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Voici un bel ouvrage d’introduction à l’anthropologie du développement. Davantage destiné au grand public, il pourra tout de même intéresser un lectorat plus averti qui cherche un bon survol général des thématiques associées au changement social vécu par les cultures du Pacifique au cours de leur histoire. Les exemples cités par l’auteur proviennent majoritairement de la Papouasie-Nouvelle Guinée mais son intention est d’offrir des pistes de réflexion applicables à toute la Mélanésie. En cela, il complète son premier ouvrage, An Introduction to the Anthropology of Melanesia : Culture and Tradition (1998), qui présentait la région selon les grands paramètres de l’anthropologie classique. Pragmatique, voire parfois humoristique, et résolument engagé dans la branche appliquée de la discipline, l’auteur voit l’anthropologue non pas comme un acteur qui facilite le passage en douceur des pays en développement dans le monde industriel, mais plutôt, bien plus modestement, comme « acting as weak brakes on the development juggernaut […] as Band-aid remedies at the local community level when transplant surgery is demanded at the international one » (p. 8 ; p. 11).

Chacun des chapitres présente et critique un thème de recherche contemporain en anthropologie du développement : modernisation et dépendance, nationalité et identité culturelle, développement participatif et savoirs indigènes, ethnicité et orientalisme, développement économique et urbanisation, mouvements millénaristes (cultes cargo) et transformations religieuses, tout en soulignant l’apport privilégié de la discipline dans chaque domaine. L’auteur cherche, en fait, à exposer les implications sociales des interventions réalisées dans le cadre de l’aide et du développement international encore fortement teintées d’évolutionnisme (théorie de la modernisation). On peut déplorer, en ce sens, qu’il n’accorde que quatre pages à la problématique des rôles et rapports sociaux selon le genre. Bien que les femmes soient intégrées dans une division du travail, notamment agricole et commerciale, établie selon le genre, et qu’elles aient une « domestic worldview » (p. 103), l’auteur affirme que les cultures mélanésiennes sont basées sur des relations d’égalité. Qui plus est, il critique sans les nommer les auteurs étrangers qui ont préjugé du statut d’infériorité des femmes dans les relations sociales au sein du ménage et dans l’économie informelle. S’agit-il de l’une ou l’autre des deux seules références portant sur le genre en Mélanésie citées dans l’ouvrage ? À vouloir embrasser d’un coup toute la diversité culturelle mélanésienne, on risque d’en simplifier quelques aspects non négligeables.

Sillitoe a l’avantage de traiter d’une région qui a été largement étudiée. À ses riches données de terrain s’ajoutent des extraits de comptes rendus anthropologiques et historiques qui, se complétant, lui permettent d’interpréter la confrontation de l’histoire rapportée par les Européens et par les peuples mélanésiens. Les interprétations culturelles des uns face aux autres évoquent, en parenté lointaine, l’exposé de Marshall Sahlins sur la structure de la conjoncture dans Les îles de l’histoire. Les événements historiques portent des signatures culturelles et temporelles distinctes, car ils font appel aux héritages, catégories et référents culturels de chacun, orientant ensuite le sens, l’importance et la place qui leur seront accordées, mais aussi la réponse qu’on y donnera, personnellement et collectivement. Le souvenir et l’interprétation wola du passage, en 1935, d’une patrouille d’exploration européenne, tels qu’ils apparaissent dans les entrevues de l’auteur, illustrent les différences non seulement entre les deux groupes culturels mais aussi entre les personnes (chapitre trois).

Par ailleurs, l’auteur critique les théories de la modernisation et de la dépendance qui ne riment trop souvent qu’avec changement technologique et croissance économique. Donnant l’exemple du passage de l’outillage de pierre à l’outillage de métal chez les Siane, il démontre d’abord que l’augmentation du temps disponible ne s’est pas traduit en augmentation de « capital » personnel, mais plutôt en désir de travailler afin d’augmenter la capacité d’échange du groupe. Leur économie de subsistance était jugée suffisante (p. 66). Ensuite, il explique comment, sans subventions gouvernementales, qui rupturent les processus culturels, les procédés de différentiation structurelle et d’intégration caractéristiques de l’idéologie du développement n’auraient pas eu de prise sur les Siane. Finalement, les processus mis en oeuvre ont progressivement transformé, quoique de façon partielle, les chefs en entrepreneurs et les essarteurs en paysans.

L’auteur mentionne trois aspects principaux de l’organisation sociale qui militent toujours contre la formation d’une structure de classe, essentielle au développement d’une économie marchande : 1) la tenure foncière coutumière ; 2) le rapport très étroit entre le succès commercial et les réalisations personnelles (exemple des Gorokan, p. 119) ; et enfin, 3) la persistance des guerres tribales comme mécanisme culturel de rééquilibrage des richesses. Ainsi, bien que la région soit résolument inscrite dans un vaste processus de développement par la « mise en valeur de ses ressources » (notamment les mines et forêts), par l’importance de la monétarisation des relations économiques mais aussi par les problèmes socio-économiques qui y sont liés (migration de travail, déplacements de population, exode rural et questions d’identité), encore une fois, Sillitoe nous démontre que les processus culturels locaux sont mis en oeuvre et actualisés.

Une carte de localisation des lieux traités orne bellement le début de chaque chapitre. Témoignant d’événements historiques, culturels et écologiques, plusieurs photos, bien que jamais datées, viennent appuyer de façon convaincante l’exposé sur le changement social dans tous les aspects des sociétés régionales. Il aurait été utile que Sillitoe recoure parfois à des ouvrages plus récents — quelques chapitres reposent presque entièrement sur des données ethnographiques provenant des années 1970. La bibliographie et la médiagraphie qu’il propose à la fin de chaque chapitre constituent un bon outil de référence pour les personnes souhaitant approfondir leurs connaissances de la région.