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L’ethnologie et l’anthropologie contribuent de manière de plus en plus importante à l’étude des musiques populaires et s’ouvrent maintenant à des pratiques musicales éloignées de leurs objets d’étude traditionnels : la technologie, les musiques dites commerciales, les pratiques les moins légitimes et les genres musicaux urbains font maintenant l’objet de travaux d’envergure. Sur ce terrain, Duke University Press se démarque par des publications de grande qualité. On pense ici au travail d’Aaron Fox (2004) sur la musique country et la classe ouvrière aux États-Unis, à celui de Marcyliena Morgan (2009) sur la communauté hip hop de Los Angeles ou même, dans une perspective plus historique, à l’anthologie de sources premières reliées au développement des technologies de l’enregistrement, de la radio et du cinéma préparée par Timothy D. Taylor, Mark Katz et Tony Grajeda (2012). La première monographie publiée par Alexander Sebastian Dent relève de cette mouvance.

Dans River of Tears…, Dent se penche sur la musique rurale brésilienne, qu’il envisage en tant que lieu de médiation de la dialectique tradition/modernité. Son travail se veut aussi une ethnologie du néolibéralisme. À partir de la fin de la dictature, au milieu des années 1980, celui-ci secoue en effet profondément l’économie et la culture du Brésil, transformant au passage les modes de production et de diffusion de la musique populaire, à l’instar de ce qui se produit dans l’ensemble du monde occidental. Un des effets de ce bouleversement, au Brésil, est la mise en valeur du topos de la campagne, phénomène visible tant dans les telenovelas que dans un intérêt accru pour le rodéo et dans la renaissance de la musique rurale. Celle-ci, selon Dent, devient alors le lieu d’une critique radicale des transformations de la société brésilienne, une critique s’articulant autour de la mémoire et de l’expression d’émotions intimes. Dent envisage plusieurs des pratiques culturelles autour de la musique rurale et prend en compte tant sa production que sa circulation et sa consommation. Son travail de terrain, surtout effectué dans la ville de Campinas et dans sa région proche, ne s’est donc pas limité à la fréquentation des artistes et des producteurs. Le chercheur s’est aussi intéressé aux critiques musicaux, aux animateurs de radio et aux auditeurs, les fans comme les « overhearers » (p. 5), que ces derniers soient des auditeurs occasionnels, des universitaires ou des figures politiques, favorables ou non à la musique rurale, sans s’enfermer, donc, dans le discours interne à la pratique. Malgré une approche centrée sur le discours, les analyses de chansons et de performances sont abondantes et des plus pertinentes, informées tant par l’observation que par la participation (Dent a notamment suivi des cours de viola, guitare à 10 cordes et instrument fondamental dans la musique rurale brésilienne). Ces analyses abordent autant les origines du répertoire (folklorique ou contemporain ? brésilien ou étranger ?) que les techniques vocales et instrumentales, les arrangements ou encore l’attitude des artistes et du public.

De quelle musique est-il question ici ? Country music doit-il être ici compris au sens littéral de « musique rurale » ou bien comme équivalent à la musique country commercialisée aux États-Unis au cours des années 1920 ? La réponse n’est pas simple pour un lecteur étranger au Brésil, et le sens de la locution, complexe et subtil, s’éclaircit progressivement. Dent s’attarde à deux branches de musiques rurales qui proviennent toutes deux des États du Centre-Sud du Brésil (São Paulo, Minas Gerais, Mato Grosso do Sul, Mato Grosso, Paraná et Goiás). La música caipira est une musique rurale, à la fois folklorique et composée de chansons originales dont l’auteur est connu ; depuis 1929, année où elle fait pour la première fois l’objet d’enregistrements commerciaux, elle est associée à un « nationalisme régional ». Au milieu des années 1980, elle fait l’objet d’une forte revalorisation. Au même moment, la música sertaneja, présente depuis les années 1950, passe d’une notoriété régionale à un succès national. Elle se réclame de la tradition et reprend la formule de la música caipira (un duo de voix masculines chantant en harmonie de tierces, accompagné obligatoirement par une viola) ainsi qu’une partie de son répertoire mais en offre une version présentée comme moderne, notamment avec une instrumentation amplifiée. La música sertaneja puise aussi au répertoire du country étatsunien, qu’elle adapte en portugais ; elle est largement médiatisée et est souvent jouée lors des rodéos, qui s’inscrivent explicitement dans une tradition internationale concernant tous les pays pratiquant l’élevage. Les deux genres sont à la fois complémentaires et antagonistes. La música sertaneja se présente comme le successeur ou une évolution de la música caipira ; plusieurs champions du folklore refusent cependant d’associer les deux genres, la música sertaneja étant perçue comme de mauvais goût et comme une forme corrompue de la musique rurale pure. La música sertaneja attire des foules immenses, vend des milliers d’enregistrements et produit des stars nationales, tandis que la música caipira, souvent présentée comme plus authentique, connaît une diffusion plus confidentielle, relayée entre autres par des centres culturels. Pourtant, les deux genres font une large part aux chansons originales et chacune a absorbé des influences étrangères, le country étatsunien pour la música sertaneja et, il y a quelques décennies, certaines musiques mexicaines, le tango argentin et le boléro pour la música caipira. Dent cite constamment les diverses connotations et représentations symboliques construites autour de ces deux genres et les juxtapose à des données diverses. Si le discours demeure son principal objet d’analyse, certaines structures sociales, familiales, industrielles et leur rôle dans l’histoire culturelle du Brésil tout comme plusieurs paramètres musicaux sont aussi convoqués. Tout cela lui permet de dégager les nombreuses couches de sens de certains phénomènes. Par exemple, selon Dent, la primauté du dupla (duo) dans la música caipira et la música sertaneja a des racines à la fois historiques, économiques, musicales et symboliques. La plupart des duplas reconnus comme les meilleurs et les plus représentatifs sont composés de frères et il s’agit du modèle par excellence sur lequel les autres duplas doivent se modeler. Les duplas composés d’amis vont par exemple insister sur la nature fraternelle de leur relation et vont promouvoir leur musique en insistant sur la qualité de la fusion de leurs voix, ce que les duos composés de frères n’ont pas besoin de mettre en valeur (p. 72). Dent identifie l’origine de ce modèle dans le mode de transmission du patrimoine familial dans l’économie agricole et en particulier sur les plantations de canne à sucre, où deux frères devaient s’associer et mettre leurs ressources en commun afin d’acquérir de la terre. D’autre part, les chanteurs accordent aux voix de deux frères une qualité particulière leur permettant « naturellement » d’atteindre un degré supérieur d’harmonie et de justesse. Cette fusion symbolise en retour l’extrême importance des liens familiaux et doit être mise en valeur tant par l’habillement des deux membres d’un dupla que par leur attitude sur scène.

Un caipira est un péquenaud ; un sertanejo vient de l’arrière-pays brésilien, où se pratique traditionnellement l’élevage. La musique rurale du Brésil a donc elle aussi ses hillbillies et ses cow-boys. La música caipira commence à être commercialisée dans les années 1920, comme la musique hillbilly, et la música sertaneja apparaît au même moment que le Nashville sound. La musique rurale remet en question la culture hégémonique brésilienne. Le manque de légitimité de sa variante urbaine et contemporaine et le statut iconique et référentiel de sa forme folklorique rappellent immanquablement la dichotomie folk/country commercial qui a cours aux États-Unis. Les points de rencontre des musiques rurales du Brésil et des États-Unis (qui, paradoxalement, sont avant tout produites et diffusées dans les villes depuis plusieurs décennies) sont nombreux et appellent indéniablement à une extension des questions posées par Dent. On ne peut que souhaiter qu’un travail semblable soit fait pour la musique rurale des États-Unis, voire pour celle du Québec.