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Introduction[1]

Depuis le milieu du XIXe siècle, les miniatures inuit exercent une véritable fascination sur les voyageurs et les explorateurs, qui en ont rapporté de grandes quantités. Robert Bell, le capitaine George Comer, le Commandant A.P. Low, le révérend E.J. Peck, l’explorateur Christian Leden et bien d’autres ont ainsi recueilli des objets funéraires parmi lesquels figurent de nombreuses miniatures (voir Blodgett 1988 ; Thomson 1992 ; et Von Finckenstein 1999a, 1999b, 2004). Baleiniers, missionnaires, officiers de la Police montée, médecins et infirmières, touristes, tous ont été d’autant plus séduits par ces objets qu’à l’époque, les Inuit les échangeaient volontiers contre d’autres biens, comme des fusils ou du tabac[2].

De nos jours, les archéologues continuent à découvrir de menus objets de la sorte sur un grand nombre de sites archéologiques du Nord canadien. Robert McGhee (1996) a analysé toute une série de figurines miniatures qui représentent des humains et des animaux, en particulier des caribous, des phoques, des ours et des oiseaux. Selon McGhee, plusieurs de ces figurines proviennent des Inuit qu’on nomme les Dorsétiens ou Paléo-Eskimos, qui seraient passés par Brooman Point il y a environ 1 000 ans (voir aussi Brandson 1994 : 50-53). Fabriquées en ivoire, en andouiller et en bois, ces figurines comportent la plupart du temps de petits trous, ce qui laisse entendre qu’elles servaient de pendentifs, de boutons ou d’amulettes.

Dans la présentation d’une exposition consacrée aux miniatures inuit au Musée canadien des civilisations intitulée « Jouets et objets de curiosité. L’art historique inuit au Musée canadien des civilisations »[3], la conservatrice de l’époque, Maria Von Finckenstein, a rappelé leur omniprésence dans les échanges entre Blancs et Inuit, faisant apparaître des points de vue différents. Tandis que pour les collectionneurs, ces figurines miniatures sont des pièces banales ou, au contraire, des curiosités de l’art inuit, pour les Inuit, ces mêmes objets disposent de pouvoirs qu’on ne décèle pas de prime abord. Du sud de la Terre de Baffin, le capitaine Hall rapporte une anecdote significative. Ayant reçu un don d’une femme inuit qui vient de survivre plus d’une semaine sans nourriture et est encore affamée, il note :

Je lui ai donné tout le peu que j’avais de pemmican. Elle a insisté pour que je prenne quelque chose en retour, me remettant dans les mains 12 petites figurines représentant des canards miniatures ainsi que d’autres oiseaux sculptés en ivoire de morse. J’ai gardé ces objets en souvenir de ce moment.

Hall 1865 : 523

Dans cet échange, les miniatures offertes visaient probablement à remercier le capitaine, qui apprécie le geste, mais ne perçoit pas que ces miniatures lui sont également offertes pour lui garantir l’abondance de gibier lors de son long voyage de retour. Cela dit, l’attrait que les miniatures exercent sur les esprits des Occidentaux laisse entendre que ces derniers n’échappent pas à leur emprise. Discutant les oeuvres de Clouet, Claude Lévi-Strauss consacre lui-même quelques beaux paragraphes à la miniaturisation, en soulignant l’illusion que les miniatures procurent, et en y voyant le fondement de leur pouvoir esthétique :

À l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c’est là une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique.

Lévi-Strauss 1990 [1962] : 37-38

Aujourd’hui, de nombreux musées et institutions culturelles possèdent d’importantes collections de miniatures, parfois identifiées et vaguement classées par séries, mais souvent anonymes, comme nous avons pu le constater en 2010 dans plusieurs musées d’Écosse où se retrouvent beaucoup d’objets jadis rapportés par les employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson fréquemment recrutés dans ces régions[4]. L’une des plus riches expositions de miniatures inuit eut probablement lieu en France en 2003, à Montélimar, au Musée de la miniature, lequel se veut la plus grande institution muséale consacrée à l’art de l’infiniment petit. Avec près de 274 pièces en partie empruntées au Musée d’art inuit Brousseau de Québec, l’exposition Miniature inuit a fait connaître au public la richesse, la finesse et la beauté de ces oeuvres qui jouent avec les matériaux, les formes et les échelles. Les visiteurs ont pu y découvrir des oeuvres de la plupart des grands artistes inuit qui apprécient ces modèles et redoublent de créativité dans les mises en scène de personnages et d’animaux. C’est d’ailleurs à l’occasion de cette exposition que le collectionneur Raymond Brousseau nous sollicita pour participer à la rédaction d’un catalogue, un mandat qui nous permis de saisir combien les miniatures inuit ne témoignent pas seulement de l’habilité technique remarquable des sculpteurs, mais aussi d’à quel point elles peuvent rapidement plonger le spectateur dans un monde d’illusions et dans un riche univers symbolique (Laugrand et Oosten 2003).

Dans cet article, nous proposons de revenir d’abord sur la miniature et son fonctionnement dans les traditions inuit, pour aborder ensuite l’itinéraire d’une pièce miniaturisée unique, celle d’un petit couteau chamanique (qalugiujaq) trouvé au début des années 2000 dans un fonds d’archives des Soeurs grises de Nicolet. L’objet n’a pas vraiment été « conservé » au sens muséal mais bel et bien conservé à l’insu des soeurs. Après une brève explication de ce que représente ce type d’objet, nous relaterons comment nous avons eu la possibilité de le restituer à la famille du chamane qui l’a jadis fabriqué, il y a probablement près de 75 ans, dans des conditions qu’il est malheureusement impossible de reconstituer. Nous conclurons par une réflexion sur la fonction que certains objets occupent encore après un siècle de christianisation. Il semble, en effet, que le pouvoir de certains objets peut encore être activé, une observation qui devrait conduire les musées à restituer certains objets de leurs collections sous peine de demeurer perçues comme des institutions prédatrices par bien des peuples autochtones.

Les miniatures dans le contexte rituel inuit

Chez les Inuit de l’Arctique de l’Est, les miniatures apparaissent dans de nombreux contextes rituels. Pour comprendre ces objets, il faut rappeler que l’âme de tout être vivant (tarniq) était jadis conçue comme une image miniature du corps qui l’abrite, qu’il s’agisse d’un humain ou d’un animal (Rasmussen 1929 : 58-59 ; 1931 : 217). Tarniq n’était cependant pas pensée comme une simple représentation, mais plutôt comme l’image miniaturisée du corps tel qu’il apparaît à la vue de l’observateur. Le concept de la miniature comme étant une image-source, c’est-à-dire à l’origine de ce qui est représenté, jouait donc un rôle important dans les traditions inuit d’avant le christianisme. Pour les Inuit, tous les êtres humains et les animaux possèdent une tarniq, représentée par une reproduction miniature de leur forme. Les Inuit contemporains de l’explorateur Knud Rasmussen lui ont expliqué que la tarniq tenait dans une petite bulle d’air généralement logée dans un organe vital comme le foie ou les reins. Dans le cas où l’âme-tarniq quittait le corps, la personne tombait malade et l’intervention du chamane (angakkuq) devenait alors nécessaire pour éviter la mort. L’individu ne pouvait donc survivre sans sa miniature. À la mort, l’âme-tarniq se détachait du corps pour rejoindre l’univers des défunts esprits. Le cadavre était généralement porté à l’écart du campement et déposé sur le sol, où il était dévoré par les animaux sauvages ou par les chiens. L’âme-tarniq, cependant, était censée demeurer sur les lieux pour quelque temps. Si ces conceptions se sont transformées avec l’arrivée du christianisme, les aînés sont unanimes à observer que des tarniit ou des tupilait, de mauvais esprits, errent encore dans la toundra.

Des miniatures apparaissent également dans des contextes dits plus profanes. Les leurres utilisés pour la pêche ou les jouets, par exemple, sont de fidèles reproductions de modèles réels. Ces objets servaient et servent encore à l’instruction des enfants qui apprennent par expérimentation, en observant et en imitant les adultes. Tandis que les garçons apprennent à manier le traîneau à chiens avec un traîneau miniature (voir figure 1), les filles apprennent la couture en confectionnant de petites poupées (Strickler et Alookee 1988).

Dès que les enfants parviennent à maîtriser ces objets, à capturer leur premier animal ou à fabriquer un petit vêtement, on les considère comme des adultes capables de manipuler les objets réels. D’un point de vue temporel, la miniature précède donc le « véritable » objet, elle n’est pas le modèle second, comme dans l’exemple de Lévi-Strauss, mais à son origine, si bien que sa nature est littéralement déterminante.

À l’occasion, ces mêmes jouets pouvaient d’ailleurs remplacer les objets réels, un point qui montre combien les catégories et les frontières s’effacent avec les miniatures. L’ethnologue D. Jenness (1946 : 58) rapporte que chez les Inuit du Cuivre, il arrivait fréquemment que des adultes utilisent des petites lampes jouets fabriquées par les enfants comme des substituts. Ainsi, lorsqu’une personne mourait et qu’on souhaitait récupérer sa précieuse lampe à huile (qulliq), il était possible de la prendre à condition de la remplacer par une lampe miniature. On considérait que le défunt pouvait agrandir cette miniature à loisir et en faire bon usage. Cette utilisation des jouets comme objets funéraires révèle ce pouvoir de substitution des miniatures qui peuvent être agrandies à loisir (Laugrand et Oosten 2008, 2009 ; Laugrand 2010).

Figure 1

Noah Tiktaak termine l’assemblage d’un traineau miniature pour ses élèves à Rankin Inlet (Nunavut).

Photo F. Laugrand (14 mars 2011)

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L’usage d’objets miniatures dans le cadre des pratiques funéraires est probablement l’une des pratiques les plus répandues dans les régions de l’Arctique canadien. Dans certains villages, des miniatures sont toujours déposées sur les tombes et plusieurs photographies récentes l’illustrent bien (Laugrand et Oosten 2009 : 277-286). Rasmussen décrit des pratiques qui variaient selon le genre du défunt :

Leurs propres instruments mis à part, divers objets miniatures sont fabriqués pour les hommes, comme un kayak, un traîneau, un harpon, un arc et des flèches ou une tasse, tous ces petits objets étant ensuite placés au pied du corps du défunt. Pour les femmes, une petite lampe, une fourchette à viande, un récipient, une tasse et de réelles aiguilles ainsi qu’un dé à coudre sont fabriqués et déposées au pied du corps […] On dit que ce geste est nécessaire de sorte que les défunts puissent posséder quelque chose. C’est avec ces objets miniatures que l’âme rejoint aussi Takanaluk [la femme de la mer].

Rasmussen 1929 : 199

Un être humain naissait évidemment sans objets, mais il en faisait progressivement l’acquisition et apprenait à s’en servir au cours de son existence. À sa mort, il partait donc avec ses objets au pays des défunts, ce qui permettait de révéler son identité comme un être social. Le défunt a ainsi besoin d’objets pour quitter le monde des vivants et rejoindre les lieux postmortem. À cet égard, les hommes et les femmes n’emportent pas les mêmes. À l’aide des témoignages recueillis par Svend Frederiksen, Bernard Saladin d’Anglure décrit les gestes que le chamane Qimuksiraaq préconisait en cas de décès, lorsque les vivants doivent aider l’âme-tarniq du défunt à quitter son corps. Nous reviendrons plus loin sur sa trajectoire et sa pratique du chamanisme :

Les anciens avaient l’habitude d’offrir à un parent décédé un tout petit morceau de nourriture dans la tombe, puis comme ils ne pouvaient pas se séparer des (vrais) objets, ils en offraient une reproduction miniaturisée. On apportait des petits objets miniatures afin que l’âme-tarniq du mort se comporte bien, on avait de la compassion pour son âme-tarniq et son pauvre corps : on voulait que son âme-tarniq soit bonne pour les gens et n’ait pas de ressentiment à leur égard. Les objets devaient être de petite taille. Advenant la mort d’un homme, on plaçait sur sa tombe des objets tels qu’une miniature de kayak, un ciseau à glace, un leurre à poisson, ou de quoi faire des pointes de flèches en os de phoque annelé, car on n’avait pas de métal, un arc et des flèches miniatures. Advenant le décès d’une femme, on plaçait dans sa tombe des objets féminins comme des aiguilles, un dé à coudre, une peau de phoque annelé, un dé fait d’os d’oiseau, une aiguille en os de mandibule de béluga, un grattoir à peau et un couteau de femme en os.

Saladin d’Anglure et Hansen 1997 : 59

Le don de miniatures permettait donc de s’assurer que le défunt ne se retournerait pas contre les vivants mais, au contraire, veillerait à les aider lors de situations délicates. Les miniatures qu’on remet au défunt peuvent ainsi être vues comme des images réduites à l’échelle des humains, mais comme des images à taille normale à l’échelle de l’âme-tarniq. Les Inuit du Cuivre nomment ces objets des ingelrutit, « les choses avec lesquelles l’âme peut voyager ». Et Jenness de conclure : « Lorsqu’il a besoin de ces objets, le défunt est en mesure d’agrandir les miniatures, il n’est donc pas nécessaire de lui laisser les vrais objets » (Jenness 1922 : 176 ; voir aussi Rasmussen 1931 : 264). Les miniatures et les objets funéraires ne font cependant pas que relier les vivants aux défunts, ils rendent possible aux vivants de traiter les défunts en partenaires, ces derniers pouvant alors leur apporter de la nourriture ou du confort.

Nombre d’offrandes étaient jadis et sont toujours des miniatures. Rasmussen cite le cas de ces petites bottes (kamiit) qu’on plaçait sous une pierre (Rasmussen 1929 : 183 ; 1932 : 37), ou de ces morceaux de viande qu’on offrait à l’esprit-maître du gibier. Rasmussen décrit la pratique du kiversautit qui ouvre la période de la chasse au phoque et qui consistait à remplir de miniatures représentant des phoques et des harpons un sac en peau de lemming qu’il fallait immerger dans la mer : « Kiversautit signifie les choses qui sont autorisées à couler au fond de l’eau ; ces objets réjouissent Nuliajuk [la femme de la mer] qui devient alors disposée à récompenser les hommes en leur permettant de faire de bonnes chasses » (Rasmussen 1931 : 242). Ces offrandes n’étaient pas destinées qu’aux non-humains, mais également aux défunts, tenus responsables des bonnes prises. Ce geste porte le nom du tunigiarniq (« l’acte de donner ») et il se perpétue discrètement de nos jours. Originaire de Qamanittuaq, Simon Tookoome explique ainsi certains de ses gestes, qui ne sont pas sans évoquer ceux que mentionne Hall (1864 : 427-428) en Terre de Baffin au milieu du XIXe siècle lorsqu’il décrit tous ces dons de petits morceaux de caribou que les Inuit placent parfois sous les pierres près des tombes : « Parfois, je fais de petits cadeaux lorsque je passe près d’une tombe ; même si ce n’est qu’un tout petit peu de nourriture, je dépose cela près de la tombe », confie Tookoome (2000 : 35).

La miniature exprime ici métaphoriquement ce que les petits morceaux de gibier expriment métonymiquement, comme si elle précédait donc le tout. Cette conception rend intelligible une observation de l’ethnographe E. Hawkes (1916 : 90-91) qui rapporte qu’au Labrador, les Inuit avaient l’habitude de fabriquer des modèles miniaturisés de leurs lampes et de leurs récipients. Les Inuit considéraient que tant que ces modèles réduits n’étaient pas brisés, les objets réels correspondants ne pourraient pas non plus se casser. On retrouve donc bien ici la conception selon laquelle le destin d’un objet dépend étroitement de la miniature qui le représente et le précède tout comme la destinée d’un être humain dépend toujours de celle de son âme tarniq. Dans ce cas, la relation entre une miniature et un objet est assez homologue à celle qui relie tarniq au corps qu’elle représente. À ce sujet, on connaît bien le cas du chamane nattilik Qaqortingneq, dont on avait placé l’âme dans une qulliq, une lampe à huile, afin de le protéger.

Jadis, les miniatures demeuraient très présentes dans les pratiques chamaniques. Les amulettes contiennent ainsi de nombreuses miniatures sous la forme de couteaux à neige, de mini fouets ou encore de petits sacs contenant des insectes ou des parties d’animaux. Ce sont précisément ces objets que les Inuit offraient aux chamanes qui les arboraient à leurs ceintures (tapsi ou angaluk) qu’on nomme les qalugiujait.

La puissance des qalugiujait dans le chamanisme inuit

Offertes au chamane, les miniatures qui étaient attachées aux ceintures cérémonielles permettaient à l’officiant d’agir et de guérir ceux et celles qui sollicitaient son intervention. Parmi ces miniatures, les qalugiujait avaient souvent la forme de petits couteaux en ivoire, en os ou en bois de caribou. Ils étaient réputés avoir un pouvoir très efficace pour éliminer les mauvais esprits. Felix Pisuk, un aîné originaire de Rankin Inlet, se souvenait bien des qalugiujait que sa mère avait fabriqués pour son père. Selon Pisuk, les chamanes héritaient ou fabriquaient ces couteaux en ramassant des ossements ou des objets ayant appartenu à des défunts (Oosten et Laugrand 2002 : 28). Pisuk relate que son père, lui, utilisait des qalugiujait pour tuer les tupilait, les mauvais esprits. À l’occasion, il en déposait un à un endroit de la toundra où il n’y avait pas de traces. Il s’apercevait un peu plus tard que le petit couteau devenait tout ensanglanté, et c’est à ce signe qu’il constatait la fin de la cause de la maladie. Initié au chamanisme, Victor Tungilik se souvenait également du rôle de ces objets : « Lorsque les gens ont découvert que j’étais un angakkuq [un chamane], on me fabriqua une ceinture avec de la peau blanche d’un caribou. Ensuite, on m’offrit de petits objets car ce sont ces objets que les tuurngait veulent avoir. J’ai attaché ces objets à ma ceinture avec une cordelette » (Oosten et Laugrand 1999 : 90-91). Josie Angutinngurniq, originaire de Kugaarruk, a pour sa part ajouté : « J’ai vu les qalugiujait d’un chamane. Ils appartenaient à mon oncle Iksivalitaq. Il y avait un certain nombre de petits couteaux attachés avec de la babiche à une ceinture faite en peau de phoque » (Oosten et Laugrand 2002 : 27-28).

Les qalugiujait avaient également une fonction dans le cadre de la chasse. Pisuk rapporte ainsi que son oncle lui a un jour confié que le chamane Taliriktuq parvint à capturer une baleine grâce à ses qalugiujait (Kolb et Law 2001) :

Il m’a dit que Taliriktuq portait un qalugiujaq. Ils vivaient alors à un endroit du nom de Qikiqtait. […] Un samedi, il monta à bord d’un navire pour chasser la baleine et disposa ses qalugiujait à la poupe du navire. Sachant qu’il était chamane, quelqu’un à bord lui avait en effet donné du métal pour se fabriquer un harpon en lui demandant, en échange, de lui procurer une baleine au cours de l’été. Taliriktuq lui répondit qu’il avait placé ses qalugiujait derrière le navire et demanda à ce que quelqu’un aille les récupérer. On entendit alors ses qalugiujait faire un bruit de ferraille. Le baleinier qui lui avait donné le métal entendit ces bruits et Taliriktuq lui affirma alors qu’il obtiendrait une baleine lorsqu’il n’y aurait plus de glace. […] Taliriktuq lui dit aussi qu’il s’attendait à ce qu’ils tuent rapidement la baleine ; or cela prit beaucoup de temps pour hâler l’animal sur la terre ferme. […] Cela prit près de trois jours…

Kolb et Law 2001 : 120-121

Victor Tungilik a de son côté partagé, avec les étudiantes du Nunavut Arctic College qui l’interviewaient, une expérience vécue alors qu’il portait sa ceinture chamanique (angaluk) et ses qalugiujait :

Je suis allé chez le responsable du poste de traite qui avait été intraitable auparavant, et lorsqu’il m’a vu avec cette ceinture, son visage est devenu très rouge, je pouvais voir qu’il était effrayé. Il m’a dit : « Tu as été un chamane ». Lui avait été responsable du poste de traite près de Kinngarjualik (Padlei) et il avait appris à parler l’inuktitut avec les gens d’Arviat. Il me parlait en utilisant ce dialecte. Puis, il s’est à nouveau adressé à moi : « Qu’est-ce que tu veux ? » Je lui ai alors répondu, « Tu sais ce que je voulais hier ». Il m’a alors demandé d’attendre quelques minutes et dit qu’il s’en allait voir au magasin. Et j’ai réussi à avoir la nourriture dont j’avais besoin. Il m’a donné tout ce que je souhaitais. Alors qu’il me donnait tant de choses, j’ai commencé à m’interroger, « Mais cela fait beaucoup de nourriture tout cela ! Je vais finir par avoir une énorme dette ». Alors, je lui ai dit que c’était assez. Mais je n’ai rien eu à lui payer en retour.

Oosten et Laugrand 1999 : 89

Tungilik était donc convaincu que la nourriture abondante qu’il reçut un jour du poste de traite découlait directement des pouvoirs chamaniques qu’il activait avec ses couteaux miniatures, lesquels ont, ici, visiblement impressionné son interlocuteur. Cette anecdote montre l’efficacité que des Inuit et des non-Inuit qui résident dans le Nord attribuent au chamanisme et à certains objets qui lui sont associés[5]. L’histoire du qalugiujaq de Qimuksiraaq confirme cette observation.

Le qalugiujaq de Qimuksiraaq et les Soeurs grises de Nicolet

En 2003, à l’occasion d’une recherche dans les archives des Soeurs grises de Nicolet, celles-ci remirent à Frédéric Laugrand et Guy Tremblay, son auxiliaire de recherche, une boîte contenant de nombreux objets miniatures fabriqués jadis par des Inuit dans les sous-sols de l’hôpital de Chesterfield Inlet, un établissement ouvert en 1931. À l’époque, les Soeurs avaient en effet ouvert un tel atelier afin d’occuper les patients et leur éviter l’ennui. Selon leurs Chroniques de l’hôpital…, les patients inuit en profitaient souvent pour y fabriquer des objets qu’ils offraient ensuite comme cadeaux à leurs familles ou aux Soeurs.

En janvier 1934, une patiente du nom de Monique apporte ainsi un objet à une Soeur de l’hôpital afin de guérir, suivant là une tradition bien établie dans le chamanisme mais que la Soeur ne peut saisir de cette manière :

Monique, femme de Jacques, toujours très reconnaissante, vient offrir à Soeur Supérieure un petit tapis en peau de phoque, très joli, mais bien peu utile, elle l’a accepté avec bien des « kuyanamik » (des remerciements) en vraie esquimaude qui profite d’un don pour en demander trois fois plus, elle le lui a demandé trois fois plus grand pour mettre devant l’autel, ce que la bonne femme a été heureuse de faire, elle le lui apporte ne voulant pas de paiement, elle se trouve assez honorée de voir son tapis devant l’autel ; elle demande seulement de prier pour elle.

APN, Chroniques de l’hôpital…, 23 janvier 1934

Le 7 janvier 1937, un patient qui n’est autre qu’Étienne Qimuksiraaq fait des cadeaux à des Soeurs, qui relatent l’événement :

Étienne ; vétéran du village ; adopté par la mission afin de l’aider à vivre, échangeant à son profit ses activités et son expérience contre sa nourriture quotidienne a pratiqué l’obéissance au Père Directeur en venant se faire soigner un mal de reins et une vilaine inflammation sous le bras ; il s’est résigné difficilement à son sort, deux jours au lit lui ont paru deux jours du purgatoire et une fois debout, il n’y avait plus à le retenir, il n’y avait pas assez de vitres dans la maison pour suivre toutes les allées et venues. Il s’est vite guéri et il abonde en « Kuyanamik » (en remerciements). Il promet à chacune un objet de sa fabrication parce que toutes nous avons contribué, dit-il, à sa guérison. C’est un bon vieux tout dévoué aux Pères.[6]

APN, Chroniques de l’hôpital…, 7 janvier, 1937 : 165

C’est vraisemblablement ainsi que le chamane Qimuksiraaq, qui fera plusieurs séjours à l’hôpital entre le 7 juin 1936 et le printemps 1948, offrit donc un jour un de ses qalugiujait aux Soeurs en guise de remerciement[7]. Il est impossible de savoir si Qimuksiraaq utilisa lui-même cet objet au préalable ou se contenta de le fabriquer et de l’offrir immédiatement, mais devant l’objet sorti des boîtes et de la poussière, les aînés ne tardèrent pas à confirmer que son auteur était bel et bien le célèbre chamane.

Né vers 1876 et de parents nattilik (Saladin d’Anglure et Hansen 1997 : 51), Qimuksiraaq se serait fait baptiser en 1924 sous le nom d’Étienne, comme l’indique le codex historicus de la mission[8]. Interviewé par la plupart des ethnographes qui ont visité la région – comme Jean Michéa, Arthur Thibert, Svend Frederiksen, etc.[9] –, Qimuksiraaq est décédé en 1948, laissant derrière lui de nombreuses informations sur le chamanisme. Précisons que Qimuksiraaq était une figure connue dans tout le Kivalliq, soit une vaste région qui s’étend d’Eskimo Point (aujourd’hui Arviat) jusqu’à Arviligjuaq (aujourd’hui Kugaarruk) et Iglulik, où Rose Iqallijuq, George Agiaq Kappianaq et d’autres mentionnent qu’on connaissait ses talents et sa capacité à faire apparaître ses canines d’ours polaires, à grogner comme un ours et à se poignarder (Saladin d’Anglure 2001 : 84).

À l’occasion d’un atelier de transmission des savoirs organisé en 2004 à Kugaarruk, avec Jarich Oosten et Cor Remie[10], on exhiba une photographie puis le petit objet aux participants. Les aînés, dont plusieurs appartenaient à la parentèle de Qimuksiraaq, furent formels : il s’agissait d’un objet lui ayant appartenu. Tous furent impressionnés, décelant immédiatement son pouvoir, tant et si bien d’ailleurs que plusieurs refusaient même de le toucher, d’autres ne daignant le faire que de la main gauche, la même main utilisée pour tuer les tupilait (les mauvais esprits), selon le témoignage de Ujaraq (Saladin d’Anglure 2001 : 186)[11]. Face à une telle réaction, il fut décidé de se rendre à Rankin Inlet à l’occasion de nouveaux ateliers, afin d’y rencontrer d’autres aînés et descendants de la famille de Qimuksiraaq. Nous y revîmes d’abord Félix Pisuk, un de ses neveux, capable de décrire plusieurs performances de Qimuksiraaq, dont le sakaniq, par exemple. Pisuk connaissait bien les esprits auxiliaires de Qimuksiraaq, indiquant que l’un d’eux prenait la forme d’un lapin ou d’un lièvre et que deux autres prenaient celles d’un faucon pèlerin et d’un harfang des neiges (Kolb et Law 2001 : 119)[12]. Pisuk, qui a connu de grands chamanes de l’époque, précisait au passage que Nagjuk, le frère de Qimuksiraaq, ou encore Qavviajaq s’avéraient des chamanes encore plus puissants que ce dernier. À Rankin Inlet, nous vîmes ensuite Pujuat Taparti, l’une des petites filles de Qimuksiraaq, qui se souvenait des récits de son grand-père, lorsqu’il racontait ses périples sur la lune, ou qu’il se déplaçait dans les camps par ilimmaqturniq[13] ou encore se battait avec le second mari de sa grand-mère, chamane comme lui (Oosten et Laugrand 2002 : 38). Fille du chamane Anaqqaq, Salomé Qalasiq nous indiqua pour sa part que Qimuksiraaq possédait un tuurngaq nommé Nuvaqqiq et elle se souvenait encore du chant de sa femme Pangakkaq qui pratiquait elle aussi le chamanisme. Qalasiq a décrit ailleurs les compétitions auxquelles participait Qimuksiraaq et ses victoires sur d’autres chamanes (Kolb et Law 2001 : 62). Lors d’un voyage effectué à l’hiver 2011, ce fut cependant un des petits fils de Qimuksiraaq, Pierre Qarlik, à qui il nous fut conseillé de rendre visite. Bien que paralysé et souffrant des poumons, Qarlik nous accueillit chez lui, sur son lit, les yeux pétillants de curiosité. Le qalugiujaq lui fut remis en mains propres et Qarlik se montra ravi de le recevoir. Qarlik reconnut immédiatement le petit objet fabriqué par le grand chamane et nous fit comprendre que celui-ci lui procurerait certainement quelques années de plus à vivre. Ces retrouvailles furent le prétexte d’une photo-souvenir (voir figure 2) et après une brève discussion, nous quittâmes les lieux.

Figure 2

Pierre Qarlik montrant le qalugiujaq de Qimuksiraaq le 12 mars 2011.

Photo F. Laugrand

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En procédant de la sorte, nous avons pu constater combien ces objets miniatures sont sensibles pour les Inuit. Nous avons également appris qu’ils demeurent utilisés à l’heure actuelle. Apprenant la nouvelle, une autre famille de la communauté – dont nous ne livrerons pas le nom – nous fit, en effet, découvrir plusieurs ceintures et objets du même type, nous expliquant leur usage actuel. Pourtant, l’univers des qalugiujait demeure trouble, même pour de nombreux aînés inuit. Ainsi, lors d’un de nos ateliers organisé à Rankin Inlet en juin 2000, Mariano Aupilaarjuk saisit l’occasion d’en savoir plus :

J’ai une question à poser à propos de quelque chose que je ne suis pas certain de bien comprendre. Je voudrais en savoir plus à propos des qalugiujait. Mon cousin Aalu en possédait un certain nombre qu’il portait à l’épaule… Est-ce que ces qalugiujait sont les armes des chamanes ou des tuurngait ?

Oosten et Laugrand 2002 : 27

Pisuk, qui connaissait bien le sujet, lui répondit que ces couteaux paraissent de simples jouets aux yeux de gens ordinaires, mais qu’ils sont en réalité les armes puissantes des tuurngait, les esprits auxiliaires des chamanes. Et Pisuk d’ajouter que son père n’avait lui, qu’un seul qalugiujaq sur sa ceinture faite en pukiq (en peau blanche de caribou), précisant que certains chamanes préféraient ne pas les porter sur eux (Kolb et Law 2001 : 121).

Salome Qalasiq, dont le mari était le petit-fils de Qimuksiraaq, expliqua pour sa part combien la relation entre un chamane et ses tuurngait pouvait être difficile, ces derniers agissant parfois avec violence et comme de véritables voleurs[14]. L’aînée cite justement le cas de Qimuksiraaq, dont on savait qu’il perdait un peu partout des objets :

Les tuurngait (les esprits auxiliaires des chamanes) ne fabriquent pas les qalugiujait. Ceux-ci doivent être faits à la main. Un tuurngaq ne peut pas fabriquer de telle chose. Nuvaq&iq, l’un des tuurngait de Qimuksiraaq, avait un jour volé des balles à quelqu’un. Malheureusement, ces balles ne convenaient pas au fusil de Qimuksiraaq […] Qimuksiraaq, lui, avait une petite boîte dans laquelle il plaçait ses munitions. Il avait un traîneau neuf tout recouvert de toile et tout son équipement était bien attaché au traîneau. Un jour, alors qu’il s’arrêtait pour prendre du thé, il voulut vérifier son équipement et il vit alors que sa boîte de munitions avait disparu. Il savait qu’il ne l’avait pas perdue en route mais il en fit tout de même la recherche en revenant sur ses pas. Il ne trouva jamais. Mais il l’aperçut ensuite tout en haut d’une colline à une bonne distance de ses traces. Il n’était pourtant pas allé là. Qimuksiraaq n’était pas le seul à perdre ainsi ses objets. D’autres gens vivaient de semblables expériences et retrouvaient leurs objets à différents endroits. L’une de mes filles avait un appareil photo qu’elle gardait dans sa chambre. Un jour, elle ne le retrouvait plus. Personne d’autre qu’elle dans la maison n’aurait pu le prendre car tout le monde savait combien cet appareil lui était cher. C’est seulement pas mal de temps après qu’elle revit son appareil dans sa chambre à la place où elle l’avait posé. Cette fille porte le nom de Qimuksiraaq, son arrière-grand-père. Peut-être que son tuurngaq continue de voler des choses.

Kolb et Law 2001 : 122

Cette anecdote montre une fois de plus combien la relation entre les chamanes et leurs tuurngait demeure parfois délicate et complexe. Les Inuit concevaient les tuurngait comme profondément attachés aux noms de leurs maîtres qui étaient capables de les transmettre avec leur nom. Les Inuit indiquent que les tuurngait utilisaient le terme tivuarnaq pour désigner leur maître chamane (Kolb et Law 2001 : 122) mais qu’il n’était souvent pas facile de savoir qui du chamane ou de ses tuurngait donnait les ordres de voler. Quoiqu’il advienne, selon Pisuk, les qalugiujait appartenaient bel et bien aux tuurngait.

Pour Qarlik, la disparition du qalugiujaq de Qimuksiraaq n’avait donc rien d’exceptionnel. Elle était tout à fait cohérente avec les pratiques imputées aux tuurngait et avec celles de leur possesseur chamane, connu dans tout le Kivalliq pour ses performances chamaniques. Les Soeurs grises de Nicolet nous ont elles-mêmes rappelé qu’elles assistaient à l’occasion à ces tours qu’orchestrait avec talent Qimuksiraaq, l’une d’elle mimant même ses gestes lorsqu’il faisait sortir de sa bouche des dents d’ours polaire.

Soulignons pour finir qu’il fallait habituellement donner un objet ou un qalugiujaq à un chamane afin qu’il puisse opérer au bénéfice du demandeur. Ces gestes expliquent pour quelles raisons les chamanes disposaient souvent de nombreux qalugiujait. Lors d’un atelier de transmission des savoirs organisé à Arviat en 2003, les aînés ont décrit longuement ces pratiques qui visaient à attacher des objets à des ceintures de chamanes. Les aînés utilisent plusieurs métaphores pour expliquer l’importance et l’efficacité de ces gestes. Pour Job Muqyunniq, « si quelqu’un souhaitait vivre une bonne vie, pour lui et sa famille, il devait attacher un objet à une ceinture chamanique et il recevrait quelque chose en retour » (Oosten et Laugrand 2010 : 86). Son épouse, Eva Muqyunniq, offrit plus de détails encore, comparant ces pratiques aux cadeaux que les invités offrent aux mariés en Occident :

Dès qu’un chamane arrivait dans notre communauté, nous lui montrions notre joie de l’accueillir afin qu’il/elle se sente bienvenu. Nous étions heureux, très heureux de sa présence parmi nous. Le soir, on organisait des danses au tambour en son hommage. […] Lorsque le chamane arrivait avec sa ceinture, on pouvait alors y voir toutes sortes d’objets attachés. Dans ma région, seules les femmes étaient autorisées à accrocher un objet à la ceinture du chamane, les hommes n’en avaient pas le droit. […] Ces pratiques ne faisaient pas peur. Au contraire, elles vous procuraient de la sérénité et de la joie intérieure, cela vous rendait heureux. On demandait habituellement au chamane ce qu’on voulait qu’il advienne, ou l’obtention de nourriture, ou de choses en particulier.

Oosten et Laugrand 2010 : 87

Pour Mary Anautalik, ces pratiques étaient une manière de montrer le respect qu’on pouvait avoir pour celui ou celle qui aidait le groupe. Les gens se préparaient toujours à l’arrivée d’un chamane, ils organisaient des danses ou une fête, il fallait que le chamane se sente le bienvenu.

Des miniatures à l’époque contemporaine : de leur conservation à leur restitution

De nos jours, les Inuit ont adopté le christianisme et beaucoup rejettent l’usage des amulettes du temps jadis. Le modèle de la miniature reste cependant très populaire. Son succès tient au fait qu’elle incarne un modèle original. Lors d’un cours organisé au Nunavut Arctic College, en 1996, l’un des aînés participant du nom de Pauloosie Angmalik a ainsi exhibé les objets miniatures qu’il avait fabriqués pour montrer aux jeunes filles présentes les objets les plus importants que les femmes utilisaient jadis (voir figure 3). On comprend dès lors que les miniatures permettent de relier le passé au présent et que le passé peut demeurer « encapsulé » dans une miniature. Aujourd’hui, souvent portées sous la forme d’objets décoratifs ou de bijoux (broches, boucles d’oreille, etc.), acquises lors d’anniversaires ou d’autres événements, les miniatures représentent souvent des animaux ou empruntent leurs peaux ou leurs ossements, rappelant ainsi ces liens indéfectibles qui existent entre les humains et les animaux.

Figure 3

Objets féminins miniatures, oeuvre de Paulosie Angmaalik.

Photo : F. Laugrand (1996)

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À certains égards, on n’est pas loin de ce que décrit N. Thomas dans son célèbre Entangled Objects (1991). En effet, si comme les sociétés océaniennes de Fidji, des Marquises et des îles Salomon, les sociétés inuit ont beaucoup changé et incorporé massivement des objets venus d’ailleurs, elles n’ont pas pour autant perdu leur âme. Les transformations observables cachent des continuités parfois très subtiles de sorte que les objets demeurent bien « pris », ou mieux « empêtrés », pour reprendre l’expression de Thomas, dans des rapports sociaux entre leurs différents usagers. Cependant, contrairement aux exemples qui intéressent Thomas, le cas des Inuit ne permet pas de conclure à une simple « recontextualisation » de ces objets. Dans bien des cas, la relation demeure elle-même inchangée, ainsi que l’illustrent ces sculptures miniatures que Marc Tungilik de Naujaat a fabriquées un jour avec ses propres dents pour les offrir à l’évêque Omer Robidoux dans l’espoir d’obtenir une guérison (Laugrand et Oosten 2009 : 279).

Certains objets, comme l’illustre ce qalugiujaq, n’ont peut-être plus le même usage – le chamanisme ayant en bonne partie disparu –, mais leur potentiel demeure, ces objets pouvant en quelque sorte être activés si besoin est. Cette potentialité explique en partie la réticence des Inuit à se départir de tels objets et leur volonté de les récupérer.

Contrairement à notre expérience, Astrid Knight (2013) indique avoir perçu peu d’enthousiasme de la part des aînés inuit de Pangnirtuuq lorsqu’elle leur a présenté bon nombre de ces objets miniatures qu’elle a trouvés dans ces deux grands musées que sont l’American Museum of Natural History (Washington, États-Unis) et le Pitt Rivers Museum (Oxford, Angleterre)[15]. Cette différence s’explique peut-être du fait qu’elle a surtout travaillé avec des images et des photographies de ces objets – et non avec les objets eux-mêmes –, ou peut-être en raison de la forte christianisation qu’ont connue les régions du sud de la Terre de Baffin en comparaison de la situation qui prévaut dans le Kivalliq, où les traditions chamaniques semblent être demeurées plus vivantes qu’ailleurs. Mais une autre interprétation ne devrait pas être exclue, celle selon laquelle cette indifférence apparente des aînés résulte de leur décision de ne pas être du tout affecté par ces objets, comme si une telle fermeture leur procurait l’assurance d’une protection. Profondément déçue, Knight décrit en effet des réactions souvent proches de l’indifférence totale ou plutôt tièdes : « Certains aînés ont indiqué leur malaise en feuilletant très rapidement les pages contenant les photos des miniatures, quittant subrepticement les lieux, comme s’ils ne souhaitaient pas être questionnés à leur égard » (Knight 2013 n.p.). En somme, comme si les aînés avaient ici fait tout leur possible pour ne pas se « connecter » à ces objets ou à leurs représentations.

Il faut admettre que pour les collectionneurs comme pour les Inuit, les miniatures interpellent l’observateur, elles agissent sur lui et disposent donc d’une agencéité, pour reprendre le terme d’A. Gell (1998). En ce sens, les miniatures ne sont pas des objets inanimés. La fascination que les miniatures exercent sur les spectateurs non-Inuit montre la capacité de ces objets à susciter l’attention de ceux qui les regardent, une perspective tout à fait congruente avec celle que développe Georges Didi-Huberman (2004) dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Inuit et non-Inuit ne peuvent donc s’en détacher, mais les Inuit peuvent aller plus loin et s’en servir, une entreprise qui n’est pas sans risque et qui explique en partie ces stratégies de protection. Les musées devraient davantage tenir compte de cette réactivation toujours possible du pouvoir prêté aux miniatures inuit plutôt que de les reléguer parmi les jouets ou les pièces inauthentiques, mais cela exigerait de longues recherches et des budgets substantiels.

Aujourd’hui, les qalugiujait ne sont pas les seuls « objets de pouvoir » que les Inuit revendiquent et qu’ils aimeraient voir restitués à leurs possesseurs réels et à leurs familles. Tous les objets recueillis sur des tombes semblent concernés. De nombreuses oeuvres miniatures ont en effet été retrouvées dans les sites archéologiques qui comprennent des sépultures. L’artiste inuit Minnie Freeman (1996 :15) rappelle qu’il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence : « Une grande partie des créations de l’art traditionnel étaient destinées à l’inhumation », preuve s’il en faut que l’art est indissociable d’une réflexion sur les cosmologies et la figuration (voir Descola 2010) et que le musée demeure une institution moderne.

De nos jours, les Inuit ne sont pas les seuls non plus à formuler des revendications : qu’on pense aux Wendats qui redécouvrent leurs ossuaires en Ontario. Promulguée en 1990, la loi américaine du Native Grave Protection and Reappropriation Act (NAGPRA) marque le franchissement d’une première étape qui a déjà permis certaines avancées aux États-Unis. Mais pour de nombreux groupes autochtones, bien d’autres gestes et démarches sont attendus[16]. Dans ce contexte, avec le rapport Tourner la page : forger de nouveaux partenariats entre les musées et les Premières Nations (Erasmus et al. 1992), ou des directives comme le FNSCORA (2004), les musées canadiens n’ont plus d’autre choix que de chercher des solutions négociées ou de partager avec les Autochtones la gestion de leurs collections par une multitude de procédés (voir Conaty et Janes 1997 ; Conaty 2003 ; Peers et Brown 2003 ; Hamilton 2010 : 195), s’ouvrant à une sorte « d’indigénisation » qui confère un pouvoir transformationnel à ces institutions (Phillips 2011). Mais est-ce suffisant, ou faut-il déjà penser à d’autres initiatives de restitution des objets ? La plupart de grands musées canadiens comme le Royal British Columbia Museum de Victoria, le Glenbow Museum et le Museum of Man de Winnipeg, ou encore le Royal Ontario Museum et le Musée canadien des civilisations[17] de Gatineau, ont tous réalisé des restitutions, reconnaissant bien la nécessité de participer ainsi à la guérison collective de certaines collectivités autochtones[18].

Eu égard aux Inuit, cette décolonisation des pratiques et des institutions ne suffira probablement pas. Il y a déjà quelques années, un leader et écrivain comme Peter Irniq réclamait haut et fort la restitution de plusieurs milliers d’objets funéraires. Après une première restitution, en 1991, de 63 ossements humains aux habitants de Naujaat par un musée danois de Copenhague, le Pandum Institute, Irniq concluait, sans doute avec un peu moins d’humour qu’on ne l’imagine : « One Bone at One Time » (Irniq 2008). Il reste à voir si ce premier mouvement en annonce d’autres à venir ou si les musées resteront « englués » sous le pouvoir de ces objets.

Quoiqu’il advienne, il est évident qu’un objet extrait de son contexte d’origine ne retrouve jamais son statut initial, un point que démontre fort bien Marie Mauzé (2003, 2004, 2008) dans son étude du retour d’une coiffe cérémonielle de la collection du poète André Breton et d’autres objets de la Potlach collection dans leur communauté d’origine kwakwaka’wakw.

Conclusion

Les miniatures, et plus particulièrement les qalugiujait des ceintures chamaniques, sont des objets de pouvoir. Si les objets chamaniques et funéraires ne sont pas des miniatures comme les autres, toutes conservent une ambiguïté, en ce sens que leur pouvoir peut être activé en fonction du contexte. Certaines miniatures demeurent cependant plus anodines. De nos jours, les Inuit continuent de produire et d’utiliser de nombreuses miniatures qui ne sont pas toutes associées avec de tels pouvoirs. De ce point de vue, le monde des miniatures s’est diversifié avec l’irruption de la modernité. Ainsi, de multiples objets miniatures apparaissent-ils parmi les nombreux cadeaux que les Inuit se font lors des fêtes, des anniversaires ou de certains événements. Si des ulu (couteaux de femmes), des broches, des boucles d’oreille ou encore de minuscules kamiit (des bottes) que les mythes présentent comme des symboles de fertilité et de reproduction, circulent dans les familles, d’autres miniatures représentant des fusils, des motoneiges ont également fait leur apparition. D’ailleurs, les célèbres sculptures en pierre à savon ou en ivoire que les Inuit exportent partout dans le monde appartiennent pleinement à cet univers des miniatures. En effet, ce type d’objet porte le nom de sanannguaq, qui signifie littéralement « une réplique fabriquée à une échelle différente ».

Pour les Inuit, les miniatures disposent toujours d’un pouvoir de substitution et de transformation. Ces petits objets ont beau ressembler à des jouets ou à des objets décoratifs, leur pouvoir demeure intact et facilement activable. En tant que jouets, ces objets servent à fabriquer les êtres, ils transforment les enfants en adultes ou les défunts en alliés pour le groupe. Jadis, les objets de décoration pouvaient aussi être de puissantes amulettes et une simple substitution suffisait probablement à les activer. Aujourd’hui, si la situation a changé, les miniatures continuent d’exercer la fascination et leur potentialité reste la même. Les miniatures peuvent prendre ou donner vie, elles génèrent la vie. En tant qu’images du monde, elles rappellent qu’elles sont à l’origine des choses et non l’inverse, comme on aime le penser dans nos sociétés. Chez les Inuit d’un bout à l’autre de l’Arctique, on conçoit ainsi que tout être vivant doit son existence à celle d’une miniature.

Les miniatures évoquent par ailleurs le jeu de l’illusion. Elles transforment le réel en images et, inversement, il faut peu de chose pour que ces images agissent sur le réel. De nombreux objets chrétiens comme des médailles ou des crucifix ont ainsi été utilisés comme des miniatures (voir Mathiassen 1928 ; Laugrand et Oosten 2009 : 279).

Les miniatures relient enfin plusieurs niveaux d’expérience. Elles disposent d’un pouvoir de transformation qui se déploie métonymiquement ou métaphoriquement. Elles permettent de chevaucher les frontières et les échelles, elles interviennent au début de la vie et à la fin, elles agissent comme des médiateurs dont le pouvoir peut être activé selon les contextes et les besoins et ce, pas uniquement par les chamanes. On comprend mieux dans ce contexte pourquoi le qalugiujaq de Qimuksiraaq a pu susciter autant de craintes et d’émotions.

Cependant, ce pouvoir éternel attribué aux miniatures doit être appréhendé dans une perspective relationnelle. En effet, les miniatures ne contiennent en soi pas de pouvoir. Elles ne sont pas des objets magiques mais leur pouvoir résulte de relations. Les miniatures ne sont considérées comme ayant ce pouvoir que lorsqu’elles sont produites, acquises et transmises avec certaines intentions : un don que l’on fait à un guérisseur pour obtenir son aide, un don à un défunt, etc. Une fois de plus, le cas du qalugiujaq de Qimuksiraaq est ici exemplaire, les aînés ayant immédiatement reconnu son pouvoir activable. Tous préféraient donc qu’il soit restitué à son propriétaire plutôt qu’exposé dans un musée ou abandonné dans un fond d’archives, une destinée qui le privait d’une existence active. Au contraire, sa restitution s’avère fructueuse dans la mesure où elle permet le maintien d’une relation salutaire.

Qarlik était sans doute la personne la mieux placée pour recevoir cet objet, dans la mesure où en plus d’être un descendant de la famille du chamane, il était aussi connu comme l’un des responsables des ateliers de fabrication d’objets à l’école de Chesterfield Inlet. Joe Ataguttaaluk se souvient encore de ces ateliers culturels[19]. Qarlik était enfin réputé pour son intérêt et sa connaissance des traditions chamaniques. Pujuat Taparti aurait également pu recevoir le qalugiujaq, mais elle montra moins d’intérêt. Quant à Salomé Qalasiq, elle n’y était plus du tout réceptive depuis sa conversion récente au pentecôtisme.

À l’instant où nous terminons cet article, nous n’avons malheureusement pas d’informations sur la manière dont Qarlik, aujourd’hui décédé, a « conservé » ou utilisé ce couteau. N’ayant fait l’objet d’aucune cérémonie, celui-ci n’a probablement pas produit une coalescence, contrairement à la coiffure cérémonielle étudiée par Marie Mauzé (2008 : 114), mais il a clairement apporté joie et satisfaction à cet aîné, retrouvant ainsi sa capacité transformatrice, échappant par ailleurs à son statut de simple artefact.