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L’exposition E Tū Ake : Standing Strong (Māori debout) a été conçue par le Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa, musée national situé à Wellington. Elle a ensuite été présentée en 2011-2012 au Musée du quai Branly, à Paris, et en 2012-2013 au Musée de la civilisation, à Québec. Le musée national néo-zélandais est singulier de par sa politique biculturelle, qui reconnaît l’héritage culturel des Māori, leur position unique comme peuple autochtone en Nouvelle-Zélande ainsi que la nécessité de leur participation à la gouvernance, à la gestion et au fonctionnement du musée, en accord avec le Traité de Waitangi, signé en 1840 entre des représentants de la Couronne britannique et des chefs māori (McCarthy 2011 : 114). Ce traité, violé peu après sa signature, a vu sa validité à nouveau reconnue par l’État néo-zélandais en 1975. Il est aujourd’hui largement interprété comme étant au fondement de la nation néo-zélandaise et d’un partenariat entre Māori et non-Māori[1].

D’après la préface de l’édition originale néo-zélandaise du catalogue de l’exposition, celle-ci « a pour thème principal la recherche de l’autodétermination māori » (Smith 2011a : 10, notre traduction). Selon Micheal Houlihan, directeur général du musée Te Papa, et Michelle Hippolite, kaihautū[2] au sein de cette même institution, l’exposition

[A]llie des symboles et objets emblématiques devenus, pour les Māori, synonymes de la lutte pour l’autodétermination, avec des réflexions issues d’événements majeurs de l’histoire d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande. Parmi ceux-ci, citons la Marche Māori [sic] pour la terre de 1975, l’occupation de Bastion Point de 1978 et la marche de protestation, ou hīkoi, pour le littoral et les fonds marins de 2004. Chacune de ces manifestations a changé le paysage politique du pays ainsi que nos conceptions sur l’identité nationale et le partenariat, provoqué des débats houleux et renforcé les aspirations Māori [sic].

Houlihan et Hippolite 2011 : 9

Les objets mobilisés lors de l’itinérance (250 à Paris et 155 à Québec) sont considérés comme des taonga, des « trésors culturels », gardiens vivants du patrimoine māori. Dans l’exposition, ils se déployaient autour de trois concepts fondamentaux pour les Māori : whakapapa (généalogie, interconnexion, par extension identité), mana (pouvoir spirituel, statut, prestige, qui confère de l’autorité), kaitiakitanga (protection, responsabilité, préservation, soin). Ces trois concepts étaient à comprendre en lien avec le thème principal tino rangatiratanga, qui peut se traduire par « autodétermination », mais aussi par « souveraineté ». L’exposition présentait donc un double caractère patrimonial et politique.

Elle s’affirmait comme une vue d’un peuple sur lui-même[3]. Cette posture ouvrit, lors de son itinérance, un espace de réflexion sur l’autorité curatoriale et la légitimité du discours muséal, qu’il porte sur l’Autre ou sur Soi. Au Musée du quai Branly, pendant la tenue du 4 octobre 2011 au 22 janvier 2012 de l’exposition rebaptisée en France Māori, leurs trésors ont une âme, le département de la recherche organisa (durant deux jours en novembre) le colloque international « S’exposer au musée. La représentation muséographique de Soi », qui porta « sur les enjeux de la présentation muséographique d’une identité culturelle telle qu’elle est vue par les représentants de cette même culture »[4]. Y participait notamment Laurent Jérôme, alors chargé de recherche et des relations aux peuples autochtones au Musée de la civilisation de Québec, qui allait être l’hôte de l’exposition néo-zélandaise du 21 novembre 2012 au 8 septembre 2013 sous le titre E tū ake : Māori debout. L’institution québécoise était alors en plein processus de création d’une nouvelle galerie permanente intitulée C’est notre histoire : Premières Nations et Inuit du XXIe siècle, en étroite collaboration avec les communautés.

Notre recherche se place dans une perspective comparative[5], à la croisée des problématiques autochtone et muséale. Elle s’intéresse aux permanences et aux transformations de l’exposition au sein des différentes institutions où elle est proposée, aux origines de ces évolutions et à leurs conséquences en termes de pratiques et de représentations, aussi bien du côté des équipes des musées que du côté des visiteurs[6]. Elle questionne les usages et les effets d’un dispositif expographique, à l’aune des préoccupations et revendications des Māori, mais aussi de leur défense d’une certaine conception du patrimoine. À chaque fois, nous avons étudié l’exposition une fois réalisée (composition, scénographie, dispositifs de médiation, supports de communication) et mené une double enquête de terrain pour en comprendre les processus de conception et de réception : auprès de différents professionnels impliqués dans le projet d’itinérance de l’exposition[7] et auprès de ses visiteurs[8]. Nous envisageons le musée comme un espace social où les regards et les logiques d’action se confrontent, autour des objets, de leurs représentations et de leurs usages, y compris par les visiteurs[9].

En résonance avec le thème du colloque évoqué plus haut et auquel participèrent des représentants des trois musées, nous discutons ici des éléments recueillis à Paris et à Québec, en envisageant l’exposition māori comme une « vue de l’Autre », au double sens d’un regard porté par l’Autre sur lui-même et ses objets[10], et d’un regard porté sur l’Autre à travers ses objets et leur mise en scène. Dans les deux villes, l’exposition suscita l’intérêt et provoqua des réactions diverses, lesquelles eurent des tonalités différentes en fonction des traditions muséales et nationales. L’affirmation par l’Autre d’une représentation de lui-même amena les interlocuteurs locaux à s’interroger sur eux-mêmes en retour, ainsi que sur la notion d’altérité – engendrant un jeu de miroirs où s’entrecroisèrent les « images de Soi », d’ici et d’ailleurs. En particulier, le fait que l’Autre atteste d’une vie à l’objet et lui reconnaisse une agentivité (Gell 2009) les invita à questionner leur propre vision du monde matériel et immatériel, en particulier patrimonial et religieux.

Comment les « vues de l’Autre » sur ses objets s’expriment-elles au musée ? À travers quelles actions et discours s’imposent-elles ou se négocient-elles ? Quels effets ont-elles sur les pratiques professionnelles et la réception de l’exposition par les visiteurs ? Dans quelle mesure peuvent-elles se partager ? Plus largement, quelles sont les dynamiques sociales à l’oeuvre autour de la part immatérielle de ces objets de musée ?

Les « vues de l’Autre »… recontextualisées

Au Musée du quai Branly, l’extranéité des « vues de l’Autre » est mise en exergue. C’est le cas par rapport à l’institution nationale et, par extension, par rapport à la France et aux Français. L’analyse de l’affiche en fournit des indices. La conversion du titre initial de l’exposition, E Tū Ake : Standing Strong, en Māori, leurs trésors ont une âme est significative de la posture muséologique de l’établissement. La notion de « trésors » souligne la dimension patrimoniale des objets et leur caractère d’exception ; « leurs » exprime à la fois leur mise à distance et la reconnaissance de leur attribution ; l’idée qu’ils aient une « âme » les ramène à une spiritualité – une force intrinsèque, collective (« Māori »), souvent associée à l’art primitif (Price 1995 ; Derlon et Jeudy-Ballini 2008). La composition de l’affiche met également à l’honneur l’objet, un hei tiki[11] tenu dans une main, que l’institution tend à s’approprier en y apposant la petite étoile qui signe les campagnes de communication du Musée du quai Branly depuis sa création. La dimension politique – au sens d’un récit militant, de l’expression de revendications, d’une affirmation identitaire – est évacuée. La scénographie de l’exposition, elle aussi, valorise les objets, notamment à travers leur mise en lumière, et les montre comme fruits à la fois d’une grande capacité artistique et d’une forte vitalité culturelle. Un panneau introductif à l’entrée explique que l’exposition vient du musée Te Papa et insiste sur la participation māori à sa conception (plus que sur le fonctionnement biculturel de l’institution ou sur les spécificités de la nation ou de l’histoire néo-zélandaise). Il précise la position extérieure du Musée du quai Branly dans l’élaboration du propos. Le musée s’énonce comme un lieu d’accueil et d’expression pour les arts et civilisations non occidentales, et comme un acteur de ce champ patrimonial.

Si le Musée du quai Branly se positionne comme porte-voix de l’expression māori, avec l’accueil de l’exposition E Tū Ake, le Musée de la civilisation de Québec s’engage comme porte-parole. Sa posture est donc quelque peu différente. La distance du musée à l’exposition est moins visible. Ici, aucun panneau introductif pour présenter le musée Te Papa, lequel est seulement mentionné. En revanche, la dimension politique est mise en exergue dès l’entrée de l’exposition, avec une vidéo et un texte sur la souveraineté. La tradition institutionnelle du Musée de la civilisation donne une autre tonalité au projet. Son contexte québécois souligne la portée politique du concept d’autochtonie tel que reconnu dans la Déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones et incarne la capacité du musée comme institution culturelle et patrimoniale à légitimer et amplifier son expression militante, son affirmation. La scénographie de l’exposition suggère la force spirituelle (d’un peuple et de son mode de vie, plus que d’objets), en l’articulant, comme à Paris, à une vitalité culturelle, mais qui serait reliée à un combat pour une reconnaissance politique et juridique (droits à l’autodétermination, à l’accès aux ressources territoriales) plutôt que pour une reconnaissance artistique – même si la valorisation des arts traditionnels et contemporains demeure centrale au projet. Le titre de l’exposition et son affiche en témoignent : E Tū Ake : Māori debout constitue un message politique et c’est un visage humain (et non un objet) qui illustre le propos – un visage tatoué, à la fois Autre (de par son apparence) et semblable, de par l’universalité de son regard. En plus d’avoir retenu un titre bilingue māori-français dans lequel la partie française est une simple traduction de la partie en māori, fidèle à sa politique relative aux ethnonymes autochtones, le Musée de la civilisation a respecté l’orthographe de la langue vernaculaire sans la franciser[12]. Et quand une cérémonie accompagne l’ouverture de l’exposition, des Hurons-Wendat, représentants de la Première Nation locale, agissent en hôtes, l’exposition se tenant sur leurs terres ancestrales. Ainsi, le Musée de la civilisation donne-t-il du poids aux « vues de l’Autre » lointain, en leur donnant du crédit, celui qu’on accorde aux expressions et revendications autochtones proches. C’est moins la singularité māori qui est soulignée que l’universalité de la cause autochtone. La relation qui en découle relève de l’analogie, voire de l’homologie : entre les peuples autochtones du Canada et d’ailleurs, entre le Musée de la civilisation et le musée Te Papa.

Des représentations des objets au contrôle sur les corps en action

La façon dont les « vues de l’Autre » sont portées, à Paris et à Québec, est révélatrice de la conception que se font d’eux-mêmes le Musée du quai Branly d’une part, et le Musée de la civilisation d’autre part, telle qu’elle transparaît dans les espaces de son expression (scénographie, textes, dispositifs de médiation, outils de communication, etc.). Dans les deux cas, en dépit des différences, il y a mise en cause du monopole du discours occidental sur les productions culturelles autochtones, notamment en ce qui concerne leur part immatérielle. Mais les enjeux ne sont pas seulement symboliques. Ils se révèlent aussi, de façon concrète, incorporée, à l’échelle des interactions humaines et du rapport aux objets matériels. L’Autre propose un regard sur les objets exposés qui oriente l’action et lui donne un (autre) sens. L’exposition, comme processus de conception et de réception, comporte une dimension performative qui contraint le rapport entretenu avec ces objets.

L’itinérance de l’exposition E Tū Ake laissait peu de marge de manoeuvre aux musées hôtes. Les cahiers des charges comprenaient un contrôle fort sur les contenus, mais également sur les pratiques entourant les objets, réputés porteurs d’une dimension sacrée. Comme l’a formulé un membre du service de la production des expositions du Musée du quai Branly, cette exposition était « clés en mains », entièrement conçue par le musée Te Papa. Les objets, qui venaient tous de ses collections, étaient présélectionnés, les textes étaient fournis dans une version anglaise, l’organisation conceptuelle était déterminée : « Notre scénographe, ce qu’il a dû faire, c’est adapter le parcours du Te Papa à notre espace. L’accrochage des objets entre eux, la proximité des objets entre eux, c’était prédéfini »[13].

Toutes les adaptations devaient être validées par le musée néo-zélandais : les ajustements de la scénographie, le dessin des meubles, la traduction des textes, la composition de l’affiche, etc. Un responsable du projet au Musée de la civilisation l’affirma clairement : « c’est eux qui avaient le dernier mot tout le temps, tout le temps »[14].

À Paris comme à Québec, ce type de contrôle par une institution étrangère était une première. Les deux musées ont plutôt l’habitude d’adapter les expositions venues d’ailleurs en ajoutant des objets de leurs propres collections, en revoyant certaines sections pour des publics particuliers ou en récrivant une partie des textes. Dans le cas de l’exposition E Tū Ake, le Musée du quai Branly a seulement ajouté un panneau d’introduction présentant le musée Te Papa, une carte du pays, ainsi qu’un dispositif tactile accompagné de textes en braille et gros caractères – tout cela avec l’aval du musée concepteur, à Wellington.

Mais les recommandations, voire les exigences du musée Te Papa, allaient au-delà des consignes muséographiques. La responsable des collections Océanie du Musée du quai Branly et correspondante scientifique pour l’exposition, Magali Mélandri, le précise : « le fait de manipuler les objets et de se comporter d’une certaine manière devant eux relevait de données contractuelles » (Morali 2011 : 15). Les artefacts sont regardés et traités par l’Autre, concepteur de l’exposition, comme des êtres animés. L’emballage et le déballage des oeuvres, leur soclage, leur accrochage, etc., furent donc soumis, en sus des standards internationaux en matière de manipulation des biens culturels (par exemple, relatifs à la conservation préventive), aux normes adossées à la tradition māori régissant la catégorie d’objets traitée par l’exposition : des taonga. Dans les deux musées hôtes, les équipes néo-zélandaises présentes à l’ouverture des caisses ne se contentaient pas d’un contrôle sur l’intégrité physique des objets. Elles veillaient également à leur traitement rituel, dans le respect des règles reliées au tapu, c’est-à-dire au domaine du sacré, à ce qui est soumis à des restrictions religieuses ou cérémonielles. Le principe de mana taonga informe en effet les pratiques du musée Te Papa, qui reconnaît la capacité de ces trésors à communiquer des vérités fondamentales à propos du peuple māori[15]. Pour ces raisons, les objets doivent bénéficier d’un traitement particulier, y compris lors de leurs déplacements. Il était par exemple spécifié dans le cahier des charges relatif à l’itinérance de la collection que toute nourriture ou boisson était proscrite à sa proximité[16]. Un membre de l’équipe québécoise responsable du montage a exprimé, lors de notre enquête, à la fois ses limites à l’égard de cette exigence et son respect pour l’association de rituels au maniement des objets :

Ils ont fait des prières, des chants, les gens de l’équipe étaient en rond. C’était très beau, très solennel, alors… nous aussi on a participé à ça… c’était comme si on devenait une grande famille. […] Toutes les personnes de près ou de loin de l’équipe devaient être présentes en salle, pour vraiment amener cet esprit de convivialité, puis pour purifier l’espace, et respecter aussi, bon… la venue d’une culture différente […] C’était de mixer aussi les deux cultures. Parce qu’il y a une culture māori, une culture différente de la nôtre, mais il fallait qu’on travaille aussi ! Les Māori ont été ouverts à ce qu’on était, sur certaines choses. Parce que j’ai mangé de la gomme tout le long du montage donc ils ont compris que je mangeais de la gomme puis que je ne pouvais pas me passer de ma gomme (rires) ! […] Ils ont vu que dans le feu de l’action, on n’y pense pas. Puis on n’est vraiment pas… on est de culture différente, on est nord-américain, on travaille, tu sais… Puis des fois les temps sont serrés, on n’a pas le temps de niaiser […] On a un peu souri parce que c’est une culture différente, puis on sait très bien que le côté religieux ici a été mis de côté donc… bah on dit « C’est bien beau les ancêtres ! » mais quand on rentrait dans la salle, on ne saluait pas toujours les ancêtres qui sont imprégnés dans les statues, dans les tiki. Mais eux, on voyait que quand ils rentraient c’était important parce que c’était… leur peuple, leur famille.

Entrevue avec un professionnel, Musée de la civilisation, Québec, mai 2013

Cette anecdote nous informe sur la mise en oeuvre des normes autochtones censées circuler avec les taonga. Elle illustre l’effet de miroir produit par la confrontation aux « Vues de l’Autre », qui touchent jusqu’aux corps et à leurs usages, et redessine les contours d’une « Image de Soi ». Ressortent tout à la fois la distance au cultuel ressentie par le monteur québécois relativement au caractère sacré des objets māori, y compris dans le contexte patrimonial du musée de modèle occidental, et l’affirmation de traits nord-américains spécifiques, tels que la mastication de gomme à mâcher durant le travail[17].

En contrepoint, une grande liberté était laissée autour de la programmation culturelle et du matériel pédagogique ou de médiation. Selon ce que nous avons appris au cours des entretiens, rien n’était fourni avec l’exposition, même si de la documentation était disponible. Dans le cas du Musée du quai Branly, beaucoup d’échanges eurent lieu à ce propos et les membres du personnel du musée Te Papa furent disponibles pour répondre aux questions, mais le musée néo-zélandais n’aurait pas demandé à valider la programmation culturelle[18]. Dans le cas du musée québécois, nous savons qu’une partie au moins de celle-ci a été validée[19]. Cette relative liberté pourrait surprendre, étant donné l’enjeu relatif aux droits culturels et intellectuels entourant le patrimoine immatériel mobilisé dans les activités culturelles et éducatives – un enjeu important pour les peuples autochtones[20] et reconnu par le musée Te Papa. En effet, les activités culturelles et éducatives « s’emparent » du tā moko ou tatouage, du haka, ce « chant accompagné de gestes et de mouvements rythmiques destiné à exprimer le défi ou l’accueil et la fête » (Smith 2011b : 179) mais également des mythes ancestraux māori. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que cette marge d’initiative laissée aux institutions a donné lieu en leur sein à des questionnements et réflexions quant aux traditions et à leur transposition dans différents contextes. Un des membres du service de la médiation du Musée du quai Branly décrit le dilemme auquel ils firent face concernant un atelier portant sur le haka, animé par une conteuse :

Cette conteuse raconte l’origine du haka et la signification des paroles. Elle danse et chante en racontant l’histoire et du coup elle est obligée d’adopter des postures qui sont interdites aux femmes à la base. Et donc on avait un peu peur qu’eux n’acceptent pas de voir une femme dans ces positions et que du coup ils nous embêtent un peu sur le fait que ce soit cette conteuse et pas seulement le conteur qui le fasse. On avait commencé à réfléchir sur comment on pourrait faire autrement pour que ce soit quand même notre conteuse qui raconte ces histoires tout en gardant la richesse du mythe, enfin de la légende, et… Et en fait, eh bien non. Il n’y a vraiment eu aucun problème. […] Bon, elles par contre, les femmes māori qui étaient là, ne… En fait, c’est écarter les jambes. Vous savez quand on commence le haka, on a vraiment les deux pieds bien campés, les jambes bien écartées ce qui est très, très vulgaire en fait, pour les femmes. Elles peuvent danser le haka mais en gardant les jambes serrées. Mais pour un public français, on ne danse pas les jambes… on ne peut pas faire du haka sans être dans cette posture-là qui est dans notre tête l’image même du haka.

Entrevue avec un professionnel, Musée du quai Branly, Paris, juin 2012

Dans cet extrait, si la venue de l’exposition incite à une réflexion sur la différence et la relation à l’Autre, centrée sur les usages du corps, la négociation vis-à-vis du contrôle autochtone relève aussi de l’anticipation, voire du conformisme, par rapport à des idées préconçues.

Des vues (militantes) de l’Autre au regard (politique) sur Soi

La confrontation aux objets et manières de faire du musée Te Papa fonctionne comme une caisse de résonance. Au-delà de ce qu’elles disent des musées qui les accueillent, les « Vues de l’Autre » et les « Images de Soi » qui en découlent sont le point de départ d’une réflexivité qui s’inscrit plus largement dans un contexte historique et politique local.

Au Musée de la civilisation à Québec, visiteurs et professionnels rencontrés se réfèrent spontanément aux luttes des peuples autochtones du Québec et du Canada quand il s’agit de donner un cadre à leur compréhension de la cause māori.

Moi, c’est venu me poser des questions […] De voir les Māori qui se sont tenus debout jusqu’à… Standing strong… qui ont réussi à prendre le dessus et à prendre le contrôle ou du moins un bon contrôle de leur culture, de leur peuple. Puis de voir nos Autochtones ici où les gouvernements les tassent dans des réserves et les éloignent des villes.

Entrevue avec un professionnel, mai 2013[21]

Tous les événements qui ont fait en sorte que les gens se sont un petit peu rebellés dans les années 1970 parce qu’il y avait les traités qui n’étaient pas respectés, je trouve cela touchant parce que je ne peux m’empêcher de faire des parallèles avec la situation des Autochtones ici.

Entrevue avec un visiteur (Femme, 49 ans), décembre 2012

Ils mobilisent également la question de leur propre combat contre la colonisation britannique, posant ainsi une homologie de position entre eux – Québécois au Canada – et les Māori en Nouvelle-Zélande.

Je suis très, très férocement dans le vouloir d’une nation québécoise […] Je pense qu’il y a des leçons d’affirmation à prendre, d’oser s’affirmer, d’oser se prendre en main et tout ça. Mais on est tellement dans une boîte de politicailleries !

Entrevue avec un professionnel, mai 2013

J’ai fait le lien entre l’indépendance, l’autonomie d’un peuple… mais ce n’était pas par rapport aux Autochtones du Québec, mais par rapport… le Québec versus le Canada. […] Parce qu’ils parlaient d’autodétermination.

Entrevue avec un visiteur (Homme, 52 ans, cadre intermédiaire), décembre 2012

Puis tu sais la colonie anglaise, la Nouvelle-Zélande, elle ressemblait à la nôtre aussi. Ce que je trouve surprenant, c’est que l’expo illustre très bien un mouvement de libération politique basé sur un vieux traité, mais on a plein de vieux traités ici, on a plein de volonté, au Canada entre autres, de renaissance politique aussi, mais ça n’aboutit pas. C’est beaucoup plus reculé à mon avis que ce que les Māori ont réussi, avec le même colonisateur.

Entrevue avec un visiteur (Homme, 68 ans, retraité), décembre 2012

Dans un autre registre, l’idée de distance au spirituel ou de « perte du religieux », qui apparaissait dans les propos du membre de l’équipe de montage québécoise (« On sait très bien que le côté religieux ici a été mis de côté »), ressort également dans certaines entrevues de visiteurs, en négatif de la vivacité des croyances et rituels māori, ou en réponse à l’atmosphère générale de l’exposition.

J’ai été impressionnée par le côté sacré des choses. Parce qu’ici, les Québécois, on est en train de perdre tout le côté sacré. […] On n’a plus de rituels. Moi j’ai été élevée dans la religion catholique, et c’est ce que j’ai dit à ma fille tout à l’heure : « Ah ! Regarde leur culture, ils se réapproprient leur culture ». Leur art, le tissage. Mais nous les Québécois, on a tout oublié ça depuis quelques années. On a mis le côté religion de côté, on n’a plus de rituels. À part, comme là, la fête de Noël, mais la fête de Noël est devenue tellement une fête de consommation et de nourriture. On a comme oublié, je trouve, le sens de la joie… Peut-être pas le partage, mais quand même, on oublie un peu le spirituel, je trouve. Un peu trop.

Entrevue avec un visiteur (Femme, 67 ans, retraitée), décembre 2012

L’exposition renvoie plusieurs des Québécois interviewés à leur propre « vide spirituel », ce qui ne fut pas une expérience partagée par les visiteurs au Musée du quai Branly à Paris, lesquels furent en général plus touchés par la beauté esthétique et la vitalité culturelle des objets présentés que par leur dimension religieuse :

Sur une connotation spirituelle, il n’y en avait aucune. J’ai juste touché, pour la pierre, pour savoir quelle matière ça avait.

Entrevue avec un visiteur (Homme, 27 ans, commerçant), décembre 2011[22]

Au Musée du quai Branly, professionnels et visiteurs s’associent peu au propos de l’exposition et l’utilisent peu pour remettre en cause leurs propres choix ou faire sens de leur propre expérience. À peine s’identifient-ils, pour certains, aux « colonisateurs ». Leur éventuelle solidarité avec la cause māori se déploie à une échelle universelle, où tous les peuples opprimés se rejoignent dans la lutte pour les droits humains et où le musée a un rôle à jouer en tant qu’institution culturelle et patrimoniale :

Il y a quand même une lecture de cette culture qui peut s’appliquer à beaucoup de cultures.

Entrevue avec un visiteur (Homme, 44 ans, metteur en scène), décembre 2011

Je pense que c’est un peu comme une ambassade, quelque part, où ils vont témoigner de leur existence et du fait qu’il y a encore peut-être pas mal de choses à faire chez eux.

Entrevue avec un visiteur (Homme, 39 ans, comédien), décembre 2011

La pensée universaliste « à la française » s’articule à une réflexion sur la tradition républicaine, notamment autour des langues et cultures régionales et de l’évolution de la politique étatique à cet égard. C’est sur l’idée de « diversité culturelle » et la mission d’un musée national tel que le Musée du quai Branly qu’insistait un des professionnels interrogés à Paris :

Le droit de pratiquer la langue, le droit de… respecter à sa façon ses territoires sacrés, d’entretenir des liens avec l’environnement qui découlent d’une tradition… Enfin moi, ça m’a semblé tout à fait du même ordre. […] On ne peut pas à la fois essayer de travailler pour la sauvegarde de la diversité des cultures sans jamais mettre les pattes dans la dimension politique de la chose. Donc au bout d’un moment, si on a décidé que c’était ça l’objectif de notre établissement bah… voilà ! […] les visiteurs issus de régions françaises et qui ont des revendications un peu du même ordre, sans que ça soit du tout extrémiste, ni autonomiste, ni rien… enfin juste les gens qui ont une culture qui n’est pas française et qui aimeraient bien juste qu’on arrête de se moquer d’eux parce qu’ils sont pas francophones d’origine… alors que c’est leur pays et tout… et bien ça les a émus de voir que dans un des grands musées de France il y avait une expo qui portait cette revendication-là, au droit à la langue, au droit à la culture.

Entrevue avec un professionnel, juin 2012

Ainsi, dans le contexte parisien, les réflexions inspirées par l’exposition semblent évacuer la cause autochtone en la posant en extériorité à la conception française de la nation, mais se la réapproprient par le biais de certaines questions qu’elle soulève : universalité des droits culturels, reconnaissance des minorités, pluralité linguistique, équilibre entre cohésion nationale et respect des singularités.

Perspectives

Nous avons exploré dans cette note de recherche quelques idées qui se dégagent d’une analyse en cours des données collectées à l’occasion de l’exposition E Tū Ake à Paris et à Québec. Au-delà du message militant porté par l’exposition, la circulation des objets māori, qui requiert un rapport spécifique au monde matériel afin d’en ménager la part immatérielle, engage une forte dimension politique. Pour ceux qui s’y trouvent confrontés, elle génère un espace de réflexivité autour de questions culturelles, éthiques, juridiques ou politiques, qui prennent des tonalités différentes en fonction des traditions muséales et nationales et ce, tant du côté des professionnels que des visiteurs, ce qui méritera d’être exploré plus avant.

Autre exemple de piste à suivre, lors de l’adaptation et du montage de l’exposition, le travail conjoint ou coopératif des équipes des différents musées fut marqué par une forte volonté de contrôle de la part des Māori, mais également par un esprit de groupe et une grande spiritualité. Ce constat pourrait être le point de départ d’une analyse de la relation, toujours relative et contextuelle, entre les domaines tapu et noa, pour les Māori. Il invite également à une étude de l’évolution des métiers du musée, dont la professionnalisation intègre de façon croissante une pluralité de vues et d’actions sur l’objet matériel, qu’elles soient techniques, scientifiques, esthétiques ou ici religieuses. Le modèle occidental du musée et les normes internationales régissant le maniement des oeuvres ne sont pas mis en cause, mais s’adjoignent à ces pratiques de préservation matérielle des objets des usages visant à l’entretien de leurs caractères immatériels. Le regard posé sur les objets conservés et exposés, et le contrôle sur les corps qui l’accompagne obligent et permettent l’implication de différentes conceptions du patrimoine, de différents rapports au passé et aux manières dont il « vit » dans le présent. En créant des situations de confrontation de plusieurs visions de la culture – sans les opposer – l’itinérance de l’exposition E Tū Ake ouvre le champ à l’analyse des relations (de pouvoir) qui la traversent.