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Le ton nuancé de ce collectif est assez remarquable. Qu’ils soient anthropologues ou psychanalystes (d’obédience freudienne), les neuf auteurs avancent à pas de loup des propositions pour une « anthropologie psychanalytique bien comprise » (je souligne, p. 8) et redoutent l’hostilité de ceux qui sont supposés craindre l’intrusion de la « sorcière métapsychologique » sur leur juridiction. C’est pourquoi se détache un discours qui invite simplement aux regards croisés et aux interrogations réciproques en promettant de ne pas réduire une discipline à l’autre. Force est cependant de constater que le regard, un peu louche, manque de réelle réciprocité puisqu’il consiste surtout à convaincre du bien fondé de l’usage de la psychanalyse (une « psychanalyse accompagnée » plutôt qu’appliquée, euphémise Monique Schneider, p. 217) en anthropologie, la psychanalyse se gardant bien de discuter et de transformer sa propre anthropologie, fondée sur des travaux aujourd’hui périmés.

Je ne reviendrai pas ici sur les critiques que j’ai déjà formulées à l’encontre de l’anthropologie qui recherche la résolution de ses problèmes dans la psychanalyse ou la psychologie cognitive, plutôt que leurs dissolutions dans la production de concepts anthropologiques à partir du seul travail de terrain (Lézé 2005). Il n’en demeure pas moins que pour justifier de sa pertinence, le projet théorique d’une anthropologie psychanalytique devrait se soumettre clairement à au moins deux épreuves (Manning 2005) :

  1. Donner une traduction méthodologique pertinente de la psychanalyse en tant que pratique ; que pourrait être alors pour l’ethnologue l’équivalent de la libre association et du divan du psychanalyste ? Au lieu de quoi, règne un postulat très discutable, même s’il sait s’entourer ici de multiples précautions : les prodiges de l’analogie entre activité symbolique collective (mythe, pensée primitive, métapsychologie, adulte, rituel, etc.) et activité symbolique individuelle (rêve, inconscient, enfant, névrose, etc.) est en effet fécond en surinterprétation. Que nous apprend vraiment l’interprétation de Bernard Juillerat sur le culte du cargo chez les Yafar (Papouasie-Nouvelle-Guinée) lorsque le culte devient à la fois un fantasme d’appropriation du cargo et une défense contre l’angoisse de castration face à la modernité ? (p. 81-97). Ou celle d’Antoinette Molinié qui dévoile à propos du rituel de la semaine sainte à Séville un travail de l’inconscient que tend à voiler le puissant refoulement imposé par l’Église (pp. 153-182) ?

  2. Élaborer un programme de recherche démontrant à la fois sa capacité à résoudre des problèmes anthropologiques et l’impossibilité de se dispenser d’une théorie du mental comme l’école Culture et personnalité (et actuellement l’anthropologie psychologique américaine) avait réussi pendant un temps à le faire penser. Or, l’enjeu ici, est de savoir ce qu’est un problème anthropologique… Comment ne pas rester perplexe sur le second postulat de ce collectif : réhabiliter l’archaïque en anthropologie (Jacques Galinier, p. 183-204), concept frontière avec la psychanalyse puisque :

    Dans la mesure où ces discours tournent autour des mêmes énigmes, en les présentant différemment, toute traduction réciproque ne saurait être que redondante et aporétique alors que leur rapprochement dans leurs multiples versions singulières individuelles ou collectives nous met sur la voie de leur sens » (Sophie de Mijolla-Mellor, p. 150)

En échouant systématiquement à faire la preuve de sa validité, l’anthropologie psychanalytique constitue presque un genre nouveau plutôt qu’un véritable domaine de recherche, qui ne cesse de prouver la force de la réalité inconsciente à travers les signes de sa présence dans les matériaux anthropologiques. Dès lors, elle risque à tout instant de sombrer dans une anthropologie sans rigueur (par surinterprétation ou recherche d’un sens caché) et une psychanalyse sans exigence (isolée de sa pratique réelle) À tenter le double jeu pour gagner aussi peu, au mieux une somme nulle, il est certain que ces partisans s’isolent des véritables débats de l’anthropologie contemporaine. C’est la seule crainte qui anime ceux qui ne mangent pas de ce pain-là.