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L’histoire longue des disciplines scientifiques qui se partagent le champ des sciences humaines et sociales révèle un double mouvement. Ces disciplines n’ont cessé de se développer en perpétuant logiquement leurs singularités respectives. Ce faisant, de manière simultanée ou décalée, elles ont mobilisé des modèles interprétatifs que l’on pourrait dire similaires. Autrement dit, les objectifs, les objets et les méthodes de la linguistique, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire, de l’ethnomusicologie ou de l’économie ne sauraient être confondus. Pour autant, nombre de ces disciplines ont souvent puisé dans les mêmes paradigmes explicatifs pour éclairer les données et les phénomènes qui relèvent de chacune d’elles. À y regarder de près, il semble que le double mouvement que l’on vient d’évoquer puisse être prolongé au-delà de l’argument des modèles interprétatifs. À deux reprises en effet, linguistique et musicologie ont vu leurs objets confrontés. Et au-delà des différences patentes entre ces objets, il est apparu combien langage verbal et langage musical permettent d’enrichir sur leurs bases propres la compréhension de problématiques on ne peut plus centrales pour l’anthropologie générale : celle de l’action ou des pratiques, et celle de la signification. On se propose ici de rendre compte en trois temps de ces manières dont objets et disciplines éclairent, sur la base d’une puissante singularité relative, des thématiques transversales qui les surplombent, mais que l’on a du mal à distinguer au jour le jour. Si, dans le présent texte, trois disciplines se trouvent privilégiées, cela ne signifie pas que les hypothèses présentées ne puissent valoir pour d’autres champs disciplinaires. Il convient en fait de poser convenablement un certain nombre de questions et d’en tester progressivement la pertinence. Nous poursuivons par là des travaux de longue haleine qui concernent alternativement ou simultanément, selon les cas, l’un ou l’autre des secteurs des sciences humaines et sociales (Alvarez-Pereyre 1982, 2003, 2008, 2013 ; Arom et Alvarez-Pereyre 2012). Ces travaux se concentrent en priorité sur ce que l’on appellera les opérations et opérateurs intellectuels, sans négliger pour autant le fait que les disciplines relèvent tout autant des sphères sociale et politique dans leurs développements multiples.

Les paradigmes explicatifs

C’est une confrontation entre linguistique et anthropologie qui a conduit Molino (1981) à une histoire longue des paradigmes explicatifs auxquels linguistes et anthropologues ont eu recours depuis la deuxième moitié du XIXe siècle. De tels paradigmes semblent pourtant valoir au-delà des deux disciplines citées.

L’évolutionnisme et le diffusionnisme ont ainsi imprimé leur marque sur l’anthropologie, la linguistique et l’ethnomusicologie dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe. Les objets de la culture matérielle autant que les motifs rituels, narratifs ou symboliques, les formes linguistiques autant que les significations, les traits musicaux et les répertoires, tout cela était scruté au prisme de la chronologie, dans une recherche des embranchements, des bifurcations, des déplacements spatiaux aussi bien que temporels ; et ce, à partir d’un point d’origine qu’il s’agissait de toujours mieux situer ou identifier, et au nom d’une modélisation biologique de la culture.

Puis est venu l’âge structural. Cela aurait pu être l’affaire des seuls linguistes : une affaire lancée dans le sillage du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1995), qui remonte aux années 1910, de sa théorie du signe linguistique et de son projet sémiologique, et dans le double cadre de la phonologie et de la syntaxe telles qu’entendues à partir des travaux de Troubetskoï (1964) et de Jakobson (1963-1973). Une affaire qui date donc de la première moitié du XXe siècle. Or, voilà que Claude Lévi-Strauss (1945) se convainc en pleine Seconde Guerre mondiale, au contact de Jakobson, que quelque chose de similaire se jouerait à la fois en linguistique et en anthropologie, au-delà des nombreux facteurs qui différencient ces deux disciplines (Revel 2010). C’est plus tard encore – dans les années 1970 – que l’ethnomusicologie connaît une de ses évolutions majeures, qui est due à une rencontre avec la linguistique structurale et fonctionnelle (Arom 1985). L’éclosion de l’option structuraliste dans cette discipline se fait pour les mêmes raisons que celles qui motivaient Lévi-Strauss. C’est-à-dire qu’au-delà des facteurs qui différencient linguistique, anthropologie et ethnomusicologie, il y a ce qu’elles partagent sans nul doute et que l’on pourrait appeler l’interpellation analytique. Celle-ci se déclenche lorsque le scientifique est confronté à la nécessité d’identifier formellement son objet, d’en établir les plans et les unités constitutifs, d’inventorier les règles qui régissent les relations entre ces plans et unités. Partant des faits et des formes observés, linguistes, anthropologues, ethnomusicologues perçoivent qu’à un niveau relatif d’abstraction, il existe des inventaires relativement clos de traits et de règles dont la pertinence est interne à un ensemble donné – rituel, répertoire, texte. Ils vont alors s’attacher à mettre en lumière les principes sous-jacents sur la base desquels, d’ailleurs, les locuteurs d’une langue, les tenants d’une tradition ou les usagers d’un patrimoine sont de leur côté susceptibles de se reconnaître en eux, d’en dire la norme ou la légitimité, d’identifier ce qu’ils appelleront des fautes ou des déviations.

Bien entendu, normes et légitimités ne relèvent pas du seul système, de la seule structure. C’est sur cette base qu’ont pu se déployer au sein des trois disciplines ici considérées aussi bien une contestation de la structure qu’une vocation pour toute raison historique, sociale, psychologique ou politique qui pourrait éclairer les stratégies, les changements, les dynamiques, les conflits. Autrement dit, les trois disciplines ont aussi bien contribué à creuser le sillon structuraliste qu’à solidifier la compréhension de ceux des facteurs dynamiques qui ne relèvent pas tant de la signature inconsciente de l’homme mais de ses signatures tendanciellement conscientes. Il est certes arrivé que ces deux postures se retrouvent au sein d’une seule et même discipline, le plus souvent dans un face à face plutôt rigide. Les spécialistes de telle ou telle discipline étaient d’un bord ou de l’autre. Ou encore, les deux mêmes postures – l’une visant la systématique, l’autre la dynamique – ont été appliquées respectivement à deux disciplines, pour tenter de mieux les opposer entre elles.

Au-delà de ces avatars, constatons que les trois disciplines ont tour à tour été marquées par l’option philologique, puis par les options structurale et stratégique. Pour être complet, il faut ajouter à la rétrospective de Molino une dernière grande option, la plus récente. On la qualifiera de neuronale. De façon plus ou moins unanime – certains y adhérant volontiers, d’autres restant plutôt rétifs – les linguistes, les anthropologues et les ethnomusicologues ont été confrontés à l’hypothèse d’un appareil psycho-neurologique central. Son architecture et ses caractères seraient totalement déterminants pour expliquer la nature même des données sociales et culturelles, toutes disciplines confondues.

Que nous dit donc une épistémologie pratique des trois disciplines retenues ? Que reflète le miroir qu’elles utiliseraient solidairement pour observer leurs traits respectifs ? Elles auraient toujours de bonnes raisons de se considérer comme uniques, sur la base du fait que chacune rend des services bien spécifiques que les deux autres ne peuvent prétendre assumer. Tout autant, ces mêmes disciplines ont été conduites à mettre en oeuvre des paradigmes interprétatifs convergents. Or, à y regarder de près, ces derniers correspondent à quatre principes complémentaires d’intelligibilité. L’un ne peut se substituer aux autres. Chacun renvoie à des dimensions totalement constitutives de l’humain.

Le premier principe met l’accent sur les liens qui peuvent exister dans la durée, de façon plus ou moins forte et plus ou moins visible, entre des formes particulières au sein de l’immense champ des faits sociaux et culturels. Ces liens dans les temps se déclinent potentiellement sur l’axe des évolutions. À propos d’un fait donné, situé en un point du temps, le chercheur tendra à rendre compte des formes que ce fait aura connues successivement. Dans tous les cas, la recherche d’une origine tangible autant que des facteurs de variation anime une perspective à laquelle la philologie a donné ses lettres de noblesse.

Il s’avère que la question de l’origine et celle des facteurs de variation n’ont pas disparu avec l’avènement successif des paradigmes structural, stratégique et neuronal. Certes, le structuralisme s’est détourné massivement de la diachronie. Mais l’intérêt pour la synchronie et, tout aussi fondamentalement, pour les systèmes de signes a conduit à chercher dans les principes internes d’équilibre les lois de toute évolution et de toute variation. Que certains aient attribué à de tels principes une totale exclusivité, que d’autres aient résolument combattu une telle hypothèse, la fécondité heuristique de celle-ci reste entière, sa productivité relative reste pleine.

Les tenants du paradigme stratégique ont privilégié quant à eux non pas les facteurs internes de la variation mais ses facteurs externes. Ces facteurs sont potentiellement légion. S’il est relativement aisé d’en établir un inventaire probable, un double écueil se présente. Cela concerne tout d’abord la pondération relative qu’il faut reconnaître aux différents facteurs répertoriés au cas par cas. Cela porte également sur le caractère plus ou moins conscient et volontariste des dynamiques attestées. Ce double écueil complique la donne et révèle des facettes incontournables qui caractérisent évolutions, changements et stratégies. Ces facettes ne neutralisent pas celles que les options philologique et structuraliste avaient fait émerger pour leur part.

Le paradigme neuronal, quant à lui, met en avant le rôle que jouent – pour la perception ou la compréhension, autant que pour la production des formes sociales et culturelles – ce que l’on appelle communément des propriétés cognitives considérées comme centrales. S’il est vrai que saillance et saturation marquent clairement les processus de conceptualisation et les protocoles d’interaction, il n’en reste pas moins vrai que la diversité des signatures socioculturelles en la matière oblige là encore à explorer la force heuristique du principe, à rendre compte de ses conditions de validation et à repérer minutieusement les effets de sa mise en oeuvre.

Parier sur l’exclusivité de l’un ou l’autre des principes explicatifs semble peu rentable, quand bien même l’hypothèse d’une telle exclusivité a toujours dominé de fait le champ académique. Accepter la validité de ces principes complique, certes, le travail quotidien. Mais une telle acceptation augmente normalement les chances que le travail fourni gagne en pertinence face aux objets retenus. Dans un tel contexte, des précautions élémentaires s’imposent : toujours être au clair quant au principe dans lequel on s’inscrit ici et maintenant ; user de rigueur quand on passe d’un principe à un autre dans l’exploration d’un même objet.

Mises en récit et protocoles finalisés

Consacré aux origines et à l’évolution du langage articulé et du langage musical, un article paru au tout début des années 2000 avance plusieurs propositions (Molino 2000). Devoir parler d’évolution à propos de ces deux types de langage implique tout d’abord, selon Molino, de ne pas confondre deux modèles d’évolution. L’un relève des théories de Darwin, en ce qu’il touche aux versants génétique et biologique de l’humain. L’autre, qu’il faut soustraire aux hypothèses issues de la biologie, concerne l’évolution culturelle. Cette dernière, soutient Molino, ne procède pas à coup de mutations. Si mutation il y a du côté de la culture, cela ne peut être entendu au sens des mutations génétiques. Car du côté de la culture, toute évolution doit être entendue en tenant compte des intentionnalités – de permanence et de changement –, des projections rétrospectives et prospectives dans la durée, des fondamentaux mobilisés au nom de la transmission, autant que des facteurs qui mettent celle-ci en échec. En bref, on ne saurait placer sur le même registre changement génétique et changement social ou culturel. Il s’agirait là de deux ordres de faits, de nature profondément distincte. On propose d’ailleurs que la compréhension de la nature propre à la sphère sociale et culturelle mérite d’être menée en particulier en mobilisant les quatre dimensions qui ont été mises en lumière dans la première section de ce texte.

Dans un autre registre, Molino considère que le langage articulé et le langage musical ont connu deux grandes phases. Face aux objets du monde et en tenant compte des besoins des sociétés humaines, la communication se serait d’abord opérée sur le mode de l’imitation. La matière sonore, verbale et non verbale, se serait alors élaborée dans un processus de représentation et de reproduction sonore, par rapport à des éléments tangibles vis-à-vis desquels la distance conceptuelle était prise en charge sur un mode minimal. Dans un deuxième temps, la conceptualisation et l’abstraction ont permis un affranchissement visuel et mental. Or, une telle évolution a impliqué des conséquences profondes sur l’architecture même des outils de base de la communication.

La conceptualisation et l’abstraction ont été rendues pleinement possibles dans le cadre d’une structuration des énoncés qui ne pouvait plus ressembler à ce à quoi les processus de l’imitation avaient conduit formellement. Ce nouveau mode de structuration des énoncés présuppose une instance narrative, à propos de laquelle Molino trouve des formulations du côté de la psychologie autant que de l’anthropologie (Piaget et Inhelder 1984 ; Turner 1996). Un tel développement met en branle deux dimensions à la fois distinctes l’une de l’autre et totalement imbriquées. L’une d’elles est la face formelle du processus. Ici, les éléments constitutifs de l’énoncé s’organisent aussi bien dans une successivité temporelle que dans le réseau des règles qui, d’une langue à l’autre, d’un langage musical à l’autre, régit l’articulation réciproque des unités mobilisées dans une proposition, une phrase, un paragraphe ou un texte entier. La deuxième dimension est celle de l’argumentaire même : non plus la face formelle de la successivité, mais l’organisation des raisonnements – explicites et implicites – que les phrases manifestent. Une telle organisation des raisonnements passe, certes, par le plan formel, mais elle ne s’y épuise pas.

Les propositions de Molino font écho aux manières dont l’écriture et l’oralité – entendues ici au sens large – tissent leurs réseaux et leurs ramifications dans l’ensemble des phénomènes par lesquels une société se constitue et évolue (Alvarez-Pereyre 2003 : 96-112). Dans tous les cas, les logiques internes de l’écriture et de l’oralité mobilisent un plan formel et un plan argumentaire. Ces deux plans se croisent en de multiples points. Et ils sont dépendants, clairement, d’autres facteurs qui se situent eux-mêmes sur d’autres plans et qui sont tout aussi déterminants (Alvarez-Pereyre 2000 ; Molino 2007). Parmi ceux-ci, il faut parler plus généralement des architectures symboliques, autant que des nombreux facteurs sociaux et historiques qui entrent en jeu dans toute communication, dans toute mise en récit et dans les interactions qui prennent ces mises en récit pour objet.

Les propositions de Molino sont-elles exportables au-delà des deux sphères que cet auteur a considérées ? Improbables a priori pour certains, les rapprochements envisagés entre langage sonore verbal et langage sonore non verbal ont été féconds. Il y a des différences sur certains aspects entre les deux instances sonores, en particulier pour tout ce qui touche proprement à la question de la signification. De telles différences n’invalident pas des ressemblances à d’autres niveaux, comme on vient de le voir. Allons plus loin encore.

À ce stade, on défendra en effet l’hypothèse selon laquelle certains des objets classiques de l’anthropologie pourraient entrer dans le même mouvement. Pour une première raison, qui tient à ce que cette discipline – entendue au sens le plus large mais aussi, avec elle, la sociologie et l’histoire, la géographie ou encore l’économie – est particulièrement à même de nourrir l’hypothèse selon laquelle changements et mutations ne peuvent, en matière de société et de culture, passer par l’application exclusive ou dominante d’un modèle de type biologique. Pour une autre raison encore, les propos de Molino semblent posséder une forte charge heuristique si l’on considère certains des objets les plus centraux de l’anthropologie. On vise ici, en particulier, ce qui est appelé la culture matérielle et, tout autant, la sphère complexe des rites et des rituels.

À propos de la culture matérielle, il faut évoquer les deux facettes que représentent la fabrication des objets, d’une part, et leur usage ou leur mise en oeuvre, d’autre part. La fabrication des objets mobilise des matériaux. Elle correspond à une programmation finalisée de protocoles. Cette programmation tient compte à la fois des usages visés de l’objet, des contraintes induites par les matières mobilisées et des interactions entre matières et fabricant. Au-delà de la fabrication, les usages et les utilisations des objets font entrer en ligne de compte des questions de valeur – valeur marchande, valeur sociale, valeur symbolique – que les circuits d’échanges et les régulations fonctionnelles rendent palpables.

Tournons-nous maintenant vers la sphère des rites et rituels. Par certains aspects – essentiels sans nul doute –, rites et rituels pourraient être considérés comme des mises en récit, sur les deux plans qui ont été repérés à propos des énoncés linguistiques et musicaux. Sur le plan formel, rites et rituels se caractérisent par une successivité de moments et d’opérations. Cette successivité se matérialise pour tous les éléments tangibles qui se trouvent simultanément mobilisés dans un rite donné. Autrement dit, la successivité et la simultanéité sont monnayées à la fois dans une relative autonomie l’une vis-à-vis de l’autre, mais aussi dans une articulation foisonnante. En dehors du plan formel, l’organisation du rite relève d’un argumentaire dont le plan formel représente seulement l’une des facettes. Cet argumentaire se dit à travers la mobilisation, donc la sélection, des constituants hétérogènes du rite et dans leur mise en mouvement. Il s’agit des protagonistes, des objets utilisés, des espaces investis, des attributs matériels et non matériels, de l’organisation temporelle et non temporelle des relations entre les constituants du rite – avec en particulier les interdits et les prescriptions, les justifications explicites, les silences patents qui y président. Il peut être difficile d’accéder à tous les recoins de l’argumentaire. Mais l’impossibilité de changer telle pièce de l’ensemble ou de la manipuler d’une manière différente de ce qui est prévu ou, à l’inverse, les latitudes de variation manifestement réglées autant que les conflits plus ou moins circonscrits et âpres qui se manifestent sur tel et tel point, tout cela dit clairement qu’il y a argumentaire, souvent à plusieurs niveaux.

Un pas semble pouvoir être franchi à partir de là. Si ce qui vient d’être dit à propos des rites et des rituels est pertinent, cela ne vaut pas pour cette seule sphère. Longtemps, cette dernière regroupait et validait des ensembles d’actes à la normativité particulièrement explicite et abondamment argumentée. Puis cette sphère s’est lentement élargie, pour intégrer des protocoles régulés et réitérés, validés au sein des sociétés par les formes institutionnelles que traduisent par exemple un calendrier, des hiérarchisations sociales fonctionnelles, des savoir-faire techniques, des interactions quotidiennes dans des contextes variés. Sans que pour autant les normes et normativités soient nécessairement élaborées de façon explicite. Il semble bien qu’à l’heure actuelle, ce que recouvrent les notions de rite et de rituel soit revu pour entrer dans une catégorie beaucoup plus large, à savoir la notion d’action.

Cette extension est rendue possible non seulement parce que les faits étudiés ont fait éclater les frontières qui ont été les leurs en ethnologie pendant longtemps. Elle se justifie également à partir du moment où bien d’autres frontières, longtemps considérées comme intangibles, ont commencé à bouger autour des notions mêmes d’« action » et de « pratique » (Alvarez-Pereyre 2001 ; Rastier 2001 ; Wulf 2006). Il ne s’agit pas de réduire artificiellement l’extrême hétérogénéité des phénomènes quotidiens dans lesquels tout un chacun s’inscrit comme acteur et agent. Il s’agit plutôt d’explorer de façon méthodique les types de rationalité – distincts et articulés – qui concourent à faire des « actions » et des « pratiques » des ensembles de protocoles où se croisent si fortement successivité et simultanéité, d’une part, et hétérogénéité des constituants et mise en convergence, d’autre part.

La signification et ses voies

Au point où nous en sommes, constatons tout d’abord que, de manière plutôt inattendue au départ, les trois disciplines que nous avons retenues s’avèrent avoir été guidées dans leur histoire longue par des paradigmes explicatifs manifestement identiques. Qui plus est, ces paradigmes renvoient à des dimensions concurrentes par l’intermédiaire desquelles les objets d’étude – au sens le plus large – peuvent être définis intrinsèquement. Il s’agit de leur inscription dans le temps, de leur teneur formelle, des manières de s’inscrire sur le registre stratégique, de la nature de leur ancrage psycho-physiologique.

De telles dimensions sont hétérogènes entre elles. Mais pas un de nos objets d’étude n’échappe à l’une ou à l’autre. Il faut alors admettre que quand les disciplines fondent leurs singularités respectives, elles mettent en avant deux types d’arguments. D’une part, elles font un tri sélectif sur le registre de ce que l’on pourrait appeler la matérialité plastique des objets possibles : du langage verbal à la sphère des outils, des évènements rituels aux institutions sociales, des circuits économiques au changement culturel, des patrimoines musicaux, littéraires ou dansés à l’histoire et la démographie des populations. D’autre part, elles s’attachent de préférence à l’une des quatre dimensions constitutives des objets. Ce sont ces deux types de facteurs qui expliquent en grande partie les différences qui sont postulées entre les disciplines, aussi bien que les différences d’écoles au sein d’une seule et même discipline.

La deuxième partie de notre texte ne vient pas infirmer ce que la première a fait émerger. Il y aurait des principes de transversalité qui existeraient au-delà de la grande variété des objets et de leurs manifestations. Ainsi, l’activité humaine passerait par des actes, par des ensembles d’actions. Ces derniers mettent en oeuvre des protocoles finalisés, ordonnancés, calibrés. Au-delà de l’immense variété des objets et domaines considérés, de tels protocoles doivent être analysés sur deux plans : un plan formel et un plan argumentaire. Ces plans ne sont pas assimilables l’un à l’autre, tout en entrant dans des réseaux denses d’interaction. Un tel enseignement a trouvé son origine dans une hypothèse évolutionniste qui a été appliquée à l’émergence du langage verbal humain et du langage musical, puis à la compréhension du passage d’une communication de type mimétique à une communication différée. Cet enseignement a été ensuite étendu bien au-delà des sphères propres au langage et à la musique, pour retrouver les notions d’action et de pratique entendues au sens large. Nous allons désormais prolonger et amplifier le mouvement en campant résolument du côté de la signification.

C’est à nouveau une comparaison entre langage verbal et langage musical qui va servir de point de départ. S’intéressant aux « façons dont les communautés humaines structurent leur univers » (Arom et Khalfa 2007 : 35), se concentrant sur les patrimoines musicaux des civilisations à tradition orale, un ethnomusicologue et un philosophe affirment d’entrée de jeu qu’ils vont être conduits à revisiter profondément ce que l’on entend communément sous le terme de signification. Leur propos laisse d’autant moins indifférent que, lorsqu’ils s’attachent à caractériser les manières dont les significations se construisent respectivement du côté du langage verbal et du langage musical, ils ne négligent en rien la dimension sociale qui participe de plein droit à cette construction.

Comme une langue, toute musique traditionnelle :

[E]st dotée d’une grammaire et, à ce titre, elle est sanctionnée par des règles qui constituent une théorie universellement maîtrisée dans la communauté en question, même si elle est le plus souvent implicite. On pourrait ainsi leur appliquer ce que Saussure disait de la langue : elle constitue « un système qui ne connaît que son propre ordre », étant entendu cependant qu’elle n’a pas la dimension sémantique d’une langue, qu’elle ne dénote pas ni idée, ni état de fait, ni concept, ni contenu propositionnel. Nous verrons que toute exécution d’une pièce musicale met en jeu des modèles formels, qui ne peuvent se réduire à l’une quelconque des exécutions qui les actualisent, puisque toutes diffèrent. Ces musiques sont donc autoréférentielles.

Arom et Khalfa 2007 : 36

Les propos des mêmes auteurs prolongent une hypothèse qui avait été déjà posée par le linguiste Jakobson (1973 : 99-100) : « Plutôt que de viser quelque objet extrinsèque, la musique se présente comme un langage qui se signifie soi-même ». Constatons rendus à ce point que musique et langage partagent fondamentalement quelque chose, tout en divergeant sur un élément central. Une langue ou un patrimoine musical partagent le fait qu’ils sont à chaque fois fondés sur le principe du « système qui ne connaît que son ordre propre », selon les termes de Saussure. Autrement dit, langue et musique se caractérisent par un fonctionnement intrinsèque, qu’Arom et Khalfa (2007 : 36) appellent « système sémiotique ». Par contre, la dimension proprement sémantique, si caractéristique du langage humain, est absente de la sphère musicale. Ce qui ne signifie pourtant pas qu’il serait impossible que quelque chose fasse sens au sein de celle-ci. C’est le propos autour duquel se concentre Nattiez (2004) dans son texte intitulé « La signification comme paramètre musical ». Il est clair, pourtant, que l’on ne peut confondre des manières différentes de faire sens. D’ailleurs, dans la sphère linguistique elle-même, la relation référentielle ou indicielle n’est pas la seule voie par laquelle se construisent les significations : un fait que l’évidence lexicale, trompeuse, tend à faire trop souvent oublier. Sous le vocable sémantique, on entend en effet l’aspect dénotatif qui s’attache aux éléments du lexique, autant que la fonction d’indexation de ceux-ci. Mais le sémantisme ne se réduit pas à cela. Il y aurait donc une manière de faire sens qui serait liée au fonctionnement intrinsèque des systèmes sémiotiques que sont le langage humain verbal et le langage musical : chacun d’eux sur des bases formelles propres, toutefois. Et il y aurait une manière de faire sens qui serait prise en charge par la dimension sémantique, propre au langage verbal. Une dimension bien plus complexe que ce que l’on voudrait bien croire. Mais ce n’est pas tout.

« L’ordre musical est immanent à l’ordre social, mais ne s’y réduit pas. Bien plus, négliger les formes de pensée à l’oeuvre dans le premier, c’est se priver de voir combien la pensée peut articuler la richesse du second » (Arom et Khalfa 2007 : 50). Ce propos n’a pu être formulé qu’à la condition d’articuler les données propres au système musical avec le contexte socioculturel au sein duquel est inscrit le patrimoine musical considéré. Et l’on y entend deux enseignements : 1) le système sémiotique fait sens pour lui-même jusqu’à un certain point, sur ses bases propres ; 2) il n’est en rien déconnecté du contexte socioculturel, qu’il distille à sa manière. On se permettra d’ajouter que ce qui s’appelle le contexte socioculturel se construit en tenant compte aussi de cette manière de faire sens qui est propre au caractère autoréférentiel du langage humain et du langage musical. Mais que recouvre au juste l’expression « contexte socioculturel » ?

Dans leur travail, Arom et Khalfa se sont concentrés sur le système de classification vernaculaire des formes sous lesquelles se déploie l’organisation fondamentale du matériau musical. Autrement dit, ils se sont intéressés aux manières dont les données musicales qui ont été inventoriées sur le plan formel se trouvent traitées, par le biais de ce que l’on peut appeler une catégorisation explicite, au sein même de la société où prévalent les patrimoines musicaux étudiés. Ces classifications reflètent partiellement des argumentaires produits au sein de la société concernée. Elles ne sauraient être considérées comme épuisant ce que recouvre plus généralement l’expression « contexte socioculturel ». À côté des classifications, les argumentaires se déploient tout autant dans les prescriptions et interdits qui encadrent les circonstances d’emploi des patrimoines musicaux, que dans les fonctions sociales auxquelles ces mêmes patrimoines sont liés, ou encore dans les mythologies qui concernent directement l’instrumentarium, ou les circonstances, ou encore les protagonistes mêmes. Bien plus, les patrimoines musicaux participent entièrement de la construction de la sphère sociale. Mobilisés en tant que systèmes formels sophistiqués, ces patrimoines peuvent être totalement intégrés aux architectures sur lesquelles reposent aussi bien la parenté que les institutions sociales ou politiques (Ferran 2010 ; Mifune 2012), le cycle de vie et sa prise en charge (Degorce 2009), ou la sphère économique (Fernando 2011).

Certains seront peut-être étonnés de constater combien des compartiments apparemment éloignés de la sphère sociale en viennent à entrer dans des articulations fortes. On ne peut soupçonner de telles articulations tant que prévaut une conception exclusivement, ou étroitement sémantique de la signification. Molino (1985) avait déjà mis en garde contre cette tendance, qui repose elle-même sur le postulat implicite selon lequel la signification s’ancrerait par principe dans le versant lexical du langage. Or, nous venons de mettre en lumière le fait que la signification emprunte des voies nombreuses, dont la nature propre n’est pas assimilable l’une à l’autre. À côté de la sémantique proprement dite, où il est déjà très risqué de confondre les plans de la dénotation et de la connotation, il y a donc le registre de la signification autoréférentielle. Elle est le propre des systèmes formels, sur lesquels se fondent aussi bien les patrimoines musicaux que toute gestuelle, ou encore les corpus de danse, les jeux, et bien des savoirs plus ou moins complexes (de la technologie aux savoirs mathématiques). Mais en plus de la sémantique et de la signification autoréférentielle, il y a tout ce qui relève de la construction du sens au sein même du contexte socioculturel et par son intermédiaire. Or, ne nous y trompons pas, entrent en jeu là, également, ce que l’on pourrait appeler les plans dénotatifs et connotatifs, mais où ce ne sont pas des éléments du langage verbal qui constituent les vecteurs ou les médiateurs.

Constatons alors que nous retrouvons, à grande échelle, ce qui était déjà apparu au moment où le concept d’action a trouvé sa place dans notre itinéraire. Nous retrouvons en effet la notion d’argumentaire apparue alors. Cette notion réunit de fait deux types de ressort, que l’on veillera à ne pas confondre. Sur un premier versant, les significations trouvent leur expression dans les manières dont le contexte socioculturel est construit et évolue : quels sont ses éléments constitutifs, quels sont les modes d’articulation entre les éléments, dans quels termes se définissent les dynamiques internes, les consensus et les conflits, sachant que tout point d’articulation, tout noeud où se rencontrent les éléments mobilisés et organisés entre eux est susceptible de constituer un lieu de forces ? Sur le deuxième versant, il faut considérer la façon dont les protagonistes directs ou indirects de l’espace socioculturel interviennent eux-mêmes : pour commenter, ou justifier, pour maintenir, s’identifier, contester ou infléchir lois, justifications, valeurs ou institutions. Et ce, dans des mouvements plus ou moins individuels ou collectifs, dont le caractère même, l’efficacité et l’impact ne peuvent être appréciés de façon grossière. De tels mouvements se doivent au contraire d’être auscultés de façon ajustée, selon des grilles qui sont d’autant moins neutres qu’elles participent elles-mêmes de la mise en sens.

De nouveaux horizons pour l’anthropologie générale ?

La première étape de notre parcours a mis en lumière le fait que tout objet devant lequel nous nous plaçons pour en rendre compte se définit concurremment par un ensemble de dimensions de nature très différente : son inscription dans le temps, sa teneur formelle, les caractères de sa dimension stratégique, son lien aux contraintes de type neuro-psychophysiologique.

La deuxième étape du même parcours nous a conduit à comprendre que les activités humaines, aussi variées soient-elles, relèvent de protocoles finalisés. Ceux-ci se déclinent en plusieurs types de mises en récit et de mises en actes. Ces types ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Le plus souvent, ils se trouvent en interaction.

Dans un troisième temps, il est apparu que la signification est loin de se réduire aux frontières du langage et à la modalité sémantique. Elle met en oeuvre des phénomènes distincts : de la dénotation à la connotation, jusqu’aux procédés symboliques plus complexes, dont la métaphore et la métonymie constituent une part non négligeable sans être exclusive. De tels phénomènes sont manifestes dans toutes les sphères d’activité, en se croisant sans cesse. Ils sont difficilement perceptibles tant que la fonction indicielle et le lexique restent les seuls horizons pratiques.

Chacun des trois enseignements que l’on vient de rappeler provoque d’importantes révisions au titre d’une anthropologie générale. Mais si l’on s’attache maintenant et de façon solidaire aux implications conjointes de ces enseignements, on constate que quelques autres points doivent être mentionnés. D’une part, les trois enseignements disent ensemble quelque chose des mêmes objets. Ils en définissent ensemble, et de façon complémentaire, la teneur, la nature, l’épaisseur. Ils en disent très directement la complexité intrinsèque. Et il tient à nous, et à nous seuls, de ne pas faire de cette complexité une matière inanalysable. D’autre part, pour tous les objets particuliers, nous sommes mis en face de différentes logiques de nature distincte, des logiques fortes, qui ont leur loi propre, irréductible l’une à l’autre dans leurs caractères. Enfin, à chaque étape, nous constatons que ces logiques différentes ne fonctionnent pas en circuit fermé. Bien plus, elles sont mobilisables et mobilisées concurremment, simultanément.

Devant un tel tableau, il faut bien admettre que les disciplines des sciences humaines et sociales sont mises en échec si elles se focalisent, par exemple, sur l’un des modèles explicatifs, si elles considèrent que celui-ci constitue le seul paradigme théorique qui vaudrait. Ou bien, si elles réduisent les phénomènes de signification à la seule sphère linguistique, alors que les ressorts que suivent les mises en sens peuvent être inventoriés, par exemple, dans le cadre des activités rituelles, au sein de dynamiques institutionnelles ou marchandes, en dehors ou en plus de toute manifestation langagière.

C’est bien le quatrième enseignement de notre parcours. Il concerne nos activités mêmes, les choix que les chercheurs effectuent au jour le jour dans le cadre du travail scientifique. Les différents éclairages que nous avons progressivement proposés appellent un travail spécifique, travail inévitablement pris en charge par les différentes disciplines et, au sein de celles-ci, dans leurs différents compartiments ou sous-disciplines. Mais ce qui doit conduire au non cloisonnement tient à deux raisons. D’une part, les différents types de logiques que nous avons mis en lumière étant toujours à l’oeuvre simultanément, cela génère des tensions structurelles plus ou moins fortes qui sont elles-mêmes toujours constitutives. D’autre part, ces tensions induites deviennent très souvent le lieu même où s’élaborent des constructions sociales plus ou moins explicitées, plus ou moins visibles mais non moins opératoires. Nous sommes là au coeur des mouvements qui caractérisent nos objets.

On retrouve ici la notion d’argumentaire, que l’on a vue émerger dans les trois temps de notre parcours sous une forme ou une autre. À ce propos, on aura relevé qu’une telle notion recouvre des phénomènes de nature très variable : du plus individuel au plus collectif, du plus conscient au plus implicite, en passant par toute une palette de manifestations, de supports et de mises en forme.

Cela signifie que, dans son travail au jour le jour, le chercheur est constamment confronté à des questions d’échelles. Il est possible alors que, devant ces questions, le même chercheur se trouve démuni ou hésitant. Pourtant, de telles variations d’échelles étant constitutives des faits qu’il étudie, il lui revient de tenter de se mettre à leur hauteur, et de relever méthodiquement les défis qu’elles représentent (Alvarez-Pereyre 2008 ; Bornes-Varol 2011).