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À l’aide d’un argumentaire théorique sophistiqué, Karen Strassler (CUNY) puise dans ses recherches doctorales (Strassler 2003) pour détailler l’apport de la photographie populaire dans la construction nationale sur l’île de Java (Indonésie). Se déclinant en six chapitres, le livre se positionne avantageusement à la frontière de l’anthropologie et des études visuelles, utilisant avec succès la littérature abondante de ces champs.

En guise d’introduction, l’auteure justifie l’usage du concept de « réfraction », qu’elle emprunte à Bakhtin et modifie pour l’appliquer à son analyse de la production et de la consommation photographique. Strassler indique ainsi que la réfraction est un processus par lequel « les rencontres quotidiennes avec les photographies entremêlent des visions largement partagées avec des trames narratives et des mémoires personnelles chargées d’émotions et d’affects » (p. 23). La réfraction s’opère de manière dialogique et à plusieurs niveaux : entre les « histoires privées » et l’histoire nationale, entre les différents genres photographiques et, plus généralement, à travers l’appropriation des images publiques et la production de versions domestiquées et personnelles. Influencée par la perspective sémiotique de C.S. Peirce – en particulier à travers l’usage fréquent de l’indexicalité et de l’iconographie – et par celle des théories sociales et les notions d’agency historique et des pratiques, l’utilisation du concept de réfraction par l’auteure serait une réponse potentielle à des méthodes interprétatives et analytiques qui peinent à se réconcilier dans la littérature scientifique contemporaine.

Au chapitre 1, Strassler observe la participation volontaire des photographes amateurs au façonnement esthétique du pays dans les clubs de photographie établis à la suite de la colonisation. Fuji, Konica (Sakura) et Kodak organisent et supportent des concours de photographie associés aux préceptes de l’Ordre Nouveau. Dominent alors la glorification de la tradition, la quête insatiable de l’authenticité (p. 54) et l’intériorisation de « manières de voir » (ways of seeing) qui promeuvent la sélection du visible et du non-visible.

Explorant la production de paysages photographiques, le chapitre 2 s’attarde aux procédés artistiques qui prédominent dans un contexte où la photographie amateur devient accessible. Se côtoient la pratique indexicale de mimétisme du déclic photographique par certains jeunes des classes moyennes des années 1980 et une série photo documentant (documentasi) l’évolution de la jeune fille d’un photographe professionnel : de la dégustation d’un Fanta en 1988 à une pose d’activiste du mouvement de réforme (reformasi) de 1998.

S’intéressant à la photographie officielle comme pratique bureaucratique d’identification et de surveillance, le chapitre 3 souligne l’appropriation de ces photos (ces « signes de l’État ») par les Javanais. L’agrandissement et l’affichage domestique de ces photos officielles modifient les images étatiques qui s’écartent alors des trajectoires anticipées pour entrer dans la sphère personnelle et populaire. Le chapitre 4 développe ce processus de transfert du contrôle sur la production photographique à travers la création d’une trame narrative familiale qui viendrait à la fois répéter (et réifier) les versions iconiques rituelles de l’ordre culturel dominant tout en y insérant les particularités de chaque trame, confirmant l’identification moderne nationale des familles concernées.

Finalement, les dernières sections (chap. 5 et 6) révèlent comment l’image, en tant que preuve matérielle, permet de revisiter les tensions ethniques et politiques qui ont entraîné la chute des deux derniers régimes et une refonte toujours active du paysage politique de l’Indonésie contemporaine.

Le raccord au temps présent est timide dans Refracted Visions… L’épilogue évoque bien quelques changements récents mais les avancées technologiques significatives en Indonésie dans l’imagerie numérique – à travers la téléphonie cellulaire, pour ne mentionner que celle-ci – ne font pas l’objet d’une analyse approfondie dans l’ouvrage. D’autre part, et dans la mesure où le processus de réfraction semble intimement lié à la technologie utilisée – l’auteure le démontre d’ailleurs avec brio au chapitre 1 et 2 avec la photocopie et l’impression – il aurait été intéressant de trouver plus que des mentions brèves des autres médias visuels (cinéma, télévision, Internet) pourtant si influents dans la construction de la nation indonésienne. Finalement, il y aurait eu avantage à plus détailler les concepts stimulants de ways of seeing et state gaze pour des comparaisons plus systématiques des données recueillies, ces concepts ouvrant vraisemblablement la porte à ce type d’analyse.

Ces critiques sont toutefois bien légères face à l’intérêt que le lecteur portera au travail de Strassler, qui propose une interprétation théorique originale, intimiste et d’une grande sensibilité. La place incontournable prise par la photographie populaire dans la construction nationale indonésienne – et le caractère dynamique de sa production et de sa circulation – nous est présenté sans compromis, à l’aide d’une maîtrise aiguisée des approches historique et anthropologique. Théoriquement novateur, Refracted Visions… s’inscrit ambitieusement dans une lignée d’ouvrages récents qui n’hésitent pas à repousser les limites des disciplines pour complexifier l’analyse des productions visuelles, tout en rendant hommage aux producteurs de celles-ci.