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Introduction

Les défis du « multiculturalisme » qui préoccupent aujourd’hui tant le monde politique que médiatique et académique se voient reflétés dans les sphères juridique et judiciaire de manière diffuse. Pourtant, au-delà des angoisses médiatiques et politiques que la thématique du « multiculturalisme » charrie trop souvent, ce n’est que récemment que la question des rapports entre droit, justice et diversité culturelle s’est développée en un terrain de réflexion pour les juristes et les théoriciens du droit continental, formant ainsi un nouveau « champ en construction » (Ringelheim 2011).

Les précieuses et trop peu nombreuses études abordant de front la question de la diversité culturelle dans la justice familiale continentale mettent en oeuvre des approches socioculturelles[1]. Ces recherches sont alimentées par des dispositifs méthodologiques féconds qui éclairent de manière empirique et qualitative les pratiques normatives qui se développent au jour le jour – le droit en action. Elles reposent néanmoins sur des paradigmes théoriques assez différents : nous y reviendrons.

En vue d’approfondir la brèche ouverte par ces recherches, la présente contribution se propose d’évaluer et d’affiner la valeur analytique du concept de pluralisme juridique qui y apparaît souvent en creux. Il s’agit en particulier de vérifier dans quelle mesure ce concept constitue une clé d’entrée pour l’analyse des scènes de la justice familiale contemporaine où s’entremêlent des référents normatifs différents. Cet effort de clarification nous semble d’autant plus nécessaire que la complexité des enjeux sur lesquels reposent ces scènes de justice tend à se dissoudre dans la conceptualisation trop mouvante du pluralisme juridique et dans la versatilité théorique d’un concept traversant des traditions de recherches qu’on s’attachera dès lors à bien distinguer au sein de l’anthropologie du droit[2]. La présente contribution a donc autant pour ambition d’apporter un éclairage empirique sur les questions que la diversité culturelle pose à l’administration de la justice familiale étatique en Belgique, que de contribuer à clarifier la portée et la pertinence théorique des différentes définitions que le concept de pluralisme juridique revêt dans des traditions théoriques divergentes.

Dans un premier temps, nous revenons sur les conditions de nos enquêtes dans la justice familiale étatique belge et donnons un aperçu des constats empiriques que nous y avons recueillis. La diversité de ces constats nous conduit ensuite à discuter de la pertinence de deux conceptions différentes du pluralisme juridique – renvoyant à des traditions théoriques difficilement compatibles – pour l’exploitation de nos données : la tradition culturaliste, d’une part, et le tournant emprunté par le mouvement des Legal Consciousness Studies, d’autre part. Cette discussion qui se structure autour d’un changement de perspective nous amène à conclure sur les apports et les limites de chacune de ces traditions lorsqu’elles sont appliquées, comme c’est le cas pour nos observations, à des terrains et des contextes sociaux marqués à la fois par une judiciarisation importante des conflits familiaux et par une diversité ethno-nationale.

Enquêtes au sein de la justice familiale belge

Notre projet de recherche commun consiste à nous concentrer sur l’étude des trajectoires judiciaires vécues par les familles en contexte migratoire[3], afin de mettre en lumière les différentes manifestations de la diversité dans la justice familiale belge et d’en comprendre leur portée. Avant de présenter la manière dont nous les avons conduites et les résultats auxquelles elles aboutissent, quelques mots sur la spécificité du contexte judiciaire qui nous intéresse s’imposent. En effet, la justice familiale belge se caractérise par une évolution historique propre au sein des systèmes judiciaires de droit continental, mais également par les transformations et les mutations qui affectent l’offre de justice familiale des sociétés occidentales de manière plus générale.

Si en Belgique le droit de la famille dans ses aspects civils repose essentiellement sur le Code civil et les lois adoptées en cette matière, c’est bien l’ordre judiciaire qui est le garant de la mise en oeuvre concrète de ces droits. Le contentieux familial belge a ainsi connu jusqu’en 2014 un certain éclatement entre différentes juridictions. La loi belge du 30 juillet 2013 portant sur la création des tribunaux de la famille et de la jeunesse, entrés en fonction le 1er septembre 2014 dans les arrondissements judiciaires belges, a remanié cette organisation en centralisant désormais l’ensemble des litiges de nature familiale au sein de ces nouveaux tribunaux qui constituent des sections spécifiques des tribunaux de première instance.[4]

Nos terrains de recherche en Belgique francophone se sont déroulés avant la réforme de 2014 dans les différents lieux qui étaient alors caractéristiques de la justice familiale, ce qui nous a permis d’aborder des styles de justice sans doute plus diversifiés que ceux qui sont mis en oeuvre aujourd’hui, sans toutefois que cela n’invalide la portée de nos conclusions.

Nos observations ont été menées, d’une part, dans le cadre d’audiences de chambres civiles d’un tribunal de la jeunesse, à qui était déjà attribué un nombre important de compétences familiales, et, d’autre part, au sein de justices de paix, plus précisément dans le cadre des audiences dites « en 223 » (qui ont depuis lors été transférées aux tribunaux de la famille). Ces audiences, basées sur l’article 223 du Code civil[5], forment un terrain privilégié pour l’observation de la justice familiale en action du fait des pouvoirs étendus qui sont octroyés par la loi aux juges dans la mise en oeuvre de mesures provisoires visant à organiser la séparation des couples mariés qui n’envisagent – pas encore ou pas du tout, nous y reviendrons – une procédure en divorce. À partir de 31 audiences observées dans les chambres civiles du tribunal de la jeunesse de Bruxelles entre 2012 et 2013, nous avons sélectionné 30 cas d’études parmi les 200 affaires traitées au cours de ces audiences. Quant aux 22 audiences en chambre du conseil observées entre 2009 et 2013 dans différentes justices de paix bruxelloises, elles recouvrent 83 affaires qui ont toutes été appréhendées en cas d’études. Enfin, l’ensemble de ces données a été complété par des entretiens semi-dirigés menés avec de nombreux acteurs gravitant autour de la justice familiale : non seulement des juges et des avocats, mais aussi des experts, des assistants sociaux et, dans certains cas, les justiciables eux-mêmes.

Ces observations doivent avant tout être contextualisées à partir des transformations fondamentales affectant la justice familiale étatique des sociétés occidentales. En Belgique, plus particulièrement, ces transformations sont marquées par la « privatisation »[6] législative de certaines relations conjugales et familiales (Leleu et Pire 2007) dont la conformité à des standards fixes ou à des valeurs déterminées ne fait, en principe, plus l’objet d’une évaluation par le juge lorsqu’il est appelé à intervenir[7]. C’est principalement le cas des modalités de dissolution du lien conjugal qui s’affranchissent de la notion de faute et reposent désormais en Belgique sur le seul constat de la désunion irrémédiable des époux, qui pourra être établie soit par toutes voies de droit, soit par l’écoulement d’un délai de 6 mois (si la demande est formulée conjointement par les époux) ou d’un an (si elle est formulée par un seul des époux)[8].

Dans ce cadre, l’accent mis sur le caractère premier de l’accord ou du désaccord des conjoints – dans la poursuite du mariage ou dans le divorce par consentement mutuel –, et des parents – dans les modalités de l’exercice de l’autorité parentale par exemple –, permet théoriquement une plus grande porosité du droit et de la justice vis-à-vis de formes et valeurs familiales diversifiées, ce qui fait d’ailleurs dire à certains analystes que le droit familial serait devenu pluraliste (Roy 2011). C’est précisément ces interstices que notre recherche entend creuser en les passant au tamis des différentes conceptions du pluralisme juridique telles qu’elles ont été développées dans le champ de l’anthropologie du droit.

Du dépouillement et de l’analyse de nos données ont rapidement émergé deux formes principales de manifestations de la diversité culturelle dans l’exercice de la justice familiale : d’une part, l’invocation explicite d’un argument culturel dans les demandes des justiciables, et, d’autre part, une multiplicité d’interactions beaucoup plus implicites et complexes que la seule évocation formelle d’une norme attachée à un ordre distinct.

Partant de ces différentes expressions – dégagées à partir d’une approche inductive alliant donc ethnographies d’audiences et entretiens situés avec des intervenants judiciaires et des justiciables – nous avons rapidement fait le constat qu’aucun paradigme cohérent n’était à même de s’y appliquer pleinement. Notamment, l’éclatement des approches relatives au pluralisme juridique – pourtant pressenti comme un cadre conceptuel fertile – ne nous permettait pas à première vue d’englober la multiplicité de nos résultats. Nous attelant donc à une étude plus approfondie des différents courants du pluralisme juridique, notre objectif est ici de présenter nos différents cheminements théoriques – toujours à partir de notre matériau d’enquête empirique – et d’espérer ainsi contribuer au redéploiement du courant majeur que constitue le pluralisme juridique dans l’étude du droit en tant que phénomène pluriel.

Ainsi, les approches du pluralisme juridique qui ont comme point de départ la coexistence de différents ordres normatifs et leur influence mutuelle constituent un prisme d’analyse propice pour aborder le premier type de manifestation de l’altérité dans la justice familiale, à savoir les cas où les parties invoquent directement un argument ou une pratique culturelle à l’appui de leurs demandes ou reproches. Ces situations sont toutefois très rares dans notre matériau d’observations.

Plus complexe est l’étude de la diversité lorsqu’elle relève de l’anecdotique plutôt que de l’évidence et qu’elle se manifeste au détour d’un argument ou d’une phrase qui peut paraître à première vue anodine. Si ces formes plus discrètes et a priori sans rapports directs avec une normativité quelconque semblent difficilement saisissables sous l’angle du pluralisme juridique, nous aimerions au contraire soutenir qu’il est possible d’ouvrir encore les horizons de pensée de ce champ de recherche en encourageant une plus grande réception des travaux menés outre-Atlantique, et plus particulièrement ceux du courant des Legal Consciousness Studies.

Autrement dit, il nous semble que la conceptualisation du pluralisme juridique à partir de nos observations des lieux étatiques de la justice familiale en Belgique passe nécessairement par celle des types de représentations et d’interactions qui peuvent se nouer dans les différentes situations observées. Comme exposé plus haut, nous avons pu observer que ces interactions ne se limitent pas à la rencontre de phénomènes normatifs distincts (par exemple de normes étatiques et de pratiques culturelles), mais comprennent également la coexistence de toute une série de représentations des acteurs qui entretiennent des rapports antagoniques ou, en tout cas concurrents, au sujet même de la scène de justice à laquelle ils participent.

La diversité culturelle et les conflits de normes « classiques » Une figure exceptionnelle dans l’analyse des interactions judiciarisées

Historiquement, le développement du pluralisme juridique dans le champ de l’anthropologie juridique a permis de décrire et d’analyser des situations où coexistent différents ordres normatifs. S.E. Merry, et d’autres après elle, ont remarquablement retracé l’histoire et les orientations données à ce concept par différentes traditions et générations de chercheurs en anthropologie (Merry 1988 ; Von Benda-Beckmann 2002). On retiendra que parmi ces approches, celles qui empruntent à un cadre structuro-fonctionnaliste – mais c’est également vrai pour les travaux qui ont une dimension herméneutique – sont particulièrement adaptées pour l’analyse des conflits de normes et de valeurs explicites (Renteln 2004 ; Foblets et al. 2010), comme ceux qui caractérisent souvent les contextes coloniaux et postcoloniaux constitués de rapports de pouvoir asymétriques.

De tels conflits explicites entre des normes ou des valeurs qui relèveraient d’ordres différents – précipités un peu malgré eux dans une unique catégorie juridique qui perd dès lors toute spécificité analytique (Merry 1988 : 878 ; Tamanaha 1993 : 193 ; Dupret 2007 : 11 ; Good 2007 : 18) – se sont révélés très peu présents lors de nos observations ethnographiques dans les lieux de la justice familiale civile belge[9]. Seules trois affaires observées au tribunal de la jeunesse contenaient un argument de nature culturel explicite et formalisé (autre que relevant du droit international privé), tandis que dans les audiences en justice de paix, on ne retrouve qu’un cas dans lequel un conflit de normes est exposé par une partie. Très peu de demandes ou d’accusations explicitement culturelles ou impliquant la prise en considération de valeurs et de normes qui relèveraient d’un autre ordre que celui du droit étatique familial belge sont donc formulées devant les magistrats que nous avons pu observer dans les lieux d’audience de la justice familiale civile. On retrouve néanmoins les traces de grilles de lecture différentes dans les entretiens réalisés avec les familles et certains intervenants impliqués dans les conflits qui mettent alors plus facilement l’accent sur des différences de valeurs supposées entre les agents étatiques et les familles à composante migratoire qui comparaissent en justice.

Ainsi, lors d’un entretien avec un expert psychiatre qui propose des accompagnements de familles en contexte migratoire et une prise en charge dans la lignée de l’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan, un cas de conflit de normes, très explicite, nous est rapporté. Une mère congolaise soutenait que son enfant était un enfant sorcier, mais se refusait à en parler au juge du tribunal de la jeunesse par peur que ce dernier place l’enfant « sans la croire ». L’expert, sollicité en dehors de l’intervention judiciaire, ne s’est pas fait le porte-parole de l’interprétation de la mère, difficilement conciliable avec l’ordre juridique étatique, mais insiste néanmoins, dans la discussion de ce cas avec nous, sur la nécessité de mettre en place des processus de traduction interculturelle plus efficaces pour que puisse être mieux pris en compte le vécu des familles justiciables[10].

Si l’idée d’une telle traduction interculturelle est séduisante, on comprend toutefois assez aisément que le dispositif judiciaire contraignant qui s’impose d’une manière ou d’une autre aux justiciables puisse, dans certains cas, les restreindre dans l’expression libre et désintéressée de valeurs et de normes familiales (supposées) différentes de celles promues par le droit belge. L’expression du conflit dans l’arène judiciaire conduit à une décision sur laquelle les justiciables ont, par définition, peu de prise, et il peut leur être difficile de se réclamer de conceptions qu’ils se représentent comme différentes de celles du droit familial belge que performe d’une manière ou d’une autre le magistrat. La création de dispositifs permettant la meilleure expression de ces conceptions alternatives semble illusoire si elle ne prend pas en compte le contexte et les rapports de pouvoir dans lesquels elle s’insère.

La constance du processus de « lissage » des arguments relevant de cultures spécifiques ou de systèmes normatifs religieux est confirmée par un autre cas rapporté par une avocate de jeunes au coeur d’un dossier « d’aide à la jeunesse » à Bruxelles traité par le tribunal de la jeunesse. Le père, comparaissant seul, et visiblement démuni, avait tenté d’expliquer au magistrat qu’il ne pouvait pas « reprendre » ses enfants car son épouse lui avait jeté un sort et n’hésiterait pas à le tuer. Alors que la prégnance de ce registre d’interprétation était clairement attestée par l’assistante sociale chargée du dossier des enfants au sein du service de l’Aide à la jeunesse, le juge prononça une ordonnance dans laquelle il disqualifiait la croyance. En outre, il sermonna le père à l’audience, de manière infantilisante, le renvoyant à « ses croyances irrationnelles ». L’avocate désignée pour représenter les intérêts des enfants dans ce dossier nous confiait avoir été choquée par la violence avec laquelle un élément qui semblait bien « réel » pour les parties ne pouvait être intégré dans l’évaluation de la situation. Cela n’impliquait pas pour elle qu’il faille se prononcer sur la réalité des sortilèges, mais que la réalité de la peur du père soit, d’une manière ou d’une autre, prise en compte dans le raisonnement du juge pour évaluer les mesures à l’égard de l’enfant de manière réaliste et en fonction de son contexte de vie.

Malgré la pertinence des approches culturalistes lorsqu’il s’agit d’analyser des systèmes de valeurs et leur éventuelle articulation ou co-constitution, ces dernières paraissent peu opérationnelles pour saisir la manière dont la diversité culturelle – soit les différentes manières de concevoir le monde et les valeurs qui les sous-tendent – opère dans les audiences de la justice étatique qui sont avant tout marquées par une certaine distribution du pouvoir de décider. En effet, dans ces espaces où le pouvoir de décision du juge et la nature de ses décisions formalisent les échanges et imposent des codes de communication et de présentation de soi, la méconnaissance des conventions ou leur confrontation directe avec des normes ou des valeurs attachées à un autre ordre de référence peut entraîner de très fâcheuses conséquences (Bourdieu 1986 ; Conley et O’Barr 1990 ; Dupret 2006 ; D’hondt 2009).

Nos observations indiquent ainsi que le mouvement de privatisation et de déformalisation de la justice familiale évoquée dans l’introduction ne s’accompagne pas de l’expression décomplexée d’une pluralité de valeurs et de formes d’organisation familiale qui appartiendraient à la sphère privée et à l’intimité familiale. Au contraire, il tend à produire des scénarios et évaluations axiologiques assez typifiés[11]. Dans cette arène argumentative où les références à des règles explicites se réduisent et dans laquelle l’accord et l’égalité dans la poursuite d’un dialogue institutionnalisé deviennent structurants, l’invocation d’une valeur ou d’une demande qui ne s’aligne pas sur l’idéal délibératif implique, en tant que tel, une sorte de hors-jeu communicationnel.

Ces constats sont en ligne avec ceux du Collectif Onze, qui a mené des enquêtes de terrains dans les audiences aux affaires familiales de quatre tribunaux de grande instance français. Ces observations ont permis de mettre en évidence le fait que les justiciables des classes populaires manquent souvent des ressources nécessaires pour gagner l’attention des juges :

Leur situation professionnelle, leurs ressources économiques, leur méconnaissance des normes familiales et éducatives promues par les professionnels de la famille les placent d’emblée en position d’infériorité dans l’arène judiciaire.

Le Collectif Onze 2013 : 105

Par ailleurs, les statistiques générées sur plus de 120 heures d’audience (ibid. : 12) leur ont permis d’établir que non seulement les juges consacrent en moyenne moins de temps aux justiciables des classes populaires (ibid. : 56 et sqq.), mais que ceux-ci attendaient également plus longtemps pour avoir une décision (ibid. : 62 et sqq.). L’économie de moyens ainsi générée par l’institution judiciaire à l’égard des justiciables des classes populaires peut être exacerbée à l’encontre des justiciables issus de l’immigration : l’usage de catégories racialisantes est également « un moyen pour les juges de dire et de penser la distance qui sépare la justice des justiciables » (ibid. : 115).

En définitive, bien loin de favoriser l’expression d’une pluralité de valeurs, les idéaux délibératifs promus et incarnés par le droit et les procédures étatiques en matière familiale rendent pour le moins incongrue l’invocation sur la scène judiciaire d’une valeur dont le sens échapperait à ce système sophistiqué d’interprétation et de communication. Adopter une perspective qui cherche à identifier des ordres « juridiques » distincts et leur influence mutuelle paraît donc mal adapté à un contexte qui se caractérise par une distribution du pouvoir qui se joue dans la manière même de formuler et d’adosser des revendications et demandes en fonction du langage du droit officiel ou de la langue des professionnels qui le manient[12]. Les résultats obtenus à travers cet éclairage conceptuel apparaissent en définitive assez caricaturaux et peu significatifs dans notre matériau.

La nécessité d’appréhender le pluralisme juridique en fonction des données émergeant du terrain, dans lequel, comme nous l’avons souligné, les valeurs ou les conflits de valeurs ne sont que très rarement exprimés, nous conduit donc à envisager d’autres conceptions du pluralisme juridique, plus adaptées aux réalités du terrain et à l’analyse des interactions des scènes de la justice étatique pensée cette fois à partir de ses caractéristiques et des raisons diverses qui y drainent les justiciables en conflit.

La diversité culturelle et la justice familiale du quotidien Les logiques plurielles des représentations des acteurs de la justice familiale

Les développements précédents nous ont permis d’expliquer à quel point le script implicite structurant les audiences de justice familiale n’est pas propice à l’expression, et encore moins au traitement de potentiels conflits de valeurs en matière familiale. Ce constat est particulièrement apparent lorsque les audiences impliquent des familles à composante migratoire. De la même manière, et comme déjà exposé ci-dessus, le potentiel heuristique des perspectives qui conçoivent le pluralisme juridique au départ d’ordres ou d’ensemble culturels distincts apparaît relativement limité pour la compréhension des contextes judiciaires étatiques belges lorsque la place occupée par la diversité culturelle est questionnée. D’une part, les contraintes de la scène judiciaire et la répartition des ressources qui la caractérise n’encouragent absolument pas les parties à se lancer dans des explications de valeurs et normes familiales qui cadreraient mal avec le langage juridique des professionnels de la justice. D’autre part, le fait même d’invoquer la pertinence d’un autre « droit » que celui assurant sa légitimité au magistrat s’avère particulièrement risqué pour des parties qui tentent avant tout de diriger ou de contrer le pouvoir décisionnel du juge à propos de questions intimes et relationnelles.

Afin de rendre justice à la spécificité des observations recueillies dans les scènes judiciaires investies, nous cherchons donc à en rendre compte à partir d’une autre approche du pluralisme juridique. En effet, à côté des perspectives qui font appel au présupposé de l’existence de normes d’origine différente dans la conception du pluralisme juridique, d’autres travaux s’intéressent ou abordent le pluralisme juridique comme une situation sociale marquée par la diversité des représentations et des interprétations que suscitent l’élaboration ou l’application d’arguments qualifiés par les acteurs comme relevant du droit (Dupret 2007 : 11 ; Greenhouse 1989). Cette version du pluralisme juridique qui se décline de manière multiple s’est élaborée à partir des travaux que Sally Engle Merry a regroupés dans l’appellation de « New Legal Pluralism » et plus largement du mouvement des Legal Consciousness Studies.

Concept inséparable du renouveau, dans les années 1970, des théories du pluralisme juridique aux États-Unis, la « conscience juridique » est profondément liée à l’intérêt des sociologues et anthropologues pour l’expérience quotidienne de la justice étatique par les non-professionnels du droit. Particulièrement, S.E. Merry et C. Greenhouse ont ouvert de nouvelles perspectives de recherche sur le droit en privilégiant des terrains ultra-localisés au sein même de la société américaine, propres à révéler le droit tel qu’il se façonne au quotidien, dans la vie de tous les jours (Merry 1979, 1990 ; Greenhouse 1989 ; Greenhouse et al. 1994). Abordant le droit en tant que pratique sociale, leurs enquêtes ont pour objet « les pratiques concrètes de la vie quotidienne dans lesquelles les règles légales sont utilisées et perçues (ou non) comme des éléments constitutifs de la réalité » (Pélisse 2005). Ce sont ici les sujets – souvent démunis ou marginalisés – et leurs actions qui sont donc remis au centre de l’attention et envisagés comme acteurs du droit. C. Greenhouse concentre par ailleurs l’étude de ces pratiques quotidiennes au sein de structures institutionnelles et judiciaires mettant en oeuvre le droit officiel (Greenhouse et al. 1994).

Dans le cadre de ces travaux, le pluralisme juridique devient une manière d’approcher les différentes compréhensions et représentations du droit coexistant au sein d’espaces qui ne s’appréhendent pas nécessairement en termes d’ordres ou d’ensembles de valeurs distincts (Good 2007 : 19). Il s’agit dès lors, à partir d’enquêtes au sein d’un espace social – du tribunal à la société de manière plus générale – de dégager les différents usages et représentations du droit sans présupposer qu’ils découlent d’ensembles culturels préexistants et stables. Cette approche correspond à la fois à notre choix méthodologique de nous situer au sein d’espaces localisés dans lesquels la justice est façonnée de manière quotidienne et à notre objet de recherche qui interroge ce que la diversité culturelle fait à la justice. Ces affinités sont sous-tendues par le fait qu’il est impossible dans un paradigme interactionnel et critique de se saisir ou d’imaginer a priori des ensembles culturels stables qui prédétermineraient les interprétations des justiciables, par exemple en fonction de leur appartenance ethno-nationale.

Revenant donc vers les données recueillies sur nos terrains, nous allons ici les mobiliser dans cette perspective de recherche critique pour mieux comprendre la multiplicité des logiques et représentations du droit en distinguant dans notre analyse celles qui mettent en scène les représentations des parties de celles qui sont (trans)portées par les juges.

Ce que se séparer veut dire…

En nous penchant plus précisément sur les usages de la procédure en 223 par les justiciables, une multiplicité de représentations nous sont apparues dans les dialogues des parties présentes aux audiences. De manière générale, les discours des justiciables s’inscrivaient dans une approche nettement relationnelle, se référant bien plus à leur vécu et à leurs émotions qu’à des règles abstraites, comme pourraient le faire d’autres justiciables[13]. Parmi ces représentations plus « relationnelles » du droit et de la justice, nous avons été frappées par la fréquente récurrence de deux types d’attentes que les justiciables nourrissaient à l’égard du juge, de manière quelque peu inattendue. D’une part, les parties qui saisissent l’arène judiciaire peuvent la concevoir non pas comme un moyen d’obtenir une séparation légale, mais bien comme l’ultime recours pour tenter la réconciliation de leur couple en crise. D’autre part, la séparation qu’ils obtiendront le cas échéant peut représenter une alternative précieuse à une procédure en divorce qui consacrerait de manière définitive et officielle la dissolution du couple, et avec elle, celle de la famille.

Se « séparer » pour mieux se réconcilier ?

Dans nos affaires, nous avons donc d’abord été surprises de constater que, de manière fréquente, l’une des parties (et parfois les deux) indiquait clairement au juge de paix qu’elle ne désirait pas se séparer, contrairement à ce qu’indiquait leur requête et la base légale sur laquelle elles avaient mobilisé l’office du juge ; elles entendaient en réalité utiliser la procédure pour se ménager un temps de réflexion et tenter la réconciliation.

Plus d’un cinquième des demandeurs ont exprimé lors de l’audience avoir eu recours au juge de paix dans l’espoir de faire réagir le conjoint et prévenir une séparation. Le caractère parfois très explicite de la mobilisation de la procédure en 223 comme ultime tentative de réconciliation du couple donne de nombreuses indications sur les représentations que les justiciables se font du juge de paix : le juge de paix est à la fois le juge de proximité facile à mobiliser dans le cadre de problèmes domestiques, mais aussi une ressource puissante dans la gestion de la crise. Cette double casquette qui allie accessibilité et autorité en fait un auxiliaire particulier pour les familles en difficulté, et plus encore pour celles à composante migratoire. Ces familles sont d’ailleurs surreprésentées par rapport aux autres familles dans les scènes de justice que nous avons pu observer et constituent quatre cinquième de notre échantillon.

À ce propos, il est intéressant de souligner qu’il ressort de nos observations que ces figures plus relationnelles semblent effectivement susceptibles de recevoir des réponses relativement favorables dans le cadre des audiences en chambre du conseil du juge de paix. Un juge de paix a ainsi intégré une partie de ces perceptions des justiciables et les répercute puisqu’il nous dira lors d’une audience : « le mardi [jour habituellement réservé aux audiences en 223], je ne fais pas du droit. Le mardi, je ne suis pas un vrai juge ! ». Ce que le juge de paix signifie ici, c’est que dans les procédures en 223, peu importent finalement les questions de droit, ce que les usagers désirent, c’est être entendus et avoir une réponse rapide à leurs problèmes intimes. Cette plus ou moins grande réceptivité des juges de paix observés quant aux récits formulés dans un registre relationnel semble d’ailleurs contribuer, au moins en partie, à leur « succès » en termes de demandes introduites.

Cette mobilisation spécifique de l’office du juge peut être exprimée de façon très directe : au-delà de ménager un espace de réflexion au couple, il s’agit véritablement de produire un effet d’« électrochoc » sur le conjoint et de le faire réagir en conséquence. Le demandeur « utilise » alors la procédure pour « faire peur » à son conjoint, lui faire prendre conscience du risque imminent et bien réel de séparation qu’il encourt s’il ne prend pas ses responsabilités. À nouveau, c’est la figure du juge à la fois accessible, mais investi d’une autorité réelle qui amène les parties à mobiliser cette ressource comme dernier recours, dernière tentative avant la séparation. Mais c’est bien la réconciliation qui est attendue in fine pour plus d’un cinquième des demandeurs. Dans certains cas, cet espoir est d’ailleurs réalisé – du moins temporairement – et les conjoints reprennent la vie commune. La procédure est même parfois interrompue avant même que l’audience ait eu lieu, comme l’indique cet extrait :

Lettre d’un requérant au Juge de paix

Monsieur le Juge de paix,

Aucunes [sic] issues constructives, entre mon épouse et moi-même, n’étaient à envisager. Je me suis donc rendu en vos lieux afin d’introduire une requête pour une séparation. Cette action extrême a fait réagir mon épouse positivement. Depuis ce moment, les conversations ont évolué et la conciliation entre nous progresse à grand pas. Nous nous sommes tous deux remis en question.

Je voulais vous informer mon désir d’annuler cette requête.

Je pense que, dans cette vie, dite moderne et pleine de stress, nous ne sacrifions pas assez de temps pour nous.

Veuillez, je vous prie, Monsieur le Juge de paix, accepter toutes mes excuses pour ces désagréments.

M. Segers/Mme Cristobal (JP 17), couple belgo-espagnol[14]

Il arrive aussi régulièrement que les parties fassent appel au juge de paix lorsqu’elles sont confrontées à des problèmes de drogue ou d’alcool. Elles trouvent alors chez le juge de paix un relai pour les aider à gérer ces difficultés :

Avocate de Madame Wlodarska : il s’agit d’un problème d’alcool de Monsieur qui serait violent […] alors Madame ne souhaite pas divorcer, mais régler son problème d’alcool et lui faire un électrochoc avec une séparation devant le juge, en fait on voudrait une sorte de période d’essai et de réflexion pour voir si Monsieur souhaite sauver le couple ou pas… Madame elle veut le sauver !

Mme Wlodarska/M. Wlodarski (JP 13), couple polonais

Ainsi, cette première incursion dans les usages spécifiques de l’office du juge de paix permet d’illustrer le potentiel « relationnel » attaché, jusqu’il y a peu, aux procédures en 223 et la manière dont elles pouvaient se convertir en ressource dans des situations de crise où toute une série de facteurs peuvent intervenir : pas ou peu de famille, pas ou peu d’entourage, pas ou peu de moyens financiers, difficultés pour certaines femmes de se faire entendre par leur mari, manque de repères et difficultés à trouver de l’aide dans des situations de consommation de drogue ou d’alcool, etc.

C’est ce qui est exprimé en filigrane par cet avocat lors d’une audience devant le Juge de paix :

[…] de toute façon, la séparation n’est pas une bonne chose dans notre société individuelle et égoïste, et les voisins ne vont pas s’inquiéter de Monsieur. Si on était en Afrique on aurait la famille qui aide autour, mais là il est tout seul. Monsieur s’est lancé dans la folie de la consommation à laquelle la société nous oblige, il a acheté une maison, il a des cartes Visa et il se trouve maintenant en situation d’endettement […].
Mme Mvemba/M. Alves (JP 8)[15]

Si aucun des facteurs mentionnés plus haut n’est spécifiquement propre aux familles à composante migratoire, il apparaît cependant que ces dernières peuvent être plus facilement sujettes à une combinaison de complications qui rend le recours au juge plus crucial. Ainsi, au minimum quatre cinquième des affaires observées en justice de paix concernaient de manière certaine des familles à composante migratoire.

Par ailleurs, et comme annoncé plus haut, un autre type de récurrences dans nos observations vient confirmer l’importance de ces usages relationnels de la justice étatique belge, plus souvent développés par les familles à composante migratoire : le fait que celles-ci recourent plus massivement aux procédures en 223 devant le juge de paix en raison de leur réticence à envisager le divorce.

Se « séparer » pour ne jamais divorcer…

Lorsque l’on s’attache à comprendre plus complètement ce que la procédure en 223 auprès du juge de paix signifie pour ses usagers, une nouvelle récurrence apparaît, bien que dans des proportions moindres. En effet, dans un peu plus de 10 % des dossiers, une des parties avait clairement exprimé lors d’une audience qu’elle entamait la procédure en 223 parce qu’elle ne désirait pas divorcer.

Si cette observation peut sembler relativement évidente au vu de l’objectif poursuivi par le législateur qui a voulu éviter que l’action en divorce ne soit le seul recours en cas de mésentente du couple (Marchandise 2007 : 83), il n’en reste pas moins que les raisons de ce refus de divorcer peuvent être très diverses et expliquer, du moins en partie, pourquoi les familles à composante migratoire sont surreprésentées par rapport aux autres familles. Nous reviendrons sur l’interprétation de ce constat plus loin.

Premièrement donc, l’examen – même très bref – des raisons qui amènent une personne à ne pas vouloir demander le divorce (bien qu’elle vive parfois séparée de son conjoint depuis plusieurs années) nous montre à quel point les subjectivités façonnent le droit et les usages du droit et en font une matière plurielle. Dans cet autre extrait de l’affaire Fadali–El Chouk, on comprend que quelque chose de plus important se joue dans la question du divorce, sans que les raisons réelles de ce refus ne soient pourtant clairement explicitées :

JP : Bon, et vous ne voulez pas divorcer ? Parce que ça fait 3 ans que ça dure [votre séparation] …
Monsieur El Chouk (M.E.) : Non, la vérité c’est que moi j’essaie qu’on va s’arranger entre nous, je veux pas divorcer.
JP : Vous voulez vous réconcilier ?
M.E. : Oui, ou on va essayer de s’arranger comme ça, et moi je suis pas d’accord pour ça, je vais pas divorcer et jeter mes enfants comme ça !
JP : Non, mais ce n’est pas parce que vous divorcez que vous devez jeter vos enfants ! Vous restez leur père même si vous êtes séparé, là de toute façon vous êtes séparés, mais vous les voyez toujours, non ?
M.E. : Oui, mais je veux pas…
JP : [à l’avocat de Madame Fadali] Et Madame ?
Avocat de Mme Fadali : Madame elle ne veut pas divorcer non plus, bon et Monsieur non plus donc on continue…

Mme Fadali/M. El Chouk (JP 24), couple belgo-marocain

Ainsi l’on peut voir que la mutation supposée de la « culture » du divorce, que l’on décrit désormais comme le « divorce-faillite » ou le « divorce-éclair » (Renchon 2007 : 15) – qui ne serait que la simple expression d’un mouvement beaucoup plus large de libéralisation et de privatisation des rapports conjugaux et familiaux de nos sociétés occidentales (Renchon 2007 : 13) – ne trouve pas écho dans toutes les familles, et certainement pas dans toutes les familles issues de l’immigration. Que ce soit pour des raisons philosophiques, religieuses, voire même psychologiques ou autres (de nombreux demandeurs et demanderesses diront souvent que « c’est trop tôt » ou « trop prématuré » pour un divorce), on remarque que pour certains justiciables une famille institutionnalisée par le droit garde tout son sens. Encore une fois, les représentations du droit qui se déclinent sous des formes relationnelles peuvent prendre bien plus de sens pour le justiciable que celles qui se rapportent à un catalogue de règles bien déterminées.

Ce dernier aspect permet à notre sens d’illustrer la marge de manoeuvre façonnée par les justiciables dans leur usage de dispositifs de justice étatique : nombreux sont les couples pour qui le caractère irrémédiable du divorce est difficilement envisageable et qui recherchent néanmoins une protection et une forme juridique à leur séparation. À nouveau, une pluralité de situations peuvent prévaloir à de tels usages : lorsque les référents culturels ou religieux des justiciables condamnent le divorce, lorsque leurs ressources financières sont trop maigres pour s’« offrir un divorce » ou que leur capital social est insuffisant pour soutenir une procédure en divorce, etc. Dans de tels contextes, on peut plus aisément comprendre comment la justice de proximité qu’incarnait alors le juge de paix représentait – peut-être plus encore pour les familles à composante migratoire – la possibilité d’organiser une séparation plus ou moins viable sur le long terme et protégée par la loi.

Il nous est cependant apparu que cette marge de manoeuvre et ces usages sociaux du droit ne sont pas sans limites et peuvent régulièrement faire l’objet de confiscations dans lesquelles se rejoue l’imposition d’ordres légaux et étatiques – ou devrait-on dire de représentations du juge ? – sur des usagers issus de familles à composante migratoire et souvent réifiés comme « étrangers ».

Ce que juger veut dire…

Les attitudes et discours du juge sont également imprégnés de représentations multiples qui découlent souvent de leur vision singulière des principes et valeurs qu’ils attachent à la « Loi » et au droit de manière générale. Parmi ces représentations qui façonnent leur travail de décision et d’évaluation, celles liées au principe d’égalité et de liberté inscrites en creux des évolutions législatives récentes sur le droit de la famille apparaissent importantes dans notre matériau (Lecoyer et Simon 2015). Nous avons toutefois décidé d’approfondir celles qui s’articulent autour de la définition juridique de l’« étranger » car elles sont propres aux familles à composante migratoire et reposent, comme nous le verrons, sur un processus d’interprétation qui peut se révéler problématique. Ces représentations contribuent au même titre que celles abordées dans le point précédent à façonner une situation de pluralisme juridique dont nous cherchons à démêler les fils.

L’ensemble de nos observations nous a amenées à constater que la question du statut administratif est omniprésente. Ainsi, si l’on prend les affaires observées au sein des justices de paix, un tiers de celles-ci touchait à un moment ou à un autre à une difficulté familiale liée à un statut administratif précaire. Quant aux observations auprès du tribunal de la jeunesse, deux cinquièmes des cas d’études analysés abordaient ces mêmes difficultés. Cette tendance a déjà été largement documentée dans la littérature ( Wray 2009 ; Truffin et Laperche 2011 ; Maskens 2013). Nous aimerions cependant ici revenir sur certains enjeux particuliers qui se donnent à voir dans le processus de la justice familiale. S’il n’est guère surprenant que les parties fassent usage de l’argument des papiers dans le cadre de la justice familiale, dans la mesure où il s’agit là d’une large part de leur vécu, au même titre que celui mobilisé dans d’autres affaires (adultère, violences…), il est plus frappant que le juge s’empare à son tour de la question administrative et en fasse un enjeu de la procédure.

Et pourtant, nous détectons dans les propos de certains juges auxquels la mise en oeuvre du renouveau égalitaire du droit de la famille moderne a été confiée une tendance à la surdétermination d’une figure morale négative empruntée au droit des étrangers. Cette surdétermination qui se joue tant à l’audience que dans les décisions réduit considérablement l’espace de liberté des couples et réintroduit subrepticement la bonne vieille conception de faute dans le cadrage factuel de l’évaluation juridique.

Dans le cas de la famille Berëzovski–Baranova, que nous avons suivi devant le tribunal de la jeunesse, le juge s’empare lui-même de la question administrative et en fait un facteur aggravant de la qualité d’une partie, en l’occurrence le père :

[…] [Monsieur] postule de son côté l’hébergement principal des trois enfants. […] [L’] examen psychologique ne révèle pas d’inquiétudes trop grandes pour les enfants, mais par contre un état psychologique parfois inquiétant de [Monsieur]. On rappellera par ailleurs que nonobstant plusieurs années en Belgique (dans un statut manifestement précaire), [Monsieur] ne parle toujours pas un mot de français, ne se prend nullement en charge et est toujours hébergé, avec ses deux enfants au [centre d’accueil]. Il affirme à présent vouloir obtenir la nationalité tchèque ( ?) et vouloir s’établir en République tchèque dès que ce sera chose faite. Le tribunal serait nettement plus rassuré si les enfants étaient confiés à Madame mais telle n’est pas sa demande.

M. Berëzoski/Mme Baranova (JJ 13), couple russe

La motivation du juge confère en réalité une connotation morale à la situation administrative du père et à ce qui apparaît comme un échec de son intégration au sein de la société belge (hébergement précaire, méconnaissance de la langue, défaut de situation régulière et démarches confuses pour obtenir une régularisation). Ces motifs sont en effet mobilisés « à charge » du père, le magistrat opérant ici un lien entre la manière dont le père mène son intégration en Belgique et la façon dont il assume sa paternité. Plus qu’une simple équation entre les deux, la motivation du juge va jusqu’à opérer une surdétermination de l’un sur l’autre : c’est donc en quelque sorte la qualité d’étranger mal intégré (droit des étrangers) qui prend le pas sur la qualité de père de Monsieur Berëzoski (droit de la famille). La régularisation du statut de séjour de la mère face à la situation administrative stagnante du père sera un nouvel argument à charge du père, qui sera non seulement privé de son droit d’hébergement, mais également expulsé et privé de son autorité parentale.

Cet extrait illustre le poids que peuvent revêtir les questions administratives indéfectiblement liées au vécu des familles à composante migratoire lorsque celles-ci s’immiscent dans le giron de la justice familiale et produisent du pluralisme juridique. Loin de mettre à distance la charge morale négative « légale » du « mauvais étranger » inscrite en creux dans le droit des étrangers, certains juges la naturalisent dans une figure factuelle qui devient alors la prémisse au déploiement de leur décision. La moralisation qui se dégage du droit des étrangers vient ainsi phagocyter la scène judiciaire familiale en empêchant le travail de distanciation qu’opère en principe le juge par rapport au répertoire moral. Ce mouvement est sans doute d’autant plus irrésistible que le magistrat peut lui-même facilement associer légalité et moralité dans le quotidien de son propre travail.

Le parti pris d’envisager ce débordement « moral » du droit des étrangers dans le temple égalitaire du droit et de la justice familial en recourant au concept de pluralisme juridique nous semble particulièrement bienvenu dans une société où la production normative se globalise autant qu’elle se multiplie. Le pluralisme juridique défini ici comme la coexistence de représentations et d’usages du droit au sein d’un même espace social – le tribunal – permet de mieux comprendre les malentendus qui y opèrent.

Conclusion

Pour conclure son article « Who’s Afraid of Legal Pluralism ? », F. von Benda-Beckman nous enjoint de nous poser la question suivante : « Où est-ce qu’on doit trouver, mieux même, chercher la loi et le pluralisme juridique ? » (Von Benda-Beckmann 2002 : 71, traduction libre). Nous avons ici décidé de poser notre observatoire dans l’arène de la justice familiale belge, et plus spécifiquement dans le prétoire du juge de paix et du juge de la jeunesse. Nous concentrant ainsi sur l’histoire judiciaire des familles en contexte migratoire, nous n’y avons trouvé que de rares manifestations de la coexistence ou confrontation de normes et valeurs issues d’ordres différents. Leur rareté nous a conduites à repositionner la focale de notre analyse. En effet, d’autres formes de manifestations – peut être plus discrètes ou plus insidieuses – nous sont également apparues : s’agissait-il là aussi de situations de pluralisme juridique ? Nous avons pris le parti de traiter ces manifestations particulières comme les phénomènes multiples d’un même concept analytique – le pluralisme juridique – dont il convenait de complexifier et redynamiser le contenu théorique en ligne avec le courant des Legal Consciousness Studies. Les constats que cette manière d’envisager le pluralisme juridique nous a permis de dégager se distribuent sur trois niveaux différents.

Premièrement, nous conclurons sur les résultats empiriques mis en lumière par cette perspective. Dans notre matériau, les familles à composante migratoire ne revendiquent que très rarement l’application de normes et valeurs « étrangères » au droit belge. Les conflits explicites de valeurs qui structurent le discours public au sujet des revendications supposées d’un ordre alternatif par les familles à composante migratoire ne nourrissent donc pas réellement les débats judiciaires ; au contraire, elles en sont presque absentes. Par contre, ressortent de ces observations des usages différents de ceux prévus par le droit officiel : la justice comme ressource pragmatique dans l’aménagement de situations difficiles et la saillance de la figure « légale-morale » du mauvais étranger qui s’insinue dans la construction des interactions et décisions. Enfin, ces constats affinent la compréhension du recours différencié de certaines procédures par les familles à composante migratoire. Si certains spécialistes de la justice familiale belge tablaient – et tablent toujours – sur une disparition des procédures en 223 du fait que le divorce est aujourd’hui rendu beaucoup plus facile (Degrave 2011 : 55), force est de constater que dans les faits, ce n’était pas le cas pour tous les cantons bruxellois avant que ces procédures soient confiées aux tribunaux de la famille. Ainsi, si l’on prend en compte le nombre total de demandes en 223 introduites sur cinq ans pour certains cantons de Bruxelles, on observe que les communes avec les populations étrangères les plus importantes occupent le haut du pavé, avec 1 397 demandes pour le canton de Molenbeek-Saint-Jean, 1 002 pour Jette et 641 pour le canton d’Anderlecht 1, contre 379 demandes à Uccle, 246 à Auderghem et 128 à Rhode-Saint-Genèse. L’analyse de ces données permet donc de constater une certaine corrélation entre le nombre de procédures introduites en 223 et le caractère plus ou moins multiculturel du canton ; on notera que le facteur socio-économique semble également influencer les tendances. Sans tirer de conclusions hâtives à propos de ces corrélations, la question reste cependant posée et mériterait d’être traitée plus systématiquement.

En second lieu et sur un plan plus théorique, nous espérons avoir démontré la pertinence de penser le pluralisme juridique comme la coexistence de représentations multiples du droit lorsqu’il s’agit d’interroger le recours à la justice étatique par une diversité d’acteurs. Et ce, d’autant plus que les approches culturalistes et fonctionnalistes du pluralisme juridique – qui ne peuvent pas prendre en compte la spécificité des interactions judiciaires et des jeux de pouvoir qui s’y nouent –  produisent de leur côté de sérieux effets déformants dans la mesure où elles dirigent le regard du chercheur sur des aspects qui peuvent certes être problématiques pour les juges qui y font face, mais qui semblent bien loin de constituer leur quotidien. Ce faisant, elles sont susceptibles de réitérer – sous une forme scientifique cette fois – une culturalisation excessive de conflits se situant pourtant à un autre niveau.

Enfin, cette discussion permet d’envisager les rapports entre anthropologues et juristes dans un dialogue dynamique et constructif. L’anthropologie ne peut offrir un éclairage sur les enjeux de la justice étatique que si elle accepte de prendre au sérieux la logique du droit, tout gardant une position décentrée pour identifier les « fractures » dans sa pratique quotidienne. L’élaboration d’outils de formation à destination des professionnels de la justice implique donc d’éviter certains écueils. Il nous semble notamment contreproductif d’alimenter l’idée que l’anthropologie permettrait d’identifier des ensembles culturels « cohérents » et stables en opposition aux valeurs du droit officiel. Au contraire, l’anthropologie doit contribuer à renforcer l’analyse et la conscience des magistrats de l’enchevêtrement de représentations et d’usages multiples du droit afin qu’ils se réapproprient les termes du débat judiciaire, sans se laisser dominer par des figures d’« altérité » qui suspendent leur travail d’appréciation et de nécessaire distanciation.