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Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés aborde des situations sociales contemporaines d’exploitation extrême qualifiées de servitude et/ou d’esclavage qui sont considérées comme des expressions de l’esclavage moderne. En ce sens, il relève d’un double objectif. Premièrement, il vise à alimenter la réflexion du champ croissant des Contemporary Slavery Studies. Deuxièmement, dans une perspective critique, il cherche à éclaircir un débat souvent confus entre des postures engagées et d’autres dénonçant l’usage politique de la métaphore de l’esclavage passé pour se référer à des situations actuelles. Ce numéro se propose de contribuer à l’élaboration d’un cadre définitoire ainsi qu’à une clarification conceptuelle et empiriquement fondée. L’idée est de mettre en lumière plusieurs éléments qui permettent de penser et de comprendre les spécificités des situations contemporaines de servitude et d’esclavage. Parmi ceux-ci, trois d’entre eux retiendront notre attention : un contexte global dominé par une économie morale condamnant l’esclavage moderne et qui se traduit par la production de discours et de plans de lutte globaux et nationaux ; une économie politique néolibérale globale précarisant les conditions de travail qui, articulée à des spécificités sociohistoriques locales, permet de voir émerger, évoluer ou même se pérenniser des formes d’exploitation extrêmes et variées dont les conditions peuvent être similaires à des formes d’esclavage comme dans le passé ; enfin, un contexte postcolonial qui doit être pris en compte pour comprendre la discrimination privilégiée de certaines populations au sein des États-nations les plus directement concernés, mais aussi pour penser la nature des relations entre les pays développés et ceux en développement inscrits dans l’économie globale néolibérale.

En effet, malgré les différentes abolitions et condamnations de l’esclavage depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la Déclaration des droits de l’Homme de 1948, on constate que depuis environ une vingtaine d’années, un nombre croissant d’acteurs sociaux tels que des médias, des ONG, des associations locales ou internationales, ainsi que des gouvernements nationaux se sont joints aux institutions internationales que sont l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT) pour dénoncer et lutter contre des cas dits d’esclavage moderne. Le Brésil, le Canada et les États-Unis, pour ne citer que ces pays, ont ainsi chacun développé des plans nationaux de lutte contre le « travail esclave », la « traite des personnes » ou le « human trafficking » (traite d’êtres humains). En France, sous la contrainte de la Cour européenne des droits de l’homme, c’est la législation nationale qui a été adaptée en août 2013 pour réintroduire dans la définition de la traite d’êtres humains l’exploitation sous forme d’esclavage. Comme le rapporte le Comité contre l’esclavage moderne, un certain nombre de plaintes pour traite d’êtres humains ont depuis été déposées, et des condamnations prononcées pour des cas d’exploitation de bonnes étrangères ou d’hommes à tout faire soumis à des horaires de travail extrêmes sans rémunération.

Mais comment justement faire de l’esclavage moderne une question anthropologique alors que la notion apparaît très largement utilisée dans le cadre de discours politiques de gouvernements, d’ONG ou d’institutions internationales ? Comment prendre de la distance par rapport à cet usage politisé, et comment rendre compte de la pluralité d’un objet quand la notion utilisée pour le désigner se veut générique et prétend recouvrir une grande diversité de situations ? Le parti pris de ce numéro, comme l’illustre son titre, est de penser en termes de « situations contemporaines de servitude et d’esclavage ». Ce choix permet premièrement de rendre compte du fait que les situations abordées sont à penser avant tout à travers une analyse du contexte contemporain dans lequel elles s’inscrivent, et non dans une recherche d’une survivance ou d’une résurgence d’un esclavage passé. Deuxièmement, il permet de saisir la pluralité des situations considérées dans leurs spécificités : certaines situations présentent des conditions identiques à des régimes d’esclavage anciens, d’autres constituent plutôt des déclinaisons différentes de formes actuelles de servitude et, enfin, d’autres encore peuvent combiner des caractéristiques de régimes d’esclavage anciens avec des formes d’exploitation actuelles. Face à la pluralité des manières de parler de l’esclavage contemporain – esclavage moderne, esclavage métaphorique, travail esclave, travail forcé, traite humaine, servitude domestique, etc. – ce numéro privilégie donc une approche qui insiste sur les spécificités des situations étudiées afin de prendre une juste distance face à la catégorie institutionnelle de l’esclavage moderne tout en montrant comment dans certains cas il peut être pertinent, encore aujourd’hui, de parler d’esclavage.

Anthropologie, Contemporary Slavery Studies et esclavage moderne

Depuis une quinzaine d’années, les situations qualifiées et dénoncées comme étant de l’esclavage moderne ont donné lieu à un nombre conséquent de publications interrogeant les enjeux des situations dans leur diversité. Plusieurs thèmes ont fait l’objet de nombreuses publications, parmi lesquels sont abordés, entre autres : le lien entre la traite de personnes et la prostitution (Poulin 2008 ; Perrin 2010 ; Scarpa 2010 ; Zheng 2010), l’esclavage moderne et le crime transnational (Jonsson 2008 ; Friesendorf 2009 ; Shelley 2011), l’esclavage pour dette, les formes de travail infantiles (O’Connel Davidson 2005 ; Skinner 2008), l’esclavage basé sur une discrimination liée à la descendance d’esclave (Rossi 2009), le travail forcé pour l’État (BIT 2005 ; Kim 2010), l’esclavage en temps de guerre et le mariage forcé (Bunting 2012), ou encore l’exploitation des migrants ou des travailleurs domestiques (Blagborough 2008 ; Quayson et Arhin 2012).

Malgré la diversité de ces études, force est de constater que la production anthropologique, francophone en particulier, reste très limitée. En effet, l’état des lieux de la littérature sur la question montre combien dominent les études sociologiques (Benot 2003 ; Bales 2005, 2009 ; Cameron et Newman 2007 ; Quirk 2009 ; Vidal 2012), historiques (Paiva 2005 ; Gomes 2008 ; Scott 2013a), économiques, politistes ou encore migratoires (Godziak et Laczko 2005 ; Brysk et Choi-Fitzpatrick 2012), mais aussi combien les publications francophones accusent un réel retard par rapport à un corpus anglophone conséquent et croissant. Alors que certains auteurs vont jusqu’à évoquer la constitution d’un champ d’études spécifique, les Contemporary Slavery Studies (Brysk et Choi-Fitzpatrick 2012), les publications anthropologiques sur la question, qui plus est en langue française, restent rares par rapport aux travaux anglophones. Parmi ceux-ci, plusieurs se démarquent avec des travaux empiriquement fondés et détaillés, qui font part des réflexions étendues de leurs auteures sur le phénomène de l’esclavage moderne. Un premier exemple est celui de Denise Brennan (2014), qui s’appuie sur des entretiens avec des personnes ayant fait l’objet de traite pour travail forcé aux États-Unis. Elle identifie les vulnérabilités structurelles qui touchent les travailleurs migrants ainsi que la dimension subjective de cette forme de coercition. Brennan s’intéresse aussi à une dimension souvent peu étudiée : les enjeux, après l’affranchissement, de l’installation des personnes ayant fait l’objet de traite aux États-Unis. Pour sa part, Alicia Peters (2015), dans sa remarquable étude sur l’ensemble des acteurs concernés par l’élaboration et la mise en place effective du plan de lutte contre la traite d’êtres humains aux États-Unis, donne à voir l’imbrication des questions de droit, de genre et de culture dans la construction sociale d’une politique publique contre l’esclavage moderne. Enfin, Julia O’Connel Davidson (2015), à travers une réflexion plus large, montre comment l’analyse de l’esclavage moderne nous oblige à reconsidérer le mythe de la liberté en matière de travail ou d’exercice des droits dans les sociétés contemporaines.

Parmi les anthropologues francophones spécialistes de l’esclavage, il faut reconnaître l’apport d’Alain Testart ainsi que celui de Claude Meillassoux, bien que ce dernier adopte une approche plus historique que contemporaine. En effet, dans Anthropologie de l’esclavage (1986), Meillassoux développe une réflexion sur les sociétés esclavagistes en contexte africain qui, via une approche économique et politique, le conduit notamment à définir l’esclavage comme un « mode de reproduction » et à décrire l’état de l’esclave dans ces sociétés comme désocialisé, dépersonnalisé, désexualisé et décivilisé. Dans son ouvrage L’esclave, la dette et le pouvoir… (2001), Testart interroge quant à lui les possibles définitions de l’esclavage à partir d’une perspective classificatoire sociologique (Testart 2001 : 127). Ce dernier a aussi dirigé les numéros des principales revues consacrées à l’esclavage au cours des vingt dernières années : « Esclaves et sauvages » (L’Homme, no 152, 1999) ; « De l’esclavage hier et aujourd’hui » (Droit et cultures, no 39, 2000). Il a également participé au numéro « De l’esclavage » (L’Homme, no 145, 1998). De toutes ces différentes publications en langue française autour de l’esclavage, une seule aborde directement une forme contemporaine de l’esclavage, et ce, avec une approche juridique : celle de Florence Massias (2000), dans Droit et cultures : « L’esclavage contemporain : les réponses du droit ». À l’instar du numéro « L’ombre portée de l’esclavage. Avatars contemporains de l’oppression sociale » (Journal des Africanistes, no 70, 2000), les auteurs se sont plus intéressés à la mémoire de l’esclavage passé et à ses conséquences actuelles. En effet, ce numéro du Journal des Africanistes a abordé la question des descendants d’esclaves, et les manières dont les stigmates sociaux touchant ces personnes continuent – malgré l’abolition de l’esclavage – de reproduire des inégalités sociales.

Enfin, en 2005, les Cahiers d’Études africaines ont publié « Esclavage moderne ou modernité de l’esclavage ? ». Les auteurs de ce numéro se sont penchés sur à la fois des pratiques contemporaines de servitudes et d’esclavage et sur l’actualité de descendants d’esclaves. Ce numéro de la revue peut être considérée comme notoire parmi les travaux francophones sur l’esclavage moderne, même s’il reste principalement limité aux réflexions africanistes au sens large. Suzanne Miers y retrace les changements de définition de l’esclavage dans les organisations internationales au XXe siècle et revient sur l’émergence de formes actuelles d’esclavage. Les conditions de travail des enfants au Tchad ou des « petites bonnes » ivoiriennes en France, les situations d’apprentissage des enfants en Côte-d’Ivoire ou encore la « traite » de femmes migrantes y sont abordées sous l’angle de plusieurs disciplines. L’anthropologue Alain Morice distingue l’apparition d’un « esclavage métaphorique » en opposition à l’esclavage historique (Morice 2005), et l’usage de la catégorie esclavage en contexte post-esclavagiste, notamment brésilien, y est dénoncé comme un anachronisme (Paiva 2005).

S’arrêter à ces constats ne permet pas pour autant de rendre compte de l’actualité du phénomène qu’est l’esclavage moderne ni de la diversité des situations hors du cadre africaniste. Pour comprendre les enjeux des pratiques d’esclavage moderne au-delà de la stratégie rhétorique de dénonciation (Bunting et Quirk 2017), nous proposons de saisir les singularités locales et les spécificités des relations de domination propres aux cas étudiés ainsi que les manières dont celles-ci s’inscrivent dans des contextes économiques et politiques globaux. C’est pourquoi ce numéro d’Anthropologie et Sociétés se propose de contribuer aux réflexions anthropologiques sur les situations contemporaines de servitude et d’esclavage, en étudiant de manière systématique diverses situations dans différents contextes socioculturels et géographiques pour dégager les éléments structurants d’un cadre réflexif pour penser l’esclavage moderne.

De l’esclavage post-abolition : du statut à la condition

Penser l’esclavage moderne aujourd’hui suppose de mettre en évidence deux difficultés majeures avec lesquelles il est nécessaire de prendre de la distance. La première renvoie au fait de penser l’esclavage en contexte global post-abolitionniste. En effet, là où l’esclavage était permis, justifié et systématisé, la spécificité des pratiques contemporaines d’exploitation extrême réside justement dans le fait que celles-ci se sont pérennisées, ont évolué ou sont apparues dans un contexte global où l’esclavage a été légalement aboli. Dès lors, penser les pratiques contemporaines d’esclavage comprend aussi de penser celui-ci en dehors d’un cadre légal l’autorisant, ou encore au-delà de l’esclavage en tant que système social, tel que l’a étudié il y a longtemps Claude Meillassoux dans Anthropologie de l’esclavage… (1986). Parler d’esclavage autrement qu’en termes légaux revient à penser l’esclavage comme « la relation de domination plutôt qu’une catégorie de la pensée légale » (Patterson 1982 : 334)[1] ou comme une condition (Scott 2013a).

L’esclavage moderne n’est pas différent de celui pratiqué il y a 150 ans… Nous sommes de plus en plus nombreux, historiens et juristes, à être convaincus que l’on peut introduire le mot « esclavage » dans le droit pénal sans commettre d’anachronisme.

Scott 2013b

Dans l’article d’où provient cette citation, l’historienne Rebecca Scott compare un cas catégorisé comme esclavage domestique en 2013 en France avec un cas d’esclavage datant du début du XIXe siècle. Elle insiste sur l’importance de partir non pas du droit, mais bien de la réalité des conditions d’exploitation pour qualifier les situations et les liens sociaux de dépendance et de servitude relevant de l’esclavage. Penser l’esclavage comme condition revient à rappeler que l’esclavage n’est pas qu’une question de statut légal prédéfini dans et par la loi, mais que cette forme de servitude a existé avant les premières lois écrites et dans des cultures sans code légal écrit. Dès lors, l’existence de formes contemporaines d’esclavage avec leurs propres spécificités sociohistoriques est tout à fait possible malgré un contexte global et légal post-abolitionniste.

La deuxième difficulté réside dans la manière dont l’esclavage moderne est construit comme une anormalité renvoyant à un passé pourtant moralement et légalement condamné. La référence à l’esclavage renvoie quasi systématiquement aux régimes d’esclavage précédant les abolitions, voire à l’esclavage transatlantique. Comment alors penser l’esclavage autrement qu’identifié à des formes passées d’exploitation ? Comme se le demande Alessandro Stella : comment « Penser l’esclavage, librement » (Stella 2012), c’est-à-dire sans référer à l’esclavage passé dans ses formes les plus connues, comme par exemple l’esclavage dans les plantations ? Or, la production de discours, catégories et registres autour de l’esclavage moderne, utiles pour dénoncer diverses pratiques d’exploitation extrême, ainsi que la mise en place de plans et dispositifs de lutte contre celles-ci par un nombre croissant d’organismes locaux, nationaux et internationaux (non-gouvernementaux comme gouvernementaux) participent au renforcement de cette difficulté. Derrière la construction discursive d’un phénomène global, ce sont des réalités particulièrement diverses qui présentent souvent plus de différences que de similitudes entre elles, réalités ancrées dans des situations locales sociohistoriques singulières que l’on regroupe sous des thèmes tels que : mariage forcé, travail forcé, camps de travail, enfants soldats, exploitation sexuelle, etc. La catégorie générique de l’esclavage moderne n’est pas sans générer des difficultés pour appréhender de manière précise et critique les différentes dimensions des réalités sociales concernées, en particulier les enjeux pour les sujets au coeur des relations de servitude et d’esclavage. Les inscriptions de celles-ci dans le capitalisme contemporain et dans des contextes géographiques, politiques et symboliques postcoloniaux ont aussi tendance à être éludées.

Bien loin de la typologie binaire de Kevin Bales (1999) dans Disposable People, opposant de manière dichotomique et caricaturale les catégories « old slavery » et « new slavery », soit une ancienne forme d’esclavage et une nouvelle, force est de constater que les situations contemporaines de servitude et d’esclavage présentent des spécificités. Pour les saisir, il faut prendre de la distance avec les deux écueils précédemment évoqués : premièrement, à propos des termes entourant les conditions de domination (et non pas de statut) ; et, deuxièmement, avec le contexte global de l’économie néolibérale. C’est là tout le défi de la réflexion engagée dans le présent numéro, qui considére la diversité et la singularité de situations étudiées : les pratiques esclavagistes en Thaïlande et en Birmanie, la servitude pour dettes en Inde, le travail rural forcé au Brésil, le travail agricole migrant au Canada, le Programme canadien d’aides familiaux, la servitude domestique au Maroc, le travail domestique infantile en Jamaïque, l’exploitation infantile de jeunes migrants haïtiens en République dominicaine, et enfin, la lutte pour sortir de l’héritage esclavagiste au Brésil. Tout comme l’a fait Georges Condominas (1998) pour l’Asie dans Formes extrêmes de dépendance. Contributions à l’étude de l’esclavage en Asie du Sud-Est, il s’agit pour nous de chercher à saisir à quelles conditions, à quelles situations et à quelles relations concrètes de dépendance, de servitude et/ou de domination renvoient les situations contemporaines en question sans pour autant les détacher d’un contexte capitaliste globalisé.

Discours sur l’esclavage moderne et économie morale  Entre victimisation, subalternisation et dénonciation d’intolérables moraux

[S]i l’esclavage dans sa version d’antan, c’est-à-dire comme une pratique codifiée, institutionnalisée par les États, a été progressivement aboli et a fait l’objet d’une réprobation morale internationale, de nombreuses formes d’exploitation et de sujétion sont aujourd’hui dénoncées par un nombre croissant d’acteurs sociaux et politiques comme relevant de formes contemporaines de l’esclavage.

Botte 2005 : 651

Comme Roger Botte le rappelle, il n’y a pas identité de nature entre toutes les manifestations de l’esclavage : on a plutôt affaire à un phénomène foncièrement disparate qui prend différentes formes et varie fortement selon les sociétés et les époques. En ce sens, l’usage d’une rhétorique holiste de l’esclavage moderne pour justifier des campagnes et des plans de luttes par des grandes organisations internationales (OIT, ONU), des gouvernements nationaux ou des ONG est révélateur de la spécificité du contexte global contemporain dans lequel ces pratiques à la fois se développent et sont dénoncées, à savoir, une économie morale globale (Fassin 2005).

En effet, la dénonciation de l’esclavage moderne et les manières dont le phénomène est perçu, appréhendé et défini par les acteurs ne peuvent être détachées du contexte qui constitue ce que Didier Fassin (2005) a qualifié de « nouvel ordre moral » mondial. Or, ce qui caractérise ce nouvel ordre moral pour l’auteur, c’est la constitution d’une « économie morale denotre temps », diffusée par les droits de l’homme autour de l’invention de la catégorie anthropologique de l’humanité. À partir de cette catégorie, de nouveaux intolérables constitutifs de cette économie morale ont été pensés, parmi lesquels l’esclavage construit comme une pratique universellement intolérable (ibid.). C’est dans cette économie morale que s’inscrivent les discours des institutions internationales telles que l’ONU et l’OIT – pensons ici au recours au registre de la dignité et à l’expression « travail décent » utilisée par l’OIT à partir de 1999 (Ghai 2003). En conséquence, les plans de lutte découlant de ces discours, mais aussi les discours et actions des États avec lesquels ces mêmes institutions internationales sont en dialogue et travaillent, s’inscrivent eux-aussi dans cette économie morale.

Si ces discours attirent l’attention de l’opinion publique et de certains gouvernements à travers la construction d’un intolérable moral, ils ne sont pas non plus sans effets négatifs. En effet, l’association dans les discours dénonçant l’esclavage moderne à un registre des « victimes », de la « vulnérabilité » et du « trafic », a pour effet de subalterniser les populations concernées en ne reconnaissant pas leur agencéité (Spivak 2005). Les trajectoires migratoires des sujets ainsi que leurs motivations disparaissent. Or, dans le cas de populations dont le statut subalterne permet justement de comprendre qu’elles sont sujettes à de véritables modes d’exploitation, ces discours ont justement pour effet de renforcer ce statut.

Pour autant, la rhétorique de l’esclavage moderne peut constituer une voie privilégiée de dénonciation pour que des organisations de la société civile construisent un intolérable moral et dénoncent la normalisation de situations de négation des droits de certaines populations sujettes à des formes contemporaines d’esclavage (Martig 2015). Dans certains cas, la catégorie esclave peut même être mobilisée par des travailleurs pour dénoncer leurs conditions et s’affirmer à travers des processus de subjectivation politique.

Servitudes, esclavages et économie néolibérale globalisée

Saisir les spécificités des situations contemporaines de servitude et d’esclavage signifie aussi les replacer dans l’économie globale néolibérale. Comme le souligne Joël Quirk (2006), en dénonçant un seul et même objet, l’expression « esclavage moderne » a tendance à occulter les spécificités et différences des réalités sociales ainsi que leur inscription dans les économies néolibérales contemporaines. Une prise de distance avec les discours dénonçant l’esclavage moderne est donc nécessaire pour comprendre le phénomène au-delà de la stratégie politique. Et ce, d’autant plus que certains pays adoptant des plans de luttes contre la traite des personnes participent dans le même temps à la vulnérabilisation structurelle de travailleurs migrants à travers certains programmes migratoires.

Comparant les pratiques contemporaines d’esclavage, Suzanne Miers (2000) remarque dans son article « Contemporary Forms of Slavery » que toutes présentent un élément de coercition et d’altérisation où un « Autre » est temporairement ou de manière permanente piégé dans la servitude, et souvent traité brutalement. Elle ajoute qu’au début du XXIe siècle, plusieurs formes d’exploitation – avec au moins certains éléments de l’esclavage de possession – non seulement existent, mais prennent de nouvelles formes, celles-là plus vicieuses. Apparaissent ainsi des situations combinant des caractéristiques de régimes d’esclavage passés avec des caractéristiques modernes. L’évolution décrite par Miers prend place dans un phénomène plus large de précarisation de conditions de travail donnant lieu à de l’exploitation sous forme de travail forcé, de recours au travail infantile ou de servitude pour dettes dans le marché mondial, comme par exemple à travers des cas de travailleurs migrants captifs dans des champs de tomates en Floride, du travail infantile dans des plantations de cacao en Afrique de l’ouest, de travail forcé dans la production de charbon au Brésil pour alimenter l’industrie sidérurgique mondiale, de trafic de personnes à des fins de prostitution… Ce sont ainsi un grand nombre de produits vendus sur les marchés internationaux qui sont produits dans les conditions de travail extrêmes à des fins de rentabilité : vêtements, chaussures, chocolat, fruits et légumes, acier, bois, etc. L’exemple du Rana Plaza qui abritait des ateliers de confection textile pour des sous-traitants de marques britannique, espagnole, française ou encore canadienne au Bangladesh, et qui a été médiatisé à la suite de son effondrement sur les travailleurs, illustre à quel point l’économie politique capitaliste néolibérale globale se caractérise par la précarisation des conditions de travail.

Comme le soutient Nicolas Chaignot (2012), les transformations récentes du capitalisme liées aux nouvelles formes d’organisation du travail remettent en cause les fondements modernes de la liberté, de l’égalité et de la dignité humaine. L’auteur considère ainsi que prévaut à notre époque « l’exigence de servitude volontaire envers le salariat » (ibid. : 4e de couverture). Replacer les situations étudiées dans ce contexte économique global permet de mettre en lumière leur inscription dans un contexte de précarisation des conditions de travail constitué par un continuum de formes de travail libre et non-libre. Cela conduit aussi à remettre en cause la contradiction mythique entre capitalisme et travail non-libre selon laquelle le travail non-libre est une caractéristique précapitaliste (Moulier-Boutang 2005). C’est à l’extrême de ce continuum que certaines formes contemporaines de travail non-libre peuvent s’apparenter pour ce qui est de leurs conditions à des formes d’esclavage passées.

La précarisation des conditions de travail est favorisée par des approches néolibérales auxquelles participent pleinement les États et qui ne sont pas remises en cause par les institutions internationales luttant contre ce problème, comme par exemple l’OIT (Lerche 2007), qui est pourtant un acteur central de la lutte contre l’esclavage moderne. Le discours des campagnes anti-traites des États agit comme un discours de dépolitisation en ce qu’il ne remet pas en cause directement les intérêts politiques et économiques majeurs constitutifs de ce phénomène à la fois sur les plans nationaux et internationaux. Au contraire, il tend à présenter les gouvernements comme des protecteurs. Comme le dénonce O’Connel Davidson (2010), le discours sur la traite a par exemple tendance à occulter toutes les formes de travail forcé ou de servitude volontaire derrière l’exploitation sexuelle, et dissimule leurs origines dans les économies capitalistes contemporaines.

Aborder l’esclavage en termes de conditions et non plus de statut permet d’effectuer des comparaisons à la fois avec des régimes d’esclavage passés mais aussi avec d’autres formes d’exploitation actuelles et de faire apparaître tout le continuum des formes de travail non-libre, parmi lesquelles se situent les formes contemporaines de servitude et d’esclavage à des degrés plus ou moins extrêmes. Donner à voir ces différentes formes ainsi que leur régulation – quand elle existe – permet de restaurer la complexité de la vie sociale en montrant comment les sujets peuvent naviguer (volontairement ou non) le long de ce continuum entre travail libre et travail non-libre, mais aussi en rompant avec le mythe du travail libre dans les sociétés capitalistes.

Esclavage moderne, développement et postcolonialisme

L’inscription des situations sociales contemporaines de servitude et d’esclavage dans l’économie néolibérale globale est aussi intimement liée à un troisième élément important pour l’élaboration d’un cadre définitoire : le contexte postcolonial.

En effet, les conséquences du colonialisme sur les populations peuvent se mesurer à différents niveaux. Premièrement, à la nature des relations entre les pays développés et en développement. La majorité des cas de formes d’esclavage moderne sont observées dans des pays en développement, majoritairement des anciennes colonies, dans des secteurs qui exportent à l’international, notamment vers d’anciennes métropoles. De même, les migrations donnant lieu à des situations de traite de personnes s’organisent à partir des pays en développement en direction des pays développés. Les formes contemporaines de servitude et d’esclavage sont ainsi fortement dessinées par des rapports postcoloniaux centres/périphéries, auxquels il faut bien sûr ajouter le rôle joué par les BRICS. La relation de la Chine avec l’Afrique est par exemple un facteur à considérer pour saisir le contexte de précarisation des formes de travail, notamment autour de l’exploitation des matières premières. Le contexte postcolonial doit aussi être considéré à travers l’impact de la formation des États-nations lors de la colonisation dans certaines régions. Les frontières issues ou héritées des découpages géographiques inhérents à ces États-nations ont eu pour conséquence l’isolement et la désaffiliation de certaines populations, comme ce fut notamment le cas en Asie du Sud-Est, ce qui a pu les rendre particulièrement vulnérables à des formes d’exploitation. La formation de ces États-nations a aussi eu pour conséquence, dans certains cas, la récupération par les élites locales des structures sociales et administratives de domination facilitant l’exploitation ciblée de certaines populations. Le cas des structures agraires et de l’exploitation des populations rurales pauvres au Brésil ou en Inde est assez exemplaire à ce sujet. Enfin, au niveau symbolique, les processus d’altérisation et de racialisation qui sous-tendent des formes de servitude et d’esclavage contemporains trouvent aussi dans certains cas leur origine dans les productions coloniales d’altérité.

En résumé, comprendre les enjeux sociaux et anthropologiques des pratiques contemporaines de servitude et d’esclavage nécessite de les resituer dans un contexte post-abolitionniste et postcolonial dominé par une économie morale et une économie politique néolibérale globalisée. Tout le défi de cet objet d’étude réside dans la capacité à mettre en perspective les différentes échelles et les différents niveaux en jeu, et ce, du contexte économique, moral et politique global aux relations sociales locales et singulières dans lesquelles évoluent les sujets, sans pour autant oublier de penser et de montrer leur agencéité. C’est de la mise en perspective des similitudes et différences des terrains et cas étudiés que ce numéro tire sa richesse et espère enrichir le débat en anthropologie sur les pratiques contemporaines de servitude et d’esclavage, sans pour autant réduire la complexité de cet objet pluriforme.

Contributions au numéro

L’Asie du Sud-Est, l’Inde en tête, est considérée comme la partie du monde où est recensé le plus grand nombre de cas d’esclavage moderne. C’est à cette région que s’intéresse le premier article de ce numéro, et plus précisément aux cas de la Thaïlande et la Birmanie. Après avoir rappelé que les situations médiatisées comme celles de la pêche hauturière thaïlandaise ou les réseaux de prostitution aux frontières révèlent « une des facettes du développement et du libéralisme à outrance », Jacques Ivanoff, Supang Chantavanich et Maxime Boutry montrent comment on ne peut comprendre ces situations sans considérer les liens entre les dynamiques migratoires et des formes de dépendance inscrites dans des contextes sociohistoriques et culturels spécifiques et régionaux. Les trois auteurs du texte décrivent en effet comment les formes précoloniales d’esclavage entre États ont été redéfinies par les frontières des États-nations postcoloniaux qui ont constitué des populations subalternes, populations qui en sont venues à former des réservoirs privilégiés de main d’oeuvre. C’est le cas des Laotiens du Nord-Est de la Thaïlande, des Malais musulmans du Sud du pays, des Thaïs dans le Sud de la Birmanie ou encore des Rohingya en Birmanie. Si les hiérarchies interethniques inhérentes aux États-nations postcoloniaux permettent de comprendre que, dans un contexte économique global concurrentiel, certaines populations constituent « des proies pour le développement », il est nécessaire de considérer le rôle des facteurs culturels dans la normalisation des relations de dépendance pour comprendre le phénomène dans son ensemble. Ainsi, la conception de dépendance dans le bouddhisme en Birmanie permet d’expliquer la « possibilité de sacrifier un enfant pour le bien du foyer » en l’obligeant à mendier, par exemple. De même, les auteurs soulignent combien la relation de dette et de dépendance, comprise comme une soumission consciente et stratégique pour obtenir du travail et des formes de protection de patrons, est essentielle pour mieux saisir les trajectoires des travailleurs qui s’engagent dans la pêche, qui quittent la campagne pour la ville ou qui s’engagent volontairement dans le secteur du sexe pour améliorer leur situation. Mis en perspective, les différents cas présentés permettent de saisir comment les situations contemporaines d’esclavage sont directement liées aux géographies nationales issues de la colonisation dans la région. En créant des zones dont les exclus sont des esclaves potentiels, les États-nations modernes et leurs idéologies ont ainsi participé à la redéfinition de la nature de l’esclavage en Thaïlande et en Birmanie, et plus largement en Asie du Sud-Est, malgré leurs promesses émancipatrices.

Le cas de l’Inde est tout aussi intéressant pour saisir comment un système de servitude – la servitude pour dette – est soumis à des mutations, mais reste fonctionnel dans « les formes contemporaines du capitalisme ». S’appuyant sur une ethnographie d’une trentaine de mois auprès de travailleurs migrants saisonniers de basse caste, David Picherit montre comment les formes contemporaines de servitude pour dette s’insèrent dans un continuum de formes de travail libre et non libre. Ce continuum résulte des mutations récentes du monde du travail en Inde, caractérisées par des politiques néolibérales visant à flexibiliser la main d’oeuvre, et par des processus de déprolétarisation des travailleurs. Plus localement, la disparition progressive des protections traditionnelles des patrons, articulée à la diversification des activités économiques des politiciens et propriétaires terriens, va reconfigurer le patronage politique en faveur des leaders politiques qui contrôlent l’accès à des formes de microcrédit. L’auteur montre ainsi comment ces transformations sociales, politiques et économiques vont amener les travailleurs asservis à alterner et à multiplier les emplois au sein d’un continuum de formes de travail libres et non-libres. Cette circulation des travailleurs migrants s’inscrit dans une reconfiguration globale des relations de travail en Inde. Celle-ci s’accompagne d’une modification des représentations de la servitude chez les travailleurs asservis, représentations nourries par des ambitions de mobilité sociale qui illustrent l’agencéité des travailleurs aux prises avec une « structure hiérarchique inégalitaire [particulièrement] adaptée au capitalisme ».

De même, au Brésil, la forme de travail rural forcé dénoncée par la catégorie de « travail esclave » désigne un cas extrême d’un continuum de formes de domination sur le travail en milieu rural également pleinement inscrites dans le capitalisme contemporain. Comme le montre Alexis Martig à partir d’entretiens avec des travailleurs ruraux libérés, ce qui distingue cette pratique des autres formes de domination des travailleurs ruraux brésiliens en milieu rural est l’absence complète de modes de régulation (symbolique ou physique) de la domination. Tout comme dans le cas de l’Inde, le « travail esclave » rural brésilien illustre la coexistence de formes de travail libre et non-libre dans le capitalisme, celui-ci apparaissant dans les années 1960 à travers un phénomène de déprolétarisation et de restructuration du modèle d’emploi face à un contexte d’introduction des droits sociaux en milieu rural. Mais c’est la réflexion autour des usages de la catégorie de « travail esclave » qui permet véritablement d’élargir le débat. Son usage par la société civile pour dénoncer la négation des droits des travailleurs ruraux met ainsi en lumière la normalisation et la tolérance de la société brésilienne face aux inégalités touchant les travailleurs ruraux. Plus largement, c’est la question des droits et des frontières symboliques entre les citoyens, en d’autres termes de la performativité des droits liés à la citoyenneté, qui est posée. Et, à ce titre, la réappropriation par les travailleurs ruraux libérés de la catégorie « esclave » pour se réaffirmer comme sujets de droits légitimes démontre que l’application réelle des droits formellement affirmés est un enjeu central de la problématique du « travail esclave » au Brésil.

Le phénomène du travail non libre ne se limite pas aux pays en développement mais touche aussi les pays développés, notamment par le biais de programmes migratoires que certains n’hésitent pas à qualifier d’esclavage moderne ou de servitude transitoire. C’est le cas du Canada et de ses programmes pour travailleurs agricoles saisonniers étudiés par Pantaleón et Castracani. Les deux auteurs analysent notamment les liens entre la personnalisation des relations de travail entre employeur et employé et la dépendance. À partir d’expériences d’observation participante comme ouvriers agricoles journaliers, ainsi que de recherches plus larges sur les travailleurs migrants au Mexique et au Canada, ils s’intéressent au cas d’ouvriers agricoles mexicains et guatémaltèques dans des fermes québécoises. Les interactions entre patronat et travailleurs temporaires sont analysées pour comprendre comment se construit la discipline du travail au-delà du cadre juridico-légal. Les auteurs mettent ainsi en lumière quatre variantes de la relation personnelle entre patronat et main-d’oeuvre, qui se déclinent en fonction des « ressources techniques et symboliques » des travailleurs. Ces variantes sont le résultat d’évaluations à la fois professionnelle et morale des travailleurs par le patronat, mais aussi des propres travailleurs entre eux. L’intérêt de l’analyse présentée réside en ce qu’elle donne à voir les marges de manoeuvre et formes d’agencéité des travailleurs dans un cadre dénoncé pour son caractère vulnérabilisant et asservissant.

Dans une perspective plus juridique, Bethany Hastie s’intéresse justement à des programmes migratoires canadiens, et en particulier à l’analyse de celui des aides familiaux, pour étudier les frontières entre travail et servitude dans le travail domestique. Après avoir situé le contexte sous-jacent au travail migrant et son inscription dans un cadre global caractérisé par des inégalités structurelles entre pays développés et en développement, l’auteure se penche sur les contraintes des programmes et sur l’influence de l’environnement de travail sur la capacité réelle des migrants à exercer des choix. Le travail migrant domestique au Canada est caractérisé par la grande présence des femmes, dans une proportion de 90 %, majoritairement des Philippines, ainsi que par le fait que le travail s’exerce dans une résidence privée. Ce dernier aspect limite les possibilités de contrôle et d’application des règlements, tout en créant une impression de disponibilité perpétuelle des travailleurs pour les employeurs. Mais l’élément peut-être le plus important et intéressant est l’instauration par ce contexte de la perception chez les travailleurs de l’absence d’alternative face aux exigences des employeurs. Or, il s’agit là d’un élément caractéristique de la servitude, telle qu’elle est définie dans le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants des Nations Unies. La force de l’étude d’Hastie est de montrer que malgré une entreprise de correction des programmes migratoires pour travailleurs temporaires visant à protéger ceux-ci de possibles situations de servitude, les conditions de travail réelles produites par ces mêmes programmes peuvent encore aujourd’hui être qualifiées de servitude au regard des critères de la loi internationale.

Dans le contexte tout autre du Maroc postcolonial, Nasima Moujoud prolonge la réflexion sur les frontières entre domesticité et servitude en inscrivant sa réflexion dans l’histoire du pays et de sa colonisation. Pour ce faire, l’auteure s’appuie sur des recherches qui ont donné lieu à une ethnographie de longue durée et sur des entretiens avec des domestiques montagnardes amazighes issues d’une région rurale du Haut Atlas employées dans la ville de Casablanca. Retraçant l’histoire de la domesticité sous la colonisation, l’article montre comment les dispositions coloniales, pour limiter l’esclavage domestique sans pour autant l’abolir, va ouvrir la voie à de nouvelles formes de servitude, parmi lesquelles une « nouvelle domesticité ». Cette nouvelle domesticité est notamment alimentée par des trajectoires migratoires de filles et femmes montagnardes vers la ville qui sont sous-tendues par un espoir de mobilité sociale et d’accès aux réformes sociales n’ayant pas touché leurs villages d’origine. Si l’oppression dont elles font l’objet est révélateur de la dureté des rapports de classe dans la société marocaine, les formes de résistance qu’elles développent ont permis en contrepartie de constater une « baisse des formes de domesticité en servitude » et d’instituer une réforme du droit en leur faveur. Enfin, l’analyse du point de vue des employées dans l’analyse de leur trajectoire migratoire permet de mieux considérer leur agencéité, laquelle est effacée dans les discours dominants sur la traite qui insistent pour leur part sur le rôle des intermédiaires.

De la même manière, le secteur du service domestique au XXe siècle en Jamaïque a été façonné par l’histoire postcoloniale de l’île et l’instauration de l’esclavage par l’Angleterre. S’appuyant sur des archives et des entretiens avec des personnes ayant travaillé comme, ou employé des travailleurs domestiques entre 1920 et 1970, Michele Johnson revient sur les expériences de ces derniers pour étudier les ressorts et les dimensions genrées du travail infantile. Malgré les conditions souvent serviles du travail domestique, celui-ci pouvait paradoxalement représenter une forme de mobilité sociale pour les mères de la campagne jamaïcaine, qui y plaçaient leurs filles sous des formes d’adoption informelle, y voyant une possibilité d’éloigner celles-ci du travail rural et de les rapprocher d’une opportunité de scolarisation dans leurs nouvelles familles. Mais les témoignages des travailleuses démentent le mythe d’une intégration de ces enfants comme des membres de la famille et dévoilent des conditions de travail déplorables et, dans certains cas, d’exploitation et de violences. Michele Johnson montre avec brio la complexité du phénomène en analysant comment ces relations de travail sont le fruit de l’imbrication de constructions sociales héritées du passé colonial, s’appuyant sur des facteurs tels que la jeunesse, le genre et la race. Ainsi, la jeunesse perçue comme une force de travail, le travail domestique perçu comme « léger » et la discrimination des personnes noires ont donné lieu à la normalisation d’un continuum de situations d’exploitation touchant particulièrement des jeunes filles ou des femmes de milieu rural travaillant dans le secteur domestique pour des familles en milieu urbain.

L’exploitation du travail infantile est souvent dénoncée comme une forme d’esclavage moderne à travers les discours et les plans de lutte globale des organisations internationales. Marie-Pier Girard nous invite à repenser l’exploitation infantile en s’appuyant sur une recherche menée auprès de garçons et filles d’origine haïtienne ayant migré en République dominicaine, notamment en intégrant le point de vue des enfants pour donner à voir une complexité sociale souvent réduite par la vision de l’enfance globalisée à travers les droits des enfants et construite en Occident au début du XXe siècle. Pour prendre de la distance avec les discours sur la vulnérabilité infantile, l’auteure développe une approche visant à montrer l’agencéité des enfants en recontextualisant leurs expériences, trajectoires, et décisions, ainsi que les significations culturelles qui ont façonné leur socialisation. Elle montre ainsi comment « un enfant » peut vivre une situation d’exploitation tout en étant « activement engagé dans la négociation de sa propre identité et du monde social qui l’entoure ». Construit culturellement en république dominicaine à la fois comme victime et menace (économique), l’enfant migrant haïtien est aussi l’idéaltype de la victime dans les discours de la communauté internationale qui dénonce le trafic et la traite de ces enfants. Mais ce discours a tendance à éluder le contexte socioéonomique qui sous-tend le mouvement migratoire d’Haïti vers la République dominicaine, et surtout les trajectoires d’enfants qui migrent pour « améliorer leurs destinées ». De même, l’exploitation sexuelle des enfants, conjointement dénoncée, doit être replacée dans un contexte où le tourisme sexuel, favorisé par la tolérance de la prostitution des adultes, devient pour des jeunes filles haïtiennes une stratégie de survie. Marie-Pier Girard montre ainsi que l’étude critique de l’exploitation infantile des enfants haïtiens en République dominicaine ne peut faire l’économie de l’analyse du contexte de migration, des constructions culturelles de l’enfance dans les discours, mais aussi et surtout des discours des enfants eux-mêmes et donc de leur agencéité.

Les débats autour de l’esclavage moderne dans le cadre des migrations d’Haïtiens en République dominicaine ne concernent pas uniquement le travail infantile. La question des travailleurs ruraux pour la coupe de la canne à sucre est aussi au centre de ces débats. C’est ce que se propose d’étudier Ambroise Dorino Gabriel dans sa note de recherche sur l’arrêt du Tribunal constitutionnel dominicain de septembre 2013, lequel vise à reconsidérer la nationalité dominicaine des descendants de travailleurs migrants haïtiens nés en sol dominicain. Selon l’auteur, derrière cette mesure se cache une réaction exprimant le racisme dominicain face à un surplus de main d’oeuvre formé des travailleurs ruraux et de leurs descendants dans un contexte d’effondrement de l’industrie du sucre. Pour appuyer ses propos, il revient sur l’histoire des rapports culturels, économiques et politiques entre Haïti et la République dominicaine afin de saisir les enjeux qui sous-tendent le fameux arrêt du Tribunal constitutionnel. L’auteur conclut par une ouverture sur les mouvements de lutte et de résistance de jeunes Dominicains d’ascendance haïtienne pour contrer « la propagande nationaliste et raciste dont ils sont victimes ».

Enfin, à partir des matériaux riches et originaux et dans une perspective biographique, le dernier article de ce numéro retrace la trajectoire du penseur du mouvement noir contemporain brésilien Abdias Nascimento. Francine Saillant y présente ses écrits politiques et montre comment sa contribution a été « déterminante dans la formation d’une rhétorique originale pour lutter contre le racisme et la discrimination et pour penser la condition post-abolitionniste ». Après avoir analysé la pensée de Nascimento et les moyens utilisés par celui-ci pour dénoncer l’oppression du peuple noir au Brésil malgré le contexte post-abolitionniste, notamment à travers la rhétorique considérant que l’abolition n’a jamais vraiment eu lieu, l’auteure montre comment la trajectoire de l’intellectuel peut permettre de mieux saisir les enjeux des luttes contemporaines contre le travail esclave dans le Brésil d’aujourd’hui. L’expression centrale au mouvement noir, « la fin de l’esclavage n’a pas eu lieu », est en ce sens révélatrice de la diversité des enjeux sociaux liés à l’esclavage pour la société brésilienne contemporaine qui, sans avoir ainsi vraiment réussi à tourner la page de son passé esclavagiste, a dans le même temps vu se développer une nouvelle forme d’esclavage contemporain en contexte post-abolitionniste.

Nous espérons donc que ce numéro d’Anthropologie et Sociétés, en offrant une nouvelle mise en perspective sur les situations contemporaines de servitude et d’esclavage dans des contextes socioculturels divers, participe à alimenter la réflexion anthropologique et contribue à ouvrir de nouvelles voies d’investigation pour penser un objet pluriforme et complexe, mais terriblement actuel.