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Nous vivons indéniablement une époque extraordinaire : la communication sans fil nous permet d’être (et de rester) en contact avec n’importe qui, où qu’il soit et où que l’on soit ; sans parler des autres gadgets électroniques que nous utilisons quotidiennement pour formuler nos idées et les communiquer aux autres, et qui deviennent chaque jour moins encombrants et plus pratiques. Non seulement cette technologie omniprésente qui nous relie les uns aux autres au sein d’environnements intelligents sans fil nous offre d’immenses possibilités d’enregistrement, de stockage et d’archivage de données numériques, mais elle facilite aussi notre travail de tri et de remodelage de ces données (programmes télévisuels, films, musique, images, textes) ; elle autorise également une surveillance accrue et plus efficace (caméras de surveillance, logiciels espions, vérification des données de crédit et biométrie). Mais par-dessus tout, elle est devenue inséparable de la matière qui a pu servir autrefois à la recouvrir. En effet, la prolifération du numérique s’est accompagnée d’un ancrage concomitant dans les objets matériels et dans les milieux de vie, dans les zones de transmission et de réception, dans les corps et dans les vêtements. Ainsi le numérique en est-il venu à investir nos corps, nos cultures et nos sociétés selon des modes jusqu’ici inexplorés.

La technologie intelligente sans fil fait désormais partie de l’environnement de consommation et de marque dans lequel nous baignons et envahit peu à peu les corps et la biologie en prenant en charge les affaires de la physiologie et de l’esprit. Comme tout ce qui est numérique, elle se nourrit de codes biologiques, algorithmiques et génératifs ; pourtant, elle n’est plus aussi immatérielle et métaphysique que nous avons pu autrefois l’imaginer. Omniprésente, on la retrouve de plus en plus sous forme de fibres conductrices tissées ou intégrée chimiquement à des surfaces sensibles, augurant ainsi de la métamorphose du monde matériel en une topologie fibreuse interactive (Hartmann et al. 2000 ; Tao 2001 ; Braddock Clarke et O’Mahony 2005).

Dans le domaine des sciences sociales, des chercheurs ont commencé à s’interroger sur les conséquences que le développement de ces nouveaux modes de communication est susceptible d’engendrer dans une économie globale du savoir ; mais ils omettent généralement d’examiner le fonctionnement même de cette technologie et des moyens qui permettent son renouvellement continu (Thrift 2005). La recherche se complique d’autant plus que cette technologie n’est pas simplement insérée dans une matière, elle est elle-même cette matière. Or, nous avons tendance à considérer que l’étude des matières doit s’appuyer sur une formation pertinente en sciences ou en art et à négliger les aspects de cette étude qui se rapportent aux processus immatériels de l’intelligence à l’oeuvre dans la communication. Comme nous avons abandonné ce pan de la connaissance à ceux et celles qui ont été formés dans ce domaine, la dissociant ainsi de l’étude de la pensée et de ses représentations dans le langage, dans l’art et dans la religion, certains des faits les plus fascinants – et les plus importants, me semble-t-il, pour l’anthropologie et les sciences sociales en général – touchant l’innovation technologique de pointe risquent de passer tout simplement inaperçus (voir Barad 2003 : 805-806).

Je soumettrai ici une brève description des faits en question. Tout d’abord, il existe actuellement une relation de la matière à l’objet qui contredit tout ce que nous avons pris pour acquis tant que seules les choses étaient objets du désir (Forty 1986). La raison en est que les matières dans lesquelles s’insèrent ces technologies de pointe dépassent désormais en nombre le type d’objets que nous associons aux fonctions communicationnelles, tels les téléphones, les interrupteurs et les claviers d’ordinateur. Les entreprises de design les plus importantes sur la scène internationale ne s’attachent plus seulement à façonner de nouvelles formes culturelles : elles cherchent à se démarquer de leurs concurrents par l’utilisation novatrice d’un éventail apparemment infini de matières, allant jusqu’à mettre en contact les ateliers où ces matières sont créées avec les fabricants et les consommateurs. L’une de ces entreprises, Material Connexion, installée à Milan et à New York, permet ainsi au public de consulter, moyennant une redevance, sa vaste collection de matières et d’utiliser son service d’information et de connexion. On ne peut que s’émerveiller, en visitant cette collection in situ ou par voie électronique, de la stupéfiante variété des matières qui attendent d’être associées à un objet ou à un autre. Dans les ateliers, concepteurs et architectes admettent toutefois que la plupart d’entre elles sont sous-utilisées, du fait qu’on ignore comment elles seraient perçues par les consommateurs ; d’où l’importance de remédier à l’absence d’études sur la perception culturelle des matières.

Par ailleurs, il est actuellement difficile d’évaluer la proportion qu’occupent les polymères dans ces matières novatrices. Avant d’expliquer ce que sont les polymères, permettez-moi de souligner que ce qui est le plus remarquable à leur propos, ce n’est pas ce qu’ils sont, mais ce qu’ils font – à savoir qu’ils sont en mesure d’assumer, en tant que matières, des fonctions technologiques qui étaient auparavant considérées comme indépendantes de l’enveloppe matérielle d’un objet. Nous avons tendance à assimiler ces polymères aux plastiques et à d’autres matériaux souples, mais ils prennent désormais plutôt la forme de fibres. L’apparition des polymères dans notre vie quotidienne remonte à près de deux cents ans : il est d’autant plus étonnant que si peu d’études circulent à leur sujet et qu’on ait si peu documenté la perception qu’ils suscitent (Edwards et Vigo 2001).

C’est la modification chimique du caoutchouc en 1843, grâce à laquelle ce dernier est devenu étirable et imperméable, qui a constitué la première découverte en matière d’activation des polymères naturels. Il a fallu néanmoins attendre les années 1920 et 1930 pour que les chimistes saisissent tout le potentiel de ces matières étirables dont la production commerciale se basait, depuis le milieu du XIXe siècle, sur le caoutchouc, bien sûr, et la cellulose ; ils se mirent dès lors à imiter les liens chimiques entre les molécules de ces produits naturels. Les premiers polymères synthétiques, dont les molécules étaient liées entre elles à la manière d’une corde, présidèrent à l’invention de nouvelles fibres et de nouveaux textiles que l’on retrouve aujourd’hui dans les technologies de pointe utilisées par l’industrie, la médecine ou les communications (Ball 1997 : 345). Aujourd’hui, les polymères prennent de plus en plus de place dans notre vie quotidienne ; leur faible coût, leur résistance et leur souplesse en font des symboles de notre ère moderne. Pourtant, nous ne savons presque rien de leurs capacités, des raisons pour lesquelles certains d’entre eux ont fini par être associés à certaines fonctions plutôt qu’à d’autres ou de ce qui peut influencer notre attitude à l’égard des nouveautés lancées sur le marché. Si l’économie industrielle a été définie par l’autonomie croissante d’une technologie qui restait recouverte et cachée au sein d’une forme (Hansen 2000 : 59), cette technologie devient apparente maintenant qu’elle émerge à la surface et révèle son omniprésence de façon tangible dans des matières qui appellent un changement radical de nos attitudes à l’égard de l’innovation.

En dépit de l’importance croissante et régulière que prend l’étude des cultures matérielles dans de nombreuses disciplines des sciences sociales et humaines, la recherche sur la perception culturelle des matières et sur la façon dont la connaissance sur ces matières se transmet n’a guère pris d’ampleur. L’une des raisons de la rareté des travaux théoriques et méthodologiques sur ce sujet, en anthropologie ou ailleurs, est que nous persistons à nous préoccuper des objets et des relations que la société entretient avec eux (Daston 2004 ; Latour 2001). Depuis des décennies, les relations « sujet-objet », comme on les appelle couramment, en ont intrigué (et ennuyé) plus d’un ; pourtant, les arguments complexes visant à abolir cette distinction entre théories et méthodes ont été globalement vains (Knorr-Cretina 1997 ; Latour 1996). Dans le présent article, je discuterai de la nécessité, pour les sciences humaines et sociales, de changer de paradigme afin de suivre le rythme des innovations, changement qui axera les recherches sur l’interface entre l’esprit et la matière et qui substituera à la dualité actuelle de nos systèmes de classification un système génératif de composition susceptible de traiter la variation et la répétition. Par le fait même, de manière implicite, cet article s’inscrit en faux contre la tendance latente de l’anthropologie et d’autres sciences humaines à viser la clôture et la certitude théoriques, à ériger du simple sur du complexe, du singulier sur le multiple. Dans un même élan, je tenterai une comparaison périlleuse, mais appropriée, du moins je l’espère, qui me permettra d’explorer le coeur d’une technologie matérielle générative, composite et férue de topologie, en mettant en parallèle, d’une part, les avancées technologiques dans le domaine du textile interactif et, de l’autre, les techniques artistiques à base de fibres utilisées dans le Pacifique.

Des fibres nouvelles

Le fait sans doute le plus remarquable entourant l’avènement du textile interactif est que l’innovation aurait dû provenir du domaine des fibres, compte tenu de l’association de longue date entre le textile et le royaume du privé et de la création du féminin dans l’Angleterre victorienne (Mukerjii 1983 ; Parker 1989). C’est néanmoins, assez curieusement, la technologie scientifique à l’origine des matériaux souples qui a porté les fibres, auparavant boudées, au premier plan de la production, sous la forme du polyéthylène. Ce matériau se présente selon différentes variétés plus ou moins malléables, utilisées pour l’emballage ou le recouvrement d’objets du domaine domestique, de l’isolation ou du film – et allant des appareils ménagers aux jouets en passant par les tuyaux et les containers –, sans parler des formes d’élastiques utilisés en bonneterie et en mercerie. La catégorie de polymères industriels la plus largement utilisée est celle des fibres (dont les plus connues sont la rayonne, le nylon et le polyester). Les fibres synthétiques polymères telles que celles que la société de chimie Du Pont a introduites dans les années 1970 ont une force élastique comparable à celle de l’acier, voire meilleure que celle-ci, pour un poids bien moindre (McQuaid 2005). Désormais, on utilise couramment de ces fils robustes en chirurgie, en architecture ou dans l’industrie ; ils sont mis à contribution dans divers contextes qui font appel à leur capacité de traction, de résistance ou de protection – propriétés structurelles qui leur sont intrinsèques. Que ce soit dans les domaines industriel, médical ou domestique, la fibre en est venue à personnaliser une technologie qui doit servir de « seconde peau », s’ajuster sans couture apparente et travailler sans autre élément « externe » supplémentaire.

Ainsi de plus en plus de banques mémorielles qui transportent indifféremment musique, images et adresses (ou toute autre forme de communications sans fil) sont insérées à la surface des vêtements sous forme de pièces textiles souples. C’est presque comme si ce que l’on considérait jadis comme inhérent à la personne humaine, soit la connaissance, les idées et l’imagination (ressources immatérielles par excellence) affleurait désormais à la surface, couvrant la peau à la manière de pièces protubétantes. Il est tentant de comparer ce phénomène à des exemples bien connus en histoire de l’art et en ethnologie : on se souviendra peut-être de la célèbre déité sculptée de la fin du XVIIIe et du début du XIXe, dans l’île de Rurutu des Australes du Pacifique, statue dont l’épiderme est couvert de copies miniatures d’elle-même qui font saillie comme un bouclier ou une armure ; ces miniatures rappellent en fait les relations généalogiques (c’est-à-dire dont on garde mémoire) qui ancrent la personne enterrée au sein d’une trajectoire biographique (British Museum Collections LMS 19). Évoquons également les sculptures de Limewood de l’Allemagne de la Renaissance, décrites par Michael Baxandall (1982), qui ont mis au goût du jour la notion d’individu dans le pli des toges et les imperfections de la peau. De tels exemples confirment que la diffusion croissante des textiles interactifs entraînera un bouleversement du concept de personne, bouleversement comparable à celui qui a permis le passage d’une conception médiévale d’un schéma établi de mélancolies à l’idée d’une lumière unique et cachée, interne, avancée pour la première fois par Paracelse en 1500, et tout aussi radical que le fossé séparant notre conception actuelle de celle qui prévaut dans le Pacifique, où l’on attribue aux motifs incorporés aux vêtements ou aux tatouages le pouvoir de changer la vie (Gell 1994). Conçu pour le guerrier urbain moderne en route vers la renommée et la fortune, sans racines et toujours prêt à affronter l’imprévisible, le textile interactif est la technologie « habitée » par excellence : elle permet à la fois de manipuler et d’accentuer des traits personnels d’un simple toucher du doigt. Si ce que l’on dit des avancées imminentes du génie chimique est exact, nous serions même bientôt capables d’améliorer des états mentaux comme l’humeur, l’attention ou la vigilance par l’intermédiaire de fonctions sensorielles toujours plus indirectes transmises par une membrane qui envelopperait la peau à la manière d’un double.

Aussi le changement réel qui nous attend réside-t-il indubitablement dans le détail de cette seconde peau, et nous devrions, comme les sociologues, examiner ce que nous avons jusqu’ici laissé au soin des experts. L’opposition du sujet et de l’objet pourrait s’avérer caduque, sans compter que le monde du textile tel qu’il prend forme autour de nous remet en question d’autres dualités persistantes – parmi lesquelles la relation entre la forme et la matière figure au rang des plus coriaces. En effet, les molécules polymères ont ceci de particulier que c’est la manière dont elles sont liées les unes aux autres qui détermine l’apparence et la texture de la matière résultante ainsi que l’usage auquel celle-ci pourra être soumise. Ce n’est donc plus la forme d’un objet qui est cruciale dans le processus de design – forme trouvée ou dessinée à partir de la matière, comme nous y sommes accoutumés par le tissage de paniers ou de la sculpture du bois ou de l’argile –, car les molécules de polymères peuvent se lier les unes aux autres de toutes les manières imaginables pour devenir ce que nous voulons qu’elles soient. La chimie parle de « matières informées » pour signaler que ce qui compte, c’est l’assemblage de la matière elle-même plutôt que la forme qu’elle prend, et que cet assemblage suit un plan qui peut être inféré de composés naturels ou inventé dans le but de compléter un élément déjà existant.

Le textile interactif pourrait donc ébranler sérieusement les idées préconçues qui nous ont jusqu’ici empêchés d’incorporer la matérialité des choses à l’analyse du savoir, de la technologie et de la société autrement qu’en suivant la mode. Car une matière dotée de capacité d’action comme un être animé et sensible[2] pose un défi radical à la division cartésienne entre l’« interne » et l’« externe », division qui perdure dans le fait de privilégier l’accès aux « pensées intérieures » par rapport au « monde extérieur », ce qui en retour nécessite le déchiffrement de représentations médiatrices et de techniques interprétatives appropriées (Barad 2003 : 806).

Ces nouvelles incrustations de la technologie dans la matière n’ont probablement jamais été autant tributaires des stéréotypes associés à l’appartenance sexuelle ni aussi évidentes, problématiques et anxiogènes – pour le consommateur comme pour le producteur – qu’à l’aube de cette nouvelle révolution technologique dans laquelle nous entrons incontestablement aujourd’hui, qui succède aux révolutions industrielle et cybernétique. Cette « troisième révolution industrielle », comme on l’appelle parfois désormais, n’est pas seulement définie par l’omniprésence du logiciel, mais également par ce que l’on pourrait appeler la matérialisation de la « nature de l’écran » en vertu de laquelle l’aspect technique remonte à la surface et devient extérieur, prenant ainsi les traits caractéristiques du mou et du fibreux (Thrift 2005). Cette extériorisation de l’intériorité matérielle a été comparée à une seconde peau interactive qui se déploierait et grandirait constamment (cette idée a été exprimée par des architectes comme Neil Denari, dont les bâtiments imitent des surfaces continues qui entourent le monde à l’image d’un ruban, avec des espaces intérieurs et extérieurs interchangeables). En d’autres mots, la « nature de l’écran » prend la forme d’une sorte de réseau horizontal ou spatial d’artefacts imbriqués les uns dans les autres et de ce fait indifférenciables, englobés qu’ils sont dans une même surface, ce qui ne les empêche pas de se transformer rapidement en un autre réseau (cette forme de transmission remplace les modes anciens de transmissions prototypiques qui étaient liées à la notion de séries verticales et temporelles de catégories distinctes d’objets). La « nature de l’écran » masque les distinctions et autorise des design successifs de la même façon qu’elle permet la déformation topologique d’un motif couvrant divers types de surfaces géométriques. Pourtant, si l’imagination du designer peut s’emballer à l’idée d’un tel défi, le consommateur a été jusqu’ici plus réservé dans son accueil : beaucoup des prototypes existants demeurent connus davantage du fait de leur rareté et de leur excentricité que de leur popularité.

De toute évidence, les inventions pratiques qui s’apprêtent à remodeler nos vies appartiennent encore à l’avenir – nous en avons davantage entendu parler par la rumeur que par de véritables produits, bien que certains d’entre eux aient déjà été mis en marché, quoique timidement : ainsi en est-il des chaussures de course interactives dotées d’un coussinage qui s’ajuste continuellement et automatiquement, des lunettes de soleil avec lecteur MP3 ; d’une veste pour iPod dotée de boutons de contrôle situés sur les manches ; d’une montre à puce qui remplace le billet de remontée traditionnel dans certaines stations de ski ; d’une gamme de sous-vêtements qui surveillent le rythme cardiaque, la température corporelle et le taux d’insuline et appellent l’ambulance en cas d’alerte (Philips prévoit que ces produits seront disponibles à grande échelle en 2007) ; d’un « thermogénérateur », conçu par l’entreprise allemande Infineon Technologies, qui calcule la différence entre la température du corps et la température du vêtement et ajuste la perforation du tissu en conséquence ; et d’une « robe merveilleuse », imaginée par la designer italienne Alexandra Fede, qui masse la personne qui la porte.

Les innovations actuelles sur les matières se classent en deux tendances concurrentes principales : la première fait appel au génie électronique, qui table sur la disponibilité de composants électroniques plus petits, plus économiques et plus puissants, et à la communication sans fil pour développer des produits de commutation intégrée qui rendent l’informatique non seulement ultra-portable et immédiate, mais aussi indépendante de toute espèce de réceptacle, puisqu’elle est intégrée sous la forme de fibres enrobées de carbone à des surfaces textiles qui prennent la forme de vêtements, de tapisserie, de tissus d’ameublement, de structures architecturales et bien sûr d’écrans (Mitchell 2005 : 61-65). Le second mode d’innovation se base sur les avancées de la chimie et de la science qui créent de nouvelles matières fibreuses, qualifiées de composites, sensibles à la lumière et à la chaleur ; leurs fibres peuvent acheminer de l’information rapidement sur différentes surfaces qui interagissent les unes avec les autres sans nécessiter de support externe (Barry 2005).

Si la technologie de pointe permet le développement de textiles interactifs, ce serait une erreur de croire que ces textiles cherchent à simuler l’intelligence interne. L’intelligence artificielle du textile vise plutôt à dépasser en rapidité, en fiabilité et en durabilité cette dernière, grâce aux fonctions de mémorisation et d’attention tissées dans ses plis et réparties dans les surfaces externes. Contrairement à l’intelligence artificielle robotique, l’intelligence de la fibre est mobile de par sa complexité et son absence de limites, puisqu’elle travaille de façon cumulative entre des agrégats de matière intelligente plutôt que de façon endogène dans une machine.

Il existe actuellement deux métaphores principales – la troisième vient à peine d’être formulée –, qui révèlent comment cette amplification de l’intelligence est appelée à travailler en faisant appel aux signaux que constituent les propriétés structurelles spécifiques des matières.

Il y a « la technologie qui se porte », qui fait appel à des solutions de génie électronique ou optique prenant la forme de peintures et de fibres conductrices pour étendre l’intelligence au-delà de ses frontières naturelles. La métaphore du tissage rend compte de l’incrustation des capteurs, des diodes et des fils conducteurs dans les surfaces textiles qui peuvent s’imbriquer dans d’autres surfaces du même type. De la même façon que la surface des fibres tissées présente un motif, la structure sous-jacente d’une fibre conductrice et des diodes fait appel à un motif de type géométrique déterminant qui sera reproduit sur toutes les surfaces connectées de cette manière. De fait, ce type de connexion fait appel aux propriétés planaires de la fibre et à sa capacité de déformation géométrique.

Parallèlement à cette métaphore du tissage du textile interactif, la science des matières fait appel à l’image d’une membrane pour créer un tissu interactif de matières composites. De telles membranes sont superposées et travaillent suivant les interactions spécifiques des couches de fibres qui s’ouvrent et se ferment, se contractent ou se dilatent en fonction d’un « environnement » situé autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ces membranes textiles sont les plus utilisées de l’industrie, parce que leur développement a été financé par la NASA – les costumes de cosmonautes, connus de tous, ont existé bien avant que le textile interactif qui a présidé à leur fabrication ne soit disponible sur le marché.

La science des matières s’est récemment concrétisée dans ce qu’on appelle la « technologie du transfert » qui intègre la capacité de fonctionnement à la matière fibreuse, non par voie chimique ou électronique, mais au moyen des propriétés structurelles des fils ou des membranes fibreuses. Cette troisième avenue, non encore mentionnée, du design du textile interactif est actuellement en plein essor, comme en fait foi le développement d’un « super-textile » originellement conçu pour résister au sectionnement et à la perforation en médecine, qui a été adapté aux applications industrielles, militaires, récréatives et domestiques.

C’est la vieille technique du tressage – la plus efficace structurellement parlant – que l’on convoque essentiellement pour la fabrication de ces matières tridimensionnelles qui répartissent également charges et tensions sur les surfaces ; cette technique a joué un rôle inestimable dans la production de cordes industrielles et de pièces de machinerie dont seule la légèreté trahit la structure fibreuse. L’absence de couture des formes tressées sert également aux structures et aux objets gonflables tels que les sacs gonflables ou les vérins hydrauliques (appelés « muscles fluides de Festo ») actionnés par un système de contraction membranaire qui n’a recours à aucune pièce mécanique, ce qui rend leurs mouvements particulièrement fluides (McQuaid 2005). Le poids léger de ce super-textile, idéal pour la robotique de précision, en fait également une matière prometteuse pour la fabrication de prothèses.

Les mêmes fibres, tricotées plutôt que tressées, créent des caractéristiques opposées ; les tissus étirables produits ainsi sont surtout utilisés en médecine : la cardiologie a recours à l’implantation de dispositifs entrelacés et noués depuis plusieurs décennies. Ces techniques commencent à être supplantées par la broderie, qui présente l’avantage, en tant que technique de surface, de permettre au fil d’être placé dans n’importe quelle direction. En imitant les dispositions naturelles des fibres comme celles des ligaments et en facilitant le transfert de charge au sein d’une structure, le textile ainsi créé peut être intégré à d’autres dispositifs (notamment à des treillis ouverts) afin de favoriser la croissance des tissus. De plus, la broderie peut renforcer la solidité des fibres là où elle est nécessaire sans compromettre leur élasticité ailleurs.

Paradoxalement, la demande pour le fil qui sert de structure à la membrane fibreuse entre aujourd’hui en conflit avec la technologie, car les fibres corrosives cassent les aiguilles des machines à coudre traditionnelles qui n’ont pas été conçues pour de telles tâches. Si le tricot commence à peine à révéler son utilité pour la création de textiles interactifs, on l’annonce comme une « membrane tissée » – une troisième voie – qui pourrait permettre de combiner des inventions électromécaniques à des procédés chimiques et ouvrir ainsi de nouvelles perspectives à la technologie des matières. En combinant différents tissages d’une ou de plusieurs fibres pour assurer une connexion entre deux points, le super-textile montre que c’est la complémentarité des fils et des motifs qui permet de créer une membrane efficace susceptible de bien diffuser ses effets dans les secteurs qui l’entourent.

Plutôt que de constituer un simple support à un dispositif électronique, ce super-textile devient lui-même un dispositif électronique de par sa structure interne. La conception d’une telle structure, telle qu’elle s’est déjà concrétisée dans le domaine de l’architecture, fait appel à une perception de l’espace dont la nature est peut-être ce que ces matières ont de plus intéressant à nous révéler, car elle est sous-tendue par l’idée que l’innovation doit procéder du potentiel inhérent à la matière considérée du point de vue de l’intérieur-extérieur, en fonction d’interrelations logiques entre diverses parties d’ensembles plus vastes (Widdington et Harris 2002 ; Spuybroek 2004).

Comment les fibres travaillent

Il faut néanmoins éviter de trop s’émerveiller devant notre propre ingéniosité à créer des matières aussi perfectionnées. En effet, si certains d’entre nous comprenons la façon dont elles travaillent, personne ne sait encore pourquoi elles devraient le faire pour l’immense majorité qui n’en a aucune idée, ni pourquoi tous ceux qui pourraient souhaiter comprendre ce phénomène en prenant tout simplement l’un de ces textiles sur une tablette et en l’essayant ne le font pas. Pour trouver un remède au désastre potentiel d’une industrie qui devra attendre un siècle ou plus pour voir ce phénomène devenir le plus populaire de tous les temps, les développeurs engagent des artistes – compétents, estime-t-on – pour ramener à la surface les niches enfouies de notre imagination qui n’attendraient que cela et exercer sur nous le pouvoir brut des images (Freedberg 1989 ; Gell 1998). Cet « enchantement de la technologie », comme Alfred Gell a appelé cette intervention de l’art dans la technologie matérielle, est simultanément la « technologie de l’enchantement » (Gell 1992). Mettant ainsi en parallèle la magie, l’art et la technologie, Alfred Gell s’est appuyé sur sa connaissance approfondie de l’ethnologie du Pacifique, où l’intelligence de la matière transparaît, implicitement toutefois, dans certaines études ethnologiques, parmi lesquelles aucune n’est peut-être plus connue que l’étude des canoës kula. Ces canoës aux motifs entrelacés sculptés en miroir à chacune de leurs extrémités, grâce auxquels de jeunes hommes magnifiquement parés passent d’une île à l’autre dans la région de Massim, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, à la rencontre de nouvelles aventures, déploient une précision technique comparable à celle que convoquent les textiles interactifs : comme eux, ils sont conçus pour rendre leurs utilisateurs plus rapides et leurs communications plus efficaces que si ces derniers se déplaçaient sans eux. Cela dit, le bois dont sont faits ces canoës, bien que fibreux lui aussi, pourrait faire déraper notre imagination et rendre toute comparaison périlleuse.

Mais à quoi ressemble donc un vêtement interactif, pourriez-vous demander? Le fait est que les bonnes photographies sont rares, et que celles qui sont disponibles ne montrent guère plus que ce qui a l’air d’un vêtement tout à fait ordinaire. Si le costume des cosmonautes fascine parce que la technologie à laquelle il renvoie est littéralement inscrite dans chacun de ses plis (proéminents comme si le corps, devenu gros et lumineux, était bardé de lard), le vêtement interactif censé lui voler la vedette ressemble davantage à un manteau ou à une veste de tous les jours. Il se confond avec les autres vêtements à l’instar de la mode actuelle, qui perçoit la variation comme un anathème et la couleur comme un moyen de se fondre dans l’environnement (comme un canoë est conçu pour épouser les vagues). Couleur, forme, matière, tout semble possible au concepteur de textiles intelligents et avoir la même chance de remporter l’attention des masses – mais est-ce bien vrai?

De l’autre côté du globe et dans une contemporanéité parallèle, des idées étonnamment similaires ont permis l’éclosion d’un monde de fibres qui nous a fascinés dès la première rencontre. Au royaume de Tonga, un archipel indépendant du sud de l’océan Pacifique, on trouve en abondance des objets d’art à base de fibres comme ces nattes enroulées autour de la taille des hommes (ta’ovala) et des femmes (kiekie), faits pour être portés ou offerts aux membres de la famille élargie qui vivent dans les grandes villes du Pacifique, de l’Amérique du Nord et de l’Europe (Küchler et Were 2005). De fait, la diaspora urbaine est littéralement reliée à sa terre d’origine par d’innombrables motifs, qui sont traduits topologiquement selon diverses techniques et matières et ornent toutes sortes de surfaces fibreuses, des tabliers aux paniers en passant par les structures architecturales.

La comparaison des textiles interactifs avec les artefacts de cordes et de fibres du royaume de Tonga n’est pas si saugrenue qu’il n’y paraît : le contexte ethnologique entourant ces artefacts pourrait nous aider à entrevoir comment ces nouveaux textiles transformeront notre façon de vivre et de penser en société et comment ils seront mis à l’oeuvre. L’ethnologie tongan nous révèle non pas des habitudes particulières qui ont incité toute une génération de chercheurs à localiser in situ l’« habitus » de Pierre Bourdieu (1985), mais plutôt une conception de l’espace encore restreinte, dans les cercles euro-américains, à la vision spécialisée du physicien.

À l’Ouest, nous partageons les représentations de l’espace en deux types : le premier fait appel à des champs de points, le second à des réceptacles reliés les uns aux autres. Cette dernière représentation est la plus courante ; nous n’avons pas de mot pour la désigner, mais nous y pensons comme à une boîte remplie de matière. C’est seulement dans les domaines de la physique moderne relativiste et de la cosmologie que nous envisageons l’espace essentiellement à la manière d’un champ de points reliés, mais plus ou moins éloignés les uns des autres en fonction de l’accélération des particules dans le temps. La conception tongan de l’espace fait appel à une même image en désignant par va et ta l’espace et le temps entre deux points, figurés par des lignes que l’on peut rendre tangibles dans les matières comme la ficelle ou les cordages sennit – dont les qualités extensibles s’apparentent à celles du va et du ta (Ka’ili 2005).

Pour les Tongans, le va est organisé selon la généalogie et les liens de parenté (Ka’ili 2005). De fait, ce concept d’espace est essentiel pour comprendre l’attitude des Tongans à l’égard de la transnationalité : la mondialisation suppose un déplacement et un flux de marchandises et de personnes qui fait fi des frontières spatiales et le maintien simultané des relations sociospatiales. Les Tongans désignent d’ailleurs généralement les échanges réciproques, qu’ils soient locaux ou transnationaux, par tauhi va, qui signifie le fait de prendre soin d’entretenir des liens sociospatiaux avec la parenté et les proches.

La cosmologie qui sous-tend le tressage et le tissage de cordes est au coeur du travail du célèbre artiste polynésien, Filipe Tohi. Cet artiste tongan est connu pour ses sculptures de pierre qu’il a parsemées sur le rivage de New Plymouth, en Nouvelle-Zélande, mais il est aussi maître (tufunga) dans l’art ancien du lalava, nouage décoratif utilisé sur les maisons, les canoës et les outils dans son pays. Il existe des milliers de motifs créés à partir de l’entrelacement de cordes noires et brunes, épousant des formes géométriques complexes qui servent à attacher des poutres, à maintenir ensemble des canots ou à fixer un hameçon au fil de pêche. Le lalava renvoie aussi à la fabrication de cordes tissées à partir de fibres de coco et au jeu de lignes qui caractérise l’artisanat tongan (tissage, sculpture, vêtements tapa).

En français, le lalava pourrait être traduit par l’art de faire des noeuds, mais du point de vue tongan, c’est beaucoup plus que cela. Filipe Tohi axe son travail sur l’entrelacement des fibres, qu’il considère comme un langage ancien utilisé autrefois par les peuples du Pacifique pour interpréter l’environnement et représenter les philosophies polynésiennes. Sa fascination pour les motifs créés à partir de cette technique le porte à explorer les variations quasiment infinies de chaque motif. « It may look like a piece of string, but this is my computer »[3], explique-t-il.

Ces « ordinateurs » tressés sur la surface plane d’une natte de pandanus ou crochetés sur un tablier à motif d’hibiscus sont portés par les hommes et les femmes au quotidien, tant à Tonga que dans la diaspora d’Auckland ou de Sydney. Tout le monde porte une natte ou un tablier par-dessus ses vêtements ordinaires, et cette superposition signale une nature double qui pourrait bien être l’emblème de la modernité dans le Pacifique. Là encore, nous pourrions nous demander si leur modernité ne précède pas largement la nôtre.

Conclusion

La matérialité technologique est aussi radicale qu’elle est simple et exige de nous une nouvelle façon de penser la pensée et d’« être au monde », c’est-à-dire de concevoir l’esprit non pas comme quelque chose d’enfoui, mais comme ce qui nous enrobe à l’instar d’un second épiderme. En apprenant à imaginer ce nouvel espace situé entre le corps et son image réfléchie, remplissant ce qui autrefois pouvait nous apparaître comme un vide utile (en ce qu’il établit des relations et les entretient), nous découvrons que les matières qui assument le travail de connexion ne se réduisent pas à un plan qui servirait à projeter des idées extérieures à ce plan. Une anthropologie qui a pour but de servir un monde de relations durables doit s’attacher à reconstituer l’intelligence en action des nouveaux textiles selon des modes qui ne peuvent plus faire abstraction de la sensibilité et du calcul.

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué