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The point is not that the African socialist state stamped out selfishness or did away with exploitation, but that it spoke in comprehensible local moral vocabulary. Its economic arguments were always moral arguments…

James Ferguson, Global Shadows

Les universitaires, les politiciens et les journalistes ont tourné en ridicule et fustigé le programme de villagisation tanzanien en le décrivant comme l’un des grands échecs de l’État moderne[1]. James Scott y a vu « a wild and irrational scheme which was bound to fail both the expectations of its planners and the material and social needs of its hapless victims » (Scott 1998 : 246), tandis qu’Issa Shivji et Goran Hyden l’ont considéré comme une tentative inefficace de la part de la bourgeoisie bureaucratique de « capture the peasantry » (Hyden 1980 ; Shivji 1976). Partie intégrante d’un programme de développement rural socialiste connu sous le nom d’Ujamaa Vijijini, la villagisation était conçue à l’origine comme un moyen de favoriser la prestation de services publics, la politisation des masses et la production communale qui, espérait‑on, allaient mener à une révolution agraire. Le projet reposait sur l’idée d’étendre à une plus vaste échelle la notion de collectivité envers laquelle les membres auraient une responsabilité morale, en l’élargissant de la famille et du clan au village, à la région et à la nation. Le nom donné à cette forme de socialisme, Ujamaa, signifie d’ailleurs « famille, communauté » [familyhood] en swahili.

Le quasi-silence sur les villages contemporains est curieux si l’on tient compte de l’attention considérable accordée par les universitaires à leur soudaine apparition. Dans l’une des rares études sur le sujet, von Oppen soutient que les villages du district de Handeni, dans la région de Tanga, se désintègrent et que leurs habitants regagnent leurs anciennes terres affermées (von Oppen 1996). De même, Madulu décrit un paysage rural en mutation dans le district de Kwimba, dans la région de Mwanza, où des sous‑villages de plus en plus populeux se sont multipliés autour des anciens villages ujamaa pour accueillir tous ceux qui regagnaient leurs terres d’origine (Madulu 1998). L’étude menée par Daley dans un village du district de Mufindi, dans la région d’Iringa, révèle une stratification économique et une aliénation des terres croissantes alors que les premiers habitants et ceux qui se sont installés durant la villagisation ont récemment cédé la place à des arrivants mieux nantis qui se sont installés au village au début des années 1990 après la libéralisation (Daley 2005a et b). Enfin, de façon assez étonnante, un article récent (Now We Know : Tanzanian Socialism is Dead) relate l’histoire d’un village du district de Songea, dans la région de Ruvuma, qui a intenté en 2000 un procès au gouvernement pour obtenir le droit de liquider tous les derniers actifs communaux. La cour a accordé la requête, et chaque villageois a reçu 88 540 shillings tanzaniens (Tsh), soit l’équivalent de 84 $ US (Lyimo 2006). Les répercussions légales de cette décision sur les autres villages restent à vérifier.

Notre étude vise à évaluer à titre préliminaire l’éventail des expériences postsocialistes et postvillagisation des paysans tanzaniens dans la région de Mwanza et à recenser les effets du socialisme et de la libéralisation sur les perceptions locales du collectivisme. Des entrevues ont été menées dans douze villages répartis dans quatre districts de la région de Mwanza[2]. Bien qu’aucune région ne puisse être parfaitement représentative des expériences postsocialistes des Tanzaniens, la région de Mwanza présente l’avantage analytique d’avoir subi un nombre considérable de réinstallations dans un contexte où abondaient les villages traditionnels avant l’avènement de l’Ujamaa. En s’appuyant principalement sur l’interprétation que font les gens de leur vie avant, pendant et après la villagisation, notre analyse porte sur l’évolution de la conception des responsabilités morales inhérentes à la vie dans un village et au statut de villageois. À l’encontre de l’opinion populaire et intellectuelle dominante, les données présentées dans cet article soutiennent une vision plus positive de la villagisation, qui accorde une attention méritée à ses succès et non plus seulement à ses échecs. Cela dit, nous n’avons nullement l’intention de minimiser le traumatisme subi par tant de gens durant les campagnes de réinstallation du milieu des années 1970 et qu’évoquent les termes « Opération Tanzanie » ou « Opération villages planifiés ». La villagisation demeure un point tournant de l’histoire tanzanienne, un processus qui a radicalement transformé non seulement les relations économiques et politiques, mais également les relations sociales. De même, la villagisation a transformé le rapport des gens à la terre, une idée récurrente dans nombre d’entrevues. En remettant en question l’échec de la villagisation, notre étude nous amène à revenir également sur une idée répandue dans les publications, selon laquelle « l’échec » de la villagisation aurait engendré et, en fait, incarnerait l’échec du programme socialiste tanzanien. Mais auparavant, un peu d’histoire à l’intention des lecteurs auxquels le socialisme ujamaa ne serait pas familier.

Aperçu historique

Le socialisme ujamaa, ni plus ni moins que toute autre forme de socialisme, représentait une « moralizing political ideology » (Moore 1993). Julius Nyerere, le premier président de la république, cherchait à enrayer l’exploitation et à promouvoir l’égalité sociale et économique tant chez lui, en Tanzanie, que dans tout le continent africain[3]. Dans l’esprit de Nyerere, la villagisation ujamaa s’appuierait sur les valeurs locales de respect mutuel, de partage de la production commune et de travail collectif pour les étendre et les institutionnaliser. Elle aurait également des retombées égalitaristes, car si la culture traditionnelle maintenait un certain degré d’iniquité entre les sexes, le socialisme ujamaa viendrait corriger cet état de choses et traiter les femmes comme des membres à part entière de la société. De plus, la villagisation introduirait des méthodes agricoles modernes pour sortir les Tanzaniens de la pauvreté (Nyerere 1968 : 338‑340). Voici quel en était l’objectif :

To build a society in which all members have equal rights and equal opportunities ; in which all can live at peace with their neighbours without suffering or imposing injustice, being exploited, or exploiting ; and in which all have a gradually increasing basic level of material welfare before any individual lives in luxury.

Nyerere 1968 : 340

Entre 1963 et 1976, des millions de petits planteurs dispersés ont donc été regroupés dans des villages – les uns de leur plein gré, les autres par la force – dans ce qui s’avéra l’un des plus vastes programmes de réinstallation de l’histoire[4]. L’objectif immédiat de l’opération était de regrouper les habitants pour faciliter la prestation de services publics de base – écoles, cliniques médicales, eau potable, routes, etc.[5]. La villagisation répondait aux attentes de modernisation des autorités coloniales britanniques et de la Banque mondiale (Mascarenhas 1979 ; Shivji 1998), mais les vues du président Nyerere dépassaient la simple création de villages[6]. Défenseur d’une idéologie et d’un programme politiques qu’il baptisa Ujamaa [familyhood], Nyerere aspirait à bâtir une société socialiste dans laquelle :

Agricultural organization would be predominantly that of co-operative living and working for the good of all. This means that most of our farming would be done by groups of people who live as a community and work as a community. They would live together in a village ; the would farm together ; market together ; and undertake the provision of local services and small local requirements as a community.

Nyerere 1968 : 351

Le développement rural et la création de villages communaux constituaient la pierre angulaire rhétorique de la plateforme de Nyerere dès 1962 (l’année suivant l’indépendance du Tanganika)[7]. L’Ujamaa Vijijini (« socialisme rural »), en tant que programme de développement de villages collectivisés, dits ujamaa, dans lesquels la terre, le travail, les profits et les décisions seraient partagés, ne devint toutefois un objectif officiel qu’en septembre 1967, avec la publication du document d’orientation Socialism and Rural Development (Nyerere 1968).

Les initiatives stratégiques socialistes ne se limitaient pas au secteur rural. À cette époque, le pluripartisme avait été banni (en 1965) et l’État tanzanien, déclaré un pays à parti unique. Après la déclaration d’Arusha en janvier 1967, qui engageait le pays à réaliser l’Ujamaa na Kujitegemea (« socialisme et autosuffisance »), on procéda à la nationalisation des grandes industries et des activités occupant une « position supérieure » dans l’économie, à l’expansion de la bureaucratie gouvernementale, au contrôle des prix, à la représentation obligatoire des femmes au sein du gouvernement et à la mise en oeuvre d’un code de conduite exigeant la moralité socialiste des dirigeants. C’est toutefois le programme de villagisation qui a le plus souvent incarné le socialisme tanzanien dans le discours populaire et universitaire[8], à telle enseigne que son « échec » est devenu synonyme de la faillite de Nyerere à transformer la Tanzanie en une société socialiste égalitaire, autonome et autosuffisante. L’histoire du programme et les débats qui ont eu cours sur les causes profondes de son insuccès ont été abondamment traités[9]. Il est important de rappeler que Nyerere envisageait le développement des villages socialistes en trois phases : premièrement, il s’agissait de convaincre la population de s’établir dans un village (si possible de leur plein gré) ; deuxièmement, les villageois devaient être amenés à développer une parcelle communale ou à entreprendre toute autre forme d’activité communale pour compléter la production individuelle et en partager le produit en proportion du travail de chacun ; troisièmement, la production communale devait devenir le pilier de l’économie du village tandis que la production individuelle devait disparaître progressivement ou se maintenir dans une proportion marginale (Nyerere 1968). À la fin de 1968, après cinq ans d’exhortation à la villagisation, seuls 180 villages avaient vu le jour, regroupant 58 000 personnes. Toutefois, en 1979, après trois années d’opérations de réinstallation obligatoire soutenues (1973 à 1976), les autorités pouvaient se targuer d’avoir installé 13,9 millions de personnes dans 8 200 nouveaux villages, soit 91 % de la population rurale (Barker 1979 ; McHenry 1979a ; Shao 1982). La phase I du projet était terminée. Qu’advint-il des phases II et III?

De l’avis de certains observateurs (Barker 1979 ; Spalding 1996), Nyerere se serait trompé en présumant que les paysans, une fois transplantés dans de grands villages à composition mixte, agiraient de la même façon qu’ils le faisaient au sein de leur famille et de leur clan. Les interprétations locales confirment-elles ou infirment-elles cette critique? Comment l’idéologie de la villagisation a-t-elle été accueillie par les petits exploitants ruraux? Quels principes moraux partagent-ils à l’égard de la terre et de ce qu’ils en tirent, et dans quelle mesure ces principes reflètent-ils ou contredisent-ils l’idéologie ujamaa de Nyerere? Quel sentiment d’obligation et de réciprocité existe‑t‑il entre les villageois, comparativement à celui qui lie les membres d’une famille? Ces attitudes ont-elles varié en fonction de la villagisation et du récent exode des villageois vers leurs hameaux d’origine? Comment les villageois interprètent-ils maintenant l’abandon du programme socialiste et quelles conséquences morales attribuent-ils à la soko huria (libéralisation du marché)? La villagisation a-t-elle échoué parce qu’elle choquait trop les sensibilités morales locales? Ou peut-elle être considérée comme un succès pour avoir encouragé une moralité collective plus inclusive, ce qui pourrait expliquer les plaintes actuelles au sujet des inégalités sociales croissantes? Ce texte ci-après est une tentative préliminaire de réponse à ces questions.

La collectivisation et sa disparition

Comme Nyerere l’avait prévu, créer des villages et amener les villageois à cultiver en commun sont deux opérations très différentes. En 1975, la Villages and Ujamaa Villages Act (loi sur les villages et les villages ujamaa) a été adoptée, établissant les structures administratives des villages et, partant, bannissant les sociétés coopératives paysannes puisque désormais seul le village représenterait les intérêts des paysans[10]. Cette loi établissait une distinction entre les « villages » et les « villages ujamaa », le dernier terme étant réservé aux établissements engagés dans une production collectivisée (c’est-à-dire qui avaient dépassé la phase I). Fidèles à la fois aux pratiques coloniales et socialistes qui avaient cours ailleurs, les autorités gouvernementales responsables de l’agriculture à l’échelle du pays évaluaient, achetaient et commercialisaient toute la production agricole.

Deux types de fermes communales virent le jour dans les villages pratiquant l’agriculture collective. Le premier type comprenait des champs communaux (mashamba la kijiji) où les villageois se relayaient pour les activités de plantation, de sarclage et de récolte, tandis que le second était un système de terres fermières en « blocs » (mashamba la bega kwa bega) qui accordait à certains villageois la responsabilité entière d’un nombre d’acres donné. Alors que le premier représentait l’objectif visé, le second était considéré comme une étape transitoire vers le collectivisme. Les villageois conservèrent leurs parcelles – soit celles qu’on leur avait attribuées au moment de leur installation, soit plus souvent celles qu’ils possédaient avant la villagisation et qui dans plusieurs cas se trouvaient désormais beaucoup plus éloignées du nouveau village. Des études ont démontré que les villageois continuèrent de cultiver leurs propres parcelles en ne travaillant que le minimum acceptable dans les fermes communales pour éviter les amendes ou la prison. Les perturbations entraînées par la villagisation et une malheureuse série de sécheresses qui frappa la Tanzanie durant cette période eurent pour résultat de plonger le pays dans la famine (Briggs 1979 ; Hyden 1980).

Les secours aux affamés furent distribués à grande échelle, mais on accorda la priorité aux villages qui s’étaient engagés dans le travail communal. Comme il fallait s’y attendre, ce double traitement donna lieu à une variété d’interprétations locales. Un éleveur de bovins de 70 ans attribue cette famine à la villagisation.

We started to form queues to receive yellow corn [food aid]. Some people had had their land taken from them – that plus the troubles of having to rebuild a new home during the rainy season caused the hunger. It rained a lot that time. There was no more flour, so they started delivering fish as food aid.

L’aide alimentaire servit de carotte particulièrement juteuse pour attirer la population vers les nouveaux villages. En effet, les représentants du gouvernement à l’échelle locale, avides d’annoncer à leurs supérieurs des progrès significatifs dans la création de villages ujamaa, lancèrent des rumeurs selon lesquelles l’aide alimentaire ne serait distribuée qu’à ceux qui vivaient dans les nouveaux villages et qui travaillaient dans des fermes communales (Hill 1979 ; Schneider 2004 ; von Freyhold 1979a). Giblin indique que, dans le district de Handeni, « resettled farmers tended to see government famine relief […] not as provisions which they must earn, but rather as a form of government patronage to which resettlement had entitled them » (Giblin 2002 : 168). À la question « Que signifie ujamaa? », certaines personnes participant à une enquête réalisée en 1970 ont répondu « the sharing of Government aid » (Resnick 1981 : 290). L’aide alimentaire fut ainsi sujette à de multiples interprétations locales : elle fut perçue comme une récompense ou une mesure compensatoire destinée à ceux qui s’étaient conformés aux directives de villagisation gouvernementale ; comme une responsabilité morale du gouvernement par suite de la grande détresse qu’il avait infligée à ses citoyens ; enfin, comme un droit acquis dans le cadre d’une nouvelle relation avec l’État.

Au début des années 1980, de nouvelles difficultés financières frappèrent le pays avec la guerre en Ouganda, la dissolution de la Communauté de l’Afrique orientale et la hausse du cours du pétrole sur les marchés mondiaux. La production alimentaire avait regagné le niveau qu’elle occupait avant la villagisation, mais la révolution agricole dont on attendait une production nettement accrue ne s’était pas matérialisée. Dans un effort de revitalisation du secteur agricole, le gouvernement se rétracta et vota en 1982 une nouvelle loi, la Cooperative Societies Act (loi sur les sociétés coopératives), dans le but de rétablir les coopératives paysannes. Elle maintenait toutefois un engagement à l’égard du développement démocratique et socialiste, en particulier « the development of co-operative farming in rural areas as a means of modernizing and developing agriculture and of eliminating exploitation in the rural areas » (cité dans McHenry 1994 : 113). Cependant, à peine un an plus tard, en 1983, le gouvernement adoptait sa National Agricultural Policy (politique nationale en matière d’agriculture) par laquelle il abandonnait l’usage communal des terres et autorisait la délivrance de titres de propriété foncière à la fois aux villages et aux particuliers (Shivji 1998 ; Sundet 1996). Les villageois d’origine rurale se virent accorder le droit de regagner leurs anciennes terres s’il y avait de bons motifs agricoles de le faire. Des négociations furent entreprises avec des institutions financières internationales en vue d’obtenir des prêts très attendus. Toutefois, parce qu’il s’avéra qu’il répugnait trop à Nyerere de sacrifier ses principes et son programme de développement à des conditions d’ajustement structurel, une entente avec le FMI ne fut signée qu’en 1986 après que Nyerere concéda la présidence à Ali Hassan Mwinyi. L’abandon idéologique de la collectivisation fut scellé dans la Cooperative Societies Act (loi sur les sociétés coopératives) de 1991, qui laissa tomber toute référence au socialisme et à la production communale. Chose intéressante, la constitution tanzanienne, amendée aussi récemment qu’en 1998, énonce toujours que « le socialisme et l’autosuffisance » constituent son objectif.

Le souvenir du travail communal

Dans le souvenir des personnes interrogées, la vie sociale avant la villagisation se caractérisait par diverses formes de travail communal. Particulièrement chez les Sukumas, généralement établis dans des régions densément peuplées, un réseau complexe d’associations aidait aux plantations, aux récoltes, à la construction de maisons et aux funérailles. Certaines étaient établies par groupe d’âge, d’autres sur la base du genre ou du lignage. D’autres étaient multigénérationnelles ou mixtes, alors que d’autres encore regroupaient des gens exerçant le même métier (par exemple, des chasseurs de porc‑épics) ou la même activité (par exemple, le battage du sorgho)[11]. L’accompagnement ng’oma (musical) était un dénominateur essentiel pour motiver les gens dans leur labeur, d’où le nom que leur donna Gunderson, musical labor fraternities, ou « confréries musicales de travailleurs » (Gunderson 2001). Ces associations s’appelaient luganda, malika, shisumba et isalenge. Les efforts de leurs membres étaient habituellement récompensés par un repas chaud, mais s’il s’agissait de funérailles, c’était l’association qui aidait à la préparation des repas ou s’occupait de la distribution de nourriture et de charbon, en plus de creuser la tombe et de passer la nuit avec la famille du défunt pour l’accompagner dans son deuil.

Communal labor was called luganda. People would farm together accompanied by ng’oma ; also thatch houses together, make cement bricks, and harvest corn, potatoes, and rice.

Mzee Njeche, guérisseur traditionnel[12]

Villagers would help each other. If you had problems, they would take care of you, and even carry you to the hospital [many kilometers away].

Bi Ursula, agricultrice

Sans mentionner l’existence d’associations ou de confréries proprement dites, les informateurs qui n’étaient pas sukumas décrivent des modèles similaires d’aide communale. Ainsi, un chef de famille invitait les villageois à aider aux récoltes et les récompensait ensuite par un repas. Et même si la plupart affirment que la nourriture était la seule forme de compensation (certains insistant sur le fait que l’argent était totalement exclu de ces arrangements), Lukas, un ingénieur de 57 ans, rapporte :

There was also a practice known as kisumba in which young men helped farm with an understanding of getting lunch, liquor or money in return. You were supposed to have convincing reasons if you failed to participate when asked. In Kisumba those who did not participate were charged a fine.

Dans son analyse historique des associations sukumas, Gunderson explique que la nourriture était le seul moyen d’échange jusqu’à ce que les agriculteurs sukumas se mettent à cultiver le coton à des fins commerciales. À partir de ce moment-là :

It no longer seemed appropriate for the village organization with its automatic membership to perform its services for food only […]. Therefore, the village age-grade farming nganda [plural of luganda] started claiming cash as well as food, and sometimes large sums of cash and large quantities of food from wealthy men.

Gunderson 2001 : 12

La plupart du temps, les gens parlent de ces associations au passé et avec une certaine nostalgie. Des formes indigènes d’aide communale semblables à celles‑là existaient partout en Tanzanie, et un déclin semblable a été signalé dans d’autres études (Mung’ong’o 1998). Le fait que les personnes interrogées évoquent de façon répétée ces formes d’aide est indicatif de la valeur qu’elles continuent d’accorder à ce que Goran Hyden a appelé « the economy of affection », dans laquelle l’action communale s’organisait sur la base d’une descendance ou d’une résidence communes (Hyden 1980 : 18). Cette récurrence appuie également la position de Nyerere, qui considérait l’obligation de travailler comme une valeur locale, une des trois valeurs sur lesquelles il espérait établir une société socialiste prospère. Toutefois, comme nous le verrons, le travail communal et la production communale ne se sont pas du tout révélés de même mesure.

Le souvenir de la production communale

Le village de Gallu fut bâti sur l’île Ukerewe en 1963 à titre de « projet d’établissement », avant que le pays s’engage dans un développement socialiste. Il constitua l’une des premières tentatives de Nyerere pour convaincre les gens de venir s’établir dans un village en leur faisant valoir les avantages de la vie villageoise et de la technologie moderne.

It would […] be unwise to expect that established farmers will be convinced by words – however persuasive. The farmers will have to see for themselves the advantage of working together and living together before they trust their entire future to this organization of life.

Nyerere 1968 : 356

À ce titre, Gallu reçut plusieurs biens, y compris un camion, un véhicule tout terrain, deux tracteurs, une charrue, une remorque pour transporter la production, un moulin à céréales, un bateau et des filets de pêche, des poules pondeuses, un restaurant et un petit hôtel. On y construisit dix‑huit maisons de brique pour loger les nouveaux villageois (ce qu’aucun autre village n’offrait dans la région), ce qui valut dès lors à Gallu une attention politique considérable. Bien que Gallu soit devenue une ville prospère (de plus de 4 000 habitants aujourd’hui), Nyerere désavoua les investissements massifs réalisés dans des villages comme celui-là, en expliquant dans son essai de 1968, Freedom and Development :

When we tried to promote rural development in the past, we sometimes spent huge sums of money on establishing a settlement, and supplying it with modern equipment, and social services […]. In very few cases was any ideology involved ; we thought and talked in terms of greatly increased output, and of things being provided for the settlers.

What we were doing, in fact, was thinking of development in terms of things, and not of people […]. It is important therefore, to realise that the policy of Ujamaa Vijijini is not intended to be merely a revival of the old settlement schemes under another name. The ujamaa village is a new conception, based on the post-Arusha Declaration understanding that what we need to develop is people, not things, and that people can only develop themselves.

Nyerere 1979 : 32

Mzee Musa est un des premiers à s’être installés à Gallu en 1964 pour tenter la vie communale. Âgé de 81 ans au moment de l’entrevue, cet agriculteur à la retraite et ancien maire du village occupait toujours l’une des dix‑huit maisons construites pour les nouveaux arrivants comme lui. Il se rappelle les difficultés du village à ses débuts :

Tanzanians were not yet ready for this. It just happened that the people already living here moved away to other areas, and others from outside chose to move and live here[13]. Still trouble broke out in 1967 when the regional commissioner decided that some plots belonging to people would be taken and redistributed. Some of them rebelled. At 8 o’clock at night, soldiers came and took twelve troublemakers away, sending them to Mafia Island for re-education. (The strange thing is that they returned quite rich.) They were taken on 16 November 1967 and returned on 10 October 1969. Also, in 1968 some people believed that the purpose of getting people to live together was to make it easier for the colonialists to return and rule over us. And that was seven years after Tanzania had received its independence!

Une fois les conflits réglés, le travail communal fut entrepris avec succès à Gallu. D’après Mzee Musa, on cultivait du coton et des bananes dans le champ communal.

People would go to the communal field every Monday and Thursday from morning until noon, and again on Friday and Saturday. There would be work groups of ten people, each given one acre to cultivate until the harvest […]. Villagization was beneficial because it removed the lazy. It required everyone to work.

Un chercheur qui visita Gallu en 1969 rapporte non seulement qu’on y exploitait des fermes communales, mais qu’on y élevait également des troupeaux et de la volaille. Il mentionne aussi avoir entendu de nombreuses plaintes au sujet des villageois qui passaient trop de temps à cultiver leurs parcelles individuelles (Mashauri 1971).

Comme Nyerere avait insisté pour que chaque village prenne ses propres décisions, les stratégies de travail collectif différèrent considérablement de l’un à l’autre. Le village d’Igekemaja fut établi en 1974 à la suite des opérations de réinstallation obligatoire. Or la région était déjà peuplée, et trois des quatre personnes interrogées dans ce village y étaient nées ou venaient des environs. La ferme communale était consacrée à la culture du sorgho et, au moment de la récolte, on s’attendait à ce que chaque villageois récolte dix charges. Aucun des informateurs ne reçut sa part de la récolte, rien « à part la fatigue ». Lorsque la production communale prit fin, les gens réclamèrent simplement leur part de la ferme communale et se la partagèrent. Dans le village voisin d’Igudija, c’est au son de l’ocarina (flûte locale) qu’on invitait les gens à travailler dans le champ communal. Le travail consistait à récolter et à transporter les produits à l’entrepôt. « You did it to follow the government directives », raconte Mzee Simon, agriculteur et tailleur de 67 ans né à Igudija. Il raconte comment, même si on leur avait assigné des jours de travail sur les terres collectives, les gens cessèrent peu à peu d’y aller à jour fixe et n’y allèrent plus que lorsque cela leur convenait. Contrairement aux villageois d’Igekemaja, Mzee Simon reçut une part de la récolte.

Huit de nos entrevues se sont déroulées dans le village de Kisesa, en périphérie de Mwanza, la deuxième ville du pays. En raison de l’étalement urbain, Kisesa a pratiquement été incorporée dans la ville, sans toutefois en faire officiellement partie. Le village est né en 1974 durant les opérations et comptait une parcelle communale de 30 acres reliant Kisesa à Igudija. Le village a déjà eu un tracteur, mais celui-ci s’est abîmé très rapidement (en 1974) et n’a pas été réparé, sans doute parce qu’il avait coupé les jambes d’un Ng’wana Janga. Contrairement à ce qui se faisait dans les autres villages, chaque villageois avait le contrôle de sa part des récoltes et recevait la moitié des recettes correspondantes. Les villageois vendaient toutes leurs parts au « marché commun », et l’autre moitié de l’argent était utilisée pour financer le magasin coopératif du village. Le magasin finit par faire faillite en raison d’un détournement de fonds et de biens (une histoire récurrente dans les entrevues), et le moulin à céréales fut confisqué en paiement des dettes du village. Après la faillite de la ferme communale, la moitié des terres fut utilisée pour bâtir une école secondaire, tandis que l’autre moitié fut répartie entre les villageois d’Igudija.

L’information sur ces quatre villages – Gallu, Igekemaja, Igudija et Kisesa – révèle la diversité des approches de la production communale. Dans certains cas, les villageois recevaient des parts de la récolte ou des recettes de la vente de la récolte. Dans d’autres, ils ne recevaient rien en échange de leur travail. L’obligation de travailler dans le champ communal ne découlait pas systématiquement d’une appartenance antérieure à des institutions de travail communal ; aussi, les fermes communales se révélèrent-elles non viables à long terme et disparurent toutes au milieu des années 1980. Malgré cela, les données recueillies sur Gallu et Kisesa démontrent l’existence d’un sentiment persistant de collectivité villageoise, puisque la disparition des fermes communales n’a pas uniquement débouché sur une individualisation des parcelles. Dans les deux villages, une partie du champ communal a été réservée à la construction d’écoles, d’ailleurs construites grâce à l’effort collectif des villageois.

Mode de mise en valeur, liens et titres

La villagisation transforma fondamentalement le rapport des gens à la terre et démontra toute la puissance de l’État (Shivji 1998). L’État tanzanien possédait l’ensemble des terres du pays durant le régime colonial allemand, et ceux qui avaient été dépossédés de leur terre au profit des plantations européennes en subirent les pleines conséquences. D’intenses conflits éclatèrent dans diverses régions de la colonie, de façon plus marquée à Arusha et dans les hautes terres du Sud[14]. La création du village de Gallu fut un des premiers exemples d’une contestation similaire après l’indépendance. Comme le raconte Mzee Musa, ceux qui n’adhéraient pas volontairement au plan gouvernemental de redistribution des terres furent emprisonnés en 1967. Une lettre du bureau du procureur général datée d’octobre 1966, adressée aux gens de « Galu » (probablement Gallu) en réponse à des plaintes au sujet de la confiscation des terres, indique que le conflit avait commencé bien avant 1967, sans doute au moment de la création du village en 1963 :

It must be made clear that if a parcel of land is required for public purposes, the same will be taken and put to such public use […]. In respect to Galu, the development of the NATION required an establishment of a village at Galu and such land was lawfully taken and put to such development for public use […]. If I were one of you I would consider the matter closed as you have no legal or any other stand or ground to back up your persistent claim.

Cité dans Schneider 2006 : 110 ; souligné par l’auteure

Les technologies du pouvoir ont peut-être changé depuis l’époque coloniale, mais les tentatives de l’État de maintenir le contrôle sur la terre demeurent une constante historique. Les adeptes du néolibéralisme favorisent la délivrance de titres de propriété comme une étape nécessaire pour protéger le mode de mise en valeur, stimuler l’investissement et accroître la productivité. Lorsque le gouvernement annonça, avec la National Agricultural Policy en 1983, son intention de délimiter tous les villages et de leur accorder des titres de propriété, prétendit qu’il agissait d’une politique défensive pour protéger les villages d’un empiètement extérieur. Plusieurs commentateurs alléguèrent que cette démarche permit de mettre davantage de terres à la disposition du contrôle étatique et, en retour, à la disposition des investisseurs ; le gouvernement avait peiné à acquérir des terres par le passé en raison de l’insistance des villages pour que « toutes les terres appartiennent au village » (Sundet 1996 ; Tsikata 2003). Toutefois, en dépit des efforts du gouvernement pour obtenir des titres de propriété pour tous les villages avant 1992, en 1991, seuls 2 % des villages avaient officiellement été recensés et avaient reçu leurs titres de propriété.

Si la situation fut difficile pour les villages, elle le fut d’autant plus pour chaque petit agriculteur. Le processus est coûteux, comporte des frais de demande, des frais d’arpentage des parcelles, des frais de « facilitation » exigés par le comité des terres du village et le registraire des terres du district, des frais d’avocat et des frais de voyage. De plus, le processus peut prendre des mois, voire des années ; rares sont les personnes qui n’abandonnent pas ce processus (Odgaard 2003 ; Shivji 1998). Dès lors, ce sont les élites qui obtiennent essentiellement des titres de propriété foncière. Le Report of the Presidential Commission into Land Matters (1992) indique que « only relatively large holders – over 200 acres – register their land. The rest own under customary rights » (Shivji 1998). Les travaux d’Odgaard dans le district d’Iringa confirment cette situation ; après des années de recherche, elle a été incapable de trouver un seul petit agriculteur en possession des titres de sa terre (Odgaard 2003). Par ailleurs, Daley a découvert que les coûts exorbitants demandés pour l’obtention des titres officiels de propriété (300 000 Tsh et plus en 1999-2000) avaient conduit à une pratique illégale consistant à enregistrer les terres auprès des autorités villageoises (nommément, auprès du comité des terres du village). Cette pratique réduisait les coûts aux « indemnités de séance » dévolues aux membres du comité, soit à 5 000 Tsh par acre (Daley 2005b : 553‑554), mais cela ne se révéla pas toujours un bon investissement puisque le comité des terres pouvait révoquer ses transactions foncières pour des raisons politiques ou autres (ibid. : 561-562).

Ces descriptions contrastent avec le supplément publicitaire en pleine page sur la Tanzanie paru dans le numéro du New York Times du 25 mars 2007. En portant aux nues les avantages d’investir en Tanzanie, la publicité dit : « With a diversity of different soil types and different altitudes we can offer a wide variety of options for farming investors. They can select their preferred crop and have the title deed approved within a matter of weeks. It is all very investor-friendly » (Summit Communications 2007). Il semble donc que les critiques envers le programme de délivrance de titres soient justifiées et que l’on puisse mettre en doute les déclarations d’intention du gouvernement sur la protection des droits fonciers des citoyens.

Un certain nombre d’études récentes ont été publiées et proposent une analyse de l’effet des récentes réformes du régime foncier sur les populations rurales tanzaniennes[15]. Certaines d’entre elles se sont concentrées sur l’effet de ces changements sur les femmes (Manji 1998 ; Tsikata 2003), d’autres, sur l’escalade de conflits qui en a découlé, particulièrement entre agriculteurs et pasteurs (Maganga 2003 ; Odgaard 2003 ; von Oppen 1996). Il ressort de ces publications que les réformes entreprises à l’égard des terres et de la libéralisation du marché « minèrent » de toute évidence le droit au maintien du mode de mise en valeur et « accentuèrent » la différenciation économique tendance également observée dans tous les pays postsocialistes d’Eurasie (Bridger et Pine 1998 ; Hann et PRG 2003 ; Hann 2006 ; Mandel et Humphrey 2002).

Msongomano contre Mahame

L’abandon des terres familiales, avec leurs souvenirs, leurs tombes ancestrales et leurs lieux de culte, sans oublier les champs défrichés et soigneusement cultivés, causa d’énormes souffrances sociales. Les clans et les lignages furent séparés, et certains membres se retrouvèrent parfois dans différents villages. « Family structures were destabilized, families were separated, and the traditions and customs were destroyed as well », explique Mzee Lukas. « Let it be remembered, soutient Mzee Sebastian, that African clans include not just the living but also the dead. People lived with their people of the past, namely, their ancestors. So the separations that occurred were not just physical but also spiritual ».

La douleur de la séparation était d’autant plus vive qu’il fallait vivre parmi des étrangers. Qu’ils fussent fraîchement arrivés ou déjà établis, les gens étaient confrontés à la nouveauté de côtoyer des personnes avec qui ils n’avaient aucun lien. Même si ceux qui vivaient dans des endroits retenus pour devenir des villages ujamaa pouvaient conserver des liens avec leurs terres, ils étaient néanmoins tenus de partager ces terres avec des étrangers. Parmi les vingt‑six personnes que nous avons interrogées, huit furent forcées de déménager pendant les opérations, neuf restèrent sur leur terre lorsque le secteur fut transformé en village et quatre déménagèrent volontairement[16].

Tableau 1

Situation des populations interrogées

Aucun déménagement (terre familiale)

11

Déménagement volontaire

4

Déménagement forcé

8

Autres

3

TOTAL

26

-> See the list of tables

The strangeness of someone coming to live near you whom you do not know brought problems. It took a while to get used to that. But later we discovered that we had new people with new ideas and, in one thing or another, we influenced each other.

Mzee Sebastian, administrateur d’ONG

In general, the original lifestyle and moral values among individuals declined because first they had to establish new relations among themselves after villages were expanded. In the traditional villages, people knew each other, which is why they could easily help each other. It took a long time before people were capable of establishing stable relationships in ujamaa villages because everybody was new.

Mzee Peter, enseignant retraité

De nombreuses entrevues font mention de plaintes (msongamano) au sujet de la promiscuité. Les gens évoquent une vie trop à l’étroit qui favorisait la propagation de maladies contagieuses. En effet, selon un dicton : « You build your house where you can just barely see the smoke of your neighbor’s fireplace. If you could see a lot of smoke you were too close » (cité dans Muravchik 2002 : 218). Alors qu’auparavant une famille possédait généralement une terre affermée de 5 à 6 acres, les nouveaux établissements n’accordaient que 2 à 3 acres en fonction de la taille du ménage : une acre destinée à recevoir une résidence et de 1 à 2 acres pour y faire une parcelle agricole[17]. Advenant que le village possédât une terre fermière en « blocs », chaque ménage s’en voyait attribuer une parcelle, nombre de familles finissant par considérer celle-ci comme la leur. La promiscuité se révéla un plus grand problème encore pour ceux qui possédaient du bétail, les terres entourant les nouveaux villages ne suffisant pas au pâturage. Par conséquent, le nombre de conflits s’accentua en raison du piétinement et de la consommation des plantations avoisinantes par le bétail. Les accusations de sorcellerie augmentèrent elles aussi, par voie de conséquence.

Conflicts are always there because of lack of space, of people being confined. Sorcery and witchcraft activities are now commonly caused by lack of land. Those who gained land show off before those who lost land.

Mzee Vincent, 56 ans, agriculteur et ministre protestant

People were squeezed in small areas. Livestock intruded in other people’s plots feeding and destroying crops, a situation that caused more conflicts and lawsuits. Others had to pay compensation for the destruction caused by their animals.

Mzee Richard, 41 ans, guérisseur traditionnel

For example, you would be told to live on someone’s farm which they depended on and of course a conflict would arise. Many people killed each other, like in Ng’wahule, on account of this problem of being moved onto other people’s land.

Bi Ursula, agricultrice

Bien qu’il soit impossible d’évaluer le degré de souffrance des nouveaux arrivants par rapport à celle de leurs hôtes, des différences évidentes apparurent entre les uns et les autres quant à l’accès à la terre. Plus de la moitié de ceux que nous avons interrogés réussirent à conserver des droits sur leurs mahame, terres d’origine (littéralement « endroit d’où l’on s’est déplacé ») durant toute la villagisation[18]. De plus, en tant que nouveaux villageois, ils eurent aussi droit à de nouvelles parcelles, ce qui contribua globalement à accroître leur accès à la propriété terrienne.

Bi Faustina, une agricultrice de 62 ans, se plaint amèrement de cette injustice. Elle a été déplacée de force dans le village de Kisesa durant l’Opération Vijijini de 1974. Elle possédait auparavant une ferme et une maison non loin de Kisesa, que son père lui avait données à son mariage. Elle les perdit lorsque la région fut transformée en un village qui prit le nom de Kitumba. En tout, elle perdit trois acres. Elle porta plainte auprès des autorités et finit par regagner deux acres en 1976, grâce à son mari, blanchisseur pour le juge, qui prit une décision en leur faveur. Dans le nouveau village, elle reçut une acre de terre destinée à l’habitation. Après avoir repris possession des deux acres qu’elle avait perdues, elle se retrouva avec la même superficie de terres après des efforts considérables et grâce à un contact priviligié. « Now people who were moved here and given free plots are selling those plots and returning to their former farms! »

Cet exemple n’est certainement pas représentatif. Parmi les personnes interrogées, certaines ont effectivement perdu leurs terres ou, ce qui était tout aussi douloureux, leur bétail. Les récits mentionnent de nombreux exemples de personnes retournées vivre dans leur mahame. D’autres recherches seraient nécessaires pour évaluer l’ampleur de la migration de retour, puisque les entrevues n’ont permis de dégager aucun consensus à ce sujet. Par exemple, alors que Mzee Bilali, agriculteur de 77 ans, prétend que la congestion dans les villages a diminué en raison de la migration de retour aux mahame, Mzee Sebastian raconte ceci :

The complaints were many. People were left out in the rain, having left their good houses and the places they knew. Truly they complained about being persecuted. After 1974 people got used to living here. By 1985 they had really settled down and yet they were told that anyone who wanted to could now return to their former residences. Even so, people had already grown accustomed to living together. They were thus very slow to move back since they were now used to living together. Some did move back, but they were few in number.

Mzee Sebastian, administrateur d’ONG

En revanche, Mzee Vincent fait remarquer que « many are returning to their mahame, but many also stay, in part because they have no lands to return to ».

Les griefs à l’égard des terres se sont transposés dans des affiliations politiques contemporaines. Un fonctionnaire du district où se trouve le village de Gallu fournit une analyse très intéressante relatant l’évolution de la politique de villagisation et d’occupation des terres jusqu’alors :

People who lived [in Gallu] before villagization lost their land and their farms because immigrants occupied their lands. In addition, people were affected because they were not able to possess graveyards where their relatives were buried. Another problem pertained to those who did not get houses, something that caused considerable resentment. There were elders who protested the establishment of an ujamaa village here. Some of them were caught and transferred to the prison on Mafia Island. The tensions formed during the time of villagization is key to the existing political divisions in the village administration. If you look at the leadership of Gallu village, you’ll see that those whose lands were taken by immigrants joined opposition parties. The immigrants, meanwhile, are registered members of CCM [the ruling party]. Immigrants feel that they benefited in having gained houses and farm plots, whereas the native residents whose lands were taken feel that the government did not treat them with justice.

Mzee Musa, un résidant de Gallu, signale que la plateforme du parti d’opposition CHADEMA demandait la privatisation complète des terres et la cession de 60 acres pour indemniser ceux qui avaient perdu des terres à la fondation du village. De toute évidence, les litiges sur les terres continueront, la villagisation se trouvant au centre de poursuites et de contre‑poursuites.

Moralité socialiste en devenir?

À la lumière de ce qui a été relaté, on pourrait difficilement conclure que la villagisation a réussi à créer des communautés moralement contraignantes. Dans nos entretiens, nous avons demandé aux gens de comparer leurs expériences de coopération sociale avant et après la villagisation. Nous leur avons également demandé d’évaluer le programme de villagisation et de décrire ce qu’ils en ont retiré et ce qu’ils y ont perdu. Même si la plupart des jugements négatifs portent sur les problèmes évoqués ci-dessus – congestion, perte de propriété, difficultés à cultiver des terres loin de la maison –, les plaintes relatives à la sociabilité et à la coopération concernent la situation présente, la réforme postnéolibérale actuelle, qu’on oppose à la fois à la villagisation et à l’époque qui l’a précédée. Il a souvent été question dans les entrevues de la perte de l’esprit collectif et de la solidarité. Selon les propos de Bi Faustina, cette dynamique agricultrice qui recouvra deux acres de terre, « Now everyone cares only about himself and money. Before people were OK. Now life is different. People are divided. You can be attacked even if you have nothing and be killed ». Interrogée sur les avantages de la villagisation, s’il y en avait, elle déclare simplement « We got food », avant d’ajouter : « Yet during villagization it still was better, in 1974, better than if you compare it to now when there is no peace ». Bi Thecla, une agricultrice de 80 ans d’Igekemaja, affirme dans la même veine : « Now [labor societies] no longer exist. You get help only if you pull money out from your pockets », puis « In the past we lived well and even now we live well ».

People continued helping each other until the 1980s », mentionne Mzee Sebastian. « They are now more money-oriented when they offer a service. Before, people just helped each other ». Mzee Paulo le confirme : « Nowadays people have become very clever. In the past it was that people would be invited to help and it was called buyobe. Now people come to help, you prepare food for them, and after finishing the activity they tell you you owe them money. Now it is all about money ». Entre‑temps, Mzee Peter avance que « Today people are not practicing Ujamaa. Instead everyone pursues his own activities and people say it is due to market liberalization. Everyone is on their own now, performing their duties individually ».

Des déclarations comme celles‑là souscrivent et contribuent à la moralisation du discours sur la transformation postsocialiste ayant cours ailleurs dans le monde, discours axé sur la réification de la sociabilité et la montée de l’intérêt personnel, pleurant ce faisant la disparition de ceci : « past certainty, economic stability and moral order » (Bridger et Pine 1998 : 7). Le nombre réduit de jugements positifs à l’égard de la vie après la villagisation est surprenant. Seuls 2 des 26 informateurs condamnent totalement la villagisation et ses objectifs. À maintes reprises, nous avons entendu qu’une sociabilité accrue et les bienfaits des services publics constituaient les principaux avantages de la vie dans un grand village.

Nowadays people help each other more. In the past people spent most of their time on their farms cultivating and rarely saw other people. People cried a lot at first [following villagization] but now they are happy, helping each other even to build a school and collect stones for construction.

Bi Aisha, 65 ans, agricultrice

The advantages to villagization were the services : water, schools, health clinics. People, however, liked their old lives because the clan was together and they lived near their farms.

Pius, 45 ans, agent responsable du bétail

Just look at how now if you need to go to the hospital there is a road, and you can even go by car. We are very happy about that.

Mzee Njeche, plus de 80 ans, guérisseur traditionnel

Truly there was a benefit to villagization because it made it possible for people to come together and understand each other.

Mzee Julius, 61 ans, agriculteur et ancien représentant officiel de son village

D’autres font part des nouvelles modes apparues dans les villages, comme la passion pour le football et la musique populaire, qui ont rapproché les gens, en particulier les jeunes. Globalement, malgré les difficultés liées au mouvement de villagisation, les gens expriment une grande satisfaction par rapport à la vie villageoise et en reconnaissent les services publics et les interactions sociales accrues[19]. Le fait d’insister sur l’entraide facile à donner et à recevoir confirme que Nyerere avait raison en prétendant que la vie tanzanienne traditionnelle s’organisait autour d’un principe moral de « mutual involvement in one another » (Nyerere 1968 : 338). La sociabilité, la bienveillance et l’entraide demeurent de nos jours des questions essentielles aux yeux des villageois. Alors que les villages n’ont pas réussi à institutionnaliser la production communale, l’objectif de Nyerere lié à la dispensation de services publics à la population a été reconnu. En effet, au moins une personne témoigne du fait que l’autre objectif déclaré de Nyerere, celui de relever le niveau de bien‑être matériel, a été atteint dans une certaine mesure. Après s’être penché sur les avantages de la villagisation, Mzee Fikiri raconte que « In the past, we did not wear clothing and we slept on animal skins, but now we sleep on mattresses ».

Conclusion : moralisation du collectivisme postsocialiste

Mon examen des discours moraux sur la villagisation révèle un jugement plus positif de ce programme que ne l’ont fait la plupart des analyses purement économiques ou politiques. Il révèle la continuité de la conception paysanne des responsabilités inhérentes à la vie en collectivité, malgré la transformation radicale de la définition du collectivisme au cours des quatre dernières décennies. La notion d’obligation envers les autres demeure, tout comme une idée claire sur les obligations gouvernementales envers les citoyens. Et les moyens sont nombreux pour exprimer ses préoccupations à l’égard de l’équité, de l’honnêteté et de la juste ou injuste répartition des terres. Les façons d’exprimer ses préoccupations à l’égard d’une attribution équitable, honnête et juste (ou injuste) des terres sont très variées. Mes résultats confirment ceux de Giblin qui, dans son travail auprès des paysans agriculteurs du district de Handeni, relate ceci :

Farmers still subscribe to the principle that each person has a right to the land needed to obtain subsistence ; they still adhere to the belief that the occupation and improvement of land bestows rights ; and they continue to accept the idea that political authorities may indeed be justified in overriding the rights of the occupants of land, but only if they provide compensating benefits.

Giblin 2002 : 167-168

Notre analyse apporte donc un correctif ethnographique aux points de vue dominants sur l’Ujamaa Vijijini, selon lesquels il n’a été sur toute la ligne qu’un échec aux conséquences désastreuses. Les analystes néolibéraux font porter le blâme de la mauvaise situation économique de la Tanzanie sur le programme socialiste de Nyerere. D’après l’interprétation la plus répandue, la villagisation, le contrôle des prix et les autorités paraétatiques responsables des récoltes auraient à ce point bouleversé les pratiques agricoles que la production s’est effondrée et que la Tanzanie n’est plus un pays autosuffisant sur le plan agricole à un importateur de denrées alimentaires. Les agriculteurs, au lieu de se faire payer leurs produits au prix dérisoire fixé par le gouvernement, décidèrent soit d’interrompre leur culture commerciale, soit de se tourner vers des marchés non officiels afin de vendre leurs denrées à des prix acceptables en fonction du travail investi (Hyden 1980 ; Raikes 1986). Ce que nous tenons à proposer en guise de conclusion est que l’ampleur du déclin agricole ne concorde pas avec celle de la crise, ce qui pourrait lui faire porter une part injuste du blâme. Par exemple, en dépit de la décision du chercheur de ne pas approfondir son examen, les données de Jones sur le rendement agricole de neuf pays africains anciennement socialistes montrent que la croissance de la production agricole par habitant en Tanzanie au cours de l’apogée socialiste était équivalente à celle des années précédentes, ce qui n’indique aucun virage brusque ni grand déclin (Jones 1999 ; voir annexes 1 et 2).

Comme l’a signalé McHenry, indépendamment des plateformes politiques et économiques, tous les pays africains connurent de graves crises économiques durant les années 1980 (McHenry 1994). En raison de l’accent idéologique mis sur le développement rural par Nyerere, le non-avènement des réussites agricoles prévues pesa plus lourd dans la balance qu’il n’aurait dû après la chute de l’Ujamaa. Une part du blâme est attribuable à d’autres facteurs comme la guerre en Ouganda, la crise internationale du pétrole et les dons trop généreux (militaires, financiers et autres) accordés à des pays d’Afrique australe pour soutenir leur lutte de libération. De plus, nous devrions nous préoccuper davantage aujourd’hui de comprendre pourquoi la baisse de la production agricole, concernant surtout les cultures d’exportation, semble avoir été plus importante depuis l’introduction des réformes néolibérales (Jones 1999 ; Limbu et Mashindano 2002 ; Paulson et Gavin 1999), davantage en tout cas que depuis les réformes socialistes.

Des recherches comparatives sur les transformations postsocialistes ailleurs dans le monde révèlent des tendances semblables. Hann, par exemple, a comparé la situation de la Chine avec celle de l’Europe de l’Est, après leur réforme respective. Alors que la Chine connut une production agricole accrue après la « décollectivisation » et l’adoption du « système de responsabilité des ménages », la production agricole de l’Europe de l’Est et de l’ancienne Union soviétique diminua après la mise en oeuvre des réformes de libéralisation (Hann 2006). Les causes varient considérablement, mais un facteur commun réside certainement dans le fait de manquer de certains éléments, par exemple d’engrais et d’autres intrants. Les paysans, soutient Hann, ont payé cher la libéralisation : « subsidies have been withdrawn, jobs lost, coordinating institutions destroyed, and social security provisions weakened or withdrawn completely » (Hann 2006 : 23). La situation en Tanzanie illustre bien cet état des choses, les agriculteurs ayant dû se passer d’engrais, de semences et de pesticides que leur fournissait autrefois le régime socialiste (Mung’ong’o 1998).

Ferguson a raison de dépeindre le « capitalisme scientifique » comme une idéologie moralisatrice, même si ses partisans le nient avec véhémence. En dévoilant la morale politique de l’ajustement structurel, Ferguson positionne le néolibéralisme sur le même plan moral que le socialisme et les autres idéologies qu’il tente de défaire au moyen de réformes et de mises en oeuvre de paradigmes économiques « rationnels ». Le capitalisme, soutient‑il, repose de façon tout aussi importante sur des principes moraux, particulièrement sur des « notions of the inviolate rights of individuals, the sanctity of private property, the nobility of capitalist accumulation, and the intrinsic value of « freedom » (understood as the freedom to engage in economic transactions) » (Ferguson 2006 : 80). Les personnes en situation postsocialiste affrontent donc des dilemmes moraux puisque leur définition du collectivisme, de l’exploitation et de l’activité économique honorable se modifie sous la pression de circonstances changeantes (Hann 2006 ; Kaneff 2002 ; Mandel et Humphrey 2002).

Le cas de Gallu offre matière à réflexion. Dans une période antérieure qui connut une transition politico‑économique profonde après la chute du mandat britannique, remplacé par la nouvelle République de Tanganyika, on instaura un programme de développement capitaliste. L’État s’appropria des terres pour présenter des méthodes agricoles modernes, et des résidants de Gallu s’opposèrent à la confiscation de leurs terres. Puis, le procureur général fit valoir que « la NATION » en avait besoin, leur demandant ainsi de faire passer les intérêts de la nouvelle entité collective – la nation –, avant les leurs et ceux de la communauté locale. L’idéologie socialiste survint peu de temps après, présentant un nouveau discours moral et de nouveaux paramètres communaux, sans oublier le continuel envahissement étatique du rapport de la population locale à la terre. Après l’abandon de la politique socialiste et l’instauration de programmes néolibéraux, ceux qui ont perdu des terres recourent désormais à des politiques de résistance pour protester contre ce qu’ils estiment être un gouvernement immoral et injuste. Ils exigent la rectitude et des indemnisations à un moment historique où l’on insiste sur les droits individuels tandis que le collectivisme est en déclin.

En dépit de justifications morales et économiques changeantes, l’affection à l’endroit de Julius Nyerere est demeurée relativement constante. Entrevue après entrevue, les villageois de Mwanza l’absolvent pour les tribulations de la villagisation (on accuse plutôt ses subordonnés de l’avoir mise en oeuvre sans pleinement la comprendre). Malgré les lacunes de son gouvernement et les années de misère extrême subies par son peuple, Nyerere a conservé son autorité morale dans une grande partie de la population tanzanienne et le monde entier, qui le considèrent comme un homme qui s’écartait rarement – dans sa vie personnelle ou politique – des principes moraux sur lesquels il voulut établir le socialisme Ujamaa[20]. Même tard dans sa carrière, en 1996, lorsqu’on lui demanda d’expliquer le « lamentable échec » de l’Ujamaa, il nia la défaite et insista plutôt sur les valeurs du socialisme qu’il avait tenté de mettre en place :

[…] values of justice, a respect for human beings, a development which is people-centered […]. If you leave the development of a country to something called the market which has no heart at all since capitalism is completely ruthless, who is going to help the poor? and the majority of the people in our countries are poor. Who is going to stand for them? Not the market. So I’m not regretting that I tried to build a country based on those principles[21].

En outre, dans une des dernières entrevues accordées avant sa mort, Nyerere évoquait le principe moral en demandant une explication au sujet de la détérioration de l’État tanzanien après la libéralisation.

In 1988, Tanzania’s per capita income was $280. Now, in 1998, it is $140, said Nyerere. So I asked the World Bank people what went wrong. Because for the last 10 years Tanzania has been signing on the dotted fine [sic] and doing everything the IMF and the World Bank wanted. Enrollment in school has plummeted to 63 percent and conditions in health and other social services have deteriorated. I asked them again : « What went wrong? » These people just sat there looking at me. Then they asked what could they do? I told them : « Have some humility » Humility they are so arrogant[22]!

Mbogora 2003 : s.p.

Humilité-arrogance, partage-égoïsme, entraide-exploitation, équité-iniquité : la moralité imprègne le discours tanzanien sur la vie sociale passée et présente. À cet égard – au‑delà de l’amélioration de la qualité de vie grâce à l’éducation, aux soins de santé, aux routes et à l’eau –, la villagisation constitue une réussite. Selon les paysans de la région de Mwanza, la vie villageoise favorisait le partage et l’entraide. L’entraide nécessaire aurait pu être plus importante en raison des difficultés des périodes antérieures et ultérieures, mais à l’échelle locale, la notion de « collectivisme » s’est certainement élargie pour inclure et intégrer un ensemble d’éléments étrangers. C’est substantiel. Les discours moraux sur la libéralisation qui circulent actuellement lui donnent encore plus de poids, car ils opposent, d’une part, l’augmentation de la stratification économique et le fossé croissant entre les terriens pauvres et riches à, d’autre part, la wakati wa vijiji (villagisation), alors que l’objectif de parité économique et social visé par l’État avait été réclamé. Quel que soit ce que l’avenir réserve aux Tanzaniens, on peut croire qu’ils l’aborderont et l’évalueront avec une sensibilité morale aiguë.

Article inédit en anglais, traduit par Karen Dorion-Coupal.