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Dédié aux oiseaux qui volent haut dans le ciel d’Afrique.

Lebeuf 1950 : 7[1]

Nous ne saurons jamais ce qu’a pensé Koguem, l’un des principaux informateurs de Marcel Griaule, en découvrant la Grande galerie de zoologie du Muséum national d’histoire naturelle, les 26 et 27 août 1952. A-t-il établi une analogie entre ce musée parisien souvent comparé à l’arche de Noé et l’arche du mythe de création dogon, révélé à Griaule lors de ses enquêtes en Afrique de l’Ouest[2] ? En cet été 1952, un même objectif réunit les deux hommes, l’ethnologue et son informateur, qui explique leur visite du Muséum, puis celle du parc zoologique de Vincennes, le lendemain : il s’agit d’intégrer l’ensemble des animaux (et plus largement des objets de la nature) dans des tableaux classificatoires. Koguem cherche à reconnaître dans les animaux exposés ceux qui sont présents au pays dogon ; Griaule note sur son carnet leurs noms dogon et scientifique, ainsi que quelques renseignements ethnographiques. Autrement dit, l’objectif est d’établir une ethno-classification, d’articuler déterminations scientifiques (issues de la nomenclature linnéenne) et savoirs zoologiques dogon. Cet épisode, étape méconnue des enquêtes ethnographiques de Griaule, témoigne ainsi de la rencontre entre différentes techniques de mise en ordre du monde (muséale, mythique et scientifique) et constitue un moment intéressant de l’histoire de l’ethnozoologie.

Le terme d’ethnozoologie est créé à la fin du XIXe siècle, pour désigner l’étude de « l’ensemble de la faune qui rentre, sous une forme ou sous une autre, directement ou indirectement, dans la vie et la pensée des populations » (Mason 1899 : 50)[3]. Cette nouvelle science est alors considérée comme un premier chapitre de l’étude de la zootechnie. Le terme est véritablement consacré avec la parution du livre des anthropologues Junius Henderson et de John Peabody Harrington, Ethnozoology of the Tewa Indians (1914). Cependant, la naissance de l’ethnozoologie en France est habituellement considérée comme plus tardive et située dans les années 1960, années marquées par la parution de l’article d’André-Georges Haudricourt sur la domestication des animaux (Haudricourt 1962), la création de la Société d’ethnozoologie et d’ethnobotanique (SEZEB) en 1965, et celle de la section d’ethnozoologie du Laboratoire d’ethnobotanique au Muséum national d’histoire naturelle un an plus tard[4]. Pourtant, entre l’apparition du terme aux États-Unis et l’institutionnalisation de cette nouvelle discipline en France, de nombreux ethnologues africanistes, à commencer par Griaule, s’intéressent aux savoirs zoologiques des populations étudiées sur le terrain. Ces ethnologues bricolent et inventent ainsi une ethnozoologie.

Faire l’histoire de cette invention de l’ethnozoologie oblige cependant à articuler quatre approches différentes. Une histoire institutionnelle permet de comprendre les enjeux liés à la disciplinarisation de l’ethnologie (Sibeud 2006) et le rôle joué par le modèle naturaliste dans son institutionnalisation (Jolly 2001 ; De L’Estoile 2005). L’histoire de la création de l’Institut d’ethnologie en 1925 témoigne ainsi du rôle central joué par Marcel Mauss dans la professionnalisation des ethnographes et de la diffusion de ses principes méthodologiques. Lors de l’inauguration de l’institut, Mauss insiste sur l’importance qu’il convient d’accorder aux savoirs naturalistes des populations étudiées : « Il faut faire de l’ethno-botanique et de l’ethno-zoologie. Les indigènes sont souvent plus forts que nous pour ces choses »[5]. Le rattachement du Musée d’ethnographie du Trocadéro au Muséum national d’histoire naturelle, trois ans plus tard, puis le développement, à partir de 1938, de l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), sous la direction de Théodore Monod (Adedze 2003), expliquent également l’intérêt des ethnologues africanistes pour les savoirs naturalistes indigènes. Ils permettent de mieux saisir le fait qu’ils rassemblent sur le terrain des collections d’animaux morts, mais aussi vivants, aux côtés de collections plus classiques d’objets ethnographiques[6].

Un deuxième type d’approche, qui relèverait plutôt de la micro-histoire, est nécessaire pour comprendre ces pratiques de collecte mixte. Il s’agit de décrire et d’analyser le travail ou le vécu des ethnologues pour ainsi dire « au ras du terrain »[7]. L’enjeu est ici de rendre compte de la diversité des relations qu’ils entretiennent avec les animaux domestiques ou sauvages rencontrés sur place, en documentant leurs méthodes d’observation zoologique, leurs gestes de capture ou encore les formes d’attachement dont ils témoignent. La dimension politique de ces collectes ne doit pas être occultée. On observe en effet « autour des collections naturalistes deux séries d’histoires hétérogènes : une histoire des sciences autour des classifications et une histoire coloniale lors de la collecte, l’une classe les objets, l’autre les rapporte » (Daugeron 2009 : 21)[8].

Cette idée de l’ethnozoologie comme science coloniale (on parle parfois à l’époque de « zoologie coloniale ») invite par ailleurs à adopter une perspective épistémologique. Son histoire témoigne en effet de la rencontre entre un paradigme de la collecte (De L’Estoile 2005 ; Debaene 2006) et un paradigme de la chasse (Bondaz 2011) dans le développement de l’ethnographie de terrain en Afrique, à la fin de la période coloniale.

Proposer une telle histoire de l’ethnozoologie nécessite enfin de s’intéresser à celle de l’écriture ethnographique. Les données les plus nombreuses sont à rechercher moins dans les publications scientifiques des ethnologues (sinon dans leur péritexte ou dans celles consacrées à des problématiques proprement ethnozoologiques), que dans leurs textes plus littéraires (récits de voyage ou journaux intimes), dans leurs correspondances ou dans leurs matériaux de terrain (carnets et photographies)[9]. Ces divers documents sur les animaux et sur les savoirs zoologiques des populations étudiées témoignent ainsi de la variété des registres rédactionnels et des stratégies de légitimation des ethnologues de l’époque (Jolly et Lemaire 2011). Ils permettent de saisir les interférences cognitives et affectives à l’oeuvre dans la constitution des savoirs ethnozoologiques et d’esquisser les fondements empiriques et les conséquences théoriques de l’entrée des animaux en ethnologie[10].

Manières de voisiner avec les bêtes

La génération des ethnologues formés par Mauss est la première à partir sur le terrain, mais le choix que certains d’entre eux font de partir en Afrique ne saurait trouver d’explication unique, ni simplement institutionnelle ou circonstancielle. Dans le faisceau des raisons possibles, la fascination pour un continent réputé pour sa faune sauvage joue sans doute un rôle. Enfant, Griaule a été marqué par les récits de son grand frère, de douze ans son aîné, militaire en poste en Afrique, qui rapporte à la maison des caméléons ou des serpents conservés dans du formol, des peaux de crocodile et des oiseaux empaillés, mais aussi des animaux vivants, notamment trois singes (Fiemeyer 2004 : 16-17). Henri Lhote, naturaliste avant de devenir ethno-archéologue, a insisté à plusieurs reprises sur son attachement enfantin pour un crocodile nommé Cro-Cro, offert par le fiancé de sa soeur[11]. Plus tard, Georges Balandier a expliqué à quel point la photographie d’un gorille abattu par un chasseur, présentée par un camarade de classe à l’heure de la récréation, a pu jouer un rôle dans sa vocation (Balandier 1957 : 5). S’il reste difficile d’évaluer le rôle des souvenirs d’enfance dans l’expérience de terrain de ces ethnologues et de leurs collègues, on constate du moins que plusieurs d’entre eux, une fois sur le terrain, s’entourent d’animaux domestiques ou apprivoisés, auxiliaires de voyage ou compagnons de solitude. Lors de sa première enquête ethnographique, en Éthiopie, Griaule s’attache ainsi à une guenon qu’il appelle Bankou (Griaule 1934 : 45-46). C’est également un singe, nommé Boubou, qui accompagne Lhote lors de sa première mission au Sahara. Lhote note que ce « compagnon de route » lui a été offert par une jeune femme qui l’a elle-même allaité. Boubou partage ses angoisses et ses souffrances lorsqu’il s’égare dans le Tanezrouft (Lhote 1936 : 151-161) et, lorsqu’il décède, Lhote l’enterre respectueusement :

C’est à cause de tout ce que cette compagnie représentait pour moi d’apport et de soutien, que je fais alors ce que font les vieilles dames de nos pays pour leur « chienchien », j’enterre Boubou dans le désert et sur le monticule funéraire je place une inscription indiquant : « Ci-gît Boubou, mon petit compagnon d’aventure ».

Lhote 1936 : 168

Lors de la mission Dakar-Djibouti, c’est le chien Potamo qui accompagne Griaule et son équipe. Marcel Larget adopte cependant un chat, tandis que Michel Leiris s’attache à plusieurs animaux sauvages collectés par la mission (Bondaz 2011). Lors de la mission Sahara-Cameroun, après le départ de Griaule et de Chombart de Lauwe, c’est également un chien que Jean-Paul Lebeuf achète pour lui tenir compagnie (Lebeuf 1950 : 117). Après la guerre, en mission chez les Coniagui de Guinée, Monique de Lestrange s’entoure de plusieurs biches qui se mêlent aux collections d’objets qu’elle constitue. Elle écrit :

Je viens d’acquérir une sculpture coniagui, un lézard de 35 cm, en bois blanc agrémenté de gravures au couteau, ou plutôt pyrogravé. […] j’espère ramener toute une ménagerie […]. Entre mes biches qu’il m’a fallu caresser et nourrir cette nuit – elles m’ont réveillée par leurs larmes – les plumes de mes masques, mon lézard, etc., je me sens tel Noé dans son arche.

De Lestrange 1948 : 94-95

Les animaux dont s’entourent les colons ou les missionnaires vivant sur place font eux aussi l’objet d’un intérêt attendri, voire d’un investissement affectif. En Éthiopie, au début de l’année 1933, Griaule prend deux photos du singe du docteur Sassard. Lors de la troisième mission Griaule, le 11 août 1935, Denise Paulme écrit à André Schaeffner : « Les Mc Kinney ont une petite biche dont je ne peux oublier le regard : yeux énormes et si doux » (Paulme 1992 : 55).

Plus généralement, le spectacle offert par les bêtes est recherché. Lors de la mission Dakar-Djibouti, plusieurs films et photographies d’animaux sont réalisés : éléphants, hippopotames, oiseaux, etc. Les indices de leur présence (fumés et laissées, empreintes, etc.) sont également photographiés (figure 1). Un trou a d’ailleurs été aménagé dans le toit de la voiture de la mission « pour la chasse ou certaines prises de vues cinématographiques » (Leiris 1934 : 283). Lors de ses missions suivantes, Griaule se passionne pour la photographie aérienne. Il écrit : « D’instinct, là où il n’y a pas d’hommes […] nous cherchons les animaux » (Griaule 1943 : 128). Et il précise plus loin que les grandes antilopes sont « les belles victimes du curieux, celles qui ne peuvent rien d’autre qu’attendre d’avoir été savourées, intégrées dans les mémoires, cataloguées » (ibid.). Dans ses récits de voyage, Lhote ne cesse de décrire les scènes animalières auxquelles il assiste, tout comme plus tard Jean Rouch dans les articles qu’il envoie au journal Franc-tireur (Rouch 2008). Parfois d’ailleurs, ce plaisir de l’observation zoologique se change en jeu, comme lorsque Lebeuf s’amuse à tourmenter les singes qu’il rencontre sur sa route (Lebeuf 1950 : 109).

Figure 1

« Traces de Water Buck », mission Dakar-Djibouti, 1931-1933

« Traces de Water Buck », mission Dakar-Djibouti, 1931-1933
Fonds Marcel-Griaule, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, France

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Les parcs zoologiques présents dans les colonies sont également visités. À Khartoum, c’est toute l’équipe de la mission Dakar-Djibouti qui se rend au jardin zoologique, fondé en 1901. Son directeur, le major Parker, est photographié dans la cage des lionnes ou donnant du sucre à l’hippopotame. Plus tôt, le 6 août 1931, Leiris avait visité le zoo de Bamako. Mais plus de vingt ans plus tard, le 10 septembre 1952, c’est pour poursuivre ses recherches sur les classifications dogon que Griaule y entraîne Koguem[12]. Entre espaces de mise en scène et lieux de savoir, les relations des ethnologues aux parcs zoologiques témoignent ainsi de leurs rapports variés à la faune africaine et peuvent même fonctionner comme envers du voyage. De Lestrange, qui rêvait de voir des crocodiles lors de son séjour en Guinée, note ainsi : « je quitterai l’Afrique sans en avoir vu un seul. Heureusement pour les voyageurs qu’il existe des zoos et des cirques » (De Lestrange 1948 : 201).

De même, l’attention portée à l’environnement des populations étudiées, dont témoigne bien l’intérêt de Griaule pour la biogéographie, apparaît comme le versant scientifique de l’expérience que font les ethnologues d’une immersion dans un paysage considéré comme naturel et sauvage. Jacques Walter, un apprenti ethnologue, note par exemple : « Bords du Niger, à Komoguel. Dans la paix du soir, les hommes se baignent, et les crocodiles, indifférents, les côtoient. Hommes et bêtes réunis comme aux premiers temps de l’humanité » (Walter 1955 : 144). Lieu commun de la littérature coloniale ou des récits de chasse consacrés à l’Afrique, cette idée d’une harmonie primordiale entre les populations africaines et la faune sauvage se retrouve également dans les témoignages d’ethnologues confirmés. Griaule trouve par exemple dans le fait que les chiens et les humains peuvent partager un même nom en Abyssinie « le signe d’une liaison plus étroite entre l’homme et l’animal, d’une intimité plus grande qu’on ne l’observe dans nos pays par exemple » (Griaule 1942 : 65). Quelques années plus tard, il a recours à une métaphore étonnante lorsqu’il écrit que « la terre est le terrier immense où fouissent les hommes par destructions, aplanissements, tranchées et griffures de routes, canaux, labours » (Griaule 1948b : 178). Les humains sont pareils à des animaux fouisseurs, le terrain de l’ethnologue se change en terrier.

Des ethnologues sachant chasser

Dans l’une de ses publications destinées au grand public, Lebeuf précise : « L’ethnographe n’est pas armé. S’il lui advient de voyager avec un chasseur et que, par chance, la piste suive un fleuve, il arrive à ce dernier de tuer un hippopotame » (Lebeuf 1954 : 68). Ce disciple de Griaule est effectivement réfractaire à la chasse, même si, à l’occasion, il se laisse entraîner en brousse par Chombart de Lauwe, pour tirer quelques pintades (Lebeuf 1950 : 54-55). Mais il généralise un peu vite : non seulement la plupart des ethnologues de l’époque vont sur le terrain armés, mais ils sont presque tous des chasseurs occasionnels, voire acharnés. Plusieurs membres de la mission Dakar-Djibouti, à commencer par Griaule, chassent tout au long du parcours, pour différentes raisons, mais le plus souvent par simple plaisir (Bondaz 2011). Griaule photographie ses plus beaux tableaux de chasse, tels ces sept canards tués d’un coup au lac de Tzuruk. En 1938-1939, c’est d’ailleurs Jean Lebaudy, un aristocrate passionné de safari et conseiller pour la chasse au Ministère des colonies, qui finance la cinquième mission Griaule. La belle-soeur de Lebaudy, la comtesse Solange de Ganay, comme lui passionnée par la chasse, fait à cette occasion son premier terrain au Tchad en tant qu’ethnologue (c’est la troisième fois qu’elle participe à une mission Griaule). Quelques années plus tard, elle témoigne de cette expérience en ces termes :

En 1938-39, je suis retournée avec la mission Lebaudy-Griaule, dans la boucle du Niger, puis au Tchad, dans les régions déjà parcourues en 1931, et jusqu’au lac Iro. J’ai suivi à nouveau les pistes où je chassais le buffle, mais cette fois, au lieu d’une carabine, j’étais armée d’un crayon et d’un bloc-notes, pour une chasse au document sans merci, tout aussi sportive, et encore plus passionnante que l’autre.

De Ganay 1942 : 158

Le parcours de la comtesse de Ganay, qui témoigne parfaitement des affinités entre la pratique cynégétique et l’enquête ethnographique, entre le terrain de chasse et celui de l’ethnologue, est certes exceptionnel. De telles affinités ne cessent cependant de s’observer dans les pratiques et de se lire dans les écrits de ses collègues masculins[13].

Après la Seconde Guerre mondiale, Bohumil Holas, qui vient d’être recruté par l’IFAN, profite par exemple de ses enquêtes ethnographiques pour noter de multiples renseignements cynégétiques (gibier présent, équipements et campements de chasse existant) et surtout pour chasser, parfois frénétiquement. À la fin de l’été 1952, par exemple, il abat en trois semaines trois éléphants dont il prélève les défenses et se fait photographier à plusieurs reprises auprès de leurs cadavres. À la même époque, c’est au contraire avec humour que le jeune Walter relate son désir de chasse aux éléphants :

Les Pères Blancs nous invitent à chasser. Nous rêvions de grande chasse à l’éléphant, et nous allons, en pleine nuit, tirer le lapin à bord d’une voiture tous phares allumés. C’est un véritable massacre.

Walter 1955 : 197

Le goût que la plupart des ethnologues ont pour la chasse alterne ainsi entre d’impressionnants tableaux cynégétiques et des déceptions le plus souvent vite oubliées. On retrouve ici les deux registres classiques des récits de chasse en Afrique : hauts faits d’arme d’un côté, ironie du chasseur bredouille de l’autre.

Pour poursuivre les exemples, à la fin des années 1940, Jean Rouch, trouvant parfois le temps long dans les villages songhays où il enquête, part régulièrement chasser les gazelles avec ses informateurs, Damouré Zika et de Lam Ibrahim Dia (Rouch 2008 : 102). Quelques années plus tard, Jane, sa première femme, passe un an avec lui entre le Niger et la Gold Coast (le Ghana actuel). Elle raconte en ces termes ses journées en compagnie de son mari et de ses deux informateurs :

Le plus souvent, on passe le temps sous une moustiquaire, à lire des récits de voyage traitant de « grosses bêtes » et même de « sauvages ». Le soir, on part à la chasse (sans white hunters recrutés par le Safariland Ltd.) qui se solde généralement par quelques pintades, biches, hyènes, vautours, phacochères ou de maigres chacals.

Jane Rouch 1956 : 33

Implicitement, la femme de Rouch oppose la chasse des ethnologues à celle des touristes. Mais surtout, elle note comment les récits cynégétiques émaillant la littérature de voyage ont pu jouer un rôle dans ce goût pour la chasse partagé par la plupart des ethnologues.

Plus que tout autre peut-être, Lhote, sans doute parce qu’il fut naturaliste avant d’être ethnologue, entretient avec la chasse un rapport ambivalent. C’est pour lui à la fois un plaisir sportif, qui le conduit à publier un véritable récit de chasse sous le titre Le Niger en kayak (Lhote 1946), un objet d’enquête ethnographique auquel il consacre un ouvrage approfondi quelques années plus tard (Lhote 1951), et une invitation au tourisme cynégétique, puisqu’il participe à la rédaction d’un guide de la chasse en Afrique (Lhote 1954). Pour les ethnologues de l’époque, la chasse ne constitue en effet pas seulement un moyen de tuer le temps ou une passion ambivalente. Elle est aussi l’un des chapitres obligés des monographies qu’ils rédigent. Ligers, enquêtant sur les Bozo, consacre deux articles à la chasse, respectivement à l’hippopotame (1957) et à l’éléphant (1960), tandis que Jean Rouch consacre un article (1948) et un film (1950) à la chasse à l’hippopotame des Songhay-Zerma[14].

Cette pratique assez généralisée de la chasse a pour particularité d’être généralement commune aux ethnologues et aux indigènes qu’ils observent. En février 1935, c’est d’ailleurs parce qu’il est chasseur que Griaule est autorisé à consommer, aux côtés des chasseurs dogon présents, les poulets immolés lors d’un sacrifice de purification (Griaule 1937 : 137, note 1). À l’époque, la chasse est souvent considérée comme un témoignage d’affinité entre les populations occidentales et celles dites primitives, à rebours de tout évolutionnisme. Reprenant une expression de Lévy-Bruhl, le vétérinaire Albert Jeannin, auteur d’un guide pour la chasse en Afrique, estimait par exemple qu’il y a dans tout chasseur « un fond indéracinable de mentalité primitive » (Jeannin 1945 : 215). Cette communauté des pratiques, sinon des mentalités, explique le passage de la chasse sportive à la collecte scientifique, autour de la notion de « cueillette animale ». Mauss insistait en effet sur ce point :

La collecte simple, ou cueillette (animale, végétale), s’étudiera en faisant collection de toutes les choses que recueillent les indigènes, en dressant l’inventaire complet de tout ce qu’on rassemble et de tout ce dont on se sert. Une erreur grave consiste à ne pas attacher assez d’importance à la production naturelle, sur laquelle s’édifie la production humaine.

Mauss 2002 [1947] : 85-86

Pour l’étude de la production naturelle, la méthode est donc de collecter ce que collectent les populations étudiées, en l’occurrence de chasser ce qu’elles chassent. Cela revient ainsi à articuler passion cynégétique et logique d’inventaire. Sur le terrain des ethnologues africanistes, la capture scientifique rejoint la chasse sportive, Mauss rencontre Tartarin[15].

Les animaux comme objets ethnographiques

La plupart des ethnologues africanistes de l’époque partagent l’idée selon laquelle les animaux ne doivent pas seulement être envisagés comme des trophées de chasse ou des spécimens zoologiques, mais aussi comme des « objets ethnographiques ». Cette idée, qui reprend les principes maussiens, est par exemple présente dans les Instructions sommaires pour les collecteursd’objets ethnographiques, rédigées à l’occasion de la mission Dakar-Djibouti. Griaule et Leiris invitent en effet à collecter ethnographiquement les « sous-produits du gibier : os, fourrures, peaux, boyaux » (Griaule et Leiris 1931 : 15). Dans sa Méthode de l’ethnographie, publiée de façon posthume, Griaule précise qu’il faut entendre par objets « aussi bien ceux qui relèvent de l’ethnobotanique, ou de l’ethnozoologie, ou de la morphologie sociale, que ceux qui relèvent des techniques proprement dites » et considère « qu’un herbier ou une collection de petits mammifères, si on les rattache à des usages humains, constituent des documents de même ordre qu’une collection d’objets fabriqués ou qu’un acte notarié » (Griaule 1957 : 44). Une même logique d’inventaire doit ainsi animer les collectes botaniques, zoologiques et ethnographiques pour documenter les milieux humains : « l’inventaire du tapis d’herbes et d’arbres assurera au chercheur, par contrecoup, une base solide pour établir celui des peaux, plumes, chairs, remèdes et données religieuses fournis par les animaux » (Griaule 1948b : 188, 191). Les consignes de Griaule rejoignent alors celles de l’IFAN, qui préconisait, dans ses Conseils aux chercheurs, d’établir « l’inventaire zoologique » des différentes colonies et de constituer des « collections d’animaux coloniaux » (IFAN 1948 : 52). Les pratiques de collecte zoologique des ethnologues ne se normalisent que petit à petit, mission après mission. Des hésitations concernant l’intérêt qu’il convient d’accorder aux animaux marquent ainsi la mission Dakar-Djibouti. Des centaines de fiches « Animaux », « Zoologie » ou « Ethnozoologie » sont en effet produites, sans qu’une distinction claire soit établie entre le contenu des unes et des autres : la plupart comportent les noms vernaculaires des animaux, souvent accompagnés de renseignements ethnozoologiques. De manière plus révélatrice encore, certaines fiches portent la mention « Ménagerie », raturée et remplacée par « Ethnozoologie ». De même, en 1936, lors de la mission Sahara-Cameroun, les premières fiches consacrées aux animaux sont d’abord intitulées « Zoologie » avant d’être classées « Ethnozoologie ». Les bêtes capturées oscillent ainsi entre le statut de spécimen zoologique et celui d’objet ethnographique.

La chasse constitue le principal moyen de se procurer des spécimens zoologiques, tuer l’animal pouvant alors être présenté comme un « sacrifice » (Dekeyser et Villiers 1948 : 8). Mais les ethnologues ont également recours à d’autres modes d’acquisition, comme en témoigne la variété des indications portées sur les fiches d’inventaire : « tué au fusil », « piège à ressort = une patte broyée = coupée », « pris à la trappe (au consulat italien) », « tué à coups de pierre par indigène », « acheté à l’indigène et mort en cage », etc.[16] Comme le montrent les deux dernières indications, le rôle des auxiliaires dans ces collectes zoologiques est souvent central. À chacune des missions, ils rapportent au campement les bêtes qu’ils capturent ou qu’ils tuent, et certains d’entre eux sont recrutés pour naturaliser les spécimens collectés[17]. Les poissons, les reptiles, certains oiseaux et les petits mammifères sont placés dans des bocaux de formol, tandis que d’autres oiseaux et les grands mammifères sont conservés « en peau », avec ou sans crâne. Certains animaux sont ouverts pour prélever le contenu de l’estomac ou extraire des embryons. Les fiches qui accompagnent ces différents spécimens zoologiques ou embryologiques comportent, outre le nom, le lieu, la date et le mode d’acquisition, ainsi que d’éventuels renseignements ethnozoologiques.

D’autres fiches rassemblent des données plus générales concernant les usages locaux des animaux. Lors de la mission Dakar-Djibouti, une attention particulière est ainsi portée aux présages et croyances concernant les animaux. En 1935, Deborah Lifchitz et Denise Paulme rassemblent de nombreuses données sur la place des animaux dans la littérature orale. Entre 1937 et 1939, les catégories renseignées, pour l’essentiel par Solange de Ganay, se multiplient : usages, alimentation, agriculture, chasse, zoologie, rites, croyances, religion. Sur le terrain cependant, le travail de détermination des spécimens collectés conduit dans un premier temps les ethnologues à présenter la dépouille des animaux à leurs informateurs afin d’obtenir leurs noms vernaculaires accompagnés de renseignements ethnozoologiques et d’établir la liste des espèces présentes et connues, ainsi que leurs usages sociaux. Cette quête d’exhaustivité est caractéristique des recherches menées par De Ganay juste avant la guerre, et de son projet de publication consacré à l’ethnozoologie et l’ethnobotanique des Dogon, justement intitulé Bêtes et plantes des Dogon (l’un des chapitres prévus avait par exemple pour titre « Cigognes noires et blanches des falaises nigériennes »). Ce projet restera cependant inachevé. Un intérêt marqué est par ailleurs porté aux aspects appliqués de la zoologie, notamment à la zootechnie et aux savoirs vétérinaires ou médicaux : enquêtes sur les maladies des animaux domestiques ou sur le traitement contre les morsures de serpent, par exemple. En 1947, d’autres catégories apparaissent encore : aliments, boisson, jeux, médecine, technique, divination, religion. Cependant, après la fameuse rencontre entre Griaule et Ogotemmêli, à la fin de l’année 1946, et plus encore suite au travail de classification conduit par l’ethnologue et Koguem à l’été 1952, les animaux intègrent un discours mythique et des systèmes de correspondances[18]. La mise en service du bateau-laboratoire Mannogo sur le fleuve Niger en 1955 témoigne de l’intérêt renouvelé et systématique pour la collecte conjointe de données ethnographiques et zoologiques. De nombreux oiseaux et poissons sont ainsi collectés depuis cette vedette du CNRS qui porte le nom mandingue d’un silure[19].

Les spécimens zoologiques collectés et naturalisés lors des différentes missions sur le terrain posent peu de difficultés de transport et ne provoquent guère d’attachement affectif, à l’exception des animaux rares. Lhote, par exemple, qui a abattu un okaokao, petit mammifère particulièrement difficile à trouver, découvre avec stupeur que des chiens en ont volé la peau et le squelette consciencieusement préparés : « J’ai gardé depuis une dent à tous les chiens touaregs, qui sont les animaux les plus sournois et les plus antipathiques que l’on puisse imaginer » (Lhote 1947 : 96). Les bêtes capturées vivantes, beaucoup moins nombreuses, font au contraire le plus souvent l’objet de soins attentifs et souvent attendris. Les ethnologues sont en effet confrontés à une forte mortalité des animaux ainsi rassemblés en ménagerie, qui meurent à cause des conditions de transport ou se dévorent entre eux. Il faut parfois soigner ou nourrir à la petite cuillère les plus faibles ou les plus jeunes. Lors de sa première mission, Griaule a même l’occasion de « saisir sur le vif » un fait magico-religieux : Edjigou, chargé des animaux destinés au Muséum, tue un corbivau à tête blanche appartenant aux collections pour se confectionner un objet de protection (Griaule 1934 : 88-91).

Lors de la mission Sahara-Soudan, c’est une grosse tortue terrestre acquise par Griaule qui concentre toute l’attention des membres de la mission. Le 19 mars 1935, Lifchitz écrit à Leiris : « Griaule a rapporté de Yugo de très beaux masques qui feront de la collection du Troca une série magnifique, aussi une tortue géante qui provoque un vif intérêt » (Paulme 1992 : 71). Un mois plus tard, elle lui demande des nouvelles de la tortue, que Griaule a rapportée en France : « Et la tortue, que devient-elle ? » (ibid. : 80). Le 16 novembre, c’est Fernand Angel, assistant au Muséum, qui adresse une lettre à De Ganay pour lui fournir les noms scientifiques de cinq reptiles rapportés par la mission. Il précise : « Quant à la tortue vivante, donnée au Muséum au début du mois d’août, on la nomme Testudo calcarata. C’est une très belle pièce, bien portante, qui se trouve maintenant dans la ménagerie des reptiles ». La tortue de Griaule est d’ailleurs rejointe au Vivarium du Jardin des plantes par une autre, collectée par Lebeuf chez les Fali et envoyée au professeur Guibé, directeur du Laboratoire d’herpétologie et d’ichtyologie du Muséum. Autre exemple d’attachement pour les animaux collectés, en 1937, de Ganay ramène un lièvre et un écureuil palmiste du pays dogon. Le lièvre est remis au Muséum mais elle garde chez elle l’écureuil palmiste, nommé Grougnet. L’article savant qu’elle consacre aux deux animaux se transforme alors en récit des péripéties du petit animal, qui saute chaque matin sur le lit de l’ethnologue, joue à cache-cache dans les draps avec elle ou l’accompagne à une conférence de la Société des africanistes (De Ganay 1941 : 26-28) ! L’écureuil palmiste décède cependant rapidement et sa peau accompagnée de son crâne sont offerts par l’ethnologue au Muséum[20]. L’animal de compagnie finit en spécimen zoologique.

De la zoologie à la mythologie

L’intérêt que la plupart des ethnologues africanistes portent aux animaux les conduit à entamer un long travail de détermination des spécimens récoltés : il s’agit pour eux à la fois de traduire dans le langage des zoologistes les appellations vernaculaires des espèces et de comparer ou de confronter la nomenclature linnéenne des premiers aux classifications des indigènes. Sur le terrain, les ethnologues demandent à leurs informateurs (ceux qui sont chasseurs en priorité) les noms locaux des animaux qu’ils leur présentent en insistant sur les distinctions entre les différentes espèces et en essayant d’obtenir des classifications. Ces injonctions à classer les animaux conduisent parfois les informateurs à établir des distinctions supplémentaires, entre individu mâle et individu femelle, par exemple, voire à reproduire les classifications que les ethnologues projettent sur la faune locale[21]. Ces derniers connaissent cependant très mal la taxonomie scientifique et doivent également solliciter des zoologistes. On assiste ainsi à un double travail de détermination des spécimens, les ethnologues s’adressant d’une part aux indigènes pour obtenir les noms et les classifications vernaculaires, d’autre part à des zoologistes réputés pour intégrer les spécimens collectés dans la nomenclature linnéenne.

Avant la Seconde Guerre mondiale, ces spécimens sont envoyés à Paris et déterminés par les zoologistes du Muséum. La reprise des fiches après le retour de la mission Dakar-Djibouti en France témoigne par exemple des méconnaissances initiales de ses membres en zoologie. Ils échouent à identifier les animaux collectés (« Fouine ? » « Blaireau ou putois ? ») et confient donc le travail de détermination aux zoologistes du Muséum national d’histoire naturelle (« désignée comme civette par le Muséum »). Si la plupart des espèces sont déjà connues, quelques-unes sont nouvelles et les spécimens collectés sont alors définis comme types de l’espèce. Deux espèces nouvelles sont d’ailleurs décrites et dédiées à des ethnologues par Angel, assistant d’herpétologie au Muséum. Une grenouille rapportée par la mission Dakar-Djibouti est ainsi nommée Rana Griaulei en hommage à Griaule (Angel 1934). Deux ans plus tard, parmi plusieurs espèces ou sous-espèces nouvelles ramenées par Lhote (Angel 1936a), un lézard, Philochortus Lhotei, lui est dédié (Angel 1936b). Lhote, naturaliste de formation et passionné par les serpents, consacre d’ailleurs un article aux reptiles du Sahara et du Soudan avec Angel (Angel et Lhote 1938).

Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les chercheurs de l’IFAN qui sont sollicités : le zoologiste Dekeyser à l’IFAN de Dakar ; Fauque, le directeur du Centrifan de Bamako, qui sert de relais ; ou encore Jacques Daget, l’ichtyologiste qui met en place la base IFAN de Diafarabé à partir de 1950. Aux dépôts ou aux envois de spécimens répondent des courriers adressés aux ethnologues sur leur terrain ou à leur bureau parisien, qui comportent les noms scientifiques des espèces collectés. Le travail des zoologistes permet alors de résoudre certaines contradictions dans les efforts de détermination des informateurs. En 1955, Dekeyser identifie ainsi une genette collectée par Griaule, ce qui permet à ce dernier de trancher : « kono na anaga est bien la même que kono na, ce qui donne raison aux gens de Sanga : Genetta Genetta senegalensis »[22]. Pour résoudre de telles contradictions, il arrive également que les ethnologues, une fois rentrés à Paris, expédient des lettres à des colons ou à des informateurs présents sur leur terrain pour obtenir le nom vernaculaire de certains spécimens ou des informations complémentaires. Un réseau dense se tisse ainsi, non seulement sur le terrain mais aussi à distance, entre ethnologues, zoologistes et informateurs. La construction des savoirs ethnozoologiques donne alors à voir les relations entre institutions et la division du travail qui caractérisent les sciences coloniales. Les chercheurs de l’IFAN demandent également aux ethnologues de leur fournir des informations. Début 1955, sur son terrain ivoirien, Holas part en pirogue pour rechercher et photographier des crocodiles, pour le compte de Villiers, qui rédige un ouvrage sur les tortues et les crocodiles de l’Afrique occidentale française (Villiers 1958). Les travaux ethnographiques de Griaule et de Holas sont d’ailleurs cités par Villiers dans les parties « Folklore et religion » de son ouvrage.

Pour Griaule, le travail sur les classifications locales (le terme d’ethno-classification ne sera employé qu’à partir des années 1960) prend toute son ampleur à partir des enquêtes menées avec Koguem, en particulier lors de son séjour à Paris. Il ne s’agit alors plus seulement d’établir une nomenclature, mais d’intégrer l’ensemble des objets de la nature (animaux et végétaux) dans des tableaux de correspondances où figurent également des parties du corps, des institutions dogon ou encore des êtres mythiques, en les classant dans un nombre limité de « familles » (vingt-deux ou vingt-quatre selon les informateurs). Comme le note Éric Jolly, « après les collectes botaniques et zoologiques des années trente, à des fins muséographiques, la mise en boîte de la flore et de la faune locale devient ainsi, en 1952, un outil pour reconstituer des systèmes de classification » (Jolly 2001-2002 : 99). La même logique classificatoire est développée par Lebeuf chez les Fali, où douze catégories permettent d’établir des équivalences entre parties du corps, membres de la famille, graines comestibles, poissons, mammifères sauvages et oiseaux (Lebeuf 1961 : chap. 11). Ces analogies conduisent alors Griaule et Lebeuf à articuler récits mythiques et données ethnozoologiques.

Le rôle essentiel joué par le yurugu dans le mythe de création dogon explique ainsi l’importance qu’accorde Griaule à la détermination scientifique de cet animal tout au long de ses recherches. Le mythe du « chacal yurugu », « sorte de petit chacal au poil gris-roux » (Griaule 1937 : 114), est collecté par Griaule dès 1931, la divination par le chacal concentrant également l’attention. Par la suite, De Ganay essaie de préciser l’espèce concernée, yurugu bukari (« chacal gros ») ou yurugu pilu (« chacal mince, plus joli et répondant mieux aux questions »). Elle corrige une erreur d’identification sur les fiches de 1931 en indiquant qu’il ne s’agit pas de yurugu sulo kębęlę, qui est « le tige [la devise] de tous les yurugu et non le nom d’une variété ». La première détermination de l’animal est établie par un zoologiste du Muséum sur la base d’une photographie d’un cadavre de yurugu prise en 1931. Après la Seconde Guerre mondiale, un spécimen est envoyé à Dekeyser, le zoologiste de l’IFAN, qui propose une nouvelle détermination. Griaule précise alors : « Cet animal avait d’abord été pris pour ThosAureus, au vu de photographies défectueuses. Il s’agit de Vulpespallida, renard pâle ou renard des sables » (Griaule 1949 : 84, note 1)[23]. C’est cette nouvelle détermination qui servira de titre au Renard pâle, l’ouvrage posthume de Griaule, cosigné par Germaine Dieterlen (Griaule et Dieterlen 1965), dans lequel la photographie de 1931 est de nouveau utilisée, avec pour légende « Le Vulpes pallidus » (planche XI, figure 2).

Le mythe de création des Fali relevé par Lebeuf soulève des problèmes de détermination identiques. Pour les Fali, le monde trouverait en effet son origine dans le choc primordial entre un oeuf de tortue et un oeuf de crapaud. L’enjeu est alors pour l’ethnologue de déterminer de quelles espèces de tortue et de crapaud il s’agit. Les informateurs de Lebeuf expliquent en outre que des différentes parties de l’oeuf de tortue et des enveloppes gélatineuses de celui du crapaud sortent une terre mâle et une terre femelle, six animaux androgynes, la crête du coq et un arbre. Lebeuf précise à ce sujet : « il est intéressant de noter que, suivant l’avis de M. Guibé [le directeur du Laboratoire d’Herpétologie et d’Ichtyologie du Muséum], les membranes gélatineuses de l’oeuf de crapaud ne peuvent être dénombrées qu’au microscope (instrument ignoré des Fali) » (Lebeuf 1961 : 368, note 1). De la même manière que Griaule et Dierterlen s’étonnent de la connaissance de Sirius, pratiquement invisible sans télescope, par les Dogon (Griaule et Dieterlen 1950), Lebeuf fait part de sa surprise au sujet des connaissances zoologiques et biologiques des Fali.

Les enjeux de détermination sont également importants lorsqu’il s’agit de classer les masques zoomorphes, en établissant un lien entre les récits de création des masques et les espèces qu’ils représentent (figure 2). Les commentaires des informateurs à leur sujet, rassemblés dans la thèse de Griaule publiée sous le titre Masques dogon (1938), sont d’ailleurs d’abord des récits de chasse (Diertelen 1989). Le masque gomtogo pose par exemple un problème à Griaule :

Le masque fait penser à un Cervidé, mais comme il n’y a pas de cervidé en Afrique, au sud du Sahara, il faudrait admettre qu’il s’agit du souvenir d’un animal devenu légendaire, mais qui a peut-être existé autrefois dans ces régions.

Griaule 1941b : 108

Après la Seconde Guerre mondiale, Griaule essaie d’identifier ce « pseudo-daim », dont plusieurs informateurs, notamment Koguem et Hampaté Bâ, lui assurent l’existence. Un jour, à Bamako, l’un de ses informateurs lui apporte une bouteille de cognac de la marque Hine. Le logo figurant sur l’étiquette serait un gomtogo.

Figure 2

« Griaule, Ambibé, vieux masque et la tortue », mission Sahara-Soudan, 1935

« Griaule, Ambibé, vieux masque et la tortue », mission Sahara-Soudan, 1935
Fonds Marcel-Griaule, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, France

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Le masque walu pose également des difficultés. Lors de sa visite au parc zoologique de Vincennes, Koguem identifie un élan de Derby comme étant le walu dogon. Le lendemain, Griaule téléphone à Louvel, le directeur du zoo, pour avoir un complément d’informations. Il note :

Walu serait donc l’élan de Derby. Mais d’autre part le masque, dont les cornes sont plutôt penchées en arrière et font un très léger coude, rappellerait l’hippotrague. Il est vrai que certains masques ont 2 cornes en V qui rappelleraient plutôt celle de l’élan.[24]

Entre les masques collectés, les spécimens zoologiques observés sur le terrain ou dans des parcs zoologiques, les photographies de bêtes ou les images trouvées au hasard, un bricolage des savoirs ethnozoologiques est donné à voir. Le rapport des ethnologues aux figurations zoomorphes témoigne des interférences entre le travail de détermination zoologique, les récits de chasse et les considérations mythologiques. On comprend ainsi mieux pourquoi Holas, ethnologue passionné (comme on l’a vu) par la chasse, rédige une partie consacrée aux relations entre l’art africain et la faune sauvage dans un guide de chasse (Holas 1956) ou pourquoi, dans une logique différente, ce sont d’autres animaux qui serviront plus tard de titre au beau livre de Zahan sur les ciwaraw, Antilopes du soleil (Zahan 1980). Masques ou sculptures zoomorphes et spécimens zoologiques ne sont pas seulement, à l’occasion, collectés ensemble. Ils partagent un même statut de spécimen et sont pris dans des logiques de classification ou dans des réseaux de correspondance similaires[25]. Peut-être même font-ils parfois l’objet d’une appréciation esthétique partagée.

Conclusion

Une trentaine d’années après la visite du Muséum national d’histoire naturelle par Griaule et Koguem, deux disciples de l’ethnologue, Diertelen et Rouch, se rendent au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, en Belgique, où sont exposées à la fois des collections ethnographiques et zoologiques. Dieterlen s’arrête alors devant un diorama au centre duquel se dresse un hippotrague naturalisé. Elle appelle : « Jean, venez voir cet animal superbe ! Et fort bien représenté ! – C’est le… walu ? – Le walu dogon. – L’antilope-cheval. » La scène, filmée par Luc de Heusch (1984), figure dans son film d’hommage à Griaule, Sur les traces du renard pâle. Ici, ce n’est plus un informateur dogon qui identifie des spécimens zoologiques conservés dans un musée, mais deux ethnologues africanistes qui déterminent et localisent (c’est un « walu dogon ») un animal naturalisé. Mais, de la même manière que Koguem rapprochait certains spécimens du Muséum des animaux qu’il connaissait en confondant parfois deux espèces ressemblantes, Dieterlen et Rouch commettent une erreur. Le diorama devant lequel ils se trouvent est consacré à la savane australe et l’hippotrague qu’ils identifient au walu n’est pas l’antilope-cheval (Hippotragus equinus), présente en Afrique de l’Ouest et connue des Dogon, mais l’hippotrague noir (Hippotragus niger), qui ne s’observe qu’en Afrique australe[26]. L’histoire de l’ethnozoologie n’est donc pas seulement celle, conjointe, des pratiques de collecte, de la circulation des spécimens et des regards croisés entre informateurs, ethnologues et zoologistes. Elle témoigne également des tensions entre une logique classificatoire héritée du modèle naturaliste et un certain goût pour les analogies, entre l’exigence de déterminations scientifiques et le jeu des projections esthétiques ou affectives.

L’intérêt des membres de l’École Griaule, et plus largement des ethnologues africanistes, pour la faune africaine conjugue donc des motifs variés. Pour eux, les animaux ont d’abord été bons à apprivoiser, à chasser ou à collecter, avant d’être bons à penser. Cet intérêt porté sur le terrain aux bêtes et aux relations que les populations locales entretiennent avec elles inaugure cependant des recherches qui trouvent une assise institutionnelle avec la création, en 1966, du Laboratoire d’ethnozoologie du Muséum d’histoire naturelle. Cette création est d’ailleurs présentée rétrospectivement comme l’un des développements de l’école Griaule par Dieterlen (1990 : 115)[27]. Raymond Pujol, son premier directeur, a lui-même travaillé en Guinée française entre 1948 et 1952, pour les services de l’Agriculture de la Guinée : « c’est là, au contact avec différentes ethnies, [qu’il a] pris conscience de l’importance considérable des animaux dans ces sociétés » (Chevallier et al. 1988 : 108). On aurait ainsi tort de penser que l’ethnozoologie a été inventée dans des laboratoires ou des musées ou d’imaginer que la rencontre entre l’ethnologie et la zoologie résulterait d’abord d’injonctions institutionnelles et d’une exigence conceptuelle de bidisciplinarité. Elle trouve davantage son origine dans les expériences et les pratiques de terrain, en particulier (mais pas seulement) en Afrique pour ce qui concerne l’ethnologie française. Si l’histoire de l’ethnozoologie reste encore à écrire, elle ne peut en tout cas pas se résumer à une généalogie des concepts, ni à une chronologie des institutions. Elle doit également tenir compte d’un certain goût pour la chasse, des gestes de capture, des récits d’attachement, des approximations des ethnologues ou encore du rôle des auxiliaires dans la construction des savoirs ethnozoologiques.