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Introduction

Les orangs-outans disparaissent à mesure que les forêts de Bornéo et de Sumatra s’amenuisent. Des 400 000 orangs-outans de Bornéo de l’époque néolithique, il ne resterait que 40 000. De leur puissance surhumaine exposée par Edgar A. Poe dans le Double assassinat dans la rue Morgue ne subsisterait que l’impuissance face à leur disparition annoncée. Du personnage du roi Louie du Livre de la Jungle de Kipling (1925 [1894]) à celui de Nénette de Nicolas Philibert (2009), l’orang-outan s’est mué en être sensible, intelligent et possédant une culture. La situation des orangs-outans, inscrits sur la liste rouge des espèces menacées d’extinction selon l’International Union for Conservation of Nature (UICN), ne s’est guère améliorée malgré l’engouement qu’ils suscitent. À ce phénomène majeur qui caractérise notre temps répond la réintroduction d’animaux. Ainsi, la construction de sanctuaires et les projets de réintroduction tels que celui de Nyaru Menteng au Kalimantan Central (Bornéo, Indonésie) ne posent pas juste la question de la conservation de la biodiversité, mais aussi celle de la place des animaux dits « sauvages » désormais inclus dans des communautés hybrides.

Répondant à l’effondrement de la biodiversité, la réintroduction marquerait une telle emprise sur la faune qu’il lui faudrait dorénavant passer par les mains humaines pour perdurer (Seddon et al. 2005). Il s’agit ici de produire de l’authenticité animale à partir d’animaux souvent captifs, en fonction de normes et de représentations. R. Larrère (1994) et A. Micoud et S. Bobbe (2006) avaient souligné la contradiction entre, d’une part, la quête de pureté chez l’animal réintroduit, et, d’autre part, la reconstruction de l’animalité.

À une trentaine de kilomètres au Nord de Palangkaraya, le site de Nyaru Menteng abrite une clinique vétérinaire dédiée à la réintroduction du Pongo Pygmaeus. On le désigne souvent comme un « sanctuaire », ou une « école », plutôt que comme un élevage. Or, le colloque intitulé « Domestication et communautés hybrides » (13-15 avril 2016, Paris) a posé une grande variabilité des situations d’usages et de maîtrise de l’animal dans les situations d’apprivoisement et de domestication. L’usage patrimonial se distingue ici de l’utilité productive, la protection se double du contrôle, et la gestion démographique se complète par une définition de l’animalité de l’animal. Ce faisant, ne s’agirait-il pas d’intensifier chez cet animal les traits les plus saillants au risque de le schématiser ? Le présent article se cantonne à deux registres. Le premier interroge le système, à la fois communauté globale, site et multiplicité de statuts qui se fédèrent, se structurent et se donnent à voir autour de l’orang-outan. Le second s’intéresse aux modalités du travail sur l’animal et à la complexité de la transmission d’une culture animale par l’homme.

Des vies mêlées : un élevage d’animaux sauvages

Réintroduire, sanctuariser

Nyaru Menteng dépend de la Borneo Orangutan Survival Foundation (BOSF) et de l’autorité responsable de la protection de l’environnement (Balai Konservasi Sumber Daya Alam). Lone Droscher-Nielsen le dirige depuis sa construction en 1999 et préside au destin de plus de 600 orangs-outans dont s’occupent près d’une centaine de nurses et d’employés. Le fait de placer dans un élevage des animaux dits « sauvages », mais saisis chez des particuliers, et de leur apprendre ensuite à redevenir conformes aux savoirs éthologiques constitue le paradoxe fondamental de la réintroduction.

Des primatologues comme Marc Ancrenaz, Anne Russon, Carel van Schaik, Biruté Galdikas ou Cheryl Knott ont lié leurs activités scientifiques à l’engagement écologique en faveur de ces animaux. Pour cela, ils nouent des alliances de circonstance avec les autorités indonésiennes, les habitants de l’île, mais également avec des parcs zoologiques ainsi que des organismes divers de financement allant de l’État à des ONG. Ces arrangements locaux cèdent parfois lorsque qu’un notable local détient un orang-outan, ou que les demandes répétées de pots-de-vin sont trop pressantes. La réintroduction des orangs-outans se trouve ainsi au coeur d’un réseau et de problématiques mondiales, tout en s’enracinant dans le contexte singulier du front pionnier de Bornéo, c’est-à-dire de la mise en exploitation et de la colonisation d’un espace resté sous peuplé jusqu’à la fin du XXe siècle.

L’activité de Nyaru Menteng consiste à récupérer ces animaux détenus illégalement chez des particuliers ou dans les plantations de palmiers à huile qui ont empiété sur les forêts. Le territoire couvert par les équipes de sauvetage s’étend sur l’ensemble de la province du Kalimantan Central. Les percées indonésiennes du front pionnier partent classiquement des voies fluviales, à partir desquelles elles s’étalent et se ramifient en cloisonnant l’habitat de la faune. Trafic, industrie papetière, plantations, braconnage et incendies volontaires se conjuguent pour créer une dynamique d’extinction contre laquelle ce centre entend lutter. Pour y parvenir, Nyaru Menteng bénéficie de plusieurs éléments stratégiques. La jonction des administrations forestières et de la recherche fonctionne efficacement pour obtenir des terrains et le quasi-monopole des activités scientifiques concernant les orangs-outans. Les financements obtenus par BOSF pèsent évidemment dans cette imbrication entre l’appareil d’État et le réseau mondial de financement et de militantisme de l’ONG.

Figure 1

Carte de la présence des orangs-outans à Bornéo en 2011

Carte de la présence des orangs-outans à Bornéo en 2011
Louchart 2011 : 82

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La stratégie s’articule également autour d’un double langage. Si l’image d’une femme européenne – telle que Lone Droscher-Nielsen ou Biruté Galdikas avant elle – luttant pour sauver l’animal convainc les donateurs et les documentaristes, elle offre localement le visage du néocolonialisme et sert l’argumentation opposée. Une autre image d’Épinal revient fréquemment dans les médias : celle des protecteurs de la nature, alliés aux peuples tout aussi « naturels », pour reprendre l’expression de Rousseau : les Dayaks en l’occurrence. À ceci près que plusieurs populations de l’intérieur de l’île ont cessé de chasser des orangs-outans tout simplement parce qu’il n’y en avait plus, et pas pour des considérations morales.

Enfin, les bonnes relations entre les cadres de BOSF et l’administration locale souffrent d’une suspicion permanente de corruption. Aussi, le consentement local s’obtient-il par l’emploi de personnel, l’achat de nourriture en grande quantité, le financement de programmes d’éducation, et en se rangeant du côté de ceux que la corruption opprime. Si la réintroduction d’un orang-outan coûte environ 4 000 €, les effets redistributeurs locaux font de Nyaru Menteng l’un des employeurs et lieu de consommation maraîchère les plus importants de la région. De plus, les zones sanctuarisées doivent se situer sous la bienveillance des riverains, qui y trouvent leur intérêt en fournissant la main d’oeuvre et l’alimentation des orangs-outans et en repoussant des intrusions qui mettraient en péril cette source de revenus. Chaque île fluviale serait en mesure d’héberger une cinquantaine d’individus, qui continuent d’être ravitaillés et de financer ainsi les producteurs environnants.

Un rapport à l’animal qui structure l’ensemble

Si l’orang-outan se fait connaître du grand public, c’est par écran interposé : l’accès au centre de réintroduction est limité de plusieurs façons. Il s’agit d’une propriété privée, appartenant à l’administration et gérée par BOSF, qui a la responsabilité des orangs-outans. La sauvegarde constitue une forme d’appropriation. On reste par ailleurs surpris du faible nombre de doctorants admis par le Scientific Advisory Board au sein de l’ONG, même après avoir reçu l’aval de l’Institut indonésien des sciences (Lembaga Ilmu Pengetahuan Indonesia). En revanche, les documentaristes et journalistes utiles à la promotion médiatique des sites pénètrent facilement sur ceux-ci et accèdent ainsi de près aux animaux.

La possibilité pour les éthologues ou les cadres de l’ONG d’interagir avec les orangs-outans leur permet de se poser en tant que détenteurs légitimes du pouvoir. Puisque cette microsociété existe autour de l’animal, il convient d’entretenir un lien exceptionnel avec lui pour légitimer une hiérarchie. Les vétérinaires ne possèdent pas le pouvoir, ce sont des employés très qualifiés, mais pas des cadres. Ces derniers proviennent du réseau militant qui finance la clinique vétérinaire. Lone Droscher-Nielsen avait été hôtesse de l’air avant de vouer son existence aux orangs-outans. Au-delà des besoins médiatiques, elle leur parle, les caresse, abrite les plus petits dans son salon, le tout sous la surveillance de quelques baby-sitters venues y passer la nuit. Surtout, elle se fait systématiquement connaître d’eux à leur arrivée. Marquer l’animal de sa présence, l’habituer à soi relève d’un processus de contrôle, voire d’apprivoisement. C’est là l’une des contraintes de la réintroduction d’animaux que de vouloir protéger l’intégrité et l’authenticité de l’animal, tout en devant malgré tout le contrôler et se trouver involontairement en situation d’apprivoisement.

L’intuition joue un rôle capital dans les jeux de pouvoir et leur mise en scène ; jeu de pouvoir, c’est-à-dire démonstration publique d’une faculté de communication avec les orangs-outans qui ne se transmet pas. Au-delà de l’expertise éthologique qui suppose des années d’études et de spécialisation, l’intuition et le « dialogue » avec l’animal relèvent de la grâce, et d’une forme difficilement falsifiable – pour reprendre Kuhn (1962) – de savoir. Lone le dit : elle comprend les orangs-outans avec « les tripes ». Willie Smits joue pour sa part du dialogue et de l’intuition de façon ostentatoire et permanente. Il part du principe que si Pongo et Homo possèdent une phylogénie commune, les corps peuvent se comprendre en l’absence de langage, et qu’en reproduisant les attitudes et vocalisations des pongidés, on se fait comprendre d’eux.

De l’accès privilégié à l’accès par l’écran, l’ensemble de la communauté globale de l’ONG devient une société locale au sein de la clinique vétérinaire, où l’animal endosse le rôle d’externalité structurante du social. S’éloigner du pouvoir revient à s’éloigner du corps de l’animal. L’éloignement caractérise les employés masculins, qui ne s’occupent pas des plus petits et gèrent des orangs-outans plus âgés, plus autonomes et plus distants. A contrario, si le fait de pouvoir accéder facilement à l’animal caractérise l’encadrement, cet accès demeure ponctuel et relativement bref, ce qui n’est pas le cas pour les nurses. Deux formes de cohabitation radicalement distinctes coexistent.

Le maternage : fondamental et ambigu

Lorsque les Dayaks qui travaillent dans ce centre de réhabilitation parlent aux orangs-outans, le premier réflexe est de penser à leur héritage animique. N’en restons pas à cet a priori et voyons plus en détail le contenu des dialogues. C’est pourquoi l’ensemble de ces comportements ont été consignés et mesurés auprès des neuf baby-sitters qui travaillaient le plus fréquemment avec le groupe d’orangs-outans habitués à ma présence.

Les orangs-outans qui parviennent à Wanariset ou Nyaru Menteng sont fréquemment dans un piètre état. Animés de soubresauts, de mouvements compulsifs, ils se balancent d’avant en arrière ou restent prostrés. Beaucoup arrivent à Nyaru Menteng après avoir subi des privations, des violences ou vécu en isolement complet dans une simple boîte. Le rôle des nurses s’avère ici le pilier du système. Elles sont chargées de donner aux petits orangs-outans le biberon, de les langer, de mener leurs entraînements de gymnastique et surtout de répondre à leur demande affective. Le plan affectif se révèle particulièrement soigné, la directrice du projet sélectionnant soigneusement les baby-sitters qui assurent les gardes et les soins aux plus petits. Certaines dorment à même le salon de leur employeuse, à côté de paniers contenant trois ou quatre tout petits primates portant chacun sa petite liquette. À cette très grande proximité s’ajoutent la parole et la commensalité. On mange à côté des orangs-outans et on leur parle. En indonésien, évidemment. Mais si on leur parle dans une langue qu’ils ne comprennent pas mieux que l’anglais ou le français, c’est souvent pour être compris de la cantonade et le propos consiste généralement à les faire obéir : ici (sini), fais pas ça (tidak), tu m’ennuies (kamu gangu), grimpe (naik) ! Autant d’impératifs qui instaurent la limite entre les employés et leurs protégés. Les nurses s’adressent en termes simples aux orangs-outans (une ou deux syllabes), alors qu’elles se parlent entre elles en utilisant des phrases complexes et plus en dayak qu’en indonésien. Les salutations sont également très différentes puisque nul ne serre la main aux orangs-outans, ni ne leur dit « à bientôt » (sampai jumpa lagi).

Il en va de même pour les repas et les chansons ; on mange à côté des singes, mais pas avec eux. Les baby-sitters chantent des comptines, mais pour habiter le temps, car les heures semblent parfois interminables dans les clairières de l’arboretum. Et c’est là, loin des bureaux de la clinique vétérinaire, que les employés dayaks marquent leur différence avec l’animal (ekor). En dessinant sur la peau des primates (on repasse le contour des yeux, dessine des croix, des figures géométriques), en les maquillant, en les empêchant de se hisser dans leurs hamacs, en les repoussant manuellement ou à l’aide d’une branche, puis en se lavant systématiquement avec un savon vétérinaire avant de rentrer chez eux, les employés marquent sans cesse la distance. En riant aussi, car l’animal est d’autant plus drôle qu’il mime l’humain sans y parvenir complètement, et cet échec réitéré assure l’hilarité quotidienne. On rit aussi lorsque le nom d’un orang-outan ressemble trop à celui d’un employé.

Après avoir passé six heures près des orangs-outans, les baby-sitters et les techniciens n’oublient jamais de se laver, bien qu’ils soient en uniforme et utilisent des gants en caoutchouc. Les caresses sont finalement rares et brèves, les parties du corps touchées sont souvent les mêmes : épaules, nuque, crâne. Les orangs-outans caressés font toujours face à la baby-sitter, ce qui gêne les contacts sur l’abdomen, mais pas sur le bas du dos ou les membres. On peut y voir une géographie du corps caressé, c’est celle de la pilosité, qui évite le visage et la peau nue. Lorsque la peau des orangs-outans est touchée, c’est d’ailleurs moins pour la caresser que la pincer, en faire un bourrelet à secouer, à pétrir. Une baby-sitter peut aussi se saisir d’un orang-outan qu’elle juge trop envahissant. Dans ce cas, elle se lève brusquement et le dépose avec d’autant moins de douceur qu’il lui a déjà mordu un pied, tiré les cheveux ou tenté plusieurs fois de monter dans son hamac. Les baby-sitters et les techniciens repoussent en effet les orangs-outans lorsqu’ils veulent monter ou jouer dans les hamacs ; lorsqu’ils s’arrogent les fruits et biberons des autres ; essaient de manger dans les assiettes ; ou s’attaquent à leurs pieds.

Les femmes dayakes éduquent fréquemment leurs petits frères et soeurs ou ont elles-mêmes des enfants (ce n’est le cas que d’une minorité), ce qui les distingue fondamentalement des « Occidentales » présentes au NMORP en été. La différence est lisible dans la position des mains et dans la proximité des corps : de jeunes Dayakes gardent une distance en accomplissant leur devoir de maternage, alors que les bénévoles venues d’Europe ou d’Amérique du Nord affichent une tendance à serrer le petit contre elles et à le tenir comme on le ferait avec un bébé habillé. De même, la chair est prise à pleine main pour vérifier l’embonpoint, alors qu’une pincée assez douce suffit lorsqu’il s’agit des enfants que l’on espère en bonne santé malgré une malaria persistante dans le village. Même si le but et le geste se ressemblent, l’outrance et l’exagération réinstaurent une limite. Le timbre de voix est plus doux, les coups pour punir sont plus forts ; chaque geste prévu peut être détourné par les employés qui les mettent en pratique. Surtout lorsqu’il s’agit du corps animal. La façon dont les médicaments sont administrés à Nyaru Menteng est totalement différente ; les enfants sont encouragés et les mères affichent un visage rassurant pour que leur enfant accepte de prendre la cuiller dans la bouche, alors que les orangs-outans sont saisis, se défendent et subissent une injection de force entre les dents à l’aide d’une seringue. Tout en ayant des besoins similaires à ceux des humains, les petits pongidés boivent eux-mêmes les biberons, restent au sol ou le boivent alors qu’il est tendu vers eux. Les quantités et le temps consacré diffèrent également, car l’on veille plus à nourrir les enfants qu’à abreuver un orang-outan.

L’observation qualitative, bien que sur un échantillon réduit de trois bénévoles et neuf Dayakes, ne permet aucunement des généralisations culturalistes, et n’a de valeur que statutaire dans le cas présent. A priori, des employés dayaks de culture animiste, à la fois monothéistes et porteurs de traditions, auraient pu transférer cet animisme dans leurs relations concrètes avec l’animal, mais il n’en est rien. La plupart des nurses dayakes disent avoir éprouvé un a priori très négatif à leur sujet. Les récits traditionnels motivaient même une certaine crainte, levée a posteriori par la banalisation du contact avec de petits primates.

La majeure partie des baby-sitters font des efforts pour accepter le contact avec les primates, dont elles se méfient beaucoup. Cela peut s’expliquer par le passage d’une relation de prédation occasionnelle à un rapport quotidien de domestication. La crainte initiale reflète un héritage culturel. Seuls les hommes allaient autrefois défier ces puissants primates, dont la réputation de violeurs s’est perpétuée jusqu’à nos jours.

Un jour que j’étais triste et avec une amie à la lisière de la forêt, nous avons vu un gros orang-outan. Il cherchait à manger mais ne nous avait pas vues. Nous avions cependant très peur puis avons changé d’endroit, car nous avions peur à cause de ce que racontent les gens : ils disent que les orangs-outans peuvent emmener des humains dans les arbres. Mais ici, c’est différent parce qu’ils sont tout petits. Mais ce jour-là, nous avons couru quand même. C’est à cause de la superstition, je sais, mais demande à Rosy : elle fait des cauchemars à cause de ça.

Siti, 15 février 2013

Ici, les orangs-outans sont souvent agressifs, mais ils sont petits. Quand j’étais enfant, ça me faisait très peur. Maintenant j’ai l’habitude parce que je les vois tous les jours, je trouve qu’ils ressemblent un peu à des enfants quand ils jouent, mais je ne voudrais pas travailler avec des adultes. Je n’aimerais pas travailler non plus dans la forêt avec ceux qui sont encore à l’état sauvage.

Rosy, 16 février 2013

Autrefois, beaucoup de gens croyaient que l’on pouvait disparaître dans la forêt à cause des orangs-outans. Les esprits pouvaient punir ceux qui faisaient des choses interdites […] il y avait aussi des fantômes et des choses mystérieuses qui pouvaient s’en prendre à nous. Le nom, c’est Kahiyu Kandal. Moi, je suis allée à l’école, alors je suis plus éduquée, mais, bon, il faut quand même faire attention parce que la forêt peut être dangereuse.

Muliadiadi, 27 juillet 2013

Revenons pour cela sur la définition de l’animisme que donne Philippe Descola (2005) : cela consiste à concevoir un monde dont tous les existants possèdent des principes immatériels tels que l’âme ou l’esprit, mais diffèrent par leurs aspects matériels respectifs. Ce monde se divise en tribus-espèces souvent identifiées à un maître des animaux (KahiyuKandal pour les orangs-outans). Les règles de la prédation intègrent alors des aspects diplomatiques afin de ne pas contrarier ce maître des animaux, qui pourrait tarir la ressource en guise de représailles. Ici, la prise en charge des pongidés se fait à l’échelle des individus, ce qui s’éloigne passablement des relations d’ordre diplomatique entre les villageois et KahiyuKandal. Il ne s’agit plus d’apaiser des êtres potentiellement dangereux, mais de prendre soin des petits, à la demande de l’employeur. Mettons alors de côté toute thèse essentialiste qui attribuerait aux Dayaks une bienveillance particulière à l’égard des orangs-outans. De plus, la dimension collective de l’animisme traditionnel ne correspond pas aux rapports individuels concrets avec les animaux de Nyaru Menteng. Cette relation individuelle requiert des codes et une ritualisation à l’échelle interactionnelle, dans une relation d’apprivoisement.

Un collectif hybride

Construction d’une figure de l’animalité

L’orang-outan bénéficie d’une représentation aujourd’hui très favorable dans les opinions publiques, qui utilisent le registre de la parenté en plus des similitudes physiques et mentales. Il devient à ce titre une icône de la déforestation, le personnage central d’un nouveau grand récit structurant environnemental. Une seconde logique s’attache à l’individu animal, en tant qu’être sensible, souffrant, pensant et interagissant avec les personnels de BOSF. Le pathos et le dolorisme, l’individualité de l’animal domestiqué rejoignent le contenu scientifique des observations des éthologues. L’orang-outan devient une figure de récit, celui qu’il faut suivre des heures durant dans les forêts en quête de quelques instants de similitude outillée ou comportementale avec l’homme. On remarquera dans les deux cas l’absence de distinction nette entre nature et culture ; il ne s’agit plus d’un homme sauvage au corps humain et dénué de culture, mais d’un autre être de culture.

L’apparence anthropomorphe de l’orang-outan aurait pu lui valoir la considération des naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles, mais il n’en fut rien : Cuvier et Geoffroy-Saint-Hilaire le considéraient comme un babouin. Les premiers auteurs mettent en avant la monstruosité des grands primates, dont la force colossale s’oppose tellement à l’intelligence des petits pongos ramenés en Europe qu’ils ne sont pas tout de suite identifiés en tant que jeunes et adultes. L’opposition se poursuit jusqu’à Schopenhauer, aussi admiratif des petits qu’il a pu dénigrer les grands. Ni Buffon, ni Cuvier, ni Lamarck ne leur accordent d’intelligence. De l’imitation, certes. De la ruse, assurément. Mais ils se persuadent surtout du fait que le corps animal de l’homme auquel renvoie l’orang ne suffit pas à définir l’humanité. On se souvient du « parle et je te baptise » du Cardinal de Polignac de Diderot devant la cage de l’un d’entre eux. Rousseau leur concède pour sa part une culture, mais il a besoin d’eux comme modèle antérieur à toute civilisation dans son argumentaire. La Mettrie considère de son côté qu’un grand primate devait être éducable et pourrait accéder au langage par imitation de l’Homme.

Les petits orangs-outans capturés puis emmenés en Europe ont suscité la réflexion sur l’intelligence comparée des animaux et des enfants, prolongée par la pratique en laboratoire et les expériences sur l’acquisition du langage. Ce passé a eu des conséquences non négligeables en établissant la tradition comparatiste entre l’intelligence des enfants et celle des primates, tout en délaissant le milieu de vie des singes. Les travaux de Boutan (1914), Bruner (1983), Yerkes et Yerkes (1951), Miles (1994, 1995) et Russon (1998, 2002) montrent quant à eux une certaine continuité dans la comparaison entre primates et enfants. Les fervents défenseurs des primates que furent Alfred Russell Wallace (1872) (le cas de Darwin serait plus discutable car il en parle peu) puis Wolfgang Köhler (1927 [1917]) et le couple Yerkes (1951) ont en effet multiplié les mises en situation hors-sol, mais ce n’est qu’à partir des années 1970 que les études de terrain se sont généralisées (Louchart 2015).

Ironie du sort, les orangs-outans devenaient des primates aussi intéressants que les chimpanzés au moment même où le gouvernement indonésien entreprenait la mise en valeur systématique de Bornéo, ce qui revenait à causer leur disparition. Huile de palme, foresterie, industrie papetière, mines et incendies volontaires ont succédé à la chasse ainsi qu’au projet rizicole aussi pharaonique que désastreux du Satu Juta Hektar Sawah. Les exploitants offrent aujourd’hui des primes pour abattre les orangs-outans adultes dans les plantations, et les petits sont alors capturés puis enfermés. Certains font même l’objet de zoophilie. À peine l’orang avait-il gagné en proximité mentale et sociale avec l’Homme que s’ajoutaient une forme de dolorisme et un devoir d’assistance projeté par-delà la barrière des espèces. Entrés dans le domaine de la culture et de l’intelligence, les grands primates entraient de concert dans une sphère de la morale qui s’était construite contre leur sauvagerie supposée aux siècles précédents. L’orang-outan bénéficie d’une représentation aujourd’hui très favorable dans les opinions publiques, qui utilisent le registre de la parenté en plus des similitudes physiques et mentales.

Du savoir éthologique au collectif hybride

À la fois non Humain dans la classification du vivant et doté d’une culture et d’une individualité, l’orang-outan vu par les primatologues ressemble à s’y méprendre à l’Humain. Lorsque les animaux arrivent au refuge de Nyaru Menteng, un nouveau nom leur est attribué, et leurs empreintes digitales sont insérées dans leurs dossiers médicaux. Ils subissent une série de tests et de soins vétérinaires avant d’entrer dans une courte phase de quarantaine en cage. Les noms des orangs-outans proviennent généralement du registre courant de la consommation réelle ou télévisuelle : marques (Dancow, Nike), célébrités (Mozart, Zidane) et personnages de fiction (Minnie, Donald). Doté de ce nom, l’animal entre dans une sphère de sociabilité au sein de cet élevage. Il n’en reste pas à l’animal-fétiche mais acquiert une individualité à part entière. Cette individualité se voit notamment dans la multiplication des portraits.

Les primatologues ont longuement détaillé le régime alimentaire de l’orang-outan, à la fois folivore et frugivore selon les saisons. Cette variabilité pèse lourdement sur la démographie et la structure de type fission-fusion décrite par les spécialistes. Mais ici, du lait (pour le calcium), des fruits et des légumineuses sont fournis chaque jour en quantité. Or, J. Mac Kinnon (1974) et S. Knott (1998) ont montré que les orangs-outans étaient frugivores à plus de 75 % au moment de la saison des fruits, mais folivores à plus de 80 % lors des mois les moins pluvieux, ce qui donne une alimentation frugivore, certes, mais seulement à 60 %. Plus qu’une nécessité biologique conforme à l’état sauvage, la richesse de l’alimentation et son caractère lacté renvoient donc davantage à des normes alimentaires occidentales. Les nurses ont l’habitude de déverser les fruits et légumes sur le sol, où les orangs-outans se servent en attendant la prochaine livraison. Ils choisissent ainsi parmi les rations d’ananas, oranges, nangkas et autres cannes à sucre disposées au sol. Il est fréquent qu’une bonne part de ces fruits soit entamée puis délaissée, ce qui montre l’abondance dont les futurs réintroduits jouissent par rapport à leurs congénères sauvages.

Non seulement ces orangs-outans sont bien mieux nourris qu’à l’état sauvage, du fait qu’ils ne sont pas tributaires de la variabilité saisonnière, mais ils profitent longtemps d’apports minéraux et caloriques plus conséquents. De surcroît, ils ne seront pas mélangés avec une population libre. En effet, le Décret de 1995 régissant la réintroduction des orangs-outans ne laisse place à aucune ambiguïté : les lâchers doivent impérativement se faire à l’écart des populations sauvages, et après les examens vétérinaires nécessaires. Par ailleurs, la réintroduction respecte un principe de ségrégation : on ne mélange pas Pongo Pygmaeus pygmaeus avec abelii, ni même avec schwurmii, pas plus qu’on ne remet donc des « rehabs » en contact avec des « free ranging ». Ce cloisonnement des sous-catégories est conforme à une optique de conservation de l’état du monde. C’est là une version essentialiste de l’animal, qui compose le collectif hybride : on observe la projection de normes humaines vers l’animal (individualité) et une forme de cloisonnement patrimonial.

L’évolution des termes employés et faits observés rapproche considérablement ces orangs-outans de nous, au point de se voir reconnus en tant qu’êtres sociaux et culturels. C’est à partir de Nishida (1987) que le mot « culture » se banalise pour décrire les comportements acquis et transmis des grands primates. La société de l’orang-outan apparaît en fin de compte bien moins sauvage qu’on ne le croyait. Il parade plus qu’il ne combat. Un pas déterminant semble franchi avec la mise en évidence de systèmes sociaux indépendants du seul instinct, de formes d’apprentissage et de transmission indépendants des humains (à la grande différence des observations en laboratoire). La première vague d’études en forêt des orangs-outans remonte à la charnière des années 1960-1970, avec ensuite les publications de Horr (1969), Mac Kinnon (1974), Rijksen (1974), Rodman (1979), puis Galdikas (1982).

Depuis les années 1980, des travaux comme ceux de Van Hooff et Sugardjito (1986) ou Van Schaik (1999) adoptent des perspectives évolutives dans les rapports entre le milieu de vie et la société animale. Une certaine gêne demeure perceptible dans la façon dont l’ensemble des gestes et techniques propres à des populations animales sont désignées, au moins jusqu’au milieu des années 1970. Néanmoins, le glissement est entériné avec la fin de la décennie. Si des controverses et des interrogations telles que l’automédication ou la conscience de soi et d’autrui continuent de faire vivre la discipline, l’éventail des ressemblances n’a cessé de s’élargir, jusqu’à la synthèse concernant nos orangs-outans de Van Schaik dans Science en 2003. L’ensemble du collectif hybride inclut par conséquent des êtres ayant en commun les éléments suivants : des techniques corporelles et outillées, des variants culturels qui se transmettent, la rationalité et l’intentionnalité des actes, une vie en société où compte la communication, et la pression évolutive commune à toutes les espèces. Les éléments symétriques entre « nature » et « culture » mis en évidence par les travaux de terrain des primatologues embrassent largement les domaines culturels et sociaux. En plus de ces transferts, la double identification de l’animal en tant qu’individu et comme représentant d’une population essentialisée et patrimonialisée, donc exclue du champ social, permet de ne pas confondre le concept de collectif et celui de société. En tant qu’espèce, les orangs-outans s’intègrent à la biodiversité et font l’objet des programmes de réintroduction. En tant qu’individus, ils ouvrent la voie à une sociabilité interactionnelle et à des logiques d’assistance au sein du collectif global-local.

Mieux qu’authentiques : reconstitués

Dans La Pensée sauvage, C. Lévi-Strauss (1962) avait isolé trois fonctions dévolues au nom : la distinction qui permet de reconnaître et d’interpeller ; le classement qui marque l’appartenance ; et la signification qui renseigne quant à certains aspects de la personne, humaine ou non. Lévi-Strauss proposait d’opposer les espèces en deux catégories, chacune dotée d’une gamme de noms signifiants. Les espèces métaphoriques et indépendantes de la nôtre peuvent recevoir des noms inclus dans l’onomastique humaine (métonymiques). Celles dont les sociétés sont incluses au sein d’un système humain (métonymiques) reçoivent des noms métaphoriques, comme ceux des orangs-outans de Nyaru Menteng.

Tout pensionnaire y reçoit un nouveau nom si le sien paraît trop stéréotypé (Bobo, Bibi, June, Juli). En le rebaptisant, on marque la fin de son ancien statut de captif, son individualité et éventuellement un trait distinctif comme son embonpoint (Sumo), ou son lieu d’origine (Pundu, Taruna). La liste exhaustive des 619 noms recensés est trop longue pour être exposée en intégralité, mais les noms de personnes célèbres ou de personnages de fiction y sont les plus nombreux, suivis de prélèvements dans un lexique usuel et de marques de produits de grande consommation. On y trouve le nom de célébrités mondialement connues ou de personnages historiques et mythologiques : Jupiter, Olympe, Jimi (Hendrix). On utilise des noms de personnages de dessins animés et de fictions tels que Daisy, Isildur, Alibaba. On y voit enfin des mots tirés du langage usuel, de produits ou marques alimentaires, puis des épithètes : Dancow, Gula (sucre), Berani (courageux).

Ces noms subissent des altérations ou peuvent être abandonnés. « Mozart » étant difficilement prononçable pour les employés de la clinique, Lone finit par le rebaptiser « Beethoven » ou « Betopen », ce qui rend parfois incompréhensibles et confuses les prises de notes. On retrouve aussi des surnoms. Donald est appelé « Donie » ou « Don » lorsque l’on travaille dans la forêt ; il en va de même pour Taruna (Runa ou Run-run) ou Nabima (Bim-Bim). De fait, cette onomastique permet bien de classer et d’identifier les orangs-outans en groupes, d’informer quant aux différents profils comportementaux, mais aussi de signifier la nature des relations. En recevant un nom à son arrivée, chaque nouvel orang-outan entre dans un système qui le singularise. A contrario, l’attribution d’un nom le place dans un système de protection et d’obligation d’assistance. Il sera désormais nourri, soigné, protégé et hébergé. En constituant un « troupeau sacré », l’animal sort du domaine de l’exploitation humaine, il devient le centre d’une économie du don, et son existence justifie à elle seule un tel modèle économique.

La réhabilitation met aussi en évidence une nécessaire réification de l’animal, ici considéré comme un individu moderne par transfert axiologique. Les éléments saillants reprennent le double registre où s’inscrit l’orang-outan : à la fois semblable et différent. Le registre du semblable recouvre le domaine du social et de la culture. Celui de la différence correspond à la puissance physique et aux attributs proprement spécifiques à l’espèce. Aux items culturels et biologiques choisis et transmis, il convient d’ajouter la transmission involontaire, par imitation par exemple. Dès lors, la réhabilitation s’oriente davantage vers une reconstitution que vers une construction de l’animalité. Le développement de ces pongidés bien nourris favorise leur puissance physique. Sur le plan physique, la captivité se pense comme une contrainte à valoriser. Les cages s’élèvent jusqu’à dix mètres de haut et sont décorées de manière à rappeler la forêt. Des chaînes et des pneus permettent de s’y balancer, afin d’accéder à la nourriture qui est placée au-dessus, de manière à stimuler l’escalade sur les agrès, et de renforcer leur musculature. C’est tout un ensemble de différenciations des mondes qui est à l’oeuvre. Dans l’espace tout d’abord (distances entre les corps, différenciation des milieux humain et forestier), ainsi que dans les corps (force brute, pilosité). De leur propre aveux, les biologistes qui ont orienté les règles de la réintroduction ont anticipé ces différences physiques, et c’est l’un des arguments en faveur d’une stricte séparation entre les orangs-outans réintroduits et les autres : ces derniers verraient leurs propres ressources réduites et les nouveaux arrivants auraient probablement le dessus lors d’inévitables affrontements.

La façon dont les employés évaluent régulièrement chaque orang-outan nous éclaire sur ce qui importe le plus en vue de reconstituer l’animalité. Cette évaluation individualisée tient compte des interactions, de la capacité à vivre dans les arbres, mais aucunement d’une structuration sociale pouvant former un groupe autrement que par gestion de leur démographie. Certes, on remarque oralement la « dominance » de certains, ce qui reste un critère assez limité, même en éthologie.

Les formulaires d’évaluation mentionnent l’escalade à différentes altitudes (bas, haut, assis sur une branche), l’alimentation (feuilles, fruits, lait, écorce), le jeu ou l’activité (seul, avec d’autres au sol ou au sommet, nidification, dans un hamac), le repos (souvent ou non, au sol, dans un nid) et les vocalisations émises (kiss squeak, gémissements, cris). Cela concorde avec l’individualisme méthodologique de la primatologie, mais demeure sommaire en termes de description interactionnelle, très sommairement catégorisée comme « jeu » (main) pour toute activité, qu’elle soit solitaire, sociale ou manuelle. Durant l’heure de cette observation, les employés incitent les orangs-outans à faire de leur mieux, par la parole ou par le geste. Ils les enjoignent d’exécuter telle ou telle tâche, leur montrent parfois ce qu’il faut faire, les déplacent pour les mettre en situation, ou se contentent d’un simple encouragement verbal. Les critères – même sommaires – sont orientés vers des qualités partagées par les pongidés et les humains, alors que, selon les employés dayaks, la première qualité des orangs-outans est d’être arboricole.

La notion de culture animale ne se limite pas à l’outillage. L’accent est pourtant mis sur la chasse aux insectes sociaux, la construction d’un nid et l’obtention de miel à l’aide d’une brindille. Le temps passé au sol excède celui passé dans les arbres, et correspond au développement d’aptitudes manuelles. Certaines ont été répertoriées en tant que signifiants culturels, comme l’usage de feuilles pour s’essuyer le corps, se fabriquer une « poupée », boire dans une flaque d’eau, ou se gratter avec un bâton par exemple. Si la maîtrise des brindilles et petites branches est rapide, il n’en va pas de même pour les nids. En revanche, les orangs-outans imitent l’épluchage d’oranges, dévissent les bouchons des jerricans de lait, et multiplient les usages des feuilles en vue de boire ou de s’essuyer, manipulent des flacons délaissés dans l’arboretum, ou des coques des noix de coco mangées les jours précédents. La transmission d’une culture animale par les employés ne se laisse pas enfermer par une seule modalité, directe ou indirecte, pour reprendre l’idée d’Haudricourt (1962). Elle conjugue ici l’aménagement d’un cadre de vie, le contrôle de l’animal, l’apprentissage ciblé ou involontaire, et ce qui ne se transmet pas mais fait seulement l’objet d’un contrôle incomplet.

Conclusion

L’histoire commune des hommes et des pongidés a mis ces derniers en danger d’extinction. La mobilisation d’une ONG autour de sa survie s’appuie à la fois sur une gamme de ressemblances et sur la conservation de l’environnement, des représentations héritées de l’histoire et qui pèsent sur la constitution des savoirs biologiques qui concernent l’orang-outan. Malgré la qualité de ces savoirs, ils n’échappent ni au cadre ontologique qui les a produits, ni aux contraintes culturelles qui orientent les questionnements et la réintroduction. N’ayant pas accès à l’animalité elle-même, la réintroduction s’organise autour d’un animal réifié qu’elle s’efforce de reconstituer conformément à ses schèmes normatifs. La question de la réintroduction et de la reconstitution de l’animalité se pose avec d’autant plus d’acuité que le rythme de disparition des espèces vivantes tend à généraliser l’intervention humaine à des fins de préservation. N’est-il pas constitutif de l’anthropocène que d’étendre cette emprise sur le vivant au point que la nature ne constitue plus l’extérieur de la sphère sociale, mais un processus de travail ? La réintroduction d’animaux nous fournirait alors un intéressant modèle d’anthropologie prospective.