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Préliminaire méthodologique

Le propos de cet article est de déconstruire certains répertoires canoniques d’Asie intérieure dans le but de mieux comprendre leur genèse et donc leur organisation derrière la façade lisse qu’ils présentent. Cette démarche se justifie d’autant plus que la plupart d’entre eux sont actuellement promus à une reconnaissance officielle, une canonisation qui les expose à des entreprises de restauration ou de fixation, suivies de diffusion massive altérant leur aura. Au terme de ce processus se profilent la fossilisation, la réduction de la mémoire au souvenir, et, au-delà, à la « mémorialisation ».

Par mémorialisation, on entend la fixation de la trace mnésique d’un héritage qui n’est plus actualisé mais subsiste comme un souvenir dont témoignent des monuments commémoratifs, des musées, des arbres généalogiques, des publications savantes et des transcriptions que les musiciens ne lisent pas, ainsi que des versions touristiques.

Par déconstruire on entend non pas démolir, mais examiner de quoi les choses sont faites, comment et par quelles causes formelles et efficientes leurs éléments constitutifs ont été agencés, afin d’éviter les « malentendus ». Ce n’est pas pour autant mettre en cause la dimension transcendante des phénomènes étudiés en s’appuyant sur le postulat de l’« invention des traditions ». Celui-ci n’aboutit que pour l’histoire des coutumes et ne saurait rendre compte des traditions qui incluent une réflexion sur leurs propres fondements philosophiques, qui constituent un « univers de sens » comme c’est le cas des musiques en question ici. Pour ses dépositaires, les principes de changement, de remaniement, de créativité sont bien admis, mais l’hypothèse de leur « invention » est irrecevable. Aussi loin que l’on remonte dans la genèse des traditions musicales, il y a toujours un « déjà là ». Une langue peut mourir, mais ne se fabrique pas (sauf à produire de l’esperanto ou du volapük). Or, les musiques sont aussi des idiomes.

Quoiqu’il en soit, la musicologie, qui rend compte de son objet à la fois en termes esthétiques et scientifiques, ne peut pas non plus se satisfaire du discours officiel ou de l’opinion publique. Par exemple, l’examen de l’ontogénèse et de la phylogénèse d’un corpus canonique comme celui du shashmaqom[1] de Boukhara révèle qu’il n’est pas – comme l’imaginent certains de ses transmetteurs – « au-dessus du temps », mais qu’il résulte d’un laborieux traitement au fil des siècles. Cette constatation ne le dévalorise pas pour autant ; simplement, la critique s’en tient aux faits, et les mythes et croyances sont dévoilés dans un souci de compréhension qui pourrait préserver ce genre de répertoire de la fossilisation. C’est la ligne qu’on s’efforcera de suivre dans cet article en traitant de quelques répertoires d’Asie centrale.

Les conditions d’une canonisation

Dans l’espace couvert par l’Islam des premiers siècles, succédant aux cultures antérieures, se manifeste une tendance à valoriser au plus haut point un « texte » musical de référence, qu’il s’agisse de noubas arabo andalouses, d’ayin-s mevlevi, de radif persan ou mugam azerbaïdjanais, de maqom boukharien ou khorazmien, d’onikki muqam ouïgour, ou d’autres monuments musicaux habités par la mémoire.

La constitution et la canonisation de ces « textes » ne sont pas sans analogie avec la vénération du « Livre » parmi les « peuples du Livre », ahl al-kitāb, ainsi que sont nommés les adeptes des religions abrahamiques. Ce phénomène pourrait correspondre à un formatage culturel susceptible de s’actualiser dans d’autres types de corpus originalement oraux, comme les épopées ou « oratures ». L’officialisation et la consécration comme référence et modèle dépendent selon nous d’une conjonction de plusieurs facteurs et opérations connexes, qui seront illustrés plus loin, à savoir :

En premier lieu, l’établissement d’un « Texte », de préférence fixé (enregistrement, notations, ou nomenclature) ou simplement mental ; puis, la mise à l’écart d’autres « textes » considérés comme mineurs ou moins représentatifs ; ensuite, un transmetteur privilégié, considéré comme hautement fiable, susceptible d’être lui-même canonisé, béatifié, vénéré ; la mise à l’écart d’autres transmetteurs ; à défaut d’un transmetteur privilégié, un groupe d’initiés ; en amont, afin de « constituer le Texte » et de le préserver, il faut une décision émanant d’un pouvoir politique fort (monarque, ministère) ou d’une autorité spirituelle (un ordre soufi, une Église).

Ces conditions s’appliquent plus aisément à des formes musicales collectives qui rassemblent les sujets. Elles sont difficiles à réaliser avec des interprètes isolés, des solistes, de groupes dispersés, d’où leurs enjeux identitaires et nationaux ; en conséquence, la constitution, la fixation et la canonisation des répertoires est un phénomène principalement lié aux cultures urbaines, sédentaires et privilégiant l’écrit.

Le processus allant de la dispersion vers l’unification, de l’oralité vers la textualité, il s’accompagne d’une réévaluation, et souvent d’une récupération idéologique. C’est notamment le destin des grandes oratures d’Asie centrale, comme le souligne Rémy Dor :

Répétée d’âge en âge [... la parole épique] est toujours vivante. Pourtant la spontanéité orale se prend au piège de la lettre sitôt franchie la porte de la cité. [...] Elle s’érige en Livre et projette l’être humain au-dessus des forces élémentaires. Irrémédiablement fixée dans le texte, l’épopée se fait arme doctrinale au service de l’idéologie.

Dor 2013 : 370

Le phénomène du Livre : vulgates et canonisation

Le parallèle entre la canonisation de corpus musicaux et l’établissement de Textes sacrés va de soi si l’on considère que la religion et la musique sont des lieux par excellence de la tradition. Rappelons que l’Ancien Testament n’a été fixé que tardivement à Babylone selon un narration chronologique, que le Coran a été établi en 647 après quinze années de transmission orale et plusieurs propositions écartées, et mis en ordre, curieusement, en fonction de la longueur des fragments ; enfin que la rédaction finale du Nouveau Testament s’est faite par sélection de récits, laissant de côté plusieurs évangiles et de nombreux textes, les derniers datant de l’an 96. Ces traditions orales ont été collectées, sélectionnées, structurées, puis transcrites et consacrées en vulgates canoniques. À notre époque, les ressources de la philologie, de l’exégèse et des sciences historiques ont été mobilisées pour rendre compte de la complexité de leur genèse et de leur mode d’inscription dans la culture.

Ce qui s’est passé pour la Bible, le Nouveau Testament, le Coran, ainsi que pour les textes sacrés des communautés dites hétérodoxes par rapport à l’islam[2] se reproduit dans les musiques que l’on qualifie de « savantes » parce que,

justement, elles se fixent implicitement sur un « fond de textualité » en dépit de leur caractère essentiellement oral, narratif, performatif et aural[3].

Les analogies entre l’élaboration des textes sacrés et celle des corpus musicaux suggèrent une comparaison entre les édifices religieux et les répertoires monumentaux. Il s’agit en principe dans les deux cas de lieux « habités » mais qui de ce fait peuvent aussi être désertés sans disparaître pour autant, ce qui nous ramène à l’argument développé ici. Ainsi, à l’époque soviétique, les lieux de culte d’Asie centrale ont été laissés à l’abandon ou affectés à quelque fonction profane voire dégradante. Plus récemment, en Ouzbékistan, malgré l’islamisme d’État, les lieux de pèlerinage ont été nettoyés de toute trace de dévotion pour se séculariser en espaces touristiques. Finir comme des espaces vidés de leur âme tout en étant restaurés et ouverts à tous, c’est ce qui pourrait advenir aux grands répertoires du passé qui très souvent à l’origine étaient animés d’un souffle spirituel[4].

Au Xinjiang, le muqam ouïgour a été laïcisé par le maoïsme expurgeant les textes de leurs références religieuses. Pour compléter ce corpus et terminer chaque Suite par un final paroxystique, on a néanmoins intégré les chants de derviches (les ashiq) au rythme entraînant (et accéléré), mais réduits à leur aspect profane. En même temps qu’on sécularise le répertoire, notamment en l’exposant sur les scènes locales et étrangères, certaines figures de musiciens sont vénérées ou même canonisées au même titre que les souverains fondateurs dans l’histoire des peuples. La glorification du ménestrel Bārbad (VIe siècle) au Tadjikistan[5] a précédé celle du roi iranien Ismā’il Sāmāni (IXe s.)[6] et de Tamerlan en Ouzbékistan. Pour les Ouïgours, en un double symbolisme, c’est la princesse Āmānnisā Khān au XVIe siècle à Yarkend qui fut considérée comme l’organisatrice des douze maqām (onikki muqam) transmis « jusqu’à nos jours » par Turdi Akhon Naghma (m. 1956).

Figure 1

Āmānnisā Khān, princesse ouïgour de Yarkend (1526-1560)

Āmānnisā Khān, princesse ouïgour de Yarkend (1526-1560)

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Le principe d’endogénéité

Une tradition récupérée par une narration officielle doit rejeter l’idée même des emprunts, et pouvoir se réclamer d’une endogénéité ancestrale, ce qu’aucun musicologue averti ne peut admettre a priori. Ce genre d’instrumentalisation politique est illustré par le CD qui accompagnait le projet UNESCO de reconnaissance du shashmaqom boukharien[7] : il ne contenait pas une parole en persan (sa langue originale) et finalement peu d’extraits de ce répertoire. Le programme de 2007 entendait exclure les créateurs historiques de ce répertoire : les Tadjiks et Tadjikistanais qui en maintiennent la pratique très vivante au Nord de leur pays (Province de Soghd). Le ministre tadjik de la culture dut intervenir au dernier moment pour que la proclamation de l’UNESCO englobe les deux nations. L’ouzbékisation du patrimoine tadjik et persan remonte au milieu du XXe siècle avec le plaquage de paroles ouzbeks et tchaghataï sur le shashmaqom. Cette mitose aboutissant à deux versions pouvait être en soi positive[8], mais elle fut suivie d’une forme de négationnisme culturel. De fait, les musiciens ouzbeks ne se réfèrent jamais au corpus tadjik qui avait commencé à paraître avant le leur[9], et ignorent généralement son existence. Les conditions dans lesquelles le répertoire a été ouzbékisé sont très mal connues, de sorte que les gens peuvent le considérer comme un patrimoine purement endogène. Dans le même registre, après la « réécriture » en chinois de certaines de leurs chansons, les Ouïgours du Xinjiang appréhendent d’avoir un jour à chanter leur Douzemuqam dans cette langue. Bien plus qu’une simple adaptation, il s’agirait de l’occupation de leur espace culturel.

Quoiqu’il en soit, beaucoup d’éléments sont occultés afin de privilégier certains chefs d’oeuvres musicaux d’Asie centrale. L’un de ces éléments est le fait de choisir un artefact musical pour représenter le génie de la Nation, mais en écartant les autres. L’argument, comme pour les textes religieux, est de consacrer un répertoire pour sa fiabilité, son authenticité et son étendue, mais surtout, par commodité et pour plus d’efficacité narrative, il est avantageux de s’en tenir à une référence, un transmetteur, un répertoire.

Dans la patrimonialisation par l’UNESCO[10] du shashmaqom boukharien, on a laissé de côté l’existence de deux autres traditions de Suites maqāmiques en Ouzbékistan : le altiyarim maqom (« Six maqām et demi ») du Khorazm, et le chahārmaqom (« Quatre maqām ») du Ferghana, de dimension plus modeste. De ces trois, seul le shashmaqom est originellement chanté en persan. Pourquoi les Ouzbeks ont-ils privilégié ce répertoire au détriment des autres ? Pourquoi au Conservatoire supérieur de Tachkent enseigne-t-on uniquement le shashmaqom, et évidemment dans son adaptation récente en langue ouzbek alors qu’il fut conçu pour le persan/tadjik, et que les Juifs persanophones ont contribué à sa transmission ? Probablement pour faire oublier que la Transoxiane est imprégnée de culture iranienne, que le persan était la langue de l’émir, et donner à croire que ce chef d’oeuvre est purement ouzbek[11]. Par ailleurs, Boukhara étant considérée comme la plus belle ville d’Asie centrale, elle justifiait la valorisation d’un grand répertoire. Dans ce genre de situation, il est fréquent que les instances internationales visent moins à soutenir matériellement et moralement une tradition, ce qui serait justifié pour le Khorazm[12], que de consacrer un domaine de la culture assez vivant pour n’avoir pas besoin de soutien. Cette remarque vaut également pour le mugham azerbaïdjanais, l’onikki muqam ouïgour et le radif persan, encore qu’à chaque fois la question se pose en termes très différents en fonction des relations entre la culture musicale et l’idéologie officielle.

Figure 2

tableau théorique du système musical safavide, tiré du Behjat ol-ruh (Iran, XVIIe siècle). Du centre à la périphérie : 6 āvāz, 12 maqām, 24 shu’ba (annexes), 48 gusha (types mélodiques) et 24 rythmes (usûl).

tableau théorique du système musical safavide, tiré du Behjat ol-ruh (Iran, XVIIe siècle). Du centre à la périphérie : 6 āvāz, 12 maqām, 24 shu’ba (annexes), 48 gusha (types mélodiques) et 24 rythmes (usûl).

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L’édification de monuments musicaux : plans et méthodes

Après avoir mis en cause les choix du shashmaqom de Transoxiane, la déstructuration peut se poursuivre au niveau du système. On remarque tout d’abord que, malgré le terme shash (six en persan), ce répertoire contient davantage de maqāms (modes principaux) si l’on en juge par le nom de ses sections (shu’ba : annexes ou modes secondaires). Aux modes de bases s’ajoutent une douzaine d’autres[13].

Une autre singularité de la structure du shashmaqom est que toutes les pièces instrumentales sont regroupées dans la première partie de la Suite (les mushkilot), et toutes les pièces vocales dans la seconde (nasr)[14]. Cet agencement, pour le moins unique en son genre, s’expliquerait par un protocole de performance officielle à la Cour : on jouait ces pièces pendant que l’émir avançait à pas lents, arrêté par les sollicitations des courtisans, depuis le palais jusqu’au jardin où se tenait une assemblée. Dans cette bipartition, la section instrumentale est reléguée en toile de fond, tandis que la partie « sérieuse » commence avec le long sarakhbor (« introduction ») qui dure plus de dix minutes, sur un poème classique, et dont l’interprétation demande des capacités vocales exceptionnelles. L’analyse de la forme des différentes pièces qui composent ces six Suites fait apparaître une spécificité morphogénétique qu’on peut appeler « principe de la variation rythmique ». Le Kitāb al-kamāl al-adab al-ghinā (XIIe siècle) enseigne aux chanteurs une stratégie pour faire valoir leur maîtrise au cours des joutes musicales : il s’agit de laisser le rival chanter en premier, afin de reprendre le même air et le même poème, mais en l’adaptant instantanément sur un autre cycle rythmique (usûl)[15]. Cette tactique a été systématisée dans le shashmaqom. Dans des séquences de quatre à six pièces, une ligne mélodique est « recyclée » sur des cycles rythmiques différents (usûl) formant à chaque fois une unité distincte portant le nom du cycle, plus évocateur que celui du mode ou maqām de référence. Par exemple Talqincha’i Navo (9 temps), Mughilcha’i Navo (5/4), Qashqarcha’i Navo (4/4), Sāqi-noma’i Navo (2/4), Ufar’i Navo (6/8). De surcroît, si le poème est à chaque fois différent, il évolue sur le même mètre (bahr), ce qui ne facilite pas la production de variantes rythmiques.

Un procédé morphogénétique plus aisé consiste à transposer un air d’un maqām (ou même seulement d’une gamme modale) à l’autre. C’est ce qu’ont fait les musiciens de Boukhara, si bien que tous les Qashqarcha ou tous les Talqincha des six grandes Suites se ressemblent. Ainsi, lorsqu’un élève a appris ces airs tirés d’un maqom, il lui est assez facile d’apprendre les autres. Les Ouïgours également ont appliqué ce principe : chacune des douze Suites modales (muqam), comporte trois ou quatre « formes » appelées dastan (respectivement en 4, 7 et 3 temps), mais, d’une Suite à l’autre, un bon nombre de mélodies semblent sortir du même moule, moyennant quelques accommodements. On comprend que grâce à la variation rythmique et mélodico-modale, il est relativement plus facile de construire des longues Suites (plutôt que de les « composer »), mais au risque qu’elles se ressemblent un peu toutes[16].

L’uniformité qui en résulte est accentuée par le fait que les six grands modes ou « Suites » (maqom) et leurs sous-sections (shu’ba) n’offrent pas les mêmes contrastes que par exemple les maqāms arabes, turcs et persans, en raison de leur structure : on y trouve très peu d’intervalles plus grands que le ton (conformément à un principe esthétique déjà prôné par les théoriciens grecs), tandis que leurs échelles évoluent sur 12 demi-tons quasi égaux, ignorant les secondes neutres et les tons augmentés (dits « 5/4 » de ton). Ainsi l’enchaînement des cinq mouvements centraux de la Suite boukharienne peut paraître monotone et fastidieux à l’auditeur, sauf s’il s’attache particulièrement aux paroles ou si les instrumentistes proposent une luxuriante ornementation. Cette redondance et la monotonie qui en résulte pourraient expliquer qu’on interprète rarement un maqom en entier. Les musiciens ont tendance à démonter ces Suites en interprétant leurs parties de façon autonome ou par groupe de deux ou trois, si bien que l’on peut se demander si la forme de longue Suite n’est pas simplement une grandiose spéculation à partir d’un modèle antique plus compact[17]. Du côté ouïgour, en revanche, il n’est pas rare d’entendre un muqam de près de deux heures, ce qui tient d’une part à un dispositif plus varié avec introductions non mesurées, alternance de chant et de pièces instrumentales, tempo s’accélérant globalement et éléments chorégraphiques. À ces traits techniques s’ajoute un élément différentiel important : le cadre de la performance, qui est couramment festif et privé.

L’esprit de Suite et le recul du sens modal

Le principe de la Suite fait partie des formes les plus répandues de la musique du monde musulman, mais il n’y a que le shashmaqom et les maqāms du Khorazm et du Ferghana qui soient d’un bout à l’autre mesurés. Du même coup, les répertoires d’Asie centrale laissent peu de place à l’improvisation : on peut juste enlever des passages, étendre un mélisme ou l’interpoler à partir d’un fond commun aux autres Suites. La possibilité d’improvisation est quasiment constitutive de la définition du maqām dans l’espace où il a cours. De ce point de vue, l’Asie centrale fait figure d’exception car le terme maqām renvoie en premier lieu à une Suite de compositions, et en second lieu à une structure mélodico-modale qui relie les différentes sections enchaînées et réapparaît après chaque changement de mode (voir note 10). Ce lien est plus évident dans l’onikki muqam ouïgour qui, contrairement au shashmaqom, ne comporte pas d’annexes (shu’ba) du maqām de référence.

D’ailleurs, compte tenu de l’ancienneté de la forme Suite, attestée en Asie centrale avant l’islam, il n’est pas exclu que le terme maqām, qui apparaît au XIIIe siècle, ait eu ce sens-là à l’origine, avant de désigner le principe mélodique assurant la cohésion de la Suite. De toute façon, le concept de mode existait bien avant l’adoption de ce terme au XIIIe siècle au Moyen-Orient[18]. Un musicien arabe, turc ou persan sait toujours dans quel maqām il improvise ou interprète telle ou telle composition. En revanche, en Transoxiane, l’identification d’une pièce ne se pose pas en ces termes : ce que l’auditeur repère immédiatement, c’est le genre rythmique, non la forme modale. S’il exécute une pièce tirée d’une des Suites (maqom) Segoh, Navo ou autre, il connaît évidemment son nom (sans expliquer en quoi un maqom se distingue de l’autre), mais s’il entend une chanson, il sera plus en peine de dire à quel maqom elle peut se rattacher. Tout au plus pourra-t-il dire que la pièce se joue sur la même gamme que tel ou tel maqom. Dans les écoles de musique, on n’explique pas en quoi consiste tel ou tel maqām, on se contente de donner sa gamme sur une octave[19] en lui attribuant des noms abandonnés depuis longtemps par la musicologie occidentale : mode phrygien, lydien, dorien, etc. Si l’on en demande plus, on vous dit par exemple que chacune des six Suites présente de nombreux aspects : le commencement, le milieu et la fin diffèrent ; aussi est-il difficile de déterminer un mode maqām de référence.

Les raisons de cette faiblesse théorique qui contraste avec une pratique demandant une haute qualification pourraient être les suivantes. À la différence des cultures arabes et ottomanes, en Asie centrale, depuis deux siècles, on s’est très peu intéressé à la théorie musicale, notamment aux modes et aux intervalles. Sous l’influence russe (ou chinoise dans le cas des Ouïgours), ces musiques ont été abordées, avec les concepts occidentaux du XIXe siècle, en une méconnaissance des systèmes orientaux et de leurs formes anciennes. On n’a guère tenu compte de la spécificité des intervalles musicaux et des instruments avec lesquels se jouaient les maqām. Le shashmaqom apparaissait alors comme un corpus de pièces individuelles susceptibles d’être isolées les unes des autres, et transposées sans problème sur des luths dont les frettes, désormais fixes, produisaient des échelles de douze demi-tons tempérés. On a négligé les positions traditionnelles sur lesquelles s’articulaient tel ou tel maqām, par exemple Rost sur la seconde frette du luth avec un accordage spécifique, Eroq sur la septième, etc. De plus, durant la performance d’un même maqām, on changeait de note fondamentale en fonction des possibilités vocales du chanteur : une partie sur Sol, une autre sur Fa, une autre deux tons plus haut, au lieu de garder toujours le Sol comme référence[20]. Ainsi s’est perdu le sens de l’unité modale et maqāmique de chaque suite, ce qui, s’ajoutant à l’uniformité des gammes, a pu conduire à des erreurs dans la dénomination des maqām et shu’ba. Cela expliquerait que leurs noms ne recouvrent pas les réalités courantes correspondantes au Proche et au Moyen-Orient[21].

Illustrons ces points par une observation de terrain remontant à 2005. Un musicien ouzbek de haut niveau préparait un concert en collaboration avec des musiciens iraniens. Il enregistra 5 pièces dans le maqom Navo, mais de telle sorte qu’il fut impossible de déterminer l’unité modale de ces pièces. Après de longs échanges de courrier il apparut enfin que le soliste ouzbek jouait la première pièce (tasnif) une quinte au-dessus de la tonalité d’origine, puis la seconde (gardun) un ton au-dessus, « parce que, disait-il, on me l’a apprise ainsi », et enfin les autres, dans la tonalité d’origine. De plus, les pièces suivantes (Mughilcha’i Navo et ses dérivés Talqin, Ufar, etc.), donnaient l’impression de ne plus être dans le mode initial. Pourquoi ? La réponse vient plus tard d’un maître khorazmien qui m’expliqua que la Suite Mughilcha était en fait dans le maqām Bayot (une annexe de Navo), mais que dans les versions officielles, on avait oublié son appartenance modale originelle. Une fois éclairci ce point, le musicien ouzbek déclara qu’il pouvait jouer chacune de ces pièces sur n’importe quelle hauteur, en fonction de ce qui convenait aux autres instrumentistes. Il ne se rendait pas compte que l’amateur de maqām entend que l’unité modale soit préservée. Cette façon d’appréhender le répertoire tient aussi en partie au fait que très peu de ses dépositaires en connaissaient la totalité, qui est accessible de nos jours par des notations. Certains arguent en effet que la transcription des six maqom publiés à partir de 1950 au Tadjikistan est le résultat d’un montage à partir de fragments recueillis auprès des trois maîtres différents[22].

Un courant de reconstruction

Cette approche peut, elle aussi, être qualifiée de déconstructionnisme car elle contribue au démantèlement des six Suites, mais ne dit pas comment ni pourquoi elles ont été constituées. Cependant, depuis une bonne dizaine d’années, elle est contrebalancée par une vision hyperconstructiviste défendue avec passion et science par le maître tadjik de Douchanbé, Abduvali Abdurashid, qui termine l’édition complète et l’interprétation intégrale du shashmaqom, avec un appareil critique jamais égalé dans la région.

Cette tâche titanesque illustre le modèle de la textualisation et de la canonisation proposé au début de cet article. Il ne s’agit pas simplement de recueillir la vulgate exemplaire d’une autorité incontestable qui dans ce cas n’existe pas, mais de rassembler les sources existantes et de mettre au point le répertoire à différents niveaux. Pour commencer il a rétabli la logique modale ancienne des maqom en assignant leur position respective sur les frettes (parda) du luth tanbur. Puis il a corrigé les « fautes » d’interprétation répercutées dans les transcriptions antérieures en appliquant strictement les règles de la métrique poétique (‘aruz). Enfin, il a réuni et comparé toutes les sources disponibles pour parvenir à une version optimale. Le processus de restauration et de canonisation de ce répertoire est presque achevé puisqu’il est passé par la phase incontournable de la fixation par les notations et les enregistrements des concerts très officiels diffusés par la télévision tadjik et gravés sur DVD. La dernière étape sera la publication de plus d’un millier de pages de notations, de commentaires et d’analyses. Toute l’entreprise fut soutenue durant des années par l’approbation de principe des instances politiques, qui permit surtout un généreux financement d’une importante ONG.

Face à ce corpus exhaustif, les quatre ou cinq vulgates déjà existantes du shashmaqom apparaîtront comme des apocryphes. Mais pour être canonisé, il faudra la caution unanime des experts et des connaisseurs, ce qui n’est pas encore acquis. D’une part, il est probable que les Ouzbeks qui se réclament du même répertoire feindront d’ignorer cette entreprise et poursuivront leur voie comme ils l’entendent. D’autre part, certains dépositaires de la même tradition expriment leur scepticisme quant à l’orientation et à la vision du maître, notamment à l’écoute des performances de son groupe. En établissant une Académie de maqom, il était difficile d’éviter le piège de l’académisme où il était tombé durant l’époque soviétique.

On laissera de côté la question cruciale et délicate de l’authenticité vs académisme pour retenir de cette entreprise le point suivant : alors que le shashmaqom était perçu comme un répertoire fermé, A. Abdurashid a reconstruit certaines parties considérées comme « manquantes » en référence à un tableau idéal tiré de structures de quelques suites considérées comme complètes. On note que les Ouïgours ont également voulu compléter certaines Suites muqam, en composant des sections appliquant les procédés de composition tirés de l’onikki muqam. Il est possible que ce projet soit la conséquence d’une nouvelle appréhension du répertoire, non plus essentialiste, mais phylogénétique et morphogénétique. Si les maîtres anciens ont édifié ces monuments progressivement, il est permis d’y adjoindre des parties composées dans le respect des principes classiques.

À ces exceptions près, on admet bien la restauration ou la réhabilitation de ce genre de répertoire mais pas leur développement. Cela s’explique en partie par le fait que ces Suites sont anonymes, qu’elles ne portent guère de trace d’un compositeur identifiable, pas de datation, et tout au plus une marque régionale ou le nom d’un transmetteur. En Transoxiane, les compositions qui se situent hors de ce corpus sont qualifiées de « populaires-classiques » (khalqi klasiki). Ce label reflétant des catégories soviétiques, signifie non pas qu’elles sont « folkloriques » mais qu’elles sont l’oeuvre de compositeurs bien identifiés, qu’elles sont le bien de toute la société (le « peuple »). De son côté, le shashmaqom est considéré comme un art de cour, atemporel, à la perfection inimitable, ce qui contribue à sa canonisation, sa fixité et sa fermeture, d’autant plus que l’émir et sa cour ont été déposés en 1920.

Généalogie du radif persan

Cette conception quelque peu idéaliste vaut aussi pour le radif persan et son équivalent azerbaïdjanais, le mugham, qui sont eux aussi organisés en 12 Suites modales[23] comportant de 100 à 300 séquences discrètes (gusha). La différence essentielle est que dans ces deux cas, le répertoire est composé principalement de mélodies non mesurées, qui de surcroît doivent servir de modèle de composition ou d’improvisation. De rythme fluctuant, elles ne sont pas jouables ou chantables à plusieurs, et leur performance reproduit rarement la version modèle, sauf à des fins de démonstration ou d’enseignement. L’idée d’enchaîner 20 ou 30 sections en forme de mélodie modale remonte au moins au XVIIe siècle en Perse. La constitution de 12 Suites ou grands maqāms[24] reflète une catégorisation bien connue, très ancienne (XIIIe siècle) et symbolique. Un document rare remontant au début du XIXe siècle donne un inventaire des 12 modes (dastgāh) dont cinq sont réduits par la suite à des types mélodiques de moindre importance (gusha). Vers 1850, un génial musicien de cour, ‘Ali Akbar Farāhāni, présente une classification différente et un répertoire personnel qui sera transmis au sein de sa famille sur trois générations et qui est toujours en vigueur. Son neveu et ses deux fils, notamment Mirzā ‘Abdollāh (m. 1917), parachèvent alors un corpus instrumental très riche et très travaillé que leurs élèves apprennent par coeur[25].

Après une période creuse, le radif est revalorisé en 1963 avec une compilation remarquable d’un transmetteur des plus fiables, Musā Ma’rufi, dont le nom apparaît discrètement sur la publication, éclipsé par celui d’un physicien qui y a inséré un article[26]. Ce n’est qu’en 2013 que fut publiée une lettre de M. Ma’rufi se plaignant de ce que l’éditeur (le Secrétariat d’État aux Beaux-Arts) a occulté la façon dont l’auteur avait collecté avec peine tous les éléments de ce répertoire, sans aucune explication sur ses sources et son contenu. Le radif apparaît donc comme un bloc compact et anonyme, avec juste quelques mentions occasionnelles dans le titre des pièces telles que « gusha X, autre version ».

Quelques années plus tard apparaît une version très différente, quoiqu’en principe remontant à la même source. Elle fut fixée par l’enregistrement historique de Nur Ali Borumand (m. 1976), lequel s’appuyait sur l’enseignement de Isma’il Qahramāni, assistant de Mirzā ‘Abdollāh. Vers 1976, ce répertoire encore inédit fut transcrit en trois cent pages qui ne furent publiées qu’en 1991. Depuis lors, les notations du radif de Mirzā connurent plusieurs rééditions et piratages, et se vendirent à des milliers d’exemplaires[27]. En fait, de 1970 à nos jours, ce radif éclipsa les autres versions, remontant pourtant à la même source, et d’une perfection égale. La promotion d’un tel monument musical tient en partie à la personnalité de Borumand et à ses origines aristocratiques qui lui permirent de valoriser son savoir. De plus, son statut de professeur à l’Université de Téhéran le mettait en position de force pour imposer la version qu’il enseignait. Quelques personnes, s’appuyant sur les enregistrements et les transcriptions, contribuèrent à répandre ce répertoire au détriment de tout autre, mais sans soutien officiel comme dans le cas du shashmaqom boukharien.

Secret, divulgation, banalisation

Ce n’est que progressivement qu’apparurent des enregistrements susceptibles de concurrencer cette vulgate et, plus encore, de remettre en question la genèse ou l’évolution du radif. Cette évolution peut avoir été favorisée par une « usure » du répertoire, une perte de l’aura due à la répétition et à l’imitation, dans une culture valorisant fortement les changements, ce qui n’est guère le cas de la culture ouzbek. Toujours est-il que dans un même mouvement apparut un désir de nouveauté et des données radicalement nouvelles. Les enregistrements de ‘Ali Akbar Shahnāzi (le petit-fils de Farahāni) finirent par être exfiltrés des archives officielles pour les initiés vers 1975, pour apparaître sur le marché en 2003, soit environ quarante ans après leur réalisation. Cette publication fut précédée en 2001 de celle du radif transmis par Mortezā Neydāvud (1901-1990), un maître bien connu pour ses enregistrements 78 tours. Il en fut de même des enregistrements privés de Fakhkham-dowle Behzādi, un amateur inconnu du public, réalisés dans les années 1950 par des amateurs éclairés et publiés en 2005[28]. Ce maître inconnu du public avait pourtant été le meilleur disciple de Mirzā Hoseyn-qoli (m. 1915). On notera que les cinq versions mentionnées avaient pour support instrumental le luth târ ; cependant, d’autres radifs émergèrent. Avec le développement des enregistrements et la conscience retrouvée des valeurs du passé, plusieurs répertoires non moins exemplaires furent exhumés. Il y eut le radif vocal d’Āqā Ziā, transmis et étoffé par Hātam Asgari Farahāni (n. 1933), longtemps gardé secret, puis enseigné oralement, et enfin partiellement enregistré. Son étendue était environ quatre fois supérieure aux versions existantes, mais il fut loin de recueillir une approbation unanime car on soupçonna le transmetteur d’en avoir inventé une partie. Or, dans une logique de vénération du legs des Anciens, c’était presque une profanation que d’ajouter quelque chose aux vulgates connues. D’ailleurs en un siècle, seuls trois ou quatre types mélodiques y avaient été intégrés par des maîtres fameux, encore qu’il s’agisse plus d’emprunts que de créations. Bref, le radif, semblable à une révélation, était désormais fermé, et il n’y avait rien à y ajouter[29]. Toute création devait se situer en dehors, sans prétendre au statut de modèle. Cela n’empêcha pas l’émergence de versions ou même de corpus anciens qui étaient restés dans l’ombre.

On savait par exemple que le fameux maître d’Ispahan, Hasan Kasā’i (1928-2012), détenait un radif original, mais il ne le jouait jamais en public ou sur les ondes, se contentant d’improviser. Il l’avait néanmoins présenté et commenté à la radio nationale dans les années 1960 avec des exemples joués au luth setār et parfois chantés. Ce répertoire n’était connu que de quelques intimes, car Kasā’i n’avait pas besoin d’élèves et de concerts pour vivre, et quittait rarement sa ville natale. Or ces enregistrements historiques ne furent publiés qu’en 2008 en cinq CDs, révélant des différences considérables avec les vulgates de Téhéran[30]. Le répertoire de ce maître donnait du crédit à celui du chanteur isfahanais Abbās Kāzemi[31] découvert en 2005, qui affiche des divergences encore plus nettes avec le radif de Téhéran.

C’est un peu comme si la « vérité » d’un texte se trouvait soudain relativisée par la découverte d’une quantité d’autres textes présentant une narration quelque peu différente. La musique persane s’était cristallisée et officialisée entre 1850 et 1920 à Téhéran pour se répandre en province, mais apparemment les musiciens d’Ispahan, l’ancienne capitale safavide, avaient préservé ou développé un autre répertoire dont l’émergence récente justifie de déconstruire et repenser le système persan, sans oublier l’école azerbaïdjanaise, qui est comme une branche du même tronc.

Enfin, en 2011, Shahāb Menā, dans un ouvrage bien documenté, démontra que, parallèlement au radif détenu par la famille et les disciples de ‘Ali Akbar Farahāni, la lignée de santuristes remontant au chef des musiciens de cour Mohammad Sādeq Khāni (dit Sorur ol-Molk, vers 1900) possédait sa propre vulgate dont Habib Somā’i (1905-1946) fut le dernier dépositaire. Pour étayer sa démonstration, l’auteur a livré 130 pages de transcriptions de ce répertoire et accompagné l’ouvrage d’un CD d’entrevues et d’enregistrments de santur joué par des élèves de Somā’i, dont certains sont à peine connus. Jusqu’alors on pensait que les santuristes détenaient seulement une technique, un style, et une approche essentiellement improvisationnelle de la musique savante. On sait maintenant qu’ils avaient eux aussi un répertoire parfaitement au point qui aurait disparu sans cette inititative. Ainsi, une fois de plus, la « vérité » du radif instrumental de Mirzā ‘Abdollāh se trouve relativisée. On s’était polarisé sur un « évangile », et l’on se retrouve avec au moins quatre « textes » tout aussi authentiques, sinon plus anciens, ce qui est paradoxal pour une musique qui privilégie l’improvisation. De plus, après les versions pour les luths tār, setār et pour le cymbalum santur se prépare l’exhumation d’un autre répertoire instrumental, joué il y a un siècle à la viole kamānche par les émules de Bāqer Khān et Esmā’il-zāde.

Du script au texte et vice-versa

La multiplicité des radif ou de leurs fragments, ainsi que leur émergence progressive est révélatrice de deux facteurs : d’une part, le passage du caché à l’apparent, de l’ombre à la lumière ; et, d’autre part, le passage de la narrativité à la textualisation, et de là, du texte ou à une version canonique. Il semble qu’à partir de ce qu’on peut qualifier de script, de scénario de performance, on parvienne progressivement à l’idée de modèle, ce qui ne veut pas dire que cet axe soit à sens unique, surtout à notre époque où l’oubli relatif des versions verbatim incite à la réinvention. Quoiqu’il en soit, c’est durant la période préindustrielle, dans les master classes de Mirzā ‘Abdollāh et Hoseyn-qoli, puis de Darvish Khān, et plus tard de Shahnāzi, Borumand et M. Karimi que le radif s’est fixé en modèle académique immuable, joué note pour note. Avec l’apparition de moyens d’enregistrement et de conservation de plus en plus performants et commodes, le texte mental devient un texte écrit (les partitions) et surtout un texte magnétique ou digital, si bien que la mémoire qui le fait vivre et revivre est nettement moins mobilisée[32]. Le texte, devenu disponible pour tous, risque de perdre son aura de secret bien gardé, de lasser les amateurs, voire même de passer de la mémorisation au « souvenir » et de trépasser sous la stèle de la « mémorialisation ».

Figure 3

Mirzā ‘Abdollāh et ses élèves. Téhéran, vers 1910

Mirzā ‘Abdollāh et ses élèves. Téhéran, vers 1910

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Pour les tenants de cette tradition, le radif est une forme parfaite et tout arrangement, omission, ou paraphrase est d’emblée suspect[33]. Pour d’autres, le radif est une mise en forme et une séquencialisation exemplaires des gusha, et toute performance doit approcher cette perfection, sans qu’il soit nécessaire de reproduire tel quel le modèle. Pour d’autres enfin, ce n’est qu’une méthode pour apprendre la musique et un stock de formes à exploiter librement.

Poursuivant notre démarche de déconstruction, nous relevons tout d’abord que, dans le passé, des instrumentistes et des chanteurs développèrent le radif par un apport de compositions plus ou moins personnelles ou d’arrangements d’airs de provenances diverses. Un inventaire analytique montre que sur une ossature de maqāms officiellement recensés dans la majorité de l’espace culturel arabo-musulman se sont greffés au fil des siècles au moins une cinquantaine de types mélodiques (gusha) provenant des quatre coins de l’Iran, comme l’atteste leur taxinomie. Le radif fut donc constitué de pièces rapportées, et en principe, rien n’empêche un musicien d’y ajouter des éléments, et de l’enseigner. De nos jours, les musiciens ne craignent pas d’inclure dans leur performance des airs provenant du folklore ou de leur imagination, mais toujours « à côté du radif ». Il semble en effet qu’au début du XXe siècle ce corpus soit arrivé à un point de saturation, de sorte qu’il est devenu très difficile d’y ajouter quelque chose. À un niveau plus profond encore, le contenu modal du radif n’a pas évolué depuis cent cinquante ans. Dès lors se pose à nouveau la question de la raison de cette fermeture qui caractérise aussi le shashmaqom et d’autres répertoires d’Asie centrale.

On peut supposer que la création de modes nouveaux est favorisée par des changements d’un autre ordre tels qu’une forte acculturation ou déculturation, la découverte de nouveaux instruments, l’émergence d’un nouveau public ou de nouvelles conditions socioculturelles affectant la vie musicale. Toutefois l’efficience de ces facteurs n’est pas aisée à démontrer et il est plus sûr de prendre en considération des paramètres plus spécifiquement musicaux.

Il faut d’abord savoir que toute la musique persane, dans ses aspects modaux, rythmiques, métrico-poétique, ornementaux et stylistique est grosso modo un reflet savant et raffiné des diverses traditions populaires et professionnelles de l’espace iranien. Un mode ou un rythme étranger à ce cadre a peu de chance de se greffer sur le répertoire savant, car cela supposerait de bousculer les habitudes des auditeurs, de reformater leur perception et de les arracher à leur routine. Par ailleurs, dans la perspective du système lui-même, il faudrait qu’un mode nouveau corresponde à une « case vide » du répertoire, tout en se conformant aux règles sous-jacentes à ce répertoire[34]. Il existe objectivement des possibilités d’innovation à l’intérieur du système (et plus encore, des chemins de modulation), mais finalement, la greffe ne pourrait prendre qu’en s’appuyant sur une sorte de Volksgeist, avec l’approbation d’un consensus d’experts, ou encore grâce au charisme exceptionnel d’un seul maître tenu en haute estime par un large public[35]. Sans remplir ces conditions, les nouveautés dans ce domaine sont vouées au destin de « produits consommables », de mélodies « du temps » (zamânavi, comme disent les Tadjiks)[36] et non « au-dessus du temps ».

Final

Transhistoriques, peut-être, mais pas exemptées de devenir : les formes qui nous viennent du passé sont celles qui ont survécu à une sévère sélection culturelle. Les autres sont tombées dans l’oubli ou ont été recyclées pour en engendrer des nouvelles. Les mélodies ainsi que les rythmes et les poèmes étaient enregistrés dans une mémoire non seulement mentale mais aussi physique, par le mouvement et le souffle. Elles étaient préservées et transmises dans des cercles de connaisseurs et en même temps constamment « réécrites », « commentées », et ouvertes à l’herméneutique, à l’instar d’un texte philosophique, poétique ou sacré. À l’ère moderne, les grands répertoires des cultures musulmanes ont été fixés schématiquement par des notations dont la lecture met en oeuvre des représentations et des facultés cognitives nouvelles qui concurrencent celles requises par les traditions orales. Dans leur fonction d’aide mémoire ou de structuration du répertoire, les notations n’ont pas d’incidence sur la performance et la transmission. C’est quand elles fixent et verrouillent un corpus pour l’ériger en référence unique que, par un effet pervers de réification, ce qui était sensé être sauvegardé risque d’être mis de côté et de se perdre. De plus, bien que certains anthropologues pensent que le passage de l’oralité à l’écriture ne change pas grand chose, dans le cas de la musique, les notations et les enregistrements constituent une barrière à la transmission directe. Il y a un demi-siècle déjà le fameux maître iranien Abol-Hasan Sabâ (m. 1957) avait saisi ce problème essentiel de la transmission, qui prendra toute son ampleur deux générations après lui. Bien que les notations fussent encore rares, il écrivait :

Autrefois... l’élève était obligé de répéter chaque gushe du répertoire et tant qu’il ne l’avait pas mémorisé, son maître ne lui en enseignait pas un autre. Maintenant que les notations sont devenues courantes, les élèves apprennent par eux-mêmes, sans se rendre compte de leurs défauts ; ils passent superficiellement sur un dastgâh en le jouant une ou deux fois à partir d’une transcription.[37]

Par ailleurs, la spécificité de notre époque, c’est que tout peut être conservé, et l’est presque systématiquement, par de gigantesques chantiers de fouille, de collecte, d’archivage, de restauration, et ce, bien au-delà des attentes et des capacités de réception du public. Face à la masse de données disponibles et à leurs possibilités illimitées de reproduction et de diffusion, le public ne trouve plus ses références, d’autant moins qu’en considérant toutes les cultures comme égales entre elles, les formes musicales les plus variées sont mises au même niveau. Quqoiqu’il en soit, si le mélomane a l’impression d’y avoir accès, il doit être conscient qu’il s’agit de traces acoustiques désincarnées et décontextualisées, peu aptes à communiquer l’expérience dans laquelle elles s’enracinent. Ce sont peut-être ces facteurs qui ont conduit T.W. Adorno à s’interroger en ces termes : « Il est concevable, sans que ce soit une simple éventualité abstraite, que la grande musique est quelque chose de tardif qui ne fut possible que dans une période limitée de l’humanité » (Adorno 1982 : 12). Si cette hypothèse se vérifie, il ne restera bientôt des grands monuments musicaux d’Asie intérieure que des vestiges et des plaques commémoratives, et pour le reste, dans la logique de ces propos, seulement des « petites » musiques. Mais peut-être la nostalgie d’un passé à la fois révolu et présent, le sentiment de la perfection des origines ainsi que le pressentiment d’une fin proche constituent-ils l’éthos même de la Tradition. Il y a cinq siècles déjà, alors que la splendeur des Safavides éclipsait celle des Timourides, un poète persan en déplorait le déclin :

À notre époque, le bois de chauffage et le santal sont considérés identiques […]

Le braiment de l’âne et le chant de David sont considérés identiques.