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Chaque année, le service d’immigration et de naturalisation des États-Unis (INS) détient près de 200 000 personnes, nombre qui a plus que triplé entre 1994 et 2001 et qui, d’après le gouvernement fédéral, devrait continuer de croître. Un état des lieux sur les conditions de détention sur le sol des États-Unis s’imposait donc avec d’autant plus de nécessité que s’accumulent les images et les récits de tortures et de traitements dégradants au sein de la prison irakienne d’Abou Ghraïb et sur la base américaine de Guantanamo à Cuba.

Mais qui sont donc ces personnes détenues par l’INS? Ce sont des individus entrés aux États-Unis sans visa ou dont le visa a expiré, ceux qui ont commis des délits divers et qui, selon leurs situations, peuvent être renvoyés au service d’immigration, ou encore des étrangers qui sont « associés » à des activités terroristes.

Alors qu’ils sont nombreux à n’avoir commis aucun crime, Mark Dow décrit comment ils sont dépouillés de leurs biens ainsi que des plus élémentaires droits civils, victimes de mauvais traitements, de violences, d’humiliations et d’abus sexuels. Il détaille des transferts sans fin qui les éloignent de leurs familles mais aussi de leurs avocats et des médias. Cet « art de l’emprisonnement » propre à l’INS consiste aussi à regrouper des demandeurs d’asile politique et des étrangers sans passif criminel avec des détenus de droit commun, dans des prisons isolées en région rurale, tout en ne leur accordant pas le statut de détenus (inmates) mais celui aux contours flous de personnes en rétention administrative (detainees). Ces « étrangers », noyés dans la masse de la population carcérale américaine, souvent inexpulsables et retenus pour une durée indéterminée, constituent pourtant bel et bien des prisonniers, mais dépourvus de « numéro » et privés de droit, à la merci de leurs geôliers, juges et partie.

American Gulag, comme son auteur le reconnaît aisément, est volontiers polémique et plus souvent descriptif qu’analytique. Mais Dow se défend d’un rapprochement abusif avec L’archipel du Goulag, les camps de travail forcé soviétiques dépeints par Soljenitsyne. Le goulag américain désigne ici des prisons isolées et éloignées du regard des citoyens, comme pouvaient l’être les camps de prisonniers soviétiques en Sibérie. On peut regretter cette déformation manifeste du terme goulag et son utilisation polémique ainsi que des références plus journalistiques que scientifiques. Pourtant, journaliste d’investigation expérimenté et ancien enseignant au service de naturalisation américain, Dow a passé des années à interroger détenus, gardiens et officiers dans de nombreux centres de détention, notamment celui de Krome près de Miami. Sa méthode s’appuyant sur une étude documentaire approfondie, le recueil et le recoupement d’une abondante base de matériaux de terrain (récits, échanges informels, entretiens, observations) n’a rien à envier aux méthodologies des sciences sociales, même si elle ne sert ici qu’un seul et unique objectif : dévoiler les détentions secrètes de l’INS.

L’ouvrage de Dow peut être perçu comme un réquisitoire à charge contre l’administration Bush, accusée d’avoir exploité le traumatisme national du 11 septembre pour renforcer les lois autoritaires envers les populations arabes et musulmanes. Mais selon Dow, l’autoritarisme et l’obsession du secret étaient déjà les composantes principales de l’INS qui, dès les années 1980, mettait en oeuvre une politique agressive envers les demandeurs d’asile politique et les étrangers sans papiers. Dow trace un rapide tour d’horizon des lois sur l’immigration aux États-Unis, en incluant les modifications qui on eu cours après le 11 septembre et leurs conséquences sur les parcours de vie de ces « étrangers illégaux ». D’après lui, leurs détentions ne relèvent pas spécifiquement d’une réponse au terrorisme, mais d’une bureaucratie qui cultive opacité du pouvoir et méthodes autoritaires. Si des politiciens locaux et quelques entrepreneurs de prisons privées tirent profit des sommes considérables versées par le gouvernement fédéral pour ces détentions, Dow n’oublie pas ce qui a rendu possible la production de ces espaces de non-droits : le Congrès américain.

Diluant sa part de responsabilité dans des rouages bureaucratiques, l’INS applique une politique d’exception discrétionnaire au détriment du respect des droits humains fondamentaux. Dénonciation manifeste de ce système carcéral invisible, American Gulag a le mérite d’enrichir le questionnement et la critique des sciences sociales sur les formes contemporaines de gouvernementalité de ces populations jugées indésirables.