les sociétés patriarcales (Bourdieu 1998) ; sous le régime d’apartheid la violence structurelle et directe qui limitait l’accès à l’éducation chez les Noirs sud-africains et les exposait à des conditions de quasi-esclavage au fond des mines de diamants a créé les conditions propices à l’émergence d’une innovation culturelle, le pidgin Fanagalo, pour communiquer avec les maîtres (Aubry 1998). Chacune de ces formes culturelles ancrées dans la violence aurait, selon un relativisme appliqué à outrance, le même droit d’exister que toute autre forme culturelle. Dans cette logique, on pourrait dire que chacune des violences traitées dans ce numéro génère des réalités ethniques, identitaires, culturelles ou sociales similaires. Mais le fait que les victimes de violences sociales s’adaptent et trouvent des stratégies pour vivre avec la dévastation causée par les actions, les institutions et les structures humaines ne devrait en aucune manière rendre acceptables ces violences et leurs effets.

Annie Laliberté, dans le texte qu’elle nous propose, soulève implicitement cette question en proposant une analyse de la violence symbolique à laquelle sont soumis les anciens guérilleros de l’URNG guatémaltèque et dont le but avoué est d’en faire de bons citoyens désireux de participer à un système démocratique électoral. Leur internement dans des camps de démobilisation, où ils se voient soumis à un programme d’éducation à la vie citoyenne, a suscité les louanges de plusieurs observateurs du « processus de paix » local. Mais le résultat « souhaitable », d’un point de vue pacifiste, de la démobilisation et de la participation ne doit pas nous faire perdre de vue la manière par laquelle ces résultats sont obtenus, ni les effets secondaires de cette ingénierie sociale et culturelle. Jorge Legoas se penche également sur les tenants et aboutissants d’un certain discours de citoyenneté dont USAID et d’autres organismes internationaux font la promotion au Pérou. Un discours qui semble, lui aussi, superficiellement cohérent avec la vision que l’on pourrait avoir d’une société « pacifique ». Y sont prônées la responsabilité individuelle, la répartition des pouvoirs et la participation citoyenne dans la gestion communautaire. Mais là encore, on doit s’interroger sur les conséquences des moyens utilisés pour faire adopter ces discours à l’échelle communautaire et surtout, sur les raisons qu’ont des acteurs dominants – le gouvernement des États-Unis et ses interlocuteurs directs péruviens dans ce cas-ci – de rendre ce discours du citoyen « vigilant » pertinent ici et maintenant.

Ces deux exemples nous dévoilent un premier axe de complexité dans la thématique que nous avons choisi de traiter ici. En cette ère où la frontière entre la paix et la pacification est devenue si mince, les formations sociales et culturelles locales qui émergent de formes souvent relativement invisibles de violence, la violence économique entre autres (Hébert 2006), à des fins stratégiques peuvent carrément apparaître comme des ratés – pour lesquels les acteurs locaux sont souvent blâmés – dans la réalisation du projet néolibéral de paix perpétuelle. Nous sommes ici un pas au-delà du relativisme culturel mal placé qui valorise les conséquences de la violence. Les victimes de violences sociales comme la violence structurelle, économique ou symbolique s’adaptent et trouvent des stratégies pour circonvenir ces violences. (Nous parlons ici des violences dites « invisibles » mais qui demeurent détectables par les effets de violence qu’elles produisent comme l’abrogation de la vie et des possibilités de réalisation des individus et des groupes touchés [Galtung 1969].) Mais les stratégies des victimes s’écartent souvent du cadre normatif et légal servant d’armature idéologique au projet de paix perpétuelle que l’on tente d’imposer à ces individus. Annie Laliberté fait état de migrations illégales, Jorge Legoas parle de la mise à mort, par justice populaire, d’un maire corrompu. Ces actes de désespoir sont jugés « déviants » par la structure même qui les rend nécessaires. Cela rappelle la maxime politique du si fecisti nega que Kant imputait déjà aux puissants de son époque, et qu’il percevait comme un obstacle majeur à la paix : les méfaits que tu as commis, nie en être responsable (Kant [1795] 1991 : 116).

Guadalupe Salazar et Cristina Oehmichen abordent cette question de front dans les articles qu’elles nous présentent ici. Elles nous parlent de la criminalisation des stratégies de survie physique ou psychologique des enfants de la rue à Santiago (Salazar) ou des nouveaux arrivants autochtones à Mexico (Oehmichen). Elles notent que ces stratégies sont souvent adoptées pour faire face aux multiples violences inscrites dans la structure même de sociétés dont l’élite a choisi de (ou s’est vue contrainte à) prendre le virage vers la « modernité » et le développement. Cette interprétation nous renvoie nécessairement à la question de l’interpénétration des diverses violences sociales. Comme ces auteures nous le rappellent explicitement ou implicitement, l’idée d’un continuum des violences sociales (Scheper-Hughes et Bourgois 2004) est particulièrement importante dans l’échafaudage d’une anthropologie de la paix.

J’ai fait allusion à la possibilité qu’une société pacifique ne se définisse pas nécessairement comme une société d’où toute forme de violence serait absente. Mais, comme la présentation des quatre premiers articles de ce numéro le laisse entendre, une anthropologie de la paix implique certainement un regard analytique et critique porté en priorité sur certaines violences sociales. Il convient maintenant de mieux caractériser ces violences parmi l’ensemble des phénomènes violents qui ont attiré l’attention des anthropologues ces dernières années. À cet égard, les travaux de Johan Galtung ont certainement eu une influence sur la manière dont nous avons abordé la présente thématique.

Dans un article intitulé « Violence, Peace, and Peace Research » publié en 1969, Johan Galtung, l’un des intellectuels qui ont le plus contribué à façonner notre compréhension théorique de ce qu’est (ou pourrait être) la paix, définissait schématiquement cette dernière comme une « absence de violence », mais entendue dans un sens particulier. Pour lui, une compréhension approfondie de la nature de la paix passait nécessairement par une typologie des violences qui vient mettre en lumière celles qui ont pour effet de limiter le « potentiel somatique et mental » des individus. Cette dernière précision est décisive, car poser une dichotomie absolue entre violence et paix, tout comme en poser une entre conflits et paix, mène rapidement à une impasse analytique. Une société sans conflits est une société morte, une « utopie » au sens péjoratif que Cioran (1960) donnait à ce terme pour décrire les sociétés rêvées par des régimes politiques qui soit tentent de nier l’histoire, soit tentent de la soumettre. La littérature anthropologique nous apprend d’autre part que la violence est un phénomène complexe souvent très étroitement imbriqué au coeur d’univers sociaux et symboliques humains, qui y joue même à l’occasion un rôle dynamique central. Une anthropologie de la paix demande nécessairement de se positionner contre certaines violences et d’établir que ces dernières constituent des entraves à une paix véritable et durable. Mais il est du ressort de l’anthropologie, d’abord, de tenter de comprendre cette imbrication de la violence dans le social et le « sens » des pratiques violentes afin d’offrir des bases empiriques et analytiques pouvant contribuer aux débats sociaux sur la violence et ses multiples formes. Sans de tels fondements, les préoccupations pour la paix deviennent rapidement un « pacifisme » réflexe, une dichotomisation mal informée opposant « violence » et « paix » sans que l’on se soit questionné sur les univers complexes souvent occultés par ces termes.

Un flot incessant de débats publics sur la « violence » nous mène à réfléchir sur les limites d’une telle dichotomie : une société peut-elle être pacifique tout en valorisant des sports violents? Qu’en est-il de celles qui s’expriment à travers des arts représentant, voire esthétisant, la violence physique? une société doit-elle réformer ses rituels violents? Et ainsi de suite. Les anthropologues ont contribué à éclairer ces débats normatifs en proposant des descriptions empiriques sur les significations locales associées à ces diverses violences et de nombreuses autres. Cet effort anthropologique remonte au moins aux travaux de Michel Leiris sur la tauromachie ([1938] 1981) et ont connu leur envol avec le livre de René Girard La violence et le sacré (1972). Depuis, plusieurs titres importants sont venus affiner cet effort de description « émique » des violences directes, dont ceux de Maurice Bloch (1986), Françoise Héritier et ses collaborateurs (1996, 1999), Carolyn Nordstrom et Antonius Robben (1995), Aijmer et Abbink (2000), Schmidt et Schröder (2001) et les travaux de Neil Whitehead (2002, 2004) dont Mark Goodale nous entretient ici dans son commentaire final. Le livre édité par David Riches, The Anthroplogy of Violence, propose par exemple des analyses de la tauromachie (Marvin 1986), de la violence dans le cinéma japonais (Moeran 1986), et du rituel de circoncision Gisu (Heald 1986).

Notre ambition ici n’est certainement pas de rendre compte de toute cette diversité et de toute la complexité du rapport entre la violence et les sociétés humaines. L’intention des contributions regroupées ici est plutôt de se pencher sur les violences directes, structurelles et culturelles qui, dans les mots de Galtung , « sont présentes lorsque des êtres humains sont influencés de telle sorte que leurs réalisations somatiques et mentales réelles se trouvent en deçà de leurs réalisations potentielles » (Galtung 1969 : 168, je traduis). Galtung insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’une définition de la violence en soi. Il s’agit plutôt d’une caractérisation générale des effets de violence les plus pertinents pour notre compréhension de la paix. Si une violence n’a pas ces effets, elle n’est probablement pas antithétique à un état pacifique.

Les travaux de Galtung ont été particulièrement féconds en permettant un élargissement de la notion de violence. La violence physique directe – du coup porté au bombardement – est celle qui est le plus souvent associée à la « violence » dans le sens commun. Sa capacité à influencer négativement les réalisations somatiques et mentales chez les êtres humains est prouvée et éprouvée quotidiennement. Par exemple, les 3000 Irakiennes et Irakiens morts par balle recensés dans les hôpitaux de Bagdad durant les huit premiers mois de 2004 (Berenson 2004), sans parler des dizaines de milliers d’autres morts directement attribuables à l’invasion américaine de ce pays estimées par Roberts (2004) au cours de la même période ; ils représentent certainement autant de potentiel humain gâché. Mais il existe plusieurs manières d’abroger la vie et les réalisations humaines, et les effets de violence ne résultent pas toujours de violences physiques directes.

Pour rendre compte de cette réalité, le concept de violence structurelle – une violence indirecte, sans agent immédiat, qui produit des effets analogues à la violence directe – fait décidément son chemin en anthropologie (Brock-Utne 1989 ; Kazak 1994 ; Mathiot 1994 ; Farmer 1997, 2003, 2004 ; Hébert 2002, 2006) aux côtés de concepts analogues et complémentaires comme la souffrance sociale, la violence symbolique, la culture de la terreur et autres (voir Bourgois et Scheper-Hughes 2004). Ces violences sont celles qui intéressent prioritairement une anthropologie de la paix, car elles sont les plus antithétiques avec un état social véritablement pacifique. Leur existence et leur persistance dans le social et dans la culture constitue ce sur quoi travaille l’anthropologie de la paix et ce à quoi elle réfléchit dans une perspective, comme je l’ai dit plus haut, qui vise à trouver des manières de parler de la paix et de ses caractéristiques positives qui viendront enrichir les débats publics et les possibilités d’actions politiques.

Nous ne savons pas encore parler de la paix. Nous ne savons pas en parler parce que le discours occidental (à tout le moins) à cet égard demeure entravé par un « idyllisme » implicite qui nous empêche de concevoir une société véritablement pacifique autrement qu’en ayant recours à des visions utopiques qui nous dépeignent des paradis statiques, unanimistes et coupés des contraintes de la matérialité humaine. J’ai déjà mentionné brièvement qu’une société pacifique peut être une société conflictuelle. La littérature anthropologique sur la gestion non violente des conflits (voir Caplan 1995 ou Wolfe et Yang 1994, par exemple), qui remonte aux travaux de Max Gluckman sur « la paix dans le conflit » (1955), illustre abondamment ce point. La distinction opérée entre les violences qui limitent le potentiel humain et les autres, parmi lesquelles on peut retrouver certaines violences artistiques, sportives ou rituelles dans la mesure où ces dernières sont distinctes des premières, nous permet d’envisager une paix humaine qui ne serait pas nécessairement exempte de violences. Ces deux constats, ancrés dans les acquis empiriques et théoriques de l’anthropologie, ramènent déjà la paix à une dimension plus humaine.

Une troisième précision quant à la nature possible de la paix nous vient d’une réflexion sur cette idée de « potentiel humain » explicite chez Galtung, mais aussi sous-jacente à plusieurs des travaux anthropologiques cités plus hauts. Nous aimerions tous croire en notre potentiel infini, à la capacité infinie de l’humanité à améliorer son sort, à minimiser la souffrance et à maximiser ses réalisations « somatiques » et « mentales ». Plus une société est riche plus, semble-t-il, ce rêve est puissant. Ce mythe justifie le sur-développement et la volonté de pousser ce développement toujours plus loin. Nos réalisations sont toujours en deçà de nos possibilités. De toute évidence, cette logique est écologiquement, biologiquement, moralement et politiquement problématique. Les anthropologues ont sans doute un rôle à jouer dans l’ouverture d’un débat important sur la signification et les multiples facettes du « potentiel humain » envisagé, et envisageable, dans une perspective critique et comparative. Arthur Kleinman a fait récemment une contribution intéressante à cet égard en parlant de la négation des limites humaines – la souffrance et la mort en particulier – dans nos sociétés :

Much of our society, of course is founded on a myth of self-control […] and denial of human limits, including the ultimate one, death itself. […] Today our view of genuine reality is increasingly clouded by professionals whose technical expertise often introduces a superficial and soulless model of the person that denies moral significance. […] Suffering is redefined as mental illness and treated by professional experts, typically with medication. I believe that this diminishes the person, thins out and homogenizes the deeply rich diversity of human experience, and puts us in danger of being made over into something new and frightening: individuals who can channel all our desires into products available for our consumption, such as pharmaceuticals, but who no longer live with a soul: a deep mixture of often contradictory emotions and values whose untidy uniqueness defines the existential core of the individual as a human being.

Kleinman 2006 : 7-10

En un mot, être humain signifie aussi souffrir et mourir, et ces limites font partie intégrale de la richesse de notre expérience, de la réalisation du potentiel humain. Départager les souffrances et les morts évitables décrites, par exemple, par Farmer (1997, 2003, 2004) avec un grand détail ethnographique et humain, des souffrances et des morts auxquelles fait ici allusion Kleinman, n’est pas une tâche simple. Même la lecture des articles présentés dans ce volume pourra amener certaines et certains à se demander si les souffrances et les morts décrites étaient ou non évitables. Si cette question est lancée et fait son chemin dans la discipline anthropologique, nous aurons, me semble-t-il, fait un pas vers le développement d’une anthropologie de la paix.

Mais le développement d’un axe de réflexion demande plus qu’un questionnement initial et des concepts pour le pousser plus loin. Dans cette présentation, nous nous demandons comment la discipline anthropologique peut contribuer à la compréhension et à la pratique de la paix. Mais il ne faut pas être naïf. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les publications sur la paix et ses conditions, dans des disciplines comme les sciences politiques, la sociologie, les sciences religieuses, la psychologie, voire les mathématiques (Rapoport 1974), se comptent par milliers. Les « contact schemes », comme disent les anglophones, visant à rapprocher des groupes en conflits se multiplient à travers le monde. Les processus de paix, les interventions militaires pour la paix, les conférences sur la paix, les sommets, les programmes de recherche et les mouvements de toutes sortes pour la paix ne se comptent plus. Alors pourquoi voit-on un accroissement des inégalités mondiales? Pourquoi les dépenses militaires mondiales sont-elles à leur apogée historique? Pourquoi l’« inhumanité de l’humain envers l’humain » n’est-elle pas en déclin? Serait-ce que l’agression et la dominance sont irrémédiablement ancrées dans la biologie humaine? Je laisserai à Mark Goodale, en fin de volume, le soin de montrer que cette hypothèse fataliste n’a que peu de prise sur l’anthropologie de la violence et de la paix. Je me contenterai ici d’offrir un constat et des réflexions sur quelques conditions d’une articulation – je voudrais dire efficace, mais disons non triviale – entre l’anthropologie et la progression de la paix.

La paix : espoirs et réalités

Tout d’abord, même si le discours public – en particulier celui des politiciens et des médias de masse – accorde une grande place aux menaces de violence, aux violences réelles et aux violences passées, il existe une littérature importante documentant la capacité des êtres humains à prendre leur vie en main et mettre en branle des changements sociaux importants de manière non violente (entre autres Akerman et Duvall 2000 ; Zunes, Kurtz et Asher 1999). Mais les efforts pour la paix ne réussissent pas toujours et, dans le contexte du développement d’une anthropologie de la paix, il semble important de réfléchir à certaines raisons pouvant expliquer cette réalité. Bien sûr, il va de soi en anthropologie que les contextes locaux revêtent une importance capitale dans le succès ou l’échec d’initiatives de paix. Dans le présent numéro, Donatien Dibwe dia Mwembu décrit d’ailleurs dans le détail les vicissitudes du processus de paix entre les Katangais et les Kasaïens en République Démocratique du Congo. Les conditions de succès ou d’échec des initiatives dont il traite illustrent clairement l’importance que revêtent les caractéristiques empiriques spécifiques d’un conflit dans notre compréhension des conditions d’une paix durable en un contexte donné.

Mais pour les fins de discussion plus générale de cette présentation, et pour mieux voir l’ampleur de la tâche qui attend l’anthropologie si cette dernière désire s’engager plus activement dans notre compréhension de la paix, j’aimerais identifier ici trois défis auxquels se buttent souvent des efforts de paix et auxquels se buttera nécessairement une anthropologie de la paix et pour la paix.

Dans son livre intitulé La logique de l’échec, le psychologue Dietrich Dörmer (1997) s’est intéressé à une variété de situations où des humains, confrontés à des systèmes complexes, ont échoué dans leurs tentatives de « gérer » ces systèmes. Au moins trois leçons tirées de cette étude me semblent pertinentes pour l’avancement de l’anthropologie de la paix et la promotion de la paix en général : 1) avoir des objectifs clairs, 2) faire précéder l’action d’une cueillette de données et d’une analyse systémique rigoureuses et 3) valoriser de fréquentes reformulations, des tests et révisions des théories utilisées. Sans prétendre qu’il s’agit là d’une recette à faire la paix, ces trois prescriptions aident à jeter un regard synthétique sur les questions soulevées ici.

Pour Dörmer, la première étape pour réussir à interagir avec un système complexe demande de formuler des objectifs clairs qui guideront et aideront à évaluer l’action. Pour lui, l’une des caractéristiques clés d’une telle formulation est que les objectifs poursuivis doivent être définis positivement – ce que l’on veut atteindre – plutôt que négativement – ce que l’on veut éviter. Les études de la paix, ou irénologiques (Peace Studies), utilisent souvent la distinction entre la paix négative, entendue comme l’absence de violence directe (un cessez-le-feu par exemple), et la paix dite « positive » caractérisée comme « the establishement of life-affirming and life-enhancing values and structures » (Barash 2000 : 2). Quelles sont ces valeurs? Quelles sont ces structures? Quels sont les critères empiriques qui nous permettent de juger si ces dernières contribuent positivement à la paix? Ce sont là des questions qui demeurent ouvertes. Chacun y va de son énumération, comme David Miller qui identifie les avantages devant être répartis équitablement dans une société et entre les sociétés comme étant « […] biens et argent, propriété, travail et locaux, éducation, soins de santé, soins pour les enfants, honneurs, prix, sécurité personnelle, logement, transport et occasions de loisir » (1999 : 7). On peut se demander si des buts aussi spécifiques, qui sont très ancrés dans l’univers symbolique du Nord, tiennent la route et peuvent devenir des « principes » de justice sociale dans un contexte de diversité sociale et culturelle. Une voie plus prometteuse semble résider, en partie, dans la définition positive de la paix qui s’attaque à des sources de domination plus profondes comme les contraintes qui pèsent sur le libre exercice de l’imagination politique par exemple (Peet et Watts 1996 : 267-268 ; Graeber 2004 ; Hébert 2005). Quoiqu’il en soit, il n’existe ni de consensus sur les critères permettant de définir concrètement la paix de manière positive, ni même de consensus sur les principes qui permettraient de générer de tels critères. L’anthropologie peut jouer un rôle important en décrivant et en donnant à comprendre les diverses définitions locales de la « paix » pour faciliter le dialogue sur les objectifs à poursuivre dans l’action sociale et politique.

À cet égard, la description que Robert A. Rubinstein fait dans ce numéro est très révélatrice : au cours d’une mission de maintien de la paix, la diversité des motivations et des perspectives qui guident l’action de soldats participant à une mission de paix (même dans une entreprise en apparence aussi unifiée qu’un contingent militaire) ainsi que les différences nationales viennent structurer la perception qu’a chacun de sa place au sein de la « mission de paix » et du sens de cette dernière. En plus de contribuer à une anthropologie plus générale des missions de paix, cet article accompagne, en quelque sorte, celui de Donatien Dibwe pour nous donner une fenêtre empirique sur la dynamique qui peut exister entre les protagonistes d’un conflit violent et au sein des missions internationales intervenant dans ces conflits, et ce, tout au long d’un processus de paix. À la lumière de ces études, on comprend mieux pourquoi les multiples acteurs travaillant et militant pour la « paix » partout sur la planète ont souvent de la difficulté à définir positivement des objectifs communs clairs.

Un deuxième défi qui se pose souvent aux efforts de paix est celui de recueillir des données utiles et valides qui alimenteront la compréhension du problème auquel les acteurs sont confrontés. Ce défi est de taille pour une anthropologie de la paix. Tout d’abord, comme le texte de Maja Povranovic (2000) le laisse entendre, une véritable pression morale à « agir » peut être ressentie par l’anthropologue – et autres acteurs sociaux bien sûr – lorsqu’une crise violente éclate. Enseignant dans le programme de Peace Studies d’une institution de la Côte Est américaine au moment des attentats du 11 septembre 2001, j’ai appris que cette urgence d’agir peut se vivre aussi comme une urgence de « se prononcer ». Quand la crise survint, le bon sens avait beau dicter que les chercheurs redoublent de prudence dans leurs propos, l’appel d’air créé par le désarroi environnant fut si grand que n’importe quelle personne identifiée de près ou de loin comme spécialiste de quelque thème plus ou moins relatif aux événements s’est vu projeté sur la scène publique pour expliquer, commenter, se prononcer. Le rythme de tels événements ne permet pas de mener la réflexion qui s’impose, d’appliquer les méthodes de collecte et d’analyse de données même les plus rudimentaires de la discipline. Notre campus, pourtant très liberal au sens étatsunien du terme, commençait à ostraciser sa petite communauté musulmane. Les lignes téléphoniques étaient coupées, les étudiants étaient inquiets de ne pouvoir contacter leurs parents et amis travaillant dans les tours jumelles ; et les médias, dès la première conférence de presse du secrétaire d’État, commençaient déjà à parler de guerre. J’ai appris ce jour-là que les événements n’attendent pas que les anthropologues se prononcent. Comme le dit Povrzanovic, qui a vécu pire que l’après-midi de panique qui a secoué notre campus : « The bullet that destroyed some of the books in our institute’s library in 1991 provided a perfect metaphor for our reality-anchored position » (2000 : 152). On ne peut qu’être d’accord, en principe, avec la prescription de Dörmer qui demande de recueillir des données et de formuler des modèles avant d’agir. Mais ce luxe n’est pas toujours possible dans une réalité violente.

Ariane Bélanger-Vincent, dans sa note de recherche sur l’armée étatsunienne, nous fait voir un autre obstacle qui obstrue le chemin d’une anthropologie de la paix qui se veut ancrée dans des données rigoureusement recueillies. Même lorsque l’on ne travaille pas dans une urgence comme celles que je viens de décrire, l’accès à certains acteurs importants des violences sociales n’est pas toujours facile ni même possible. Confrontée à une institution construite autour de la violence et du secret, cette anthropologue a pris conscience d’une importante asymétrie de pouvoir qui, contrairement à ce qui se produit souvent dans la recherche ethnographique, place la chercheuse dans une situation de relative faiblesse. Même quand ces institutions violentes ouvrent leurs portes à la recherche, une série de dangers épistémologiques se posent, dont celui de la « séduction ethnographique » (Sluka 2000 : 25). Si les anthropologues sont sérieux dans leur volonté de comprendre les diverses réalités qui conditionnent et définissent des contextes locaux de violence et de « paix », elles et ils ne peuvent renoncer à ce regard ethnographique porté vers « le haut » de la chaîne des violences mondiales. Cela constitue, à mon avis, l’un des principaux défis méthodologiques auxquels fait face une anthropologie de la paix.

Finalement, j’aimerais conclure sur le troisième grand défi qui se pose au développement d’une anthropologie de la paix : celui de valoriser des fréquentes reformulations, les tests et les révisions des théories utilisées. Parler de paix nous place souvent à la frontière du moral et du scientifique ou, comme le dit Mark Goodale ici, de l’engagement et de la critique. Nous avons tenté ici de regrouper une variété assez large de perspectives théoriques. Les articles de ce numéro abordent la question de la violence et de la paix dans des perspectives biopolitiques (Laliberté, Legoas), en utilisant l’idée d’un continuum des violences (Salazar, Oehmichen), en puisant dans la psychologie sociale (Rubinstein) et à travers une analyse institutionnelle-historique (Dibwe). Ces approches font toutes ressortir divers aspects de la violence sociale et de la paix qui nous invitent en tant que chercheurs, mais aussi en tant qu’acteurs sociaux, à prendre position. L’adhésion à ces positions, par contre, ne doit pas être confondue avec une adhésion idéologique aux outils analytiques utilisés pour donner à voir ce par rapport à quoi l’on prend position. Dans un article intitulé « Emplois descriptifs et polémiques du concept de violence » le philosophe Thomas Platt (1982) critiquait la tendance chez les chercheurs à élargir sans cesse le concept de violence, qu’il assimilait à une manoeuvre politique mal informée. Pour lui, parler de violence pour signifier autre chose que la violence physique directe constituait une « escalade verbale » présentant des « risques graves » dont, entre autres, une justification plus facile de contre-violences en réponse aux multiples violences cachées mises au jour. Nous prenons ici cette mise en garde très au sérieux. Avec le bénéfice de plus de vingt ans de distance entre nos deux textes, j’ai répondu ailleurs plus en détail aux réserves exprimées par Platt et autres face à un élargissement du concept de violence (Hébert 2006). Mais il convient de préciser que les outils théoriques utilisés ici le sont précisément pour leur valeur descriptive et aucunement par souci polémique, et encore moins pour justifier la contre-violence des exclus. Nous voyons une similitude d’effets entre les violences structurelles, les violences directes et les violences symboliques qui mérite une exploration sérieuse ancrée dans une ethnographie qui est pratiquée tant en amont de ces violences qu’en aval. C’est la tâche que les auteures et auteurs du présent numéro se sont fixée.