Article body

Introduction

Cet article présente des variations conceptuelles, discursives et pratiques à propos du métissage en se fondant sur le cas des Gitans de Jerez. Le terme « métis » ou « métissage » n’est toutefois pas utilisé par les acteurs locaux, car on limite son usage aux anciennes colonies. Même s’il s’agit d’un phénomène semblable, à part son caractère colonial, les Jerezans préfèrent au mot métissage celui de entreverado, qui est emprunté au secteur agricole et signifie entremêlé. Le dictionnaire de la Real Academia Española ajoute à ce sens la dimension de désordre et de confusion. Entreverado évoque la fluidité des rapports sociaux et est cohérent avec les positions d’Amselle (2001) qui rejette la notion même de métissage et son aspect « racialisant » pour proposer celle des branchements culturels. Si la notion vernaculaire d’entremêlement présente l’avantage d’inclure à la fois les dimensions culturelle et biologique, sa référence à l’agriculture dérange certains Jerezans qui se sauvent alors de la polémique en considérant les Gitans de Jerez comme « pleinement intégrés ».

Si la plupart des intellectuels s’intéressent surtout à la « gitanité » de Jerez, peu se penchent cependant sur cet entremêlement. La société majoritaire, quant à elle, navigue entre deux tendances : soit elle qualifie les Gitans de pleinement intégrés (voire fusionnés) à la société, ce qui sous-entend une dé-légitimation de leur identité traditionnelle et une exotisation de l’identité locale qui se voit alors « gitanisée » ; soit elle souligne leur marginalité volontaire et leur racisme à l’endroit des Payos[1]. En ce qui les concerne, les Gitans ne nient pas leur « intégration » à un principe de citoyenneté et reconnaissent souvent avec fierté leur distinction, voire leur embourgeoisement, par rapport aux autres communautés gitanes d’Espagne et d’Europe. Cette caractéristique unie à celle de « l’entremêlement » par voies conjugales ne suffit toutefois pas à éteindre l’identité distinctive de cette communauté, diverse en elle-même, et bien vivante.

Après avoir clarifié ma position par rapport au métissage, je résumerai ici le contexte historique et sociopolitique des Gitans de Jerez pour traiter ensuite de leur « entremêlement » aussi bien à travers la culture que les intermariages, et de leur « intégration » à la société majoritaire, dans ses dimensions pratiques, discursives, symboliques et citoyennes.

Quelques mots sur le métissage

Le concept de métissage a été utilisé à des fins de stigmatisation raciale fondée sur des principes biologiques dans le contexte colonial au XIXe siècle. De nombreux travaux ont ensuite adopté une approche ethnolinguistique dans un contexte privilégiant la région caribéenne. Au début des années 1980, les problématiques de recherche relevées sur la famille métissée vont de pair avec l’intensification des relations interculturelles. Cette orientation se confirme jusqu’aux publications actuelles, qui s’interrogent sur la multiculturalité vue de l’intérieur, sur un soi composite, et sur un métissage ancré dans le corps et les expériences. On s’intéresse davantage à la phénoménologie du métissage.

Plus récemment, des études liant les processus identitaires à la globalisation, au colonialisme et au post-colonialisme (Appadurai 2001 ; Gruzinski 1999 ; Laplantine et Nouss 1997) ont nourri les réflexions sur le métissage et permis de développer de nouvelles orientations théoriques à l’instar de celles des branchements (Amselle 2001) et de l’hybridité (Garcia Canclini 1990), par exemple.

Amselle, tout d’abord, « déracialise » pour sa part le concept de métissage en défendant que toute culture est métisse et se réinvente aux contacts des autres. Pour marquer ce passage, il propose le concept plus physique de « branchement », qui connecte dans une chaîne continue des cultures métissées entre elles. Pourtant, le terme métissage continue d’être utilisé, et de façon plus prégnante dans les Amériques, puisqu’il constitue une entité politico-ethnique (mestizos et métis). Celui de « branchement », en dépit de sa contribution théorique, est parfois d’un usage moins accepté, linguistiquement parlant. Les apports à l’évolution de la définition du concept de métissage (comme cela fut le cas pour bien d’autres concepts, tels que tradition et intégration, par exemple) autoriseraient à ne pas remplacer simplement un mot par un autre, mais plutôt à en améliorer le sens et l’usage, afin de concevoir le métissage, enfin, comme un processus.

Schnapper, pour sa part, est également amenée à s’interroger sur l’usage des mots dans son étude sur l’intégration, un concept très utilisé dans les médias et la sphère politique :

Aucun concept n’est à l’abri des critiques, puisque aucun n’est indépendant de l’utilisation qui en est faite dans les débats publics. À quel terme non pollué par son usage social pourrait-on recourir?… Le sociologue ne peut inventer de nouveaux termes qui seraient incompréhensibles à tous, il ne peut que se servir des mots de la vie sociale en les critiquant […]. Il ne peut qu’assumer cette difficulté intrinsèque, liée à son ambition même de comprendre les comportements des hommes, et donner à son propos la rigueur nécessaire en s’imposant pour règle de spécifier le sens qu’il donne aux mots de la langue courante. C’est d’ailleurs pour lui l’occasion de préciser sa propre pensée, puisque la discussion sur le mot révèle « le fond du débat ». Il importe de garder à l’esprit qu’un concept n’a pas de définition en soi, c’est un instrument d’intelligibilité : il doit être jugé sur sa valeur heuristique.

Schnapper 2007 : 20

Mon intention n’est pas ici de supprimer totalement le mot métissage[2] de mes réflexions mais plutôt de l’enrichir de divers apports théoriques. Ce concept me semble en effet particulièrement utile pour référer aux mariages – symbolique et politique – entre communautés qui se perçoivent comme distinctes, qu’elles se situent ou non en contexte colonial. Tout comme la « déracialisation » du concept de métissage, sa décolonisation me semble pertinente. Tout en étant d’accord avec la métaphore du branchement d’Amselle et l’absence d’identités « pures », j’observe que les acteurs locaux continuent pour leur part d’expérimenter ajustements et conflits entre ce qu’ils perçoivent comme pur d’une part, et impur, d’autre part[3].

Le métissage, qu’il soit entendu comme biologique ou culturel, demeure un concept fondamental dans le projet anthropologique parce qu’il est au coeur des expériences humaines. La rencontre avec l’Autre et la création avec lui d’un projet neuf a toujours lieu. L’intérêt que nous portons actuellement à la mixité originelle des êtres et des choses vient rompre avec les anciennes perspectives historico-politiques légitimant l’origine et la valeur d’une culture ou d’un peuple. C’est bien ce passage intellectuel qui marque l’anthropologie contemporaine. Cela dit, la rencontre entre des univers historiquement complexes et composites continue de s’opérer et de se renouveler.

Contexte sociopolitique des Gitans

Je n’entreprendrai pas ici la genèse des Gitans[4] mais me concentrerai plutôt sur leur expérience contemporaine de l’« entremêlement » et leur intégration à la citoyenneté, en m’appuyant sur certains faits de leur histoire en Espagne.

Les Gitans ont attiré vers eux à la fois l’intérêt et le rejet. On remarque leurs adaptations multiples dans des milieux sociaux et environnementaux diversifiés, généralement à proximité ou au coeur des urbanisations, facilitant les échanges de services et le petit commerce. Assimilant le sang à la culture, les Cours d’Espagne avaient proscrit aux Payos toute intégration aux pratiques gitanes. L’âge d’or des Gitans correspond à une très courte période : de 1425 à 1499. Ils se disent alors nobles, expulsés de leur pays d’origine (correspondant à l’Égypte mineure, ce qui comprend la Grèce actuelle) par les musulmans. À cette époque, les chrétiens de la Péninsule offrent protection, hospitalité et charité à ces migrants. Les Gitans, en nombre croissant sur le territoire espagnol[5], sont alors de moins en moins appréciés. Reyniers précise que l’Espagne est le premier pays d’Europe qui prend parti contre les Tsiganes. « C’est le nomadisme qui dérange l’Espagnol » (Reyniers 2003 : 6). Les Cours d’Espagne appliquent rapidement des politiques discriminatoires afin de limiter leurs activités, jugées oisives et vagabondes. Certaines méthodes de stérilisation et d’assimilation forcée élaborées à cette époque seront d’ailleurs reprises plus tard en Allemagne.

Après avoir interdit l’usage du mot « Gitan », les Cours d’Espagne le remplacent en 1633 par celui de « Nouveaux Castillans », s’inspirant du concept de « Nouveaux chrétiens » utilisé plus tôt pour les juifs convertis (Leblon 2001 : 34). Après la séparation des femmes et des hommes, leur emprisonnement systématique, leur sédentarisation forcée, leur expatriation dans les Amériques, leur mise en esclavage dans la milice et les galères, les Cours d’Espagne ne s’assouplissent à leur endroit qu’à la fin du XVIIIe siècle. Cette tendance à l’assouplissement se remarque d’ailleurs à la même époque vis-à-vis des Tsiganes en Roumanie.

Pourtant, dès le XVIe siècle, on recense dans la région de Jerez des Gitans intégrés, travaillant et payant leurs impôts avec la connivence de la population locale et la protection de la capitale andalouse, Séville. Une part importante de la population tolère et soutient même la population gitane dans l’anonymat et la complicité. On y recense très peu de Gitans emprisonnés, comparativement au reste de l’Espagne.

Se référant aux premiers recensements des Gitans à Jerez en 1783, Juan de la Plata (2001) mentionne la protection de personnes influentes. Ainsi, des Gitans auraient été inscrits comme CastellanosViejos, « Castillans de vieille souche » (au lieu de leur appellation de Nouveaux Castillans), à l’instar des Espagnols catholiques. Jouant sur la sonorité des termes, des Gitans se seraient déclarés Cristianos Viejos, soit des « Chrétiens de vieille souche », dupant ainsi les autorités. On reconnaît déjà là l’effet marquant de « l’entremêlement ». Plus tard, on les désigne comme « Flamencos », en associant l’identité gitane à son expression culturelle[6], pour ensuite ne plus les nommer du tout ou presque, le métissage constant venant en quelque sorte diluer leur identité.

Sortie de la dictature franquiste depuis une trentaine d’années, l’Andalousie s’intéresse maintenant à la mémoire. La récente exacerbation du fait social gitan, particulièrement observable à Jerez, s’enracine dans cette liberté d’expression nouvellement acquise et dans l’influence que peuvent exercer les lobby d’autres groupes minoritaires dans le monde. Sous le régime dictatorial, marqué par une extrême pauvreté des classes populaires, toute revendication publique était réprimée. Des casas de vecinos (habitations urbaines semi-communautaires) abritaient ainsi une convivialité, un « vivre ensemble » entre Gitans et non-Gitans de plusieurs générations.

Si aujourd’hui les Gitans de Jerez n’hésitent pas à marquer leur distinction culturelle, la tendance sociale persiste à taire les problèmes résilients d’intégration et de marginalisation. Le discours ambiant, souvent réducteur, avive les passions tant du côté des « puristes » gitans que de celui des personnes qui prônent l’allégeance citoyenne à une société de droit où tous les individus seraient égaux.

En Espagne tout comme dans d’autres pays où ils se sont sédentarisés, les statistiques anciennes et contemporaines demeurent imprécises, en raison de méthodes peu fiables et de la faible propension des Gitans à y participer, d’une part, et à réclamer cette identité gitane, d’autre part[7].

L’Union européenne a déclaré « Décennie pour l’inclusion des Roms 2005-2015 » les années 2005-2015[8]. En effet, avec près de 800 000 personnes, les populations gitanes représenteraient actuellement la plus importante minorité culturelle d’Europe. La Fondation du secrétariat gitan (FSG)[9] l’évalue à 450 000 personnes, soit 1 % des Espagnols. Reyniers (2003) estime plutôt cette population à 600 000 personnes ; sans doute compte-t-il les nouveaux arrivants d’Europe de l’Est alors que les Gitans d’Espagne, que l’on pourrait qualifier d’autochtones du fait qu’ils sont présents depuis le début du XVe siècle, les distinguent clairement. Toujours selon la FSG, environ 270 000 Gitans résideraient en Andalousie, représentant plus de 3 % de la population régionale. C’est entre Séville et Cadix que leur concentration est la plus importante[10].

À Jerez de la Frontera, ville de plus de 200 000 habitants située au coeur de ce territoire, leur concentration est remarquable, sans doute la plus forte en Espagne. La FSG n’y recense que 6 000 Gitans, soit 3 % de la population, un chiffre qui paraît bien en deçà de la réalité[11]. La réalité démographique de la population gitane de Jerez est difficile à saisir, notamment en raison du métissage dû aux intermariages, de leurs réticences aux déclarations institutionnelles et de leur intégration exemplaire au cours de près de six siècles de présence confirmée en Espagne. Cette situation fait de Jerez et de sa région un véritable laboratoire sur le sujet des identités métissées, des branchements culturels historiques et de la « gitanité ». Déjà dans ses Complaintes gitanes, Frederico Garcia Lorca (2003 [1928]) évoque Jerez comme la « Ville des Gitans », une expression récemment ravivée et réappropriée par les institutions locales.

Interpénétration du sang et de la culture

Comme le relève Gruzinski (2001), les distinctions entre le métissage biologique et le métissage culturel ne font qu’accroître la confusion sur le métissage, et qu’évacuer les dimensions sociale et politique du phénomène. Les expériences du gitanisme et de la gitanité montrent bien l’imbrication de l’un dans l’autre, imbrication que viennent renforcer les unions matrimoniales.

Gitanité/gitanisme

Le discours gitan valorise la sangre gitana (le sang gitan), peu importe son degré de métissage ; le discours majoritaire valorise, lui, l’entremêlement et une sorte de « désethnicisation » de la gitanité.

D’une part, il existe une « gitanité » vécue de l’intérieur par la transmission de la culture et, d’autre part, un « gitanisme » qui emploie diverses stratégies pour marquer extérieurement son attachement identitaire aux symboles gitans.

À titre d’illustration, prenons le phénomène social et pratique artistique du flamenco : ceux que l’on nomme aficionados, des amateurs passionnés habituellement Payos, adoptent souvent des attitudes et des discours essentialistes, par exemple en faisant un lien exclusif entre le flamenco et les Gitans, oubliant leur propre statut de Payo. Il est aussi fréquent de voir un Payo marié à une gitane de lignage important valoriser fièrement son expérience lors de réunions informelles en faisant étalage de ses connaissances du milieu gitan (détails généalogiques, anecdotes, opinions sur les qualités artistiques d’un tel, etc.) ou en adoptant une attitude souveraine stéréotypée habituellement attribuée aux Gitans. Par sa pénétration d’un monde réputé hermétique, il s’accorde une autorité alors qu’il demeure critiqué par ses pairs.

La « gitanité » comporte des coupures entre la vie publique et la vie privée. Ayant réussi à conserver leur identité malgré la répression et l’occultation forcée de signes distinctifs, les Gitans conservent leur vitalité culturelle et la pratique d’un flamenco ancré dans l’expérience familiale, laquelle se voit renforcée par l’intensité des liens et la proximité des membres (Giguère 2008). On peut ici parler d’un flamenco de l’intimité, bien que le nombre de personnes incluses dans ce réseau puisse être extrêmement élevé. Malgré les conflits existant à l’intérieur d’une même famille, les liens se ressoudent au moment de défendre un nom ou l’interprétation artistique d’un des membres en public, par exemple. Plusieurs Gitans participent à la mise en spectacle du flamenco afin de prendre pleinement part au marché de l’art ou simplement pour survivre en exploitant une (leur) ressource culturelle. Mais ils méprisent parfois aussi leur propre performance, destinée aux Payos ou aux non-initiés, rappelant ainsi l’existence d’un sens autre, ancré dans l’expérience familiale, l’identité et les symboles gitans (par exemple, la virginité, la fertilité).

Dans divers contextes, les Payos critiquent l’attitude hautaine et hermétique des Gitans lorsqu’ils se rassemblent en public alors qu’individuellement, ils développeraient des contacts cordiaux. Vue de l’extérieur, la gitanité dérange lorsqu’elle rappelle sa cohésion interne, et, par extension, l’exclusion des membres identifiés à la société majoritaire et sans lien véritablement significatif avec le collectif.

Consanguinité et unions mixtes

Dans leur pertinente étude, Gamella et Martín Carrasco-Muñoz (2008) constatent que les Gitans protègent leur identité culturelle non pas par l’usage d’une langue ou d’une tenue vestimentaire, ou même le flamenco, mais plutôt par leurs stratégies matrimoniales essentiellement endogames. Il estime à 50 % les mariages consanguins chez les Gitans. Si les unions intergénérationnelles entre oncle et nièce sont vivement proscrites, celles entre cousins (idéalement du plus éloigné au plus proche) sont valorisées sans distinction entre les cousins croisés, parallèles, matrilinéaires ou patrilinéaires. À Jerez, certains Gitans portent actuellement quatre (ou même plus) patronymes identiques (ceux des quatre grands-parents) :

Dans l’histoire des Gitans espagnols des derniers siècles, les stratégies reproductives ont eu davantage de poids que les productives, les matrimoniales beaucoup plus que les patrimoniales. Les premières ont davantage conditionné les secondes que l’inverse.

Gamella et Martín Carrasco-Muñoz 2008[12], traduit par l’auteure

Malgré la tendance des Gitans à contracter des mariages entre cousins germains, on remarque la présence d’unions mixtes de façon continue dans leur histoire. L’oeuvre littéraire La Petite gitane de Cervantès[13] en fait le portrait. Comme toute tendance, celle que j’expose ci-dessous sur les unions matrimoniales mixtes comporte des exceptions, de plus en plus fréquentes.

Les intermariages sont mieux acceptés lorsque la fille gitane marie un Payo, alors qu’on préfère pour le Gitan une épouse gitane, s’assurant ainsi de la transmission de la culture et de valeurs liées à l’alimentation et la maternité. Les Payos épris d’une Gitane sont intégrés au cercle gitan après avoir fait preuve de leur fidélité et de leur apprentissage des codes culturels. La Gitane demeure alors en étroite relation avec les membres de sa famille, lesquels l’assurent de leur appui. Par l’incorporation d’un homme Payo, ce type d’union présage une amélioration des conditions de vie pour la Gitane et sa descendance… gitane.

Voici un exemple de cas qui diffère légèrement de cette tendance : une Gitane de lignée reconnue s’unit à un Payo de famille bien nantie. Celui-ci fait la promotion du chant de sa femme à des fins lucratives, pour faire vivre sa famille du flamenco. Il est pourtant traditionnellement mal vu par les Gitans que l’on laisse son épouse se produire en public. Enfreignant ce code culturel sans obtenir de succès professionnel notoire, ce conjoint n’a pas suffisamment élevé le statut social de la Gitane, et les moyens pour y arriver ne sont pas valorisés. Il est mal perçu par les Gitans ; on dit qu’il « vit du conte », c’est-à-dire qu’en tant que Payo, il capitalise sur la « gitanité », voire l’exotisme de sa femme, ce qui constitue un déshonneur pour les Gitans.

L’intégration des Payos dans les cercles gitans dépend du respect démontré, de leur adaptation à la culture gitane et de leur contrepartie. S’ils évoluent dans la sphère du flamenco, professionnel ou amateur, ils se laisseront davantage absorber par les marqueurs identitaires gitans, semant peu à peu la confusion au sujet de leurs origines réelles. De surcroît, il est coutumier de valoriser un lignage gitan même lointain pour justifier de sa légitimité dans la pratique ou l’étude du flamenco et renforcer ainsi son réseau. Sans ancêtre, on n’est en effet personne.

Les unions contemporaines, facilitées par le pouvoir d’attraction que représente le flamenco, impliquent de plus en plus fréquemment des étrangers. Dans ces cas-là, on observe encore une stratégie d’ascension sociale mais, à l’inverse du modèle habituel, ce sont surtout des femmes étrangères qui s’unissent à des hommes gitans et symbolisent cette ascension sociale. L’homme fait alors preuve de sa modernité et peut élargir son réseau professionnel, s’il y a lieu. Des artistes, de tous les niveaux et de tous les âges, issus de familles gitanes, ont par exemple choisi pour conjointe une Américano-mexicaine, une juive américaine, une Japonaise, une Chilienne, une Uruguayenne, etc. Ce phénomène s’intensifie depuis la consolidation du tourisme culturel (avec lequel le flamenco a un lien), soit depuis une vingtaine d’années.

Des « entremêlés »

En dépit de l’évidence de la présence de métissage à Jerez, les ethnographies s’y réfèrent peu. Leblon, qui évoque une cohabitation presque impossible entre Gitans et Payos, relève pourtant la particularité « métisse » de Jerez : « […] à la fin du XVIIIe siècle, le métissage est déjà relativement important et déjà, à cette époque, certaines familles occupent une position sociale enviable » (Leblon 2001 : 78)[14].

Les chercheurs s’intéressent d’abord à Jerez pour sa gitanité[15] et semblent donc peu disposés à aborder directement le thème du métissage. Celui-ci serait-il encore perçu comme culturellement « impur » par les anthropologues[16]? De la Plata (2001), folkloriste de Jerez et lui-même marié à une Gitane, apporte quelques réflexions sur les intermariages et la convivialité.

Chaque jour se normalisent de plus en plus les croisements de sang gitan avec du sang payo ou castillan par les mariages mixtes ; on ne peut donc dire et en aucun cas affirmer qu’à Jerez de la Frontera, à l’aube du XXIe siècle, tous les Gitans sont des Gitans purs, des quatre côtés (por los cuatro costados) […]. Et, s’il en existe, ils seraient beaucoup moins nombreux que ce que l’on croit […]. De toutes manières, la communauté gitane de Jerez demeure très nombreuse […]. On doit inclure dans cette affirmation plusieurs Jerezans qui, même s’ils n’ont qu’un quart de sang gitan (un cuarterón de sangre gitana), se considèrent comme appartenant à cette « race » (sic!), avec toutes les conséquences, ce qui, admirablement, les rempli d’une fierté légitime.

De la Plata 2001 : 7[17]

Ainsi, localement, la question du branchement culturel entre Gitans et non-Gitans est plutôt perçue comme un état de fait, masquant ses constructions, sans faire l’objet de débat ni de revendication sociale ou politique. Le discours sur l’intégration des Gitans rappelle la notion de branchements ; les métissés ou « entremêlés » (entreverados) ne se perçoivent généralement pas comme tels et privilégient selon les contextes une de leurs identités familiales. Ils n’incorporent pas plus la division culturelle que l’union culturelle ; ils représentent cette identité « locale » et jerezane.

Le discours jerezan sur l’entremêlement des Gitans et non-Gitans fait place à une diversité d’opinions et d’explications, chacun s’improvisant spécialiste du fait de son expérience. Pour certains, les Gitans ont « perdu leur culture » en raison de leur intégration à la société et de leur entremêlement avec des non-Gitans ; ils s’accrocheraient désespérément au flamenco en le proclamant leur, faute d’autres marqueurs culturels. Pour eux, parler de Gitans métissés ou entreverado serait un pléonasme puisqu’ils le seraient tous. Mais comme le rapporte de la Plata (2001), les intermariages (avec des Espagnols ou des étrangers non-Gitans) n’ont pas empêché et n’empêchent toujours pas la transmission en force de l’identité gitane.

Dans ce contexte, les termes « authentique », « pureté », « caste » et « race » sont régulièrement employés dans les discours populaire et institutionnel pour se référer à l’identité gitane. Les Gitans font particulièrement usage des mots raza et casta entre eux. Durant la première moitié du XXe siècle, Antonio Mairena, un célèbre cantaor[18] Gitan de Séville, a défendu les concepts de « chant gitan-andalou » et de « raison incorporée » pour définir cet état de transe et d’expérience spirituelle distinguant les chanteurs gitans des autres. Ce personnage a marqué l’histoire du flamenco et plusieurs artistes, surtout les Gitans, adoptent cette idéologie et proclament l’existence d’une essence « raciale », notamment pour défendre leur savoir-faire.

Inversement, les Payos irrités par ce discours essentialiste optent souvent pour la voie inverse en niant la spécificité culturelle gitane contemporaine, et par ricochet leur soi-disant authenticité, sous le prétexte de leur métissage. L’extrémisme des uns favorise ainsi celui des autres.

L’acceptation et l’intégration des générations métissées qui s’identifient d’abord ou en grande partie à la culture gitane ont assuré et continuent d’assurer la descendance du groupe. À Jerez, plusieurs personnes issues de ces unions mixtes choisissent de mettre en valeur et de fonder leur identité sur leur portion sanguine d’héritage gitan. Cette idée de « parcelle » et de mesure sanguine est régulièrement exprimée dans le discours sur la créolité. Ainsi, certains métissés recherchent la racine gitane sur laquelle ils fonderont leur identité en reniant tacitement la presque totalité de sa contrepartie gachí (non-gitane). Aujourd’hui, peu de Gitans espagnols peuvent se réclamer de l’être à 100 %. Mais dans plusieurs familles gitanes, métissées ou pas, et surtout si elles pratiquent le flamenco, l’identité gitane demeure très significative. Même si ce processus d’identification incorpore un choix stratégique et sélectif, la « pureté gitane », que l’on défend généralement par une expérience de vie particulière et en se référant davantage au passé qu’au présent, constitue le principal instrument de revendication et d’activation de cette identité. L’association excessive des termes « gitan » et « pureté », ainsi que la démonstration d’une supériorité artistique visent entre autres à prouver que le projet politique d’assimilation (les Nouveaux Castillans du XVIIIe siècle) et les stratégies plus contemporaines d’intégration n’ont pas encore éteint les voix gitanes.

Discours jerezan sur l’intégration

À Jerez, on évoque difficilement un trait culturel gitan sans que celui-ci ne soit aussitôt réclamé par la société majoritaire. Le haut niveau de convivialité ainsi que les échanges et emprunts culturels de part et d’autre rendent très ardue la distinction de marqueurs culturels gitans[19]. Cela dit, cette situation nourrit également une tendance à invalider le sentiment d’appartenance gitan sous le prétexte des branchements culturels et de l’hybridité des pratiques, avec pour conséquence de déposséder les Gitans des marqueurs culturels qu’ils considèrent significatifs. Si telle pratique n’est plus « gitane », à qui appartient-elle? À la région, à la municipalité, à tous les « branchés »?

Le discours populaire tend à s’approprier le fait gitan comme un trait culturel tantôt local, tantôt régional. Certaines phrases répétées enracinent des convictions qui tendent à atténuer le fait social gitan, distinguant de surcroît une singularité culturelle subitement attribuée à la municipalité de Jerez. L’intégration gitane devient alors une plus-value de l’identité jerezane. Certains métis tendent à reproduire ce discours en valorisant leur portion gitane, et témoignent alors du grand succès de l’intégration. La fréquence de ces commentaires révèle une pensée unique qui n’est pas libre de contradictions. En voici quelques exemples :

« Ici, le Gitan est parfaitement intégré ».

« Ici, même le Payo chante comme un Gitan! ».

« Ici, nous sommes tous les mêmes, Gitans et non-Gitans. Il y a eu tant de mélanges. C’est rare et même presque impossible de trouver un Gitan qui n’ait pas de sang payo ».

« À Jerez, les Gitans sont « gachisés » (agachonados) et les Payos sont « gitanisés » (agitanados) ».

« À Jerez, le Gitan n’a rien à voir avec celui des autres villes. Ici, le Gitan est très intégré, très señorito ».

Cette dernière expression présente un double intérêt : d’une part, elle valorise la pleine « intégration » du Gitan dans la société jerezane ; d’autre part, elle distingue le Gitan de Jerez des Gitans des autres régions, en lui attribuant un statut de bourgeois, celui de señorito, pourtant critiqué aujourd’hui. Elle calque ainsi la culture de Jerez sur celle des Gitans. L’idiosyncrasie particulière de Jerez, liée à la culture agraire et aux relations privilégiées avec l’Angleterre, a historiquement valorisé les attitudes bourgeoises inspirées des commerçants anglais des siècles antérieurs.

D’autres phrases renforcent plutôt la différence gitane. Elles renforcent les préjugés (parfois confirmés par les actes de certains individus mais vite généralisés à l’ensemble du collectif) sur le Gitan trompeur, rusé et malin. Ainsi, les Payos disent des Gitans :

« Le Gitan qui ne te trompe pas à l’entrée, il te trompe à la sortie ».

« Ici, si le Gitan ne s’intègre pas, c’est qu’il ne le veut pas ».

« C’est le Gitan qui discrimine le Payo. C’est lui qui est raciste. Il cherchera toujours à te flatter pour ensuite mieux te tromper (dar coba) ».

Pour leur part, les Gitans disent d’eux-mêmes : « on ne peut être à la fois gitan et idiot », valorisant ainsi la facette soi-disant astucieuse et rusée de leur caractère. La ruse constitue d’ailleurs un instrument de négociation entre l’obligation de respecter le contrat social en se conformant avec les standards sociaux en vigueur, d’une part, et les dangers potentiels que représente l’intégration, soit la perte progressive d’une identité historique et de valeurs spécifiques, d’autre part. La ruse et la tromperie pourraient ainsi cacher une résistance à l’assimilation en même temps que favoriser la conservation et l’expression de la liberté culturelle.

Enfin, d’autres expressions populaires quantifient le degré de gitanité, validant ou invalidant l’identité gitane d’un individu. Par exemple, l’expression « quarteron » (cuarterón) désigne une personne qui n’a qu’un seul grand-parent gitan et qui n’est donc qu’un « quart gitane ». Ce mot s’utilise aussi en Amérique latine pour désigner les individus nés d’un(e) métis(se) et d’un(e) Espagnol(e).

L’expression « être Gitan des quatre côtés » signifie que les quatre premiers noms de famille, soit les quatre grands-parents, sont gitans. N’avoir « qu’un huitième » réfère au sang des arrière-grands-parents. Ces expressions à forte connotation raciale sont généralement utilisées pour parler d’autrui, en particulier par les Payos à l’égard des Gitans, sans toutefois recéler un caractère péjoratif. Un Gitan pourrait en discriminer un autre avec ce même argument. Mais lorsqu’on s’identifie soi-même, on valorise ses lignées en fonction d’un choix subjectif qui s’adapte à chaque situation et à chaque interlocuteur. Devant un plus gitan que soi, on ne fera pas étalage de sa gitanité par respect mais on s’appellera facilement primo, cousin, pour marquer le lien de confiance. Ce mode intersubjectif de l’objectivation de son identité ethnique, sociale et personnelle se fait nomade entre les diverses composantes de la généalogie ainsi que du milieu social de l’individu.

Un Gitan qui peut prouver son origine « des quatre côtés » bénéficie d’une plus grande considération en raison de la rareté de la « pureté gitane ». On lui confère certains traits physiques (cheveux lisses, teint foncé), ainsi que des traits psychologiques (personnalité encline à l’humour et à la répartie, par exemple) liés. Mais on associera également rapidement toute attitude suspecte à sa gitanité. On s’intéressera à son lignage et aux personnages connus qui peuvent graviter autour de lui, notamment dans les milieux de la tauromachie et du flamenco. La connaissance de ces noms de famille allant jusqu’aux arrière-grands-parents représente un phénomène assez commun ; les patronymes sont d’ailleurs très utiles pour évoquer cette « pureté » gitane. Les plus préoccupés par le sujet iront chercher plus en amont.

Intégration en basse Andalousie

Schnapper (2007 : 21) distingue les politiques d’intégration (essentiellement tournées vers l’immigration), c’est-à-dire « l’ensemble des dispositions prises pour définir et appliquer une volonté politique », et le fait sociologique du processus d’intégration, c’est-à-dire un « objet de la réflexion critique et de la connaissance par la recherche ».

Il ne faut pas confondre l’intégration comme résultat recherché ou proclamé des politiques publiques et l’intégration en tant que processus social susceptible, comme tout processus, d’avancées différentes selon les domaines, de décalages, de retournements, d’invention de modalités nouvelles ou de contre-tendances, toutes évolutions que les enquêtes permettent d’analyser.

Schnapper 2007 : 24

La Fondation du secrétariat gitan (FSG) est présente dans la plupart des moyennes et des grandes villes espagnoles, mais elle a tardé à s’implanter à Jerez puisqu’on y considérait les familles gitanes comme « bien intégrées » (au sens politique du terme) à la société majoritaire. Dans les faits, les préjugés et la discrimination se perpétuent, et les Gitans sont plus nombreux, là aussi, dans les quartiers défavorisés. Le gouvernement andalou a mis sur pied en 1989 un Centre socioculturel gitan andalou, lequel valorise le soutien et la dynamisation du collectif gitan en vue d’aider au développement intégral des Gitans. Basé à Grenade, le rayonnement de ses activités atteint de façon très marginale le reste de la basse Andalousie, aussi nommée Andalousie occidentale[20].

Dans cette frange territoriale située entre Séville et Cadix, la répression des Gitans aurait été atténuée par des facteurs socioculturels. Pour comprendre cela, on doit revenir sur certains facteurs historiques : dans cette région marquée par le latifundisme, les riches propriétaires terriens engageaient des familles entières qui s’installaient sur leurs terres et y travaillaient, en plus de rendre de multiples « services ». Les nobles organisaient des fêtes où les Gitans étaient invités à chanter et à danser en échange de nourriture. Cette pratique qui a facilité les interactions s’est maintenue jusqu’à la transition démocratique, au milieu des années 1970.

La ville de Jerez recèle une autre spécificité qui date d’aussi loin que le XIIIe siècle : sa relative multiculturalité. De fait, la majorité des habitants actuels est issue d’autres régions. L’expulsion des musulmans et des juifs non convertis après la conquête de Jerez par les chrétiens en 1264 a entraîné la cession de terres et de maisons à des colons provenant des régions du nord (Aragon, Castille, Leon, Navarre et du Portugal). Ils sont les principaux ancêtres des Jerezans actuels. Les Gitans, déjà nombreux à Jerez durant la première moitié du XVe siècle (de la Plata 2001 : 7), s’incorporent à un territoire en plein développement, de type colonial, marqué par la diversité des origines culturelles, toutes réunies par la religion chrétienne. À l’époque de la conquête des Amériques, Jerez constituait une ville très prospère d’Andalousie, grâce à la production de vin surtout commercialisé en Grande-Bretagne, et à la présence d’une base militaire d’où partaient les conquérants vers les îles Canaries, Grenade et le Nouveau Monde.

D’un côté, les Gitans incarnent bien ces branchements culturels. Ils « incorporent dans leur langue toute une série d’éléments » (Reyniers 2003 : 5) appris à travers leurs migrations méditerranéennes. D’un autre côté, les populations espagnoles sont elles aussi issues de trajectoires territoriales et culturelles multiples. On peut dès lors supposer que l’existence d’un foyer multiculturel de type colonial et des opportunités économiques ont ensemble pu favoriser et faciliter la sédentarisation des Gitans à Jerez[21], ainsi que leur intégration et leur métissage. J’emploie ici le mot métissage pour renforcer l’idée que le contexte colonial peut exister hors des colonies officielles et à l’intérieur d’un pays colonisateur, conquérant en ses propres terres.

La convivialité entre les Gitans et les Payos de Jerez de même que les emprunts et les adaptations qui en découlent viennent désamorcer les revendications politiques et valoriser l’appartenance citoyenne. S’ils sont un exemple d’intégration citoyenne, leurs référents d’ordre culturels se conservent aussi avec une force renouvelée. Dans son analyse des familles gitanes aux États-Unis, Silverman (1988) montre bien que l’identité gitane se reproduit et demeure significative même si les frontières culturelles sont fluides. Les capacités adaptatives sont au coeur même de l’identité gitane, ce qui entraîne des distinctions entre les diverses communautés gitanes dans le monde. Et comme le soulèvent à la fois Silverman (1988) et Reyniers (2003), le succès dans leurs interactions avec les non-Gitans est crucial pour leur survie, leurs activités économiques et leur sédentarisation en milieu urbanisé. Cela les conduit parfois à ne pas afficher leur gitanité et, dès lors, à faire montre d’une appartenance citoyenne, à se fondre dans la masse, en devenant citoyens anonymes et en évitant ainsi d’être stigmatisés.

Dimensions symboliques et citoyennes

Le métissage constitue un thème de recherche profondément politique. Il révèle l’articulation de relations socialement souvent inégales. Culturellement et symboliquement, le métissage des genres artistiques et des croyances n’est pas neutre. Sa position ontologiquement intermédiaire vient enrichir et nuancer les théories sur l’identité, l’intégration et la citoyenneté. Neveu (2004) évoque l’importance d’analyser la citoyenneté dans sa dimension horizontale, incorporant le mode de relation entre identités distinctes et non plus seulement avec l’État.

« Être citoyen, c’est en effet non seulement être dans une relation avec un État, mais aussi être membre d’une collectivité, à la fois juridiquement constituée, et socialement construite » (Neveu 2004 : 9). « La citoyenneté ne serait pas “une identité parmi d’autres”, mais précisément ce qui libèrerait l’individu de ses appartenances plus ou moins prescrites » (Neveu 2004 : 14).

Libérer l’individu… pour qui et par qui? La valorisation du fait minoritaire (qu’il soit gitan ou autre) au sein de la société multiculturelle influence les stratégies identitaires ; elle stimule la recherche et la mise en valeur de l’exotisme chez soi et en soi. La société majoritaire de Jerez, particulièrement conservatrice, est elle aussi confrontée à l’immigration et à l’affaiblissement des pratiques traditionnelles. Elle hésite à reconnaître pleinement une spécificité culturelle gitane sous le prétexte d’une citoyenneté égalitaire et des effets du métissage. Toutefois, les Gitans demeurent majoritaires dans les quartiers défavorisés ; ils accusent un plus faible taux de scolarisation et de professionnalisation ; ils s’inscrivent toujours dans ce processus d’identification à la culture gitane bien que celle-ci se transforme et s’adapte constamment. La dimension horizontale de la citoyenneté prend alors tout son sens et se rapproche de celui (très significatif localement) de la convivialité (convivencia).

Ainsi, le processus de branchements culturels met en scène deux dimensions qui semblent antagonistes mais appelées à cohabiter :

Premièrement, le branchement est perçu comme une condition, une caractéristique des sociétés humaines :

En utilisant la métaphore du branchement, on peut également montrer, à l’encontre des tenants de la thèse de la globalisation contemporaine, que celle-ci, loin d’être nouvelle, prend en réalité la suite de dispositifs de globalisation antérieurs.

Amselle 2001 : 8

La théorie des branchements favorise l’identité citoyenne et rejoint la position de la plupart des Jerezans qui nomment peu ou pas le métissage en raison de son omniprésence, de sa connotation colonialiste et raciale, des innombrables emprunts interculturels existants et de ce « vivre ensemble » entre Gitans et non-Gitans.

Deuxièmement, les branchements s’opèrent à travers des constructions discursives et praticiennes, tant dans leurs dimensions étique qu’émique. Ces constructions entremêlent des systèmes de représentations symboliques qui ne sont pas indépendants des mouvements politiques. Elles s’arriment aux stratégies et aux processus de l’intégration sociale des groupes minoritaires. Dans ce registre, Schnapper (2007 : 205) évoque l’inefficacité de la réduction du processus d’intégration sociale aux droits politiques : « les seules satisfactions matérielles ne suffisent pas à assurer le lien entre les hommes nécessaire au maintien de l’unité politique ».

Ainsi, les constructions métissées s’inscrivent au sein de processus historiques du développement des sociétés humaines, tout en s’exprimant et se validant continuellement au regard de soi, des autres et des pouvoirs influents. Les oublis obligés du patrimoine culturel vivant se sont enracinés dans des politiques rigides d’oppression qui ne laissaient pas d’espace à l’expression culturelle. La réparation de ces oublis, de ces pertes forcées, ne constitue pas l’intérêt principal des administrations publiques. Pour reconnaître vraiment la dimension branchée des identités contemporaines, il me semble nécessaire de légitimer l’existence de l’identité gitane, dans toutes ses expressions, qu’elle soit partielle, entière, conservatrice, moderne, pure ou impure.

Les stratégies actuelles faisant la promotion d’une « intégration » exemplaire et d’un profond entremêlement, ou plutôt une confusion des genres, conduisent à une « désethnicisation » des Gitans tout en ethnicisant et exotisant la société majoritaire. « Jerez, ville des Gitans » ou ville « gitanisée »?

Enfin, cette stratégie du flou identitaire est efficace sur le plan de la valorisation d’une identité citoyenne à caractère « local », étouffant les initiatives de distinction. L’entreprise de déconstruction de cet entremêlement permettrait d’approfondir la compréhension des contributions respectives, rendant éventuellement plausible ce véritable dialogue interculturel et cette citoyenneté multiculturelle respectueuse des appartenances historiques de chacun.