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Ce numéro thématique de la revue Communications est le fruit de la collaboration entre une ethnologue, un sociologue et treize contributeurs issus d’horizons disciplinaires variés (sociologie, anthropologie, philosophie, histoire, histoire de l’art). Le volume intègre des travaux de jeunes chercheurs et ceux de plusieurs sommités des études sur les sens et le corps. Il concilie des ethnographies et des analyses fines avec des points de vue plus théoriques.

Les premiers articles exposent et discutent très utilement quelques-unes des grandes questions du champ des études sensorielles (celles de « l’intersensorialité » et de la « multisensorialité », et celle de l’interprétation des tapisseries de La Dame à la licorne notamment) tout en s’autorisant certaines « spéculations » (p. 32). Suivent des essais moins focalisés et des études de cas, particulièrement captivantes lorsqu’elles traitent d’interactions entre humains et non-humains. Malgré les qualités intrinsèques indéniables des contributions, c’est cependant une impression d’hétérogénéité qui se dégage de cette livraison (augmentée par le fait que les quatre parties implicites qui la composent ne sont ni présentées ni nommées), dont on se demande finalement ce qu’elle vise, de la compilation ou du débat. Dans le premier cas, l’opération semblera certainement réussie, car les perspectives et les objets présentés sont suffisamment originaux, divers et stimulants pour intéresser un lectorat élargi. Dans le second, la déception risque d’être d’autant plus importante que les ambitions affichées dans l’introduction, et celles qui sont suggérées par le titre, sont élevées.

À l’évocation d’un Langage des sens, il est en effet difficile de ne pas penser à l’ouvrage classique d’Edward T. Hall (Le langage silencieux, 1984), au concept de proxémie, et au courant de l’interactionnisme symbolique – la « nouveauté » (p. 11) de l’approche, revendiquée en introduction, paraît discutable. Dans leur introduction, les éditeurs semblent d’ailleurs en assumer plusieurs hypothèses, notamment lorsqu’ils proposent d’envisager les sens comme des « objets communicationnels » (p. 11). Le rapprochement ne va pourtant guère plus loin, et l’on est surpris que, par la suite, cette filiation ne soit pas discutée. L’impression est renforcée par le fait que les contributeurs, dans leur grande majorité, ne s’attardent pas sur la notion de « langage des sens ». Seule M.-L. Gélard en fait un usage argumenté, mais sur la base d’une définition appauvrie (voir plus bas) de la communication, qui est envisagée comme un code (p. 181) que le chercheur est appelé à décrypter. On regrettera donc qu’une discussion ne se soit pas engagée autour de cette question forte du « langage » non verbal, une notion qui, à défaut, apparaît au gré des articles comme un artifice ou une contrainte. Un tel débat aurait par exemple permis de rappeler que la conception de la communication comme code a depuis longtemps été, sinon contredite, du moins enrichie par la pragmatique et la phénoménologie. Sans ces apports, le sémioticien des interactions se tient à distance des sujets, de leurs inférences contextuelles et de leurs dynamiques propres. Dès lors, on peut avoir l’impression que le langage dont il est question « parle » finalement plus à l’observateur extérieur qu’aux personnes engagées dans les situations. Dans le cas présent, la frustration paraîtra d’autant plus justifiée que les auteurs réunis par O. Sirost et M.-L. Gélard ne manquaient ni de données empiriques ni de crédit théorique pour faire vivre de telles interrogations. En l’état, le lecteur qui cherche un fil à l’ensemble est souvent dérouté, ballotté entre des options thématiques et théoriques variables voire discordantes (sans que ces désaccords ne soient explicités et discutés).

Je conclurai donc en insistant sur le manque d’enjeu commun de ce numéro, car ce problème ne lui est pas spécifique. Nombre de publications collectives parues ces dernières années sur des thèmes connexes appelleraient en effet un constat similaire – voir la critique d’un autre numéro collectif par Wathelet (2007) –, et l’on est poussé à se demander ce qui rend les collaborations si compliquées dans le domaine. La dispersion des contributeurs potentiels est à n’en pas douter l’une des explications. Peut-être aussi que les approches qui envisagent « les sens » ou « le sensoriel » pour eux-mêmes doivent être aujourd’hui remises en perspective. En anthropologie, certains en appellent ainsi au développement d’une anthropologie sensorielle au sens propre, une anthropologie « informée » (Pink et Howes 2010) par les théories de la perception sensorielle (existe-t-il d’ailleurs des formes de perception qui ne soient pas du tout sensorielles ?). Plutôt que de multiplier les couples sous-discipline/objet, cette option ambitieuse vise à produire des échanges autour de « lieux communs », par définition transversaux.