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Introduction

Au début des années 1980, le sociologue Gary Caldwell publiait un très précieux bilan de la production intellectuelle dans le champ des études ethniques au Québec[1], dans le cadre d’un vaste projet de recherche consacré à l’étude des communautés culturelles ethniques initié par l’Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC). L’objectif poursuivi par Caldwell était « de faire le point sur ce qui existe déjà et de dégager par la même occasion des perspectives de recherche générale pour l’avenir » (Caldwell 1983 : 9).

Au même moment (1983), l’anthropologue Mikhaël Elbaz de l’Université Laval publiait un article d’un ordre comparable, partageant avec Caldwell le souci d’identifier des facteurs qui pouvaient avoir eu un impact positif ou négatif sur « notre connaissance du fait ethnique au Québec » jusqu’à ce jour (Elbaz 1983 : 7). La comparaison des deux publications est intéressante : alors que Caldwell s’intéresse spécifiquement aux « déterminants sociaux qui ont pu influer sur la nature de la production intellectuelle » québécoise dans ce domaine (Caldwell 1983 : 16), Elbaz affirme pour sa part que certaines lacunes de ce champ d’études pouvaient s’expliquer non seulement par des « raisons institutionnelles et sociologiques spécifiques à la société québécoise » (Elbaz 1983 : 77), mais aussi par l’influence néfaste des « discours théoriques dominants » de l’époque, à savoir : « le fonctionnalisme et le marxisme orthodoxe » (idem.).

Or, aujourd’hui, « [b]ien des choses ont changé » sur le plan théorique comme sur le plan des contextes dans lesquels s’insèrent désormais les études ethniques au Québec. Pour le dire dans les mots de Danielle Juteau, auteure du livre L’ethnicité et ses frontières publié une première fois en 1999 et réédité en 2015, le « marxisme n’a plus la cote, ou si peu, le tournant constructiviste s’est imposé [et] les recherches et revues scientifiques se sont multipliées » (Juteau 2015 : e65).

Dans cet article, je m’intéresse au constructivisme comme déterminant épistémologique des études ethniques au Québec depuis les trente ou quarante dernières années. Cette orientation m’impose d’emblée de faire un retour sur les travaux de Fredrik Barth (1969) de même que sur la notion de frontières qui met en oeuvre un constructivisme fort. Cela me permet de montrer que présentement, au Québec en tous cas, nous n’avons pas encore fini de tirer la leçon des enseignements du constructivisme dans le champ des études ethniques.

À propos de Fredrik Barth : quelques raccourcis

Dans le domaine de recherche sur l’ethnicité, la notoriété de Fredrik Barth n’est plus à faire. Titulaire de la chaire de recherche en anthropologie sociale de l’Université de Bergen (Norvège) de 1969 à 1974, professeur émérite en anthropologie sociale de l’Université de Boston (jusqu’en 2008), auteur de plusieurs livres et tout particulièrement d’un célèbre texte sur Les groupes ethniques et leurs frontières (1969), l’homme jouit depuis les années soixante d’une réputation fort enviable. De nombreux auteurs de partout à travers le monde ont reconnu et reconnaissent toujours la position clé que Barth a occupée dans le tournant paradigmatique de la recherche en ethnicité (Costey 2006 ; Eriksen 2009). Les chercheurs Berger et Luckman ont écrit que la force de l’idée de Barth « est d’avoir souligné que les identités, du fait de leur plasticité, n’existent que dans la mesure où elles parviennent à établir autour d’elles, par leur pratique, une zone de sécurité sous forme d’incompatibilités symboliques » (Berger et Luckman 2012 : e679, note 18). Aymes et Péquignot affirment qu’à leur sens, « l’idée centrale de F. Barth [fut] de privilégier l’interaction entre individus comme unité d’observation » (Aymes et Péquignot 2000 : 43). Poutignat et Streiff-Fénart soulignent quant à eux qu’on doit à Barth « d’avoir [ouvert] la voie à l’analyse de ce qu’il nomme l’organisation sociale des différences culturelles et à une approche processuelle de cette organisation » (Poutignat et Streiff-Fénart 2015 : 3). Pour oser le raccourci, nous pourrions dire que ces trois lectures de Barth font le bilan d’une contribution remarquable dans chacune des trois composantes de tout programme de recherche : son objet, ses méthodes et ses finalités.

Il arrive pourtant que toute cette reconnaissance qu’on lui témoigne par le biais de citations, de commentaires, de relectures, de traductions, de rééditions et de références ne porte en réalité que sur quelques aspects très ciblés de son travail. Il n’est pas peu de dire, par exemple, qu’il y a plus de 20 ans, Eriksen notait déjà dans le lectorat du Norvégien une tendance généralisée à ne retenir de lui que son texte de 1969 ; et pire encore, de n’en retenir que l’idée des frontières pour remplacer l’idée de différences culturelles (Eriksen 1996). Il apparaît non seulement qu’une telle simplification ne rend pas justice à la pensée d’un anthropologue qui a publié de façon régulière au cours d’une carrière longue d’une soixantaine d’années (Barth 2007), mais aussi qu’un tel écrémage de la pensée de Barth a pu contribuer à faire naître, dans l’esprit des « auteurs qui lui manifestent une dette de reconnaissance », des interprétations contradictoires et des sources d’ambiguïtés dont il semble désormais difficile de se débarrasser, comme l’ont déjà souligné Poutignat et Streiff-Fénart (2015 : 7) dans un de leurs récents articles.

Or, ce qu’ignore malheureusement une lecture se restreignant à quelques moments phares de la production intellectuelle de Barth, c’est tout l’intérêt d’une pensée qui emprunte aux méthodes musclées et aux idées fécondes de la « théorie des systèmes » qui a pu imprégner l’anthropologie de tradition scandinave sous l’influence de Gregory Bateson dans les années 1960 (Eriksen 2009). Une telle réduction écarte de plus tous les apports d’une pensée riche d’enseignements précieux à l’égard des problématiques processuelles et génératives, si l’on convient qu’un « monde changeant exige des théories qui sont adaptées à l’étude du changement » (Eriksen et Nielsen 2013 : e2376)[2].

Les enjeux d’un constructivisme inachevé

De mon point de vue, une lecture simpliste du travail d’auteurs comme Fredrik Barth, Harald Eidheim, Gregory Bateson, Jean et John Comaroff et d’autres encore qui se sont intéressés aux processus de différenciation humaine dans une perspective constructiviste, processuelle et systémique ne constitue pas seulement une réduction de leur pensée ; c’est en fait la perte d’une certaine densité de la pensée constructiviste dans l’étude de l’ethnicité. Et l’ampleur de cette perte se mesure, à mon avis, en termes de rigueur théorique, de sérénité professionnelle des chercheurs et, finalement, de crédibilité scientifique des études ethniques contemporaines comme champ d’études aspirant au statut de discipline. C’est peut-être même sur le fond historique de cette perte intellectuelle que cinquante ans de constructivisme en études ethniques ne sont toujours pas parvenues malgré des promesses encourageantes à en faire un corps soudé de connaissances ; au point, affirment Poutignat et Streiff-Fénart où « on a pu légitimement se demander si [les nombreuses approches théoriques abordant ce thème] traitaient bien du même objet » (Poutignat et Streiff-Fénart 2015 : 5). Cela pourrait également expliquer pourquoi l’abondante littérature ayant alimenté le débat à son sujet depuis les années 1970 « n’a pas véritablement à ce jour permis de dégager une théorie générale de l’ethnicité » (Poutignat et Streiff-Fénart 2008 : 132).

Pour ajouter à ces constats pessimistes, mentionnons que les études ethniques traitent d’un phénomène dont les enjeux sociaux et politiques sont de plus en plus importants (Rinaudo 1999 ; Balde 2007) ; produisent des théories dont la cohérence est continuellement menacée par un débat qui traîne sur la nature (essentielle ou construite) de leur objet de recherche ; regroupent un bon nombre de chercheurs dont certains travaillent dans l’angoisse d’être accusés de racisme (Meyran et Rasplus 2014) tandis que d’autres – il paraît la très grande majorité (Juteau 2015) – ont choisi d’adhérer à une approche constructiviste qui demeure pleine d’ambiguïtés (Poutignat et Streiff-Fénart 2015) et dont les pièges – notamment ceux du relativisme – sont tout aussi redoutables que ceux de l’essentialisme qu’on tentait d’éviter.

Parmi les difficultés théoriques spécifiques à ce champ d’études, il faut d’abord soumettre à l’examen le concept d’ethnicité lui-même, lequel pose d’emblée la question de sa « validité théorique […] pour rendre compte des phénomènes sociaux et politiques actuels », malgré une « réelle croissance exponentielle de l’usage du mot ethnicity dans la production scientifique » depuis les années 1970 (Martiniello 2013 : 14-20). Pour Martiniello, qui justement fait de cet « examen du concept d’ethnicité […] l’objectif de [son] ouvrage » (ibid. : 22), la complexité du phénomène que veut recouvrir ce terme exige une approche qui soit transdisciplinaire, multidimensionnelle et multiscalaire, c’est-à-dire qui permette de l’apprécier à plusieurs niveaux d’analyse (micro-, méso- et macro-) (ibid. : 144). Or, il appert que les méthodes constructivistes se caractérisent par leur dimension transdisciplinaire et leur capacité à rendre compte de la complexité. Quant à la problématique des échelles, elle est typiquement liée aux approches systémiques. Barth y consacrait d’ailleurs une réflexion importante dans un texte de 1978 intitulé Scale and Social Organization, publication pourtant « largement ignorée dans les travaux anthropologiques des dernières décennies [portant] sur la globalisation » (Trémon 2012 : 260). Situant les jeux d’échelles dans le cadre d’une problématique processuelle, Barth y voit une « propriété des systèmes sociaux forgés dans l’action, et non un cadrage opéré a priori par l’observateur », ce qui permet, par exemple, de considérer qu’une « rencontre entre trois personnes n’est pas, par nature, une rencontre à petite échelle [et qu’elle] peut déboucher sur la mise à jour de systèmes locaux ou globaux » (Trémon 2012 : 261). Dans une autre publication, plus tardive, Barth (1987a) interprète une scène se déroulant dans un temple bolovip (Papouasie–Nouvelle-Guinée) comme le « moment d’une relation durable d’un individu à une collectivité » (Barth 1987a : 28) ; il illustre de la sorte la manière dont les acteurs actionnent eux-mêmes les échelles, une dimension que Barth tend alors à concevoir en termes de relation (Trémon 2012 : 262). Or, si les études ethniques reconnaissent généralement l’importance de la dimension scalaire, elles semblent peu enclines à en observer les rapports et les effets processuels in fieri, négligeant de ce fait un point fort de la pensée systémique et laissant à d’autres le soin de s’y intéresser (White et Côté, à paraître).

Dans un autre registre, Poutignat et Streiff-Fénart distinguent au moins trois sources de difficultés théoriques liées au terme ethnicité : la première est relative à son inconstance sémantique (« entre race, ethnie et culture ») ; la deuxième, à l’alternance souvent rapide et discrète entre ses différentes valeurs significatives (« entre variable et propriété ») ; et la troisième a plutôt affaire avec l’instabilité importante de son niveau d’opération logique (« entre concept et objet ») (Poutignat et Streiff-Fénart 2015). La combinaison du terme ethnicité avec d’autres notions tout aussi instables comme celle de frontière, par exemple, vient encore complexifier le sens d’expressions comme « l’ethnicité et ses frontières », « les groupes ethniques et leurs frontières », « les frontières ethniques », « identité ethnique et métissage : frontières et ciment culturel pour trouver l’équilibre naturel »[3]. Ici encore, les méthodes et théories constructivistes ont des outils rigoureux à proposer pour dénouer de telles impasses. À ce propos, il faut lire Bateson et sa manière de concevoir l’utilisation de la « théorie des types logiques » dans la construction des modèles interprétatifs en sciences humaines (Bateson 1977a : 300-331). Il n’est « pas du tout rare », dit-il à ce propos, « que les théoriciens du comportement commettent [...] précisément l’erreur de classer ensemble le nom et la chose nommée » (Bateson 1977a : 300), dérapant de ce fait vers ce « même glissement » qu’ont aussi identifié Poutignat et Streiff-Fénart (2015 : 4) « entre une catégorie d’analyse et un groupe social réel ». Les conséquences de ces erreurs sont des plus importantes : elles provoquent carrément l’effondrement des logiques argumentaires. On peut, pour le comprendre, lire le texte de Bateson intitulé « Contact culturel et schismogénèse » (Bateson 1977b : 77-87).

Outre ces différents enjeux théoriques, les études de l’ethnicité impliquent aussi des enjeux éthiques qui, à mon avis, sont à considérer comme d’autres indices d’une réflexion épistémologique inachevée. À ce chapitre, on ne peut nier les signes d’une anxiété professionnelle grandissante chez les chercheurs de l’ethnicité, anxiété principalement liée au risque que comporte désormais la manipulation de certains concepts qui semblent recouvrir des questions éthiques (ethnicité, ethnie, race, culture). Or, certains chercheurs ont pu penser à tort qu’une adhésion massive « aux prémisses du constructivisme, à savoir que l’ethnicité est construite, contextuellement variable et contingente » (Juteau 2015 : e-4911) pouvait offrir un rempart sécuritaire contre les dangers de l’essentialisme en tant que conception « qui attribue des caractéristiques fixes [...] à l’ensemble des membres d’un groupe » (ibid. : e-3013) ; et, conséquemment, que cette étiquette leur assurerait une protection suffisante contre la réinterprétation raciste de leurs théories.

Tout n’est pas si simple. Car cette forme de constructivisme que Danielle Juteau dit être si répandue en études ethniques en est une, à l’évidence, qui n’observe pas les préceptes fondamentaux normalement suivis dans le cadre d’une version plus robuste ; c’en est une qui se prive en outre de méthodes capables de « garantir l’accès à une pensée qualitative rigoureuse » (Le Moigne 2006 : 85). Une telle forme faible du constructivisme présente conséquemment des failles par lesquelles peuvent s’infiltrer des fumées toutes aussi nocives que celles se dégageant du feu de la critique essentialiste. Un tel constructivisme de surface, de défense ou d’opposition (que je regrouperai désormais sous la rubrique des approches constructivistes[4]) ne répond pas aux exigences d’un constructivisme mieux achevé et n’est peut-être même pas admissible à cette enseigne ; car il ne suffit pas d’« affirmer que “la science construit son objet” ou que “la réalité sociale est produite par les êtres humains” […] pour qualifier un point de vue de constructiviste en sciences sociales » (Pires 1997 : 33).

Le Constructivisme conçu comme cadre épistémologique

En résumé, comme le dit Marie-José Avenier, si plusieurs « théorisations […] se présentent sous le label “constructiviste” », toutes ne peuvent pas revendiquer leur légitimité en tant qu’assise épistémologique (Avenier 2011 : 373). La plupart des travaux se réclamant des approches constructivistes admettent généralement le caractère construit de leur objet de recherche, mais n’adoptent pas pour autant les méthodes et les mises à l’épreuve de la connaissance qui seraient conséquentes de leur prémisse ontologique. Or, si les approches constructivistes permettent bien « de dénaturaliser les phénomènes, d’en éclairer l’historicité et d’en faire ressortir la contingence », il n’y a pas de raison de « s’en contenter » (Galvez-Behar 2009 : 106).

Lorsque considéré en tant qu’épistémologie, le Constructivisme (désormais identifié dans ce texte par la majuscule) ne saurait se réduire à cette hypothèse ontologique récurrente que l’on retourne continuellement au sujet du statut de la réalité connaissable.

Le Constructivisme est une théorie qui spécule sur les différents aspects de la connaissance, c’est-à-dire sur :

  • Sa nature, considérée comme étant processuelle, expérientielle et subjective ;

  • Ses origines, situées par Piaget dans la rencontre d’un sujet avec un objet à connaître ;

  • Sa valeur, mesurée à sa pertinence à l’égard d’un projet de connaissance ;

  • Ses conditions d’émergence, réunies dans les méthodes de modélisation systémique ;

  • Et ses limites, déterminées par les finalités que se fixe un sujet.

Sur ces fondements, le Constructivisme oppose aux préceptes positivistes d’évidence, de réduction, de causalité et d’exhaustivité de nouveaux préceptes de pertinence, d’ouverture, de téléologisme et d’agrégativité dont on peut trouver une présentation fort claire et organisée dans les ouvrages de référence de Jean-Louis Le Moigne (2006), qui adopte la perspective d’un Constructivisme pragmatique ; et de Lincoln et Guba (1985), qui se positionnent plutôt dans l’esprit d’un Constructivisme subjectiviste, parfois qualifié d’interprétativiste (Avenier 2011)[5].

De manière plus générale, on peut dire que le Constructivisme a été conçu pour mener à bien l’étude des systèmes biologiques qui se distinguent des autres parce qu’ils sont « capables de changements adaptatifs », ce qui inclut « les organismes isolés comme les organisations sociales ou écologiques d’organismes » (Bateson 1980 : 50). De ce fait, le Constructivisme convient mieux à l’étude d’objets complexes et à l’appréhension de cibles d’étude conceptuelles que les programmes positivistes qui considèrent leurs objets dans leur substantialité plutôt que dans leur phénoménalité. Bateson formule cette dernière remarque de la manière qui suit :

L’univers explicatif fondé sur la substance ne permet d’appréhender ni différences ni idées, mais seulement des forces et des impacts. Et, à l’opposé, l’univers de la forme et de la communication n’évoque ni objets, ni forces, ni impacts, mais uniquement des différences et des idées : une différence qui crée une différence est une idée. C’est un élément (bit), une unité d’information.

Bateson 1980 : 47-48

Le présent article repose sur la prémisse de l’adhésion de Barth à l’ensemble des hypothèses fondatrices du Constructivisme telles qu’elles viennent d’être succinctement présentées. Mon intention n’est pas, toutefois, d’en faire céans la démonstration ; une telle entreprise mérite un espace important que je me promets d’aménager ultérieurement, mais dont je ne dispose pas ici.

Le projet de cet article consiste plutôt à fournir quelques éléments qui devraient convaincre le lecteur de l’engagement de Barth dans une démarche systémique et, concurremment, de l’importance et de l’urgence pour les études ethniques de fonder sur de meilleures assises la construction des connaissances qu’elles diffusent au sujet des différences humaines. Parmi ces éléments, je présenterai l’idée de frontière telle qu’elle fut introduite par Barth en 1969 comme une notion indispensable à la conceptualisation de l’ouverture des systèmes sur leur environnement, hypothèse qui, depuis les années 1950 ou 1960, constitue l’une des deux clés du Constructivisme[6].

Barth dans le sillon des travaux de la fondation Macy

On peut dire sans trop se tromper que Barth a élaboré son programme de recherche dans la perspective souhaitée d’un dépassement du structuralisme et du fonctionnalisme qui avaient prédominé jusque dans les années 1950 en anthropologie. En tant qu’auteur de sa biographie intellectuelle, Eriksen (2015) a pu témoigner de cette « critique du fonctionnalisme structural » que formulait Barth dans ses travaux et son enseignement (Eriksen 2009 : 219, 2015). À partir d’une autre perspective, Frederick G. Bailey semble avoir tiré la même conclusion de sa lecture des deux recueils d’essais écrits par Barth entre 1955 et 1972. Dans le résumé qu’il fait de ces essais, Bailey dit que le travail de Barth se construisait en réaction à trois courants majeurs de l’anthropologie sociale des années 1950-1960 : le courant historique, parce qu’il laissait de côté la richesse d’un présent empirique ; le courant fonctionnaliste, qui se trompait en attribuant des motivations aux composantes des macro systèmes plutôt qu’aux personnes ; et le courant structuraliste, qui négligeait les échelles locales au profit des échelles institutionnelles, diminuant de ce fait le spectre des observations (Bailey 1982 : 584).

L’un des signes probants de ce dépassement que souhaitait effectuer Barth est sa propension à formuler ses problématiques en termes d’organisation (plutôt que de structure), un concept qui, si on le met sous la lentille constructiviste, revêt une importance capitale pour la modélisation des systèmes complexes. C’est-à-dire que, dans ce contexte de construction de la connaissance par modélisation systémique, l’organisation est une propriété qui rend compte des systèmes autonomes « à transformer et se transformer, et produire et se produire, et relier et se relier, et maintenir et se maintenir » (Le Moigne 2006 : 188).

Or, c’est aussi ce dépassement que souhaitaient justement effectuer les chercheurs éminents réunis dans les années 1950 par la fondation Macy (ibid. : 54). L’objectif de la cybernétique de seconde génération consistait précisément à surmonter cette difficulté que le structuralisme et le fonctionnalisme n’avaient pas pu dénouer auparavant, à savoir : permettre « la prise en compte simultanée du fonctionnement (l’activité) et de l’évolution morphogénétique (l’évolution) du phénomène modélisé » (idem.). Pour réaliser ce dépassement, précise Le Moigne, la « notion de structure [devait s’effacer] au profit de la notion d’interface » et la prémisse structuraliste de la fermeture des systèmes devait être abandonnée au profit de celle de leur ouverture sur l’environnement (ibid. : 54-57).

L’ouverture des systèmes

Cette hypothèse de l’ouverture des systèmes sur leur environnement est au coeur du Constructivisme et de ses méthodes de modélisation des objetsen tant que systèmes, notamment ceux que nous considérons hypercomplexes et évoluants (Morin 2005)[7]. Il s’agit là, en fait, de l’un des quatre préceptes fondamentaux de la théorie de la modélisation systémique ; précepte dit du globalisme et nommé par opposition au réductionnisme du paradigme positiviste (Le Moigne 2006 : 35). Plusieurs indices tendent à montrer que Barth a élaboré toute sa « procédure de découverte » sur la base même de cette hypothèse de l’ouverture des systèmes, et ce dans la perspective de mettre fin à l’impasse théorique dans laquelle se trouvait l’anthropologie classique à l’époque où il commençait sa vie académique ; et dans la perspective de développer sa conception de l’organisation des objets complexes tels que ceux qu’étudient l’anthropologie et les sciences humaines et sociales en général.

C’est dans Cosmologies in the Making : A Generative Approach to Cultural Variation in Inner New Guinea (1987a) que Barth me semble avoir consigné le plus grand nombre de ces indices, notamment dans un chapitre où il livre ses réflexions sur la théorie et la méthode anthropologiques (Barth 1987b). Non seulement trouve-t-on dans ces pages la confirmation que « [l]a perspective [qu’il a] adoptée diffère de celle du structuralisme dans un certain nombre de ses hypothèses ou de ses implications ontologiques » (Barth 1987b : 84) ; mais on peut aussi y observer le rejet de cette « hypothèse manifestement fausse de la fermeture [des systèmes] comme base méthodologique » (ibid. : 8). Plutôt, Barth souscrit aux recommandations de la théorie systémique qui consiste à voir l’objet de recherche comme une partie immergée dans un plus grand tout, comme un objet ouvert sur son environnement :

[L]e mode de vie d’un peuple n’est [...] pas un système fermé, contenu dans ses propres constructions culturelles [...] Il est insuffisant de délimiter l’objet de l’étude anthropologique à l’étude des idées [culturelles], des représentations collectives ou des formes culturelles : nous devons les localiser dans un système plus large que celui que la culture elle-même englobe.

Barth 1987b : 87

Un autre passage particulièrement explicite nous convainc encore davantage de l’intérêt de Barth pour la modélisation des systèmes ouverts qu’il présente dans la perspective d’une meilleure appréhension de leur complexité :

Nous avons certainement besoin d’un modèle pour les systèmes se situant au-dessus du niveau des relations sociales discrètes. Mais pour améliorer notre analyse, nous devons réviser les propriétés de définition avec lesquelles nous investissons notre concept de tels systèmes. Surtout, je vois un besoin de reconnaître que ce que nous appelons les sociétés sont des systèmes désordonnés, caractérisés par une absence de fermeture. Mais comment concevons-nous et décrivons-nous les systèmes ouverts désordonnés ?

Barth 1992 : 21

D’autres indices d’un ordre plus historique ou sociologique que théorique peuvent encore être ajoutés à l’appui de mon hypothèse d’un ralliement de Barth au mouvement intellectuel des méthodes de modélisation constructivistes. Il est démontrable, par exemple, que Barth entretenait un lien privilégié d’ordre intellectuel avec Bateson, qui est l’une des principales figures de l’intégration de la théorie des systèmes dans les sciences humaines. On trouve chez Barth et Bateson la même propension à puiser certains de leurs modèles explicatifs dans les métaphores biologiques. Alors que Bateson cherchait dans le problème de la symétrie radiale et de la segmentation transversale des animaux une inspiration pour développer sa théorie de l’organisation sociale (schismogenèse), Barth se référa pour sa part à la « construction de lignes phylétiques » (un concept de la théorie de l’évolution biologique) pour construire sa représentation des processus d’évolution culturelle (Barth 1969, dans Poutignat et Streiff-Fénart 2008 : 248).

Dans un article consacré à la place de la pensée systémique dans l’édification du « paradigme ethnique de la mer du Nord », Eriksen (2009) montre de manière probante et de l’intérieur l’influence que peut avoir eu Bateson sur une génération d’anthropologues norvégiens à partir du milieu des années 1970. Cette « affinité étrange qui unit l’anthropologie sociale norvégienne à la théorie systémique » (Eriksen 2009 : 225) s’est exprimée, d’après Eriksen, par l’emprunt de certains concepts (dont ceux de schismogenèse, de double contrainte, de boucles de rétroaction) ; et, surtout, par le développement de nombreux « points de convergence [...] entre la théorie émergente de H. Eidheim sur l’ethnicité et le travail de G. Bateson sur la métaphore des relations écologiques appliquée à divers domaines de la communication » (ibid. : 221).

C’est à partir de ces possibles points de convergence que je compte maintenant construire une représentation systémique de la notion des frontières, spécifiquement dans le cas où cette notion est utilisée pour modéliser des différences en tant qu’information susceptible d’assurer ou d’entraver le fonctionnement d’un système en évolution.

Un retour à la notion de Frontières : trois déclinaisons possibles

Dans son essai de 2009, Eriksen établit le rapport possible entre le métalogue de Bateson intitulé « Pourquoi les choses ont-elles des contours ? » (Bateson 1977a : 46-50) et le modèle interprétatif de Harald Eidheim sur le déroulement des interactions intra- et interethniques. Sur le plan des idées, on doit comprendre qu’il y a un certain rapport entre l’acte de délinéation que décrit Bateson (le traçage de contours qui permet au dessinateur de différencier les formes du fond, ou encore au modélisateur de définir les limites d’un objet) et celui de la dichotomisation du modèle de Eidheim (un mécanisme de mise en opposition qui, en conjonction avec le mécanisme de complémentarisation, pourrait favoriser le maintien de la stabilité des sociétés pluriethniques).

Pour établir de façon plus étroite la correspondance qu’il discerne entre les deux idées, Eriksen écrit :

[Alors que les artistes] les dessinent parce qu’ils sont nécessaires [...], les « contours » des groupes ethniques obéissent à la même exigence. La vie sociale se déroule sans discontinuer, mais les individus et les groupes tracent des frontières tout autour d’eux afin de renforcer leur propre identité.

Eriksen 2009 : 223

Si l’adéquation entre les actes de délinéation et de dichotomisation n’est pas, à mon avis, complètement rigoureuse, ce rapprochement entre le métalogue des contours de Bateson (publié en 1953[8]) et les problématiques de la différence (ethnique ou autre) abordée par de nombreux chercheurs de l’ethnicité depuis les années 1970 est hautement pertinent dans le contexte de cette étude du concept de frontière en tant qu’outil de l’instrumentarium constructiviste contemporain. Car non seulement donne-t-il un exemple lumineux de la manière dont s’est manifestée « l’influence de l’analyse systémique batesonienne [sur] l’anthropologie norvégienne » (Eriksen 2009 : 223) ; mais encore me permet-il de mettre l’accent sur la fonction méthodologique de la métaphore des frontières dans le cadre de la pensée théorique constructiviste.

En effet, dans le contexte des méthodes de modélisation systémique, la notion de frontière – parfois remplacée par celle de contour, d’enveloppe, de membrane ou de limite, selon la métaphore privilégiée par le modélisateur[9] – est l’un des principaux outils de la modélisation des systèmes ouverts. Comme le résume Le Moigne (2006) dans sa Théorie du Système général, cette notion réfère à :

L’ensemble fini des processeurs par lesquels [un objet à modéliser, comme un groupe ethnique, par exemple] reçoit ou émet les évènements qui concernent ou affectent son comportement [...] (Il résulte de cette définition qu’un système fermé n’a pas de frontière ! Ou encore, de façon moins paradoxale, que son environnement est vide.)

Le Moigne 2006 : 117

Considérée comme levier de la pensée complexe (dans le sens privilégié par Edgar Morin), la notion de frontière intervient généralement dès que le modélisateur se propose « de représenter l’objet actif, intervenant donc dans ou sur des processus » (ibid. : 127). Il n’est pas banal, dans ce contexte, de rappeler qu’à l’époque où Barth et ses collègues mettaient la dernière main à leur célèbre ouvrage Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Difference (1969), le cercle des cybernéticiens réfléchissait de son côté à « l’identification de la différenciation [des systèmes] par celle des frontières » (Le Moigne 2006 : 242)[10]. Dans un texte intitulé « Hierarchy, Entitation, and Levels » (1969), l’homme de science Ralph W. Gerard soulignait en ce sens « l’intérêt des dispositifs d’exagération des différences » dont nous disposons tous – humains – aux fins de représentation du monde qui nous entoure.

L’histoire du concept de frontière est intéressante si on regarde la place qu’il a occupée dans le développement de la modélisation des systèmes ouverts. Il s’agit d’une métaphore fondée sur « l’expérience modélisatrice des théoriciens de la biologie » (Le Moigne 2006 : 54) qui s’est éventuellement positionnée « au centre d’agendas de recherche influents en anthropologie, en histoire, en sciences politiques, en psychologie sociale et en sociologie » (Lamont et Molnar 2002 : 169). Les nombreux chercheurs qui en ont fait usage dans l’élaboration de leurs théories semblent toutefois ignorer en grande partie l’utilisation qui en est faite au-delà de leurs propres spécialités et à travers les sciences sociales (Lamont et Molnar 2002 : 168) ; et ce, au détriment d’une meilleure compréhension du potentiel explicatif de cette notion primordiale dans l’exercice de modélisation des systèmes ouverts.

Dans la section qui suit, je propose de présenter chacun des trois pôles à partir desquels il est possible d’appréhender la notion de frontière lorsqu’on décide de la considérer comme un instrument conceptuel de modélisation systémique : le pôle formel, le pôle fonctionnel et le pôle processuel. Au pôle formel de sa définition, la frontière est comparable à un contour, à une limite territoriale ou à une définition qui précise le sens d’un concept. Au pôle fonctionnel, la notion de frontière se comprend mieux comme une interface aux fonctions de contrôle, de défense et de maintenance des entités. Quant au pôle processuel de sa définition (privilégié par Barth dès 1969), la notion de frontière est plutôt compatible avec l’idée de conversion, c’est-à-dire avec l’idée d’un passage dont le prix ne serait rien de moins que la transfiguration de tous ceux qui le franchissent.

Frontière-contour : un moyen pour découper le monde

À propos de frontières et de modélisation

LA FILLE : Papa, pourquoi les choses ont-elles des contours ? [...]

LE PÈRE : Est-ce que tu veux dire que nous donnons des contours aux choses lorsque nous les dessinons, ou bien que les choses mêmes ont des contours, que nous les dessinions ou pas ?

LA FILLE : Je n’en sais rien. Dis-le moi, toi.

LE PÈRE : Je ne sais pas non plus, ma chérie.

Bateson 1977a : 46

Au pôle formel de sa définition systémique, le concept de frontière se réfère à l’acte d’entitation, mot introduit par R.W. Gerard (1969) pour désigner les processus d’identification des entités. Le Moigne en parle comme de la « science par laquelle l’homme reconnaît un même être, et lui donne existence en le dotant d’un nom, unique et reconnaissable » (Le Moigne 2006 : 71). Il s’agit donc de nommer, de désigner ou d’attribuer des identités aux choses, pas seulement aux « troupeaux de moutons », mais aux « conversations » aussi, précise Bateson (1977a) dans le métalogue déjà cité.

En ce premier sens, le concept de frontière trouve des usages qui vont de la référence à la matérialité des frontières territoriales (Lamont et Molnar 2002 : 183) jusqu’à l’évocation d’une segmentation entre « nous » et « eux » qui serait plutôt d’ordre psychologique (ibid : 169). L’hypothèse des frontières de l’historien Frederick J. Turner, par exemple, se trouve à l’extrémité matérielle de la règle graduant cet axe (voir Durafour 2007[11]) ; alors que les études ethniques favorisent plutôt une acception idéelle du terme, ce qu’affirme Martiniello en écrivant que les « frontières dont parle Barth ne sont pas physiques mais plutôt sociales et symboliques » (Martiniello 2013 : 60). Sur ce premier axe, les théories s’appuient sur une conception de la frontière (tangible ou non) comme ligne de démarcation entre deux parties fortement différenciées. Chez Turner, par exemple, on parle de la démarcation physique entre la bande littorale des terres américaines et l’océan Atlantique ou encore de la limite tangible entre l’Est civilisé et la nature sauvage du Far West (Durafour 2007). Tandis que chez Juteau, on parle, entre-autres, du maintien des « lignes de démarcation entre les Autochtones, les peuples colonisateurs, les groupes ethniques et les immigrants » (Juteau 2015 : e481).

À cette première étape du travail d’interprétation, les métaphores de « limites ou [de] frontières » sont des outils qui « nous permettent de circonscrire l’ensemble ou le système à l’étude et de le distinguer des autres systèmes et de son environnement » (Lapointe 1993 : n.p.). En quelque sorte, la métaphore des frontières agit ici comme substitut du concept de définition – au sens de « dire pourquoi une chose n’est pas toutes les autres » (Claudel 1984 [1907]). Dans l’écriture de Juteau, ce lien entre frontière et définition est fort et régulièrement mis en évidence dans des expressions comme « délimiter les frontières », « définir l’identité collective », « définir les contours, les frontières de la communauté », « redéfinition des frontières » ou « frontières politiques et juridiques définies par l’État » (Juteau 2015). Qu’elles soient matérielles ou idéelles, effectives ou imaginées, les frontières sont, à ce niveau d’interprétation, le trait que nous traçons pour noter une différence – la plupart du temps de manière arbitraire, mais aussi selon la meilleure concordance possible avec nos expériences.

La métaphore de la frontière-contour incite parfois à une expression manichéenne des différences. Lorsqu’ils y pensent en ces termes d’entitation, les auteurs utilisent alors des formules contrastantes du type « Pakhtun » et « non-Pakhtun » (Barth 1969) ; « kin and neighbours » et « non-kin and non-neighbours » (Eidheim dans Barth 1969) ; « Nous et Eux » (Severi 2010) ; et d’autres paires encore. Danielle Juteau nous en donne ici une version générique exemplaire en écrivant que « chaque groupe [...] possède une frontière composée d’une face interne et d’une face externe » (Juteau 2015 : e335).

Il est intéressant, en terminant ce volet, de citer la définition de « Qu’est-ce que définir ? » proposée par le moraliste Joseph Joubert ; car celle-ci renvoie à l’idée tout à la fois puérile et sensée de dessin, telle qu’exprimée par Bateson par le truchement de la fille dans son métalogue :

Qu’est-ce que définir ? C’est décrire, c’est dessiner avec des mots ce que l’esprit seul aperçoit ; c’est donner des extrémités à ce qui n’en a pas pour l’oeil ; c’est peindre ce qu’on ne saurait voir ; c’est circonscrire, en un espace qui n’a pas de réalité, un objet qui n’a pas de corps. Et qu’est-ce que bien définir ? C’est représenter nettement l’idée que tous les esprits se font, en eux-mêmes et malgré eux, de l’objet dont on veut parler, quand ils y pensent au hasard.

Joubert 1861 : 323-324

Frontière-interface : un lieu pour observer les dynamiques relationnelles

À propos de courroux et de tolérance

LE PÈRE : [...] William Blake [...] était à la fois un grand artiste et un homme fort courroucé. Parfois, il notait ses idées sur des bouts de papier, et il en faisait des boulettes qu’il lançait sur les gens [...]

LA FILLE : Il n’était pas très tolérant n’est-ce pas ?

LE PÈRE : Tolérant ? [...] Eh bien, non, Blake n’était pas très tolérant et il ne pensait même pas que la tolérance soit quelque chose de bien ; pour lui, la tolérance rend les choses baveuses. Elle estompe les contours et embrouille tout [...]

Bateson 1977a : 46-47

Au deuxième pôle de sa définition, la notion de frontière est abordée dans les termes de ses fonctions ; ce qui permet cette fois de modéliser la différence entre un objet et son environnement en exploitant tout le registre des dynamiques relationnelles qu’ils entretiennent ensemble. Le concept trouve alors des usages qui vont de l’idée d’une fermeture étanche aux fonctions d’exclusion et de protection à celle d’un mécanisme d’échange avec l’environnement dans la perspective d’une maintenance des activités vitales de l’entité observée. Dans ce cas, soit la frontière représente, comme chez Max Weber, « la fermeture monopolistique d’une communauté motivée par la volonté de l’exclusion des compétiteurs pour des ressources limitées » (Winter 2004 : 89) ; soit on lui attribue des propriétés de perméabilité qui en font « un espace de libre-échange et de construction perpétuelle, [qui] interroge les occasions et les circonstances des constructions interculturelles » (Ben-Messahel 2009 : 11). Qu’elles soient fermées ou ouvertes, étanches ou perméables, les frontières sont, à ce deuxième niveau d’interprétation, le mécanisme que nous réglons pour percevoir les rapports de force, les dynamiques de pouvoir et le jeu des négociations entre deux entités perçues à travers leurs différences.

De manière générale, la conception dynamique et relationnelle des frontières renvoie à la notion d’interface. C’est par ce terme que l’anthropologue Gregory Bateson aura éventuellement précisé sa pensée à ce sujet lors d’une conférence donnée à l’Institut Esalen (Californie) dans les derniers mois de sa vie (soit en 1980) :

Ce dont je veux parler, [...] ce sont des interfaces, des frontières qui sont entre […] et non des frontières qui enferment, celles-ci étant opaques ou non-perméables. [Je veux plutôt parler] des frontières qui connectent entre elles deux zones actives. [Ce qui m’intéresse, c’est] la transmission […] De telles interfaces ne sont pas des limites ou des obstacles. Ce sont des zones d’échanges actives et perméables produisant une différenciation, mais pas une séparation.

Bateson 1980 cité par Charlton 2008 : e589

Le Moigne parle, pour sa part, d’une nouvelle « recette de modélisation qui s’avère très féconde » pour la compréhension des systèmes ouverts, recette qu’il désigne comme « [l]a méthode du gonflement de la membrane [qui] conduit à privilégier, dans la modélisation, l’examen des transactions du système avec son environnement, donc ce qui se passe à la frontière » (Le Moigne 2006 : 243).

Frontière-processus : un passage où s’opèrent des conversions

À propos d’adaptation au chaos

LE PÈRE : [...] Les chevaux ne s’adaptent pas au monde de l’automobile ; et ça fait partie du même problème. Les chevaux sont imprévisibles, comme les flamants dans le jeu de croquet.

LA FILLE : Et les gens ?

LE PÈRE : Les gens quoi ? !

LA FILLE : Ils sont vivants ! Est-ce qu’ils s’adaptent, eux ? Je veux dire, aux rues ?

LE PÈRE : Non, je ne crois pas qu’ils s’y adaptent vraiment – à moins qu’ils ne fassent beaucoup d’efforts pour se protéger et s’adapter. Oui, ils doivent devenir prévisibles parce que sinon, les machines se mettraient en colère et les tueraient.

Bateson 1977a : 50

Au troisième pôle de sa définition, la notion de frontière se trouve graduée par une règle allant de l’idée de chaos à celle d’organisation. Cela ouvre un nouveau répertoire de significations qui, non seulement nous « rappellent fort opportunément que les frontières sont des lieux avant d’être des lignes » (Bennafla et Peraldi 2008 : 8), mais encore qu’il s’y passe parfois quelque chose d’exceptionnel, de complexe et de paradoxal. Dans ce registre interprétatif beaucoup plus élaboré, on parlera par exemple, côté chaos, de frontières comme de lieux de « la vie sociale, économique, culturelle » (idem) où règne la confusion « en dépit des tentatives de mise en ordre » (ibid. : 11), et où sont observées des « situations complexes, brouillonnes et chaotiques » (ibid. : 12) qui en font néanmoins « un lieu d’avant-garde où s’opèrent, dans le bricolage, des innovations » (idem) ; ou encore de « frontières introuvables [au point où le] chercheur, animé par la meilleure volonté cartographique du monde, en vient à désespérer devant un fouillis qui ne se laisse jamais réduire à une ligne » (Bromberger et Morel 2001 : n.p.). Alors que du côté organisation, on parlera plutôt des frontières comme espace-temps privilégié des processus identitaires, où s’enclenchent les mécanismes qui « conditionnent l’émergence et le maintien des groupes ethniques au sein de sociétés plus larges [et] où se joue le maintien de l’identité ethnique dans les interactions entre membres de groupes différents » (Costey 2006 : 106)[12].

Il ne faut pas manquer, ici, la subtilité avec laquelle il faut raisonner pour bien distinguer cette troisième posture – que je considère dialogique – de la précédente, selon laquelle la frontière en tant qu’interface est ouverte ou perméable. Dans l’esprit d’une appréhension de la complexité, la frontière-processus est ici plus qu’un lieu de rencontre et d’échange, plus qu’un de ces « sites privilégiés de l’observation » dont parlent les ethnologues des cultures et des chercheurs des études interethniques (Bromberger et Morel 2001). C’est, au plus faible, un espace de dialogue ou de conversation, et au plus fort, un processus qui se caractérise par une dialectique d’ordre/désordre tel que conçue par les penseurs de la complexité héritiers d’Edgar Morin (voir Mukungu Kakangu 2011 : 233).

Ainsi, chaotiques ou organisées, ces frontières sont, à ce troisième niveau d’interprétation, l’espace conceptuel que nous dégageons pour théoriser le processus du changement qu’il faut concevoir dans toute sa complexité, « avec son lot d’hybridations et d’enchevêtrements créatifs » (Bennafla et Peraldi 2008 : 8) et ses « conflits [qui] mènent inévitablement à […] la création d’une nouvelle sémiosphère d’un ordre supérieur » (Lotman 1999 : 39). On peut repérer ce troisième niveau d’interprétation des frontières en tant que zone de conversionet de conversation (Mary 2000) dans le travail de Jean et John Comaroff réuni en deux tomes intitulés Of Revelation and Revolution : Christianity, Colonialism, and Consciousness in South Africa (1991) et The Dialectics of Modernity on a South African Frontier (1997).

La « grande confusion causant des erreurs »

À propos de clarification

LA FILLE : Nous parlions d’embrouillamini, l’autre jour. Est-ce qu’en ce moment nous parlons bien de la même chose ? […] Et tu disais que la science, c’est de clarifier... […] Il me semble que je ne comprends pas très bien. Les choses passent les unes dans les autres, et moi je m’y perds.

LE PÈRE : Je sais que c’est difficile. Le fait est que – si l’on pouvait y voir clair – on s’apercevrait que notre conversation aussi a une sorte de contour.

Bateson 1977a : 48

Ces trois déclinaisons de la notion de frontière – en tant que contours, interfaces et processus, de même que leur possible croisement, voire même leur triangulation selon un jeu complexe de pondération – permettent une grande variété de perspectives qui, en l’absence d’une clé de compréhension systémique, peuvent être à la source d’une grande confusion. C’est sans doute ce qui fait dire à Lamont et Molnar qu’une synthèse est impossible :

Sans surprise, les multiples développements récents autour du concept de frontières n’ont pas encore conduit à des efforts de synthèse. Une plus grande intégration est souhaitable car elle pourrait faciliter l’identification de similitudes et de différences éclairantes sur le plan théorique, dans la façon dont les frontières sont établies à travers les contextes et les types de groupes, et aux niveaux social, psychologique, culturel et structurel.

Lamont et Molnar 2002 : 168

Dans un important effort d’organisation, Lamont et Molnar parviennent néanmoins à faire ressortir quelques grands courants de ce qu’ils ont appelé The Study of Boundaries in the Social Sciences (Lamont et Molnar 2002). Le texte notoire de Barth (1969) s’y trouve classé dans la section Ethnic/Racial Inequality, aux côtés des sections Class Inequality et Gender and Sexual Inequality, et ce, en vertu d’une organisation thématique et disciplinaire plutôt qu’en fonction d’une compréhension systémique. Cela donne à penser que certains (plusieurs) chercheurs de l’ethnicité ont fait un usage désinvolte de la notion de frontière et qu’ils n’ont peut-être pas terminé ce « travail scientifique [qui] consiste à faire progressivement disparaître le flou de la métaphore originaire » (Molino 1979 : 103) pour en tirer quelque chose de plus, comme une hypothèse ou un modèle.

Du point de vue des préceptes du Constructivisme, il y a là un dommage considérable ; car la pensée analogique (appelée aussi la pensée métaphorique, ou encore l’abduction comme mode de raisonnement) est l’un des outils les plus puissants des méthodes de modélisation qui reconnaissent le potentiel pédagogique des métaphores[13] au point d’en faire des « instruments fondamentaux de pensée [et] de raisonnement » (Pirotton 1994 : 74). En tant qu’instrument cognitif, toutefois, la métaphore ne trouve sa pertinence scientifique que lorsque, d’« une “intuition” vague inspirée d’une autre science, [elle] conduit à des formulations plus précises [...] dont les termes nous permettent ensuite de concevoir de façon plus féconde notre propre matériel » (Bateson 1977c : 94). Pour un adepte de la pensée systémique comme Gregory Bateson, la fécondité du travail métaphorique tient à cette capacité d’abstraction du modélisateur qui doit atteindre un degré suffisamment élevé[14] pour « faire apparaître des analogies entre des situations appartenant à des domaines habituellement séparés » (Boudon et al. 2016 : n.p.).

Si la métaphore des frontières fut féconde pour Barth et les anthropologues de la mer du Nord, elle le fut aussi pour plusieurs autres modélisateurs composant dans leur ensemble un bassin très riche de disciplines scientifiques. Qu’il s’agisse de sciences biologiques, humaines ou sociales, le pouvoir modélisateur de la notion de frontière ne s’exprime toutefois que dans le cas où les questions de recherche sont formulées en termes d’interaction d’une entité avec son environnement, c’est-à-dire : en termes de fonctions de maintenance (frontière-interface), bien sûr, mais surtout de transformation des organisations (frontière-processus). Autrement, elle reste à peu près stérile.

Modélisation par triangulation des perspectives

Conformément aux principes de la modélisation systémique, nous pouvons dire qu’il y a trois manières de théoriser la différence à l’aide de la notion de frontière :

  • La différence telle qu’essentialisée par des contours : cette perspective permet de « découper » le monde (différencier le groupe des x du groupe des y) ;

  • La différence telle que fonctionnant aux interfaces : cette perspective permet de représenter des rapports de force ou d’opposition ;

  • La différence telle que processant des processus : cette perspective permet de représenter la différence comme information irriguant les systèmes complexes et fournissant l’environnement propice à l’adaptation, aux apprentissages et, éventuellement, aux conversions.

En procédant par triangulation, il devient possible de construire une représentation de la différence qui en pondère maintenant trois aspects que nous pouvons sélectionner en fonction de nos finalités respectives. Ainsi, la définition ontologique nous révèlera ce que c’est ; la définition fonctionnelle nous instruira sur ce que ça fait ; et seule la définition généalogique nous renseignera sur ce que ça devient (Le Moigne 2006).

Considérant l’intérêt de Barth pour la formulation de problématiques processuelles, on peut imaginer que son utilisation de la notion de frontière s’inscrive dans cette dernière voie.

Quel constructivisme pour les études ethniques ?

C’est avec des forces de percolation variables et selon différents degrés de perméabilité des milieux institutionnels et intellectuels que, depuis les années 1930, le flux des idées constructivistes a traversé un certain nombre de disciplines. Une lecture décloisonnée permet à ce titre de constater que c’est majoritairement à travers les lunettes singulières de leurs propres préoccupations théoriques – plutôt que dans la perspective plus large de la philosophie ou de l’épistémologie des sciences – que plusieurs corps disciplinaires ont bâti « leur » constructivisme, sélectionnant à leur gré les éléments qui convenaient le mieux à leurs projets d’étude, selon une certaine logique de magasinage conséquente des besoins de chacun. On trouve ainsi une multitude de manières de s’approprier les théories et de faire usage des méthodes du constructivisme, chaque variété privilégiant l’aspect paraissant le plus fécond au regard d’un certain type de question et d’objet de recherche. C’est sans doute ce qui fait dire à ses plus virulents détracteurs que « le mouvement constructiviste serait sans doute mieux décrit comme une coalition fragile de groupes académiques nomades et marginaux » (Lynch 2007 : 225).

Sans donner raison à Lynch sur l’absence de dogme, de protocoles techniques, d’auteurs majeurs et d’idéologies, il faut reconnaître qu’un certain constructivisme mou s’illustre par la mise en oeuvre partielle ou limitée du projet épistémologique, avec des répercussions négatives sur la crédibilité scientifique des disciplines en cause et le soulèvement de questions d’ordre social et éthique qui sont de plus en plus matière à débats publics.

Considérant le caractère crucial des problématiques fixant les enjeux des études ethniques, ne devrait-on pas justement craindre les conséquences d’une édification de leurs programmes de recherche sur des fondations intellectuelles instables, voire fragilisées par des failles du raisonnement épistémologique, logique, méthodologique ou métaphorique ?

Dans un pays connu pour une longue tradition politique bâtie sur la notion du multiculturalisme (Canada), qui héberge un mouvement politique offrant l’alternative de l’interculturalisme (Québec)[15], et où l’on a par ailleurs recours à l’expertise de nombreux spécialistes universitaires et multidisciplinaires pour lutter contre le racisme et la discrimination ou encore pour exercer une meilleure gestion de la diversité (notamment à Montréal), que peut-on exiger des programmes de recherche quant à la rigueur de leur cadre épistémologique et du point de vue de la cohérence de leurs méthodes avec les finalités de leurs projets ? Faut-il réclamer des chercheurs qu’ils nous livrent des vérités absolues, scientifiques, statistiques et incontestables à propos des enjeux sociaux de l’ethnicité ? Ou plus modestement – en admettant que l’anthropologie, la sociologie, les études ethniques et les autres cadres d’interprétation de la diversité humaine ne sont ni des sciences naturelles objectives, ni des branches des beaux-arts, mais plutôt des postes d’observation qui font varier nos perspectives sur le monde social – peut-on plutôt leur demander d’élaborer des « représentations contextualisantes et intelligibles sur lesquelles [nous pourrons ensuite collectivement] raisonner pour agir » (Le Moigne 2006 : XV) ?

En somme, en faisant du projet de modélisation systémique la finalité de la recherche constructiviste en études ethniques au Québec, nous devons comprendre qu’il revient conséquemment à d’autres le soin de tracer des contours (c’est-à-dire : d’encadrer par des politiques ; d’édicter les codes du vivre ensemble, du comportement religieux dans l’espace public ou de conduites éducatives ; de durcir ou d’assouplir les règles de l’immigration ; de définir les appartenances et leur légitimité politique) ou de renverser les dynamiques relationnelles aux interfaces de la rencontre (c’est-à-dire : d’encadrer les effets de la diversité, de défendre les minorités, de dénoncer le racisme ou de réparer les iniquités dans un contexte de plus en plus diversifié). Ces projets, dit Bateson, il faut les abandonner aux « administrateurs » car « il est presque sûr », dit-il, « que la formulation scientifique des problèmes du contact culturel ne doit pas suivre les mêmes voies » (Bateson 1977b : 78) que la leur. Et si des « dichotomies » apparaissent « dans la définition du contact culturel », elles peuvent sans hésitation « être considérées comme symptomatiques de cette façon de penser en termes administratifs » (ibid.), plutôt qu’en termes de connaissance anthropologique.

Dans le contexte spécifique de la vie intellectuelle montréalaise (qui grouille dans quatre universités développant chacune des programmes d’études et de recherche dans le domaine des relations ethniques) nous pourrions aussi plaider pour une meilleure formation épistémologique de la relève de la recherche en études ethniques, que ce soit dans le contexte disciplinaire de l’anthropologie ou de toutes autres disciplines des sciences humaines et sociales ayant de l’intérêt pour les dynamiques interculturelles à l’ère de la super-diversité (Vertovec 2010). Car dans les différentes interprétations qu’on peut faire des difficultés éthiques, théoriques et méthodologiques rencontrées en études ethniques, il y a un besoin d’approfondir une réflexion sur les fondements du savoir. Comme l’a souvent dénoncé Jean-Louis Le Moigne :

[…] vous comme moi et comme pratiquement tous nos collègues, nous sommes d’une inculture épistémologique scandaleuse. Inadmissible. Immorale. […] Comment on peut être professeur dans une Université […] sans avoir passé un examen d’épistémologie, sans avoir eu l’occasion de réfléchir à des questions telles que [les trois suivantes, qui sont fondamentales :]

Le Moigne 2002 : 6

- Qu’est-ce la connaissance (la question gnoséologique) ?

- Comment est-elle constituée ou engendrée (la question méthodologique) ?

- Comment apprécier sa valeur ou sa validité (la question éthique) ?

Le Moigne 2012 [1995] : 4

Il est possible qu’un rapport de force se jouant entre les sciences pures et les sciences humaines et sociales agisse de manière implicite pour dissuader des départements et des laboratoires de recherche entiers de déployer l’énergie nécessaire pour entreprendre un tel changement de paradigme. À la décharge des institutions de la connaissance, il faut toutefois reconnaître que le défi est redoutable. Edgar Morin nous en prévient d’ailleurs lorsqu’il écrit que :

Rien [n’est] plus difficile que de modifier le concept angulaire, l’idée massive et élémentaire qui soutient tout l’édifice intellectuel. Car c’est évidemment toute la structure du système de pensée qui se trouve bouleversée, transformée, c’est toute une énorme superstructure d’idées qui s’effondre.

Morin 2005 : 75-76

Voilà pourtant ce à quoi il faut s’apprêter, ajoutait Morin, il y a de cela plus d’une décennie. Sans doute avait-il en tête cette prédiction de Bateson selon laquelle une « définition étroite des objectifs humains, renforcée par la technologie, entraînerait des catastrophes irréversibles et que seule une meilleure épistémologie pourrait nous sauver » (Bateson, cité par Charlton 2008 : e158).