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Dans la noirceur et le secret… Le titre évoque bien le propos de ce collectif : en réaction à l’image occidentale d’un chamanisme épuré et idéalisé, il souhaite dépeindre de manière plus réaliste le chamanisme amazonien, exposant son côté obscur, sa violence, son association à la vengeance, la guerre et la sorcellerie. Dans l’introduction, les éditeurs Whitehead et Wright soulignent une lacune des ethnographies amazoniennes : bien qu’elles reconnaissent le côté noir du chamanisme, elles s’y attardent rarement, se concentrant davantage sur ses aspects positifs, thérapeutiques et intégrateurs. L’ouvrage cherche à pallier cette vision partielle du chamanisme en ralliant des auteurs qui proviennent d’horizons théoriques variés et qui étudient différentes populations amazoniennes, permettant ainsi de donner une vue d’ensemble sur la question.

Ce recueil permet de constater la complexité du chamanisme amazonien, qui varie non seulement selon les différentes sociétés de la région, plusieurs spécialistes chamanes pouvant aussi coexister au sein d’une même population. Lagrou décrit le cas Cashinawa, société à moitiés dont la dualité se reflète par la prédominance de deux experts chamanes. Wilbert présente les quatre types de chamanes warao, réputés plus ou moins dangereux selon leur alliance avec différents paliers du cosmos. Buchillet différencie les chamanes jaguar et kumu des Desana : l’un ingère des hallucinogènes lors de cérémonies publiques, l’autre murmure des formules mythologiques lors de rituels solitaires. Malgré cette pluralité de chamanes, qui se distinguent par l’apprentissage ou l’expertise, tous partagent une même ambiguïté et nul n’est libre d’accusations de sorcellerie : connaissant les secrets du malheur et de la maladie, ils savent nécessairement comment les provoquer. Chamanisme et sorcellerie apparaissent ainsi comme différentes manifestations d’un même savoir.

Toutefois, les spécialistes chamanes ne se retrouvent pas partout : au sein des populations étudiées par Fausto, Pollock et Teixeira-Pinto (Parakanã, Kulina, Arara), tous les jeunes hommes doivent se soumettre à une initiation chamanique pour pouvoir accéder aux statuts d’adulte et de chasseur. Pour Fausto, adepte de la théorie de la prédation, le chamanisme amazonien ne se base pas sur un « animisme empreint d’amour » à la sauce new age ; il est plutôt intimement lié à la chasse et à la guerre et renvoie au sang, au tabac et à la figure prédatrice du jaguar. Fausto défend l’importance de l’altérité constitutive dans les cures chamaniques parakanã, qui s’effectuent lors d’expériences oniriques par l’intermédiaire d’ennemis familiarisés. Lagrou, Pollock et Teixeira-Pinto insistent davantage sur les implications de la sorcellerie pour la convivialité ethnique et Langdon ne relie pas l’ensemble du chamanisme amazonien à la chasse et à la prédation. Tous s’accordent néanmoins sur l’insuffisance d’une approche classificatoire qui fixe et oppose chamanisme et sorcellerie, ces pratiques oscillatoires étant plutôt analysées en relation à la sphère sociale et politique.

Certains auteurs traitent de comparaisons régionales, de procédés historiques et de l’impact des contextes colonial et national sur la pratique chamanique. Ainsi, Vidal et Whitehead dressent une étude comparative sur l’influence du chamanisme dans la politique locale guyanaise et vénézuelienne, où la magie fait partie intégrante du procédé électoral. Wright examine la répercussion du contact missionnaire sur les mouvements prophétiques baniwa, différents aspects du christianisme ayant été incorporés dans la pratique chamanique. L’étude historique de Santos-Granero suscite un impact indéniable puisqu’il aborde un sujet délicat : les rituels d’exécution d’enfants sorciers chez les Ashaninka qui surgissent dans des contextes d’instabilité sociale lorsque les décès se multiplient. Des enfants vulnérables, souvent orphelins, sont alors accusés de collaborer avec les étrangers et deviennent les boucs émissaires des bouleversements sociaux. Un objectif du livre consiste à prendre au sérieux et à décrire sans censure la différence culturelle radicale. Santos-Granero s’interroge toutefois : comment aborder des pratiques culturelles qui se montrent odieuses aux yeux de la moralité occidentale sans causer de préjudice aux populations concernées? Cette question d’éthique, incontournable pour la discipline anthropologique, porte indubitablement à réflexion…

En résumé, ce collectif souhaite démontrer comment les stéréotypes de tradition culturelle européenne – héritage du « bon sauvage » de Rousseau ou de la « brute présociale » de Hobbes – imprègnent toujours l’imaginaire collectif occidental et comment le chamanisme amazonien dépasse ces représentations dichotomiques. Le mérite de ce projet semble cependant en contradiction avec le titre et le ton général de l’ouvrage. Prenons comme exemple le choix de l’expression dark shaman, introduit par les éditeurs et repris par certains contribu-teurs : la connotation lugubre de cette expression semble trahir l’objectif initial du recueil puisqu’elle favorise implicitement un des pôles critiqués et réduit la complexité imputée au phénomène. Les pendules sont néanmoins remises à l’heure puisque, suite à cette lecture, nul ne peut conserver une vision rose et naïve du chamanisme amazonien.