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La Guyane française est une terre d’immigration. Les Amérindiens, dont les ancêtres peuplaient la Guyane précolombienne, représentent à peine 2 % de ses habitants actuels. Les vagues migratoires se sont succédé depuis l’arrivée des premiers colons européens, à l’aube du XVIe siècle. Ces vagues ont, comme ailleurs, mêlé leur écume, mais la société qui en est issue est communément qualifiée de « mosaïque ethnique »… expression qui laisse plus d’un ethnologue sceptique : comment définir les unités qui forment cette mosaïque, quelle société ne pourrait se targuer de la même appellation ?

Maints auteurs ont en effet contesté, depuis les années 1960, la perspective essentialiste selon laquelle les groupes ethniques seraient des entités fixes, objectivement définissables par une série de caractéristiques culturelles distinctives (langue, religion, etc.) (Poutignat et Streiff-Fenart 1999). Dans une approche constructiviste, ils ont souligné l’importance, non pas du contenu culturel des identités, mais du processus de désignation – du soi et des autres – dont ces identités sont le produit. Cette désignation procède par la sélection, par les acteurs sociaux, de quelques caractéristiques culturelles qui leur semblent pertinentes pour symboliser une identité donnée. C’est en interagissant les uns avec les autres qu’ils font cette sélection, afin de marquer leurs différences respectives. Poussant ce raisonnement jusqu’au bout, Fredrik Barth (1999) estime que les frontières interethniques précèdent le contenu culturel des identités ethniques et non l’inverse.

Mais comment ces marqueurs sont-ils choisis ? Pour le comprendre, Jean Bazin (1985) nous invite à déchiffrer la « grammaire » des noms[1] : qui nomme qui, dans quel contexte, quand ? Ce processus de désignation des « Nous » et des « Eux » permet en effet d’organiser les relations entre les groupes ainsi désignés, éventuellement en justifiant ou renforçant des rapports de pouvoir déjà en place. Jean-Luc Bonniol (1992) donne une remarquable illustration de ce dernier cas de figure dans son étude des plantations des colonies antillaises, où les maîtres sont blancs et libres et les travailleurs noirs et esclaves : à partir du XVIIIe siècle, la racialisation[2] s’est progressivement juxtaposée à la stratification sociale (maîtres/travailleurs) et à la coupure juridique (libres/esclaves) pour donner au système son troisième « verrouillage » et en devenir finalement la clé de voûte : la couleur de peau s’est trouvé investie d’une signification sociale (statut dévalorisé des Noirs vis-à-vis des Blancs) afin de pérenniser un système inégalitaire fondé au départ uniquement sur des différenciations sociales et juridiques.

Revenons en Guyane. Plutôt que de mosaïque ethnique, il serait donc plus juste de parler de figures ethnicisées, car ce qui est en jeu est moins un état de fait (les couleurs d’une mosaïque) que le processus social continu (l’ethnicisation, c’est-à-dire la désignation des « Nous » et des « Eux ») dont il est le reflet éphémère.

Cette note de recherche se propose d’étudier les définitions exogènes de l’identité ethnique (c’est-à-dire les identités ethniques hétéro-attribuées, plutôt que celles que s’attribuent eux-mêmes les groupes sociaux, ou encore que celles établies par les ethnologues et les historiens), les ressorts du processus d’ethnicisation dont elles résultent (quels marqueurs les acteurs sociaux sélectionnent-ils pour désigner les autres ? Pourquoi ? Comment ?) et enfin leurs impacts concrets, en termes d’orientation et d’organisation des interactions (comment ces marqueurs justifient-ils des pratiques différenciées selon qu’elles s’appliquent aux « Nous » ou aux « Eux », ou à certains de ces derniers ?).

L’identification ethnique en Guyane

La Guyane française se caractérise par le contraste de ses appartenances, politique (département d’une des premières puissances économiques mondiales) et géographique (terre d’un sous-continent en voie de développement). Ce contraste explique pour partie l’importance de l’immigration, issue des pays voisins (Surinam, Haïti, Brésil, Guyana), en butte à des difficultés économiques et/ou une instabilité politique. Ainsi, l’immigration a pris une vigueur inédite au cours de ce dernier demi-siècle : près de la moitié des personnes qui vivent aujourd’hui en Guyane n’y sont pas nées[3]. Alors que depuis 350 ans, les nouveaux-venus peinaient à compenser les départs et les décès, la courbe démographique s’est envolée, portée par le taux élevé de fécondité, la progression de l’espérance de vie et les flux migratoires : la population s’est accrue d’un facteur neuf en quelque 60 ans[4].

La caractérisation de l’origine des individus ne se réduit cependant pas à l’identification des nationalités et des pays de naissance, pour distinguer Français et étrangers, immigrés et non immigrés. Elle passe aussi par celle des identités ethniques. Comprendre ces dernières implique un détour cette fois moins par la géographie ou la politique que par l’histoire, celle qui a mis en présence des esclaves noirs et des maîtres blancs, des colons européens et des autochtones, une petite colonie d’Amérique et sa lointaine Mère Patrie, bref cette histoire qui a tissé, au fil des siècles, les rapports sociaux inégalitaires qui traversent aujourd’hui la société guyanaise.

« Mosaïque ethnique » : si donc l’expression est questionnable, du moins a-t-elle le mérite de signaler une particularité guyanaise : les processus d’ethnicisation ne sont certes pas propres à la Guyane, mais ils y sont plus affichés qu’ailleurs en France, où l’origine se saisit habituellement par les catégories « républicaines » de l’origine que sont la nationalité et du pays de naissance. Outre leur omniprésence dans l’expression orale, ces identités ethniques sont en effet répertoriées à l’écrit, y compris dans les décomptes frappés du sceau de la République : la Guyane est le seul département français où un recensement a, après 1946[5], fait état d’une catégorie ethnique[6]. Encore aujourd’hui, le site web du Ministère des Outre-Mer décompte, parmi les résidents en Guyane, des Créoles, des Amérindiens, des Noirs-marrons ou encore des H’mongs[7], affichage tout-à-fait original dans le paysage français.

Cette ethnicisation, plus explicite en Guyane qu’ailleurs en France, y est aussi plus exhaustive : nul n’en est épargné. Elle n’est l’apanage ni des étrangers (et de ceux qui ont « l’air étranger ») ni des membres des minorités ethniques[8]. Si, ailleurs, les majoritaires, seuls à disposer du pouvoir de désigner et de catégoriser, omettent le plus souvent de s’inclure dans leurs catégorisations (Guillaumin 2002), ce n’est donc pas le cas en Guyane, où ils se désignent, notamment, comme Métropolitains ou comme Créoles.

Nous nous proposons dans cet article de profiter de la visibilité de ces identités ethniques pour les suivre dans le tissage des rapports sociaux en Guyane. Nous nous installerons pour ce faire sur la scène de l’accès aux soins afin de comprendre comment les identités ethniques que les professionnels attribuent à leurs usagers façonnent leurs pratiques. Il s’agira en particulier de voir si ce façonnement peut aller jusqu’à rendre ces pratiques discriminatoires. Par « discriminations », nous entendons, en nous inspirant de Danièle Lochak (1987), des traitements différentiels, défavorables (en l’occurrence, qui entravent l’accès aux soins des victimes) et illégitimes (c’est-à-dire non justifiables du point de vue des « bonnes » pratiques professionnelles).

Présentons d’ores et déjà les protagonistes de cette scène, à savoir les professionnels et leurs usagers. Les premiers sont pour la plupart des Créoles et des Métropolitains. Les Créoles ont pour ancêtres les esclaves, originaires d’Afrique, des plantations guyanaises des XVIIe et XVIIIe siècles, ainsi que des Chinois et des Antillais immigrés en Guyane pendant la ruée vers l’or (1870 à 1940)[9]. Les Métropolitains, quant à eux, sont des Français de « l’Hexagone » venus en Guyane au cours de leur vie professionnelle.

Notre enquête de terrain[10] s’est principalement déroulée dans la ville de Saint-Laurent du Maroni, située à l’Ouest de la Guyane. Sa population y est constituée en majorité de Noirs-marrons[11]. Ce sont eux dont on étudiera les interactions avec les professionnels du système de soins, même si bien-entendu ils ne représentent pas tous les usagers de ce système. Leurs ancêtres étaient des esclaves africains qui se sont enfuis, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des plantations de la Guyane hollandaise (aujourd’hui le Surinam). Ils se sont réfugiés dans la forêt qui couvre la région du Maroni, traversée du Sud au Nord par le fleuve du même nom, aujourd’hui frontière entre le Surinam à l’Ouest et la Guyane à l’Est (Vernon 1992). Commerce, rituels religieux, scolarisation des enfants, soins, ou encore visites familiales motivent d’incessants allers et retours de part et d’autre du fleuve. La plupart des Noirs-marrons qui vivent aujourd’hui en Guyane ne se sont durablement installés sur la rive française du Maroni que récemment, au cours et au décours de la guerre civile qui les a opposés au pouvoir militaire créole surinamien entre 1986 et 1992 ; ils sont surinamiens et souvent en situation irrégulière au regard du droit au séjour. Mais certains Noirs-marrons (les Aluku) sont arrivés dès le XVIIIe siècle et leurs descendants sont aujourd’hui français.

Pour examiner le jeu des identités ethniques dans l’accès aux soins, nous allons envisager dans un premier temps les représentations qu’élaborent les professionnels créoles vis-à-vis de leurs usagers noirs-marrons, puis dans un second temps la façon dont ces représentations influencent leurs pratiques. Nous redéployerons ensuite cette analyse avec les professionnels métropolitains. Précisons d’emblée que, comme toute typologie, celle qui suit ne prétend nullement épuiser la diversité des représentations et des pratiques. Sa raison d’être est simplement de mettre en évidence des récurrences pour en expliciter les ressorts sociaux.

L’illégitimité du « nouveau citoyen »

La « mauvaise intégration »

Nombre de professionnels créoles affirment constater, chez leurs usagers noirs-marrons, des comportements inadéquats qui les empêcheraient de profiter pleinement des services médicaux qui leur sont offerts. Par exemple, une puéricultrice et une agente administrative créoles d’un centre de Protection maternelle et infantile (PMI) regrettent que les Noirs-marrons ne respectent pas les prescriptions médicales, auxquelles ils préféreraient leurs pratiques thérapeutiques « traditionnelles », par « leur médecin de la forêt ». Quand la puéricultrice se rend au domicile des accouchées, elle trouverait porte close car les Noirs-marrons seraient encore des « nomades », vivant à la fois sur les deux rives du fleuve Maroni, qu’ils percevraient non comme une frontière entre deux États mais comme partie prenante d’une seule et même terre noire-marronne. Illettrés et ignorant tout des démarches administratives, ils seraient incapables d’obtenir une couverture maladie et par conséquent d’avoir accès à des soins réguliers.

Les deux professionnelles concluent ces diverses remarques par le constat de l’immaturité des Noirs-marrons, dont témoignerait explicitement leur comportement à la PMI – entrant dans les bureaux sans frapper, s’entêtant à reposer la même question à tout le personnel pour obtenir la réponse qu’ils veulent (un rendez-vous, une boîte de lait maternisé), ne venant pas à leurs rendez-vous et ne s’en excusant pas, passant devant les autres dans la salle d’attente, etc.). Ce constat, également fait par des professionnels créoles dans les bureaux de la Caisse générale de sécurité sociale (CGSS)[12] et dans les services hospitaliers, peut être interprété à la lumière des histoires respectives des Noirs-marrons et des Créoles. Si ces histoires commencent toutes deux par la traite esclavagiste, elles divergent rapidement quant au rapport à la citoyenneté française : c’est le cas, bien évidemment, des Noirs-marrons qui n’ont immigré que récemment en Guyane et sont encore surinamiens, mais c’est aussi celui des Noirs-marrons qui vivent en Guyane depuis plus de deux siècles, les Aluku.

Malgré leur ancienneté sur le sol français, ces derniers n’ont en effet été intégrés que récemment à l’espace citoyen français. Après leur fuite des plantations, ils se sont réfugiés dans l’Intérieur, un vaste territoire qui s’étend sur les neuf dixièmes de la Guyane, couvert de forêt vierge et pénétrable uniquement par des cours d’eau accidentés. Ils s’y sont tenus à l’écart de la société de plantation esclavagiste puis de la société créole[13]. Celle-ci s’est développée, après l’abolition de l’esclavage, sur le littoral, mince bande côtière au Nord du territoire guyanais, couverte de savanes bien plus pénétrables que la forêt de l’Intérieur. Quand, en 1946, la colonie guyanaise accède au statut de département français d’outre-mer, seul le littoral est concerné. Il faudra encore attendre une vingtaine d’années (1969) pour que l’Intérieur soit départementalisé, c’est-à-dire que le droit national s’y applique pleinement. La francisation de ses habitants, qui sont Noirs-marrons et amérindiens – populations alors qualifiées de « tribales » – peut enfin commencer (enregistrement des naissances sur les fichiers de l’état civil et accession à la citoyenneté française) (Jolivet 1982).

L’histoire des Créoles est bien différente : la rapide disparition des colons blancs, après l’abolition de l’esclavage, puis la départementalisation en 1946 et enfin la décentralisation[14] en 1982 en ont progressivement fait des acteurs incontournables de la vie politique et économique guyanaise. Ils ont de plus fait l’objet, au fil des siècles, d’un long processus d’assimilation, au sens d’adoption des valeurs et des ambitions de la société occidentale qu’entend Marie-José Jolivet (1982). Cette occidentalisation, contrainte du temps de l’esclavage (christianisation et inculcation de valeurs morales telles que celle du travail), a progressé pendant la ruée vers l’or (les Créoles quittent le rude quotidien sur les gisements aurifères pour devenir commerçants sur le littoral), avant de s’épanouir après la départementalisation, via notamment les fonctionnaires métropolitains qui importent le mode de vie occidental.

Ainsi, bien que « primo-occupants » ou « autochtones » et français au même titre que les Créoles, les Noirs-marrons les plus anciennement installés en Guyane sont des nouveaux-venus dans l’espace de la citoyenneté départementale et nationale, comparativement aux Créoles. Ce caractère récent de leur intégration à l’espace politique s’accompagne de leur moindre intégration socioéconomique (en termes d’accès à l’éducation et à l’emploi notamment). Par conséquent, leur accès aux soins dépend souvent de la solidarité nationale, par l’intermédiaire de la Couverture maladie universelle (CMU)[15].

Les Noirs-marrons sont ainsi volontiers décrits par les professionnels créoles comme de grands enfants, insuffisamment assimilés pour bénéficier pleinement des bienfaits de leur citoyenneté française. D’ailleurs, ils ne mériteraient guère cette dernière. Leur fréquente absence de couverture maladie témoignerait, selon certains intervenants créoles, de leur incapacité à accomplir les démarches administratives requises mais aussi de leur absence d’effort en ce sens, et plus largement de leur refus d’adhérer au modèle sociétal occidental. Selon la puéricultrice citée précédemment, ils n’auraient pas, pendant longtemps, recherché cette intégration, voire se seraient définis en la refusant puisque leur communauté est née de leur rupture d’avec le système des plantations :

Avoir une couverture maladie, c’est se mettre dans un système, c’est respecter des lois, c’est s’intégrer. Mais est-ce qu’ils ont envie de s’intégrer ? […] Le problème, quand on est intégré, c’est les lois : mais eux, ils se sont échappés, on les appelle les Noirs-marrons, ils ont pris leurs libertés, depuis les origines. Tout leur est permis, à Saint-Laurent, ils prennent leurs libertés, ils nous imposent leurs libertés.

Ainsi que le suggère la fin de cette citation, accorder aux Noirs-marrons des droits qu’ils ne méritent pas reviendrait à pénaliser les Créoles parce que les excès des premiers fragiliseraient le système auxquels les seconds contribueraient activement. Leur intégration ancienne ferait pour certains des Créoles, non seulement des professionnels du système de soins (soignants, agents administratifs qui instruisent les demandes de CMU des Noirs-marrons, élus locaux qui, depuis Cayenne, chef-lieu du département, décident de l’allocation des moyens dédiés à l’offre de soins destinée aux populations vivant dans l’Intérieur, principalement noires marronnes et amérindiennes), mais aussi des contribuables qui financent ce système. L’agente administrative oppose ainsi le Créole, « assuré social, qui a cotisé toute sa vie […] citoyen qui travaille » aux Noirs-marrons qui « ne comprennent pas que si eux ne payent pas, nous on paye. […] Pour eux, c’est la gratuité, point final, alors ils exigent […] Ils ont une attitude passive : on leur doit tout ».

Le regret que des indigents abusent d’une législation sociale trop généreuse, au détriment de ceux qui contribuent activement à cette solidarité, n’est certes pas une spécificité guyanaise. Il est présent, notamment, dans le discours de professionnels de l’accès aux soins exerçant en France métropolitaine. Il vise alors en particulier les étrangers, dont la « venue d’ailleurs » les disqualifierait pour bénéficier de la solidarité nationale car, restrictions budgétaires obligent, celle-ci devrait être réservée aux « pauvres d’ici » (Carde 2007). En Guyane, les propos reprochant aux étrangers leur illégitimité à bénéficier de la solidarité sont monnaie courante, l’importance des flux migratoires issus de pays pauvres étant jugée dangereuse pour un système sociosanitaire départemental déjà économiquement fragile (Carde 2012). Mais l’exemple des Noirs-marrons révèle que l’illégitimité à bénéficier de la solidarité peut aussi être suspectée chez des Français, dès lors que ces derniers sont perçus comme issus d’un « ailleurs », même si cet « ailleurs » est délimité par des frontières ethniques plutôt que nationales.

Enfin, on peut supposer que ce processus d’illégitimation sur critère ethnique est avivé en Guyane par le renversement récent des rapports démographiques : tandis que la part des Créoles au sein de la population guyanaise diminue depuis les années 1970, celle des Noirs-marrons augmente. Ces derniers ont en effet une fécondité élevée et profitent de l’immigration de Noirs-marrons surinamiens, tandis que le groupe créole ne bénéficie plus des vagues migratoires, la créolisation étant désormais bloquée (les enfants d’immigrés naissant sur le sol guyanais ne sont plus considérés comme créoles, contrairement à ce qui se passait jusque dans les années 1970) : la part des Créoles au sein de la population guyanaise est passée de 75 % dans les années 1960 à 30 % trente ans plus tard (Jolivet 1997). Le fait que les marqueurs identitaires mobilisés par les professionnels créoles pour caractériser leurs usagers noirs-marrons évoquent l’infantilisme peut ainsi s’interpréter à la lumière du contraste entre le statut de minoritaire socioéconomique des seconds et la progression de leur position, tant démographique que politique, menaçante pour les premiers.

Contre « l’assistanat »

Voyons maintenant comment ce processus de désignation se traduit dans les interactions concrètes. Chez certains professionnels créoles, les représentations sur l’infantilisme supposé des usagers noirs-marrons se matérialisent dans des pratiques censées les « éduquer ». Un agent de guichet de la CGSS déclare ainsi refuser de faire de « l’assistanat » avec les usagers noirs-marrons, qu’il juge excessivement passifs. Il refuse de parler en nengé (créole à base lexicale anglaise dont les Noirs-marrons parlent diverses variantes, et dont cet agent connaît quelques rudiments) à ceux d’entre eux qui ne sont ni francophones ni créolophones, considérant qu’ils n’ont qu’à se faire accompagner d’un interprète ou faire l’effort d’apprendre le français ou le créole. Quant à ceux qui sont illettrés, il s’abstient de cocher sur les formulaires qu’il leur remet les cases correspondant aux items à compléter ; il ne veut pas non plus les informer sur le contenu de leurs droits au motif que celui-ci est précisé sur leurs attestations. Il se justifie en rappelant que son rôle se limite à l’ouverture des droits et que les Noirs-marrons ont tous des enfants scolarisés qui peuvent les aider à lire ces documents : « C’est pas à nous de le faire, ça rentre dans un autre cadre, ça c’est l’instruction, c’est autre chose […] c’est la lecture, c’est pas nous, on n’est pas l’Éducation nationale ! », renvoyant l’État (via l’Éducation nationale) à ses responsabilités, lui qui a « décidé » d’intégrer les Noirs-marrons dans l’espace citoyen français.

Ces pratiques sont discriminatoires en ce qu’elles sont différentielles (réservées aux Noirs-marrons), défavorables (elles entravent leur accès aux soins) et illégitimes (non justifiables du point de vue des « bonnes » pratiques professionnelles). Mais qu’en est-il quand les professionnels ne revendiquent aucune autochtonie – ni territoriale, ni citoyenne – supérieure à celle de leurs usagers ? Comment leurs représentations ethnicisantes se traduisent-elles alors dans leurs pratiques ? La situation des professionnels métropolitains permet d’éclairer ce cas de figure, plus spécifique à la Guyane.

La différence culturelle

Les professionnels métropolitains sont des acteurs majoritaires par leur nationalité française et leur origine métropolitaine, valorisée par des siècles de dépendance d’une petite colonie envers sa « Mère Patrie ». Les emplois souvent qualifiés[16] qu’ils occupent en Guyane contribuent eux aussi à leur statut de majoritaires.

Ils ne revendiquent en revanche aucune autochtonie, certains exprimant même explicitement percevoir leur extériorité vis-à-vis de cette société d’outre-mer (Carde 2010). Cette perception s’accompagne fréquemment de l’affirmation de leur « intérêt pour la culture », lequel aurait d’ailleurs souvent contribué à leur venue en Guyane… et que la banalisation locale de la dénomination ethnique encourage probablement à cultiver : il est d’autant plus aisé de s’intéresser à « la culture », puis de constater des « différences culturelles », que les groupes que ces différences sont censées caractériser sont déjà clairement identifiés par le langage courant. Vincent[17], médecin arrivé en Guyane il y a quelques mois, décrit l’emprise de cette grille classificatoire ethnique :

Toute personne, la première chose, c’est son étiquette ethnique. « Tu connais Machin ? » « C’est un quoi ? », c’est quasiment systématique. […] c’est un truc qu’il y a ici dans l’air du temps et c’est dur d’y échapper. Et puis après, les gens sont réduits à leur culture, ou à ce qui est présumé être leur culture : « […] un Amérindien, ça réagit comme ça. […] Chez ces gens-là, chez eux, ça se passe…

Or, du constat de la différence comportementale supposément fondée sur une différence culturelle à la pratique professionnelle différentielle censément adaptée à cette différence, il n’y a qu’un pas. Et ce traitement différentiel, dès lors qu’il est défavorable, est discriminatoire car illégitime, même si son auteur ne le justifie pas par des propos explicitement hostiles envers ses victimes. Examinons les représentations qui le sous-tendent puis les pratiques par lesquelles il est mis en oeuvre.

Culturalisme et discriminations indirectes

Les professionnels métropolitains décrivent, comme le font leurs collègues créoles, l’inadéquation du comportement des Noirs-marrons vis-à-vis du système sociosanitaire. Ils l’expliquent cependant moins par le défaut de légitimité des intéressés que par l’inadaptation de l’offre de soins qui leur est proposée. Certains regrettent même que leur intégration à ce système et à travers lui à la société occidentale entraîne l’effondrement des sociétés dites traditionnelles des Noirs-marrons, là où des professionnels créoles déplorent au contraire que cette intégration ne soit conditionnée par aucune exigence d’assimilation.

Didier Fassin (2001) a relevé les travers culturalistes de l’approche des professionnels de la santé publique qui, en insistant sur « la culture » de populations minoritaires ethniques, minimisent l’importance des déterminants non culturels de leur accès aux soins. Ces travers s’observent aussi en Guyane, lorsque certains professionnels métropolitains, poursuivant leurs réflexions sur la culture des Noirs-marrons, occultent les déterminants socioéconomiques de leur accès aux soins. Ils expliquent par exemple l’irrégularité de la venue de ces derniers à leurs rendez-vous hospitaliers par leur incompréhension « culturelle » de l’importance d’un suivi régulier, sans que ne soient suffisamment considérées les difficultés matérielles que rencontrent ces usagers pour se rendre à leurs rendez-vous (telles que le coût du déplacement, sur une distance parfois très grande[18]).

Une autre série de déterminants ainsi occultés relève des dysfonctionnements du système de soins. Par exemple, les professionnels métropolitains expliquent la faiblesse du taux de couverture maladie des Noirs-marrons par leur incompréhension des démarches à mettre en oeuvre, laquelle s’expliquerait par leur mode « traditionnel » de transmission de l’information (dans lequel « on ne pose pas de question ») et leur absence d’anticipation (les démarches d’accès à une couverture maladie n’étant souvent entamées qu’une fois le besoin de soins avéré), à l’image d’un mode de vie des Noirs-marrons qui serait centré sur le court terme : « Demain n’a pas de valeur, il n’y a pas de projet, d’avenir. À chaque jour suffit sa peine. Il n’y a pas d’anticipation. On règle les problèmes d’aujourd’hui, on verra demain pour les autres… », explique une femme médecin.

Peu de ces professionnels remarquent en revanche que le système sociosanitaire favorise cette absence d’anticipation. Il est en effet bien plus facile d’obtenir une couverture maladie quand on est hospitalisé (travailleurs sociaux ou agents administratifs offrent, à l’hôpital, un meilleur accompagnement à la constitution de dossiers que ne le font les agents des guichets CGSS) ou quand on dispose au moins d’un document attestant d’un besoin de soins (une telle attestation étant souvent exigée – en pleine contradiction avec les textes de loi – par les agents de la CGSS).

L’insistance sur la « culture du court terme » des Noirs-marrons tend ainsi à occulter les déficiences de l’offre sociosanitaire, telles que l’insuffisance des effectifs en travailleurs sociaux en poste en Guyane et les applications restrictives du droit à une couverture maladie par les agents de la CGSS. Or, si ces déficiences affectent a priori tout usager du système de soins, les Noirs-marrons en pâtissent plus que d’autres car elles entrent en synergie avec d’autres obstacles à leur accès aux soins. Ces derniers découlent, d’une part, de leur situation socioéconomique : précaires, souvent non francophones, peu lettrés ni rodés aux démarches administratives, ils sont dans l’incapacité de contester les multiples dysfonctionnements qui affectent, en Guyane, l’ouverture des droits à une couverture maladie (délais d’instruction des dossiers de plusieurs mois, pertes de dossiers, etc.). Ils relèvent, d’autre part, de fortes contraintes spatiales : quand ils habitent l’Intérieur, les Noirs-marrons doivent parcourir de grandes distances pour parvenir à un hôpital ou un guichet administratif (Carde 2009). À deux égards – socioéconomique et territorial –, les Noirs-marrons sont donc particulièrement désavantagés dans leur accès aux soins. Or, ces désavantages font des dysfonctionnements du système de soins autant de discriminations indirectes à l’encontre des Noirs-marrons. Les discriminations indirectes sont celles qui affectent préférentiellement un groupe social sans le cibler explicitement. Ici, bien que les déficiences du système de soins soient « aveugles » à l’identité ethnique, elles sont plus préjudiciables aux Noirs-marrons qu’elles ne le sont à d’autres groupes ethniques.

Au total, le regard culturaliste que portent les Métropolitains sur les Noirs-marrons occulte l’articulation complexe de différents rapports sociaux inégalitaires (socioéconomiques et ethniques) à un contexte particulier (déficiences organisationnelles, grande taille du territoire guyanais). Et cette occultation permet de ne pas remettre en cause un ordre social plus largement inégalitaire. En soulignant la « différence culturelle » des Noirs-marrons, les professionnels métropolitains donnent à la situation décrite une signification satisfaisante pour eux-mêmes. La sélection de traits culturels, lors de la définition des identités ethniques par des dominants à l’égard de dominés, est faite dans l’intérêt des premiers. Le même processus est à l’oeuvre quand, par exemple, la situation inférieure des étrangers sur le marché de l’emploi est attribuée par les nationaux non pas aux discriminations dont sont victimes ces étrangers mais à une prétendue « distance culturelle » qui « handicaperait » ces derniers dans leur recherche d’emploi (De Rudder et al. 2000).

Réification des identités ethniques

Le regard culturaliste, outre qu’il minimise l’importance des déterminants non culturels de l’accès aux soins, simplifie abusivement ce « culturel », voire l’invente purement et simplement. Le recrutement de Jocelyne à un poste d’agente administrative d’un hôpital, avec pour mandat d’accompagner les patients dans leurs démarches d’ouverture de droit à une couverture maladie, illustre ce processus de réification de l’identité ethnique minoritaire dans le regard majoritaire.

Considérant que la qualité la plus importante pour assumer ce mandat est la « proximité culturelle » avec les usagers, Benoît, responsable administratif métropolitain de l’hôpital, a recruté Jocelyne car elle est noire-marronne, à l’instar de la plupart des usagers de cet hôpital. Quand nous la rencontrons quelques mois après son recrutement, Jocelyne n’a pas été formée aux règlementations relatives à la couverture maladie, bien qu’elle soit seule à son poste et ne soit encadrée par aucun supérieur. Benoît reconnaît que sa qualification est insuffisante mais relativise l’importance de ce déficit en réaffirmant celle que Jocelyne ait :

[U]ne connaissance des réseaux et du mode de fonctionnement des gens… les familles, les noms, les ethnies… et je pense que quelqu’un qui est quand même originaire d’une ethnie, d’une communauté, connaît plein de choses qu’on ne connaît pas. C’est ça qui est important. C’est ce qu’on a privilégié, mais le côté connaissance technique a été un peu laissé de côté.

Jocelyne raconte sa grande difficulté à assumer sa mission, du fait de sa méconnaissance des réglementations qui encadrent l’accès aux droits. Ses incertitudes « techniques » la placent en position de faiblesse à l’égard du responsable de l’antenne locale de la CGSS. Celui-ci refuse de collaborer avec elle, ce qui complique encore sa tâche. Elle ne se sent guère en position d’imposer quoi que ce soit à cet homme créole, plus âgé qu’elle et en poste depuis plus de dix ans. Les aspects « techniques » se révèlent ainsi moins secondaires que ne le supposait Benoît et la « donnée ethnique » qu’il a privilégiée ne suffit manifestement pas à garantir l’efficacité du service.

Cette donnée s’avère même contre-productive. D’une part en effet, elle accuse l’inégalité des rapports que Jocelyne entretient avec son interlocuteur CGSS : déjà désavantagée du fait qu’elle est une femme, plus jeune, moins expérimentée que lui, de statut précaire (en emploi-jeune) et au français hésitant, elle doit en outre affronter ce qu’elle perçoit comme de l’hostilité témoignée par un Créole envers une Noire-marronne. D’autre part, alors que Benoît attribue à la patientèle de l’hôpital une identité homogène « noire-marronne », cette patientèle se perçoit en réalité selon une déclinaison beaucoup plus complexe des catégorisations de l’identité : clan, matrilignage, village d’origine, le fait d’être originaire de la côte ou de l’Intérieur du Surinam[19], l’ancienneté de l’immigration (avant, pendant ou après la guerre du Surinam) ou encore la situation au regard des « papiers » (le titre de séjour, la nationalité) (Parris 2002). Certains témoignages suggèrent que Jocelyne traiterait différemment les usagers appartenant à des clans traditionnellement hostiles au sien. On peut donc relativiser le bénéfice lié à l’instrumentalisation de la variable ethnique comme d’un simple outil décontextualisé (sans tenir compte, ici, des relations avec le collègue créole ni de la connaissance des réglementations) et à sa simplification abusive (réduite ici à une communauté culturelle et une solidarité obligée entre tous les Noirs-marrons).

Cette simplification participe d’une définition exogène de l’identité, c’est-à-dire d’un étiquetage par lequel un groupe se voit assigné de l’extérieur une identité ethnique, quel que soit ce que les membres de ce supposé groupe pensent de leur appartenance à ce groupe et de la réalité même de ce groupe. Toutes les définitions envisagées jusqu’à présent dans ce texte sont exogènes, mais celle de Benoît illustre particulièrement bien la dimension globalisante de telles définitions, c’est-à-dire leur fondement dans des similarités simplificatrices. Les identités ethniques, résultant de la sélection arbitraire voire de l’invention, par des groupes dominants, de certains traits culturels, ne s’appliquent ainsi pas nécessairement à des individus qui partageraient des caractéristiques culturelles (ni biologiques) communes ; elles rassemblent des individus qui ont pour « plus petit dénominateur commun » une « expérience sociale partagée », celle d’être considérés comme membres de telle ou telle catégorie ethnique ou raciale, comme l’explique Pap N’diaye (2008) à propos de ceux que le regard dominant dans la France contemporaine qualifie de Noirs.

Ces définitions exogènes ont un pendant endogène : le fait d’être nommés collectivement a un impact sur la perception que les individus ont d’eux-mêmes. Ces derniers peuvent par exemple revendiquer l’identité qui leur est assignée, mais en renversant le stigmate qui lui est associé dans le regard du majoritaire ; on peut à cet égard se référer au « black is beautiful » des Afro-Américains (Poutignat et Streiff-Fenart 1999). Une limite de notre enquête est que du fait qu’elle se focalise sur les représentations et les pratiques des majoritaires, il lui échappe la dimension dynamique, interactive, de la construction des identités. Il aurait été pertinent d’analyser la réaction des Noirs-marrons au regard globalisant que posent sur eux les professionnels métropolitains, sachant qu’ils se perçoivent de façon plus hétérogène que ne le suppose Benoît, cette hétérogénéité pouvant même prévaloir sur leur identité noire-marronne commune.

Du spécifique au discriminatoire

Les représentations de l’altérité décrites ci-dessus ne se fondent pas sur une présomption d’illégitimité ; les pratiques différenciées qu’elles justifient sont censées s’adapter aux besoins des usagers concernés, et non faire obstacle à leur accès aux soins. Ainsi, le recrutement de Jocelyne est pensé par son auteur comme une sorte de « discrimination positive », en ce qu’il vise à pallier les difficultés rencontrées spécifiquement par les Noirs-marrons.

Cela conduit pourtant Benoît à avoir des pratiques directement préjudiciables pour les Noirs-marrons. Considérant en effet que la présence de Jocelyne permet aux patients noirs-marrons de l’hôpital de surmonter leurs difficultés d’ouverture de droits à une couverture maladie, il a mis en place des mesures coercitives à l’encontre de ceux d’entre eux qui n’ont toujours pas de couverture maladie à l’issue de leur hospitalisation. Par exemple, la pharmacie hospitalière ne leur distribue plus gratuitement de médicaments et les carnets de santé des nouveau-nés ne sont plus remis aux accouchées à leur sortie de la maternité. Sa pratique est discriminatoire (dans un sens négatif cette fois), même si son intention n’est pas telle : il assure n’avoir pour seul objectif que d’inciter les Noirs-marrons à faire ce qu’il faut pour jouir de leurs droits « Je travaille pas pour leur restreindre leurs droits, je travaille pour leur ouvrir des droits ! ».

Ce cas de figure de discrimination non intentionnelle, « dans l’intérêt » de « l’autre », n’est lui non plus pas spécifique à la Guyane. On peut l’observer en France métropolitaine, lorsque par exemple des patients sont orientés vers une consultation d’ethnopsychiatrie parce que leur identité ethnique est censée signaler qu’ils en ont besoin. Cette orientation est illégitime dès lors qu’elle n’est pas justifiée par l’attestation préalable de l’inadéquation des services de psychiatrie « tout-venant » (c’est-à-dire proposés à tout un chacun). Elle est de plus défavorable à trois titres : elle prive ces patients de tout accès aux services de psychiatrie « tout-venant », ne leur garantit aucunement un soin mieux adapté (puisque le fondement de l’indication du soin ethnopsychiatrique n’est pas ethnique mais culturel) et enfin les expose, comme toute offre de soins dérogatoire, à un risque de stigmatisation. Elle constitue donc une discrimination, en dépit de l’absence d’intention de ses auteurs (Carde 2007). Et du reste, les textes de loi prévoient ce cas de figure puisqu’ils ne retiennent pas l’intention comme critère de définition de la discrimination. Ces discriminations fondées sur la différenciation et non sur l’illégitimation sont cependant particulièrement présentes en Guyane, y étant favorisées par la « venue d’ailleurs » des professionnels (d’où leur attention portée à « la différence ») et la prégnance de la classification ethnique (qui facilite la rigidification des considérations culturalistes).

Les identités ethniques au sein des rapports sociaux

L’analyse des pratiques des professionnels de l’accès aux soins au prisme des identités ethniques donne ainsi à voir différents types de discriminations, directes (intentionnelles ou non) et indirectes. Les processus en cause dans ces discriminations (la perception de l’illégitimité, le culturalisme, la réification simplificatrice des identités) ne sont pas spécifiques, ayant été mis en évidence ailleurs.

Sont en revanche socialement situés, c’est-à-dire signifiants dans une société donnée, tant les positions respectives des acteurs sociaux en présence (elles s’inscrivent dans le courant d’une histoire guyanaise qui a constitué des Noirs-marrons, des Créoles et des Métropolitains, pour faire des premiers des minoritaires et les autres des majoritaires) que le contenu des identités ethniques qu’attribuent les majoritaires aux minoritaires. Ce contenu puise en effet dans des éléments « objectifs » de l’histoire guyanaise (l’accession relativement récente des Noirs-marrons à la citoyenneté française par exemple) mais aussi dans des reconstructions de cette histoire, propres à chaque groupe majoritaire ; ainsi a-t-on vu les représentations associées à l’identité noire-marronne différer (infantilisme versus différence culturelle) selon l’identité (créole ou métropolitaine) de celui qui les élabore, illustrant combien l’identité ethnique représente moins un contenu objectif que le produit d’un regard porté simultanément sur soi et sur les autres.

Enfin, en aval, les effets de ces catégorisations dépendent eux aussi étroitement de leur contexte. Ainsi par exemple, si le regard culturaliste des professionnels métropolitains sur leurs usagers noirs-marrons se traduit par des discriminations indirectes à leur encontre, c’est parce qu’il se conjugue à des dysfonctionnements de l’offre de soins au regard desquels ces mêmes usagers se trouvent désavantagés d’un point de vue territorial et socioéconomique. L’étude en terrain guyanais rappelle ainsi que si les processus à l’oeuvre dans l’élaboration des identités ethniques sont universels, leur décryptage doit être soigneusement contextualisé en articulant les identités ethniques aux autres rapports sociaux inégalitaires (territoriaux et socioéconomiques, notamment) dans lesquels sont pris les groupes ainsi identifiés.