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Le droit des personnes en phase terminale de s’ôter elles-mêmes la vie demeure l’un des sujets politiques les plus controversés du monde contemporain. Au cours des deux dernières décennies, les activistes du droit de mourir ont réussi à obtenir la légalisation de la mort médicalement assistée en Belgique et au Luxembourg, ainsi qu’aux États-Unis – dans les États de l’Oregon, de Washington, du Montana, de la Californie et du Vermont –, tandis que l’euthanasie et le suicide assisté ont été légalisés aux Pays-Bas. Le suicide assisté est légal en Suisse depuis 1942 et il est même accessible aux gens n’ayant pas la citoyenneté suisse. Au Canada, la province de Québec vient d’instituer l’aide médicale à mourir tandis que la Cour suprême, après avoir abrogé en 2015 les lois canadiennes interdisant la mort assistée, a ordonné au Parlement de revoir la législation.

On considère souvent que la préoccupation politique pour la mort assistée – le fait de hâter médicalement la mort – est apparue en réaction aux technologies médicales qui ont le pouvoir de prolonger la vie, et elle est perçue comme relevant plus largement d’une nouvelle façon d’appréhender la mort née en même temps que les unités de soins palliatifs, dans les années 1970. Par exemple, Sharon Kaufman écrit :

La notion de progrès technologique en médecine a été fortement contestée ces dernières années par des mouvements citoyens aux États-Unis et ailleurs qui revendiquent le droit de « mourir dignement », c’est-à-dire qui plaident pour que le patient ait le droit de contrôler le processus de sa propre mort.

Kaufman 2000 : 78[1]

Shai Lavi a complexifié cette notion voulant que l’activisme du droit de mourir se soit constitué en réaction aux technologies médicales dans son histoire de la mort assistée, The Modern Art of Dying (Lavi 2005), en faisant remonter son apparition aux croyances médicales du XIXe siècle. Les tentatives de légaliser l’euthanasie remontent aux premières décennies du XXe siècle. En replaçant le droit de mourir dans un plus large contexte, Lavi avance que le droit de mourir, plutôt qu’une réaction contemporaine aux technologies biomédicales ou une réponse à l’émergence de la domination du médical sur toutes les sphères de la vie, est la manifestation d’un processus historique. Tandis que les mouvements pour le droit de mourir opposent souvent la mort prolongée à l’hôpital par un branchement sur des machines à la mort miséricordieuse et rapide dans le confort de son propre foyer, les deux sont les produits d’une même logique médicale qui cherche à maîtriser et contrôler le processus de la mort. En ce sens, le droit de mourir, en tant que préoccupation médico-juridique faisant l’objet de régulations et de politiques publiques, relève de la médicalisation de la mort et non d’une réaction à celle-ci.

L’approbation récente, par l’Assemblée nationale du Québec, de « l’aide médicale à mourir », en constitue un exemple. Pour partie, l’argument de l’Assemblée est qu’un tel traitement relève du domaine des prestations de soins de santé et qu’il tombe donc sous le coup de la juridiction provinciale et non fédérale. Pour cette raison, la loi promulguée le 5 juin 2014 fut intitulée Loi concernant les soins de fin de vie (Assemblée nationale du Québec 2014). Utilisant l’expression « aide médicale à mourir », cette loi considère l’euthanasie comme une forme de traitement médical et la place donc au même rang que d’autres possibilités telles que, selon les définitions des clauses générales, « les soins palliatifs », « les maisons de soins palliatifs » et la « sédation palliative continue ». La loi définit cette dernière comme :

[U]n soin offert dans le cadre des soins palliatifs consistant en l’administration de médicaments ou de substances à une personne en fin de vie dans le but de soulager ses souffrances en la rendant inconsciente, de façon continue, jusqu’à son décès.

Assemblée nationale du Québec 2014

Cette loi instaure une structure bureaucratique pour veiller à sa mise en oeuvre : une commission composée de médecins, de membres du milieu de l’éthique, d’infirmiers et d’infirmières, de juristes et de membres de la communauté, ayant tous des mandats à durée déterminée, nommée « Commission sur les soins de fin de vie ». Cette commission a pour mandat d’examiner toutes les questions relatives aux soins de fin de vie et de veiller à ce que soient appliquées les conditions spécifiques qu’exige l’aide médicale à mourir.

C’est cette médicalisation de la mort que critique Lavi (2005) dans The Modern Art of Dying – l’apparition de la mort assistée comme partie intégrante de la gouvernance et des politiques publiques contemporaines. Cela implique une transformation de la façon de mourir des êtres humains, qui elle-même fait partie d’une transformation de plus grande ampleur annonçant « le déclin de l’art et l’ascension de la technique dans le monde » (Lavi 2005 : 9). Lavi suit Heidegger dans sa façon de comprendre l’art qui est « connu pour sa capacité à rendre visible la plénitude d’une vie à travers un être en ce monde » (ibid.). Mourir, que l’on considérait autrefois comme un art « dans la mesure où à ce moment unique de la vie, l’intégralité du monde du mourant peut devenir présent » et qui, par conséquent, « révèle la plénitude du monde vécu », s’est transformé en objet technico-médical (Lavi 2005 : 9-10). Vu ainsi, le droit de mourir en tant que mouvement politique éminent de la fin du XXe et du début du XXIe siècle est symptomatique, à un niveau plus général, du « désenchantement du monde », dans lequel le contrôle et la maîtrise de la technique deviennent des fins plutôt que des moyens. L’analyse de Lavi s’inspire du célèbre essai de Heidegger, « La question de la technique », paru en 1958 en français dans ses Essais et conférences, où il évoquait la menace que représentait la technologie en ce qu’elle restreignait la liberté et limitait l’expérience humaine : « nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de liberté » (Heidegger 1993 [1958] : 10). Pour Lavi, la mort médicalement assistée est une technique servant à mettre un terme à la vie (voir, par exemple, les tristement célèbres machines de Jack Kevorkian, le « Thanatron » et le « Mercitron », ou celle de Philip Nitschke, la « Deliverance Machine ») et, en tant que telle, la mort assistée, intégrée au domaine élargi de la régulation des processus biologiques, devient « subordonnée au gouvernement de la technique. Sous le gouvernement de la technique, les êtres humains sont régis par le désir de maîtriser leur propre monde au nom de la maîtrise elle-même et elle seule » (Lavi 2005 : 169-170). Tandis que la plupart des technologies biomédicales sont orientées vers la conservation, l’entretien ou l’amélioration de la vie, la mort médicalement assistée est une intervention technologique qui promet de mettre un terme à la vie en occasionnant le moins possible de souffrance tout en laissant aux personnes le contrôle de ce processus.

Les mondes vécus paradoxaux des partisans du droit de mourir

Bien qu’ils soient importants, les arguments de Lavi ne prennent pas en compte les points de vue des activistes contemporains du droit de mourir. Dans le cadre d’une étude plus étendue de l’activisme du droit de mourir, nous avons examiné les mondes vécus des activistes ou des partisans canadiens du droit de mourir par le biais d’entrevues fouillées avec vingt personnes, celles-ci étant impliquées dans les tentatives de réforme juridique ou faisant partie d’associations pour le droit de mourir. À la suite de Harrington, nous entendons le monde vécu comme « la “réalité de sens commun”, que l’on tient pour acquise, du monde social tel qu’il est vécu par l’individu ordinaire » (Harrington 2006 : 341). Mais quelles sont les conceptions tenues pour acquises ou les expériences vécues qui peuvent inciter des individus à se vouer à lutter pour une telle cause ? Comment le droit de mourir, en tant que mouvement politique, a-t-il pris une telle importance à l’époque contemporaine ? En tant que sujets biopolitiques, les activistes prennent le parti d’une régulation de tous les aspects de la vie et de la mort. D’un autre côté, une analyse des mondes vécus des activistes du droit de mourir révèle des préoccupations proches de celles de Lavi. Une écoute attentive de leur voix permet d’affiner et de nuancer l’approche de ces divers aspects, contradictoires, à multiples facettes, de cette expérience. Bien que les activistes du droit de mourir s’expriment souvent en termes de technique biopolitique et d’adhésion à la biotechnique, leur façon de parler de la mort révèle également des préoccupations sous-jacentes plus proches des notions heideggériennes de « l’art » et une continuité avec la préoccupation plus ancienne de « l’art de mourir ».

Des tensions se laissent percevoir dans la façon dont les activistes du droit de mourir dissocient le processus de l’agonie de la mort elle-même. Au départ, les questions de signification et de sens de la mort étaient écartées. Lorsqu’elles étaient soulevées, beaucoup d’entre eux disaient simplement qu’ils n’avaient pas peur de la mort et qu’ils se souciaient uniquement du processus des derniers instants, rappelant le fameux mot de Woody Allen dans Dieu, Shakespeare et moi : « Bien que je n’aie pas peur de la mort, j’aimerais être ailleurs quand ça se produira » (Allen 2009 [1975] : 12). La mort est renvoyée à l’abstraction et objectivée en tant que propriété, dans la façon de considérer les individus comme des « possesseurs » et « maîtres » de morts pouvant être contrôlées et programmées dans le temps. Les activistes du droit de mourir posent également en principe un égo cartésien et rationnel et ils recourent en outre à la dichotomie entre l’esprit et le corps, ce qui les amène à distinguer la mort assistée du suicide (et à récuser le terme de « suicide assisté »). La « souffrance intolérable » du malade en phase terminale – même s’ils reconnaissent qu’elle est relative et propre à chaque individu – est dissociée des suicides « irrationnels ». Ainsi que nous l’a dit Steven, quadriplégique, membre du Parlement, qui a soumis un projet de loi de mise en oeuvre du suicide assisté au Canada :

Le terme de suicide est trop connoté. C’est pourquoi j’utilise le terme de mort médicalement assistée. Je ne parle pas d’adolescents au désespoir à cause d’une coupe de cheveux ratée ou de personnes faisant une dépression clinique.

Steven, 28 janvier 2015, Ottawa

Ou comme l’a évoqué Paul, un activiste qui aidait les gens à mettre un terme à leur vie dans « l’univers de l’euthanasie clandestine » des années 1990 :

Il y a aussi des dingues, vous savez. Je me souviens avoir passé tout une après-midi avec quelqu’un qui s’est avéré complètement dingue. Cette personne voyait tout cela comme un geste romantique. C’était une jeune femme qui souffrait de dépression… pas vraiment rationnelle. Et bien évidemment, dans ce genre de situation on refuse totalement [d’aider la personne], vous voyez. On garde le contact, mais on ne fait rien d’autre. On essaie de les orienter dans une certaine direction, simplement parce que c’est un être humain, et que c’est visiblement un être humain en détresse.

Paul, 9 février 2015, Ottawa

Tandis que les discussions au sujet de la souffrance sont problématiques, puisque que celle-ci est variable selon les individus, les discussions sur le droit de mourir, à un niveau organisationnel, tombent souvent dans des distinguos de politiques spécifiques basées sur des critères d’éligibilité bien déterminés. Par exemple, la plupart des activistes pensent que les mineurs ne devraient pas être autorisés à mettre un terme à leur vie. Seule la Belgique a totalement renoncé aux restrictions en fonction de l’âge et seuls les Pays-Bas autorisent la mort médicalement assistée aux mineurs âgés de 16 à 17 ans, sans consentement parental (McDonald-Gibson 2014). On débat également beaucoup des maladies éligibles et du stade auquel devraient être rendues ces maladies avant que l’individu puisse avoir accès à la mort assistée. Pendant ce temps, les maladies mentales sont classées dans une autre catégorie ; elles sont problématiques si le désir d’une personne de mettre fin à sa vie résulte d’une idéation du suicide, elle-même étant un symptôme par essence de la maladie. Si les critères se limitent aux phases terminales d’une maladie, sur quelle base les définir ? On pourrait déterminer comme critère moins de six mois à vivre par exemple, mais les diagnostics médicaux peuvent rarement atteindre une telle précision et les médecins sont réticents à établir de tels pronostics, même si l’on peut ironiser sur le fait que « nous sommes tous en phase terminale ». Ces expériences se déroulant en continuité, le contour des lignes d’éligibilité sera inévitablement arbitraire. C’est souvent autour de ces préoccupations que tournent les discussions.

Les activistes du droit de mourir que nous avons interrogés reconnaissent qu’il n’y a pas de solution claire à ces problèmes et tous ont exprimé, à des degrés variables, une certaine ambivalence à leur propos. Même lorsqu’ils discutent de ce qui motive leur activisme, ils ont souvent recours à des exemples que la législation potentielle n’envisage pas. Par exemple, nombre d’entre eux mentionnent la démence comme déclencheur de leur motivation à devenir activistes du droit de mourir. Mais la démence suscite de nombreuses controverses d’un point de vue politique, car elle exige que, par des directives anticipées, un individu prescrive les soins médicaux qu’il désire lui être administrés à l’avenir (y compris la façon dont il souhaite mourir) avant de perdre ses facultés mentales. Cependant, les directives anticipées ne sont généralement pas prises en compte dans les clauses du droit de mourir. Même lorsque l’on en tient compte, comme aux Pays-Bas, elles sont rarement appliquées. Comme le concluait une étude : « les directives anticipées pour l’euthanasie ne sont jamais suivies aux Pays-Bas dans le cas des gens présentant une démence au stade avancé » (De Boer et al. 2011). Lorsque, dans de rares cas, les directives anticipées ont été suivies, cela a provoqué des tollés (Euthanasia s.d. ; Mail Online 2011 ; Radio Netherlands Worldwide s.d.). Même l’organisme Dying with Dignity Canada mentionne qu’il s’agit d’une « question extrêmement ardue », le co-président de son comité-conseil médical déclarant « qu’à partir du moment où cette personne ne peut plus prendre de décisions elle-même, on ne peut plus avoir la certitude que c’est bien ce qu’elle veut » (Dying with Dignity Canada s.d.). C’est également ce qui caractérise le cas de Steven, député qui a proposé un projet de loi pour le droit de mourir au Canada, mentionné plus haut ; il est devenu activiste du droit de mourir à la suite de sa propre expérience de quadriplégique. Mais la quadriplégie ne fait pas partie des conditions éligibles pour le suicide assisté selon la législation actuelle, sauf dans des cas extrêmement controversés, en Suisse.

Comment résoudre cette contradiction fondamentale ? Pourquoi se battre pour une cause dans laquelle la victoire ne serait pas nécessairement remportée sur le problème ayant incité la personne à se battre pour cette cause ? Cela signale un autre paradoxe fondamental identifié par Lavi au sujet du droit de mourir. En retraçant l’histoire de l’euthanasie, Lavi a constaté que ce problème était englobé dans la technique médicale de la sédation palliative, c’est-à-dire l’administration de remèdes antidouleur (comme les perfusions de morphine) à des doses tellement fortes qu’elles peuvent entraîner la mort. L’administration de doses létales par le biais de la sédation palliative n’est considérée ni comme un problème ni comme une pratique controversée (parmi les fervents activistes anti-euthanasie, nombreux sont ceux qui ne s’y opposent pas) puisque, même si la mort en résulte, l’intention n’est pas de causer la mort mais de remédier à la douleur. Lavi évoque aussi les « meurtres compassionnels » lors desquels des personnes tuent un membre souffrant de leur famille pour abréger son agonie. Il montre que ces personnes sont rarement traduites en justice et lorsqu’elles le sont, les condamnations sont rares, et lorsque de telles condamnations sont prononcées, les sentences sont clémentes.

Autrement dit, la question du droit de mourir en tant que problème politique majeur peut être replacée dans le contexte d’un puzzle ethnographique plus large. Lorsqu’il est légal, ceux qui à l’origine avaient demandé la mort assistée ne choisissent pas forcément de mourir ainsi (Norwood 2009). Les partisans du droit de mourir mettent souvent de l’avant la relative rareté de cette pratique lorsqu’ils revendiquent ce droit. D’un autre côté, là où de telles pratiques sont illégales, à l’instar des « meurtres compassionnels », elles aboutissent rarement à des procès, des condamnations ou des peines de prison. Par exemple, un an après que Sue Rodriguez ait vu sa requête rejetée par la Cour suprême du Canada, elle s’est enlevée la vie avec l’aide d’un médecin anonyme et en présence d’un membre du Parlement qui la soutenait. En outre, régulièrement, des médecins admettent avoir intentionnellement hâté la mort de patients en phase terminale sans avoir suscité de grande indignation publique. Une étude du New England Journal of Medicine Study (Meier et al. 1998) rapportait que 16 % des médecins ayant reçu des demandes de suicide assisté rédigeaient des ordonnances pour hâter la mort des patients, tandis que 4,7 % d’entre eux admettaient avoir administré des injections létales sur demande. Les procureurs signalent que ces procès ne suscitent pas l’intérêt du public. Au Royaume-Uni, pour le directeur de publication des nouvelles lignes directrices du Ministère public à ce sujet, il n’était pas possible de poursuivre quelqu’un en justice si la victime avait des intentions claires et si le motif du suspect était la compassion (Director of Public Prosecutions 2014). En l’espace d’une année, 44 cas ont été rapportés et aucun n’a été traduit en justice (Winette et Beckford 2011). En d’autres termes, il y a quelque chose de singulier dans les interminables débats politiques portant sur le droit de mourir. Contrairement à d’autres questions sociales sujettes à controverse, seuls de très rares individus sont directement impliqués en pratique. C’est pourquoi nous pensons que les discussions et les débats sur le droit de mourir doivent refléter des préoccupations phénoménologiques plus larges au sujet de la mort et du fait de mourir.

Phénoménologie, droit de mourir et être vers la mort

Nous partons d’un point de vue phénoménologique pour discerner la manière avec laquelle les activistes du droit de mourir s’efforcent de donner un sens à la mort et au fait de mourir. La mort comme finitude irrévocable nous fournit la toile de fond sur laquelle nous situons les expériences et en tirons un sens. Cependant, il est paradoxal d’envisager la mort comme sujet phénoménologique. Ainsi que l’écrivait Simon Critchley, « il ne peut y avoir de phénoménologie de la mort », puisque la mort est « insaisissable et qu’elle dépasse à la fois l’intentionnalité et les structures corrélatives de la phénoménologie » (Critchley 1997 : 26). Il poursuivait en disant que « la mort résiste radicalement à l’ordre de la représentation » (ibid.). Bien que l’anthropologie phénoménologique ait en grande partie éludé la mort, celle-ci est au coeur de la pensée phénoménologique. En s’attaquant à la question du « comment les êtres humains comprennent la mort et y réagissent », la pensée phénoménologique prend au sérieux la maxime de Socrate selon laquelle « philosopher, c’est apprendre à mourir » (Das 2008 : 31). Être et temps (Heidegger 1986 [1927]) situe le problème de la temporalité comme le problème de la mort. Les êtres humains existent dans le temps et c’est pourquoi nos existences ont une fin. La mort est liée au problème de l’être, puisque vivre c’est mourir et que l’être prend fin avec la mort. Même ainsi, la mort est souvent masquée par un aveuglement, à savoir la croyance en une existence continue après la mort. Cette ligne de pensée se noue à d’autres questions relatives au déni de la mort dans le monde contemporain, dans lequel nos propres morts deviennent inimaginables. Dans ce passage célèbre, Freud disait :

Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité.

Freud 1915 : 19

Le concept de l’être vers la mort de Heidegger renvoie à la manière pour les individus d’accepter, plutôt que de nier, leur mortalité et leur finitude. L’être vers la mort embrasse la mort comme horizon structurant et limitatif de l’existence de l’individu. Ainsi que l’écrivait Heidegger :

La projection existentiale d’un propre être vers la mort doit donc mettre en évidence les moments qui constituent un tel être en tant qu’entendre la mort, au sens d’être en rapport avec la possibilité caractérisée sans la fuir, ni la dissimuler.

Heidegger 1986 [1927] : 315

La liberté réside dans l’affirmation fondamentale de la finitude, dans l’acceptation de ce que Derrida appelait « le don de la mort » (Derrida 1999). Être vers la mort est un mode de vie – une orientation particulière vers la vie dans laquelle la conscience de la mortalité imminente imprègne le présent, sans être morbide pour autant. C’est un élargissement de la perspective individuelle qui envahit la vie quotidienne (Hoy 2006) et fait porter l’attention sur le caractère irréductible de l’expérience vécue. Considéré ainsi, l’être vers la mort est lié au Dasein, compris comme le trait distinctif de l’existence humaine (Hoy 2006). Le Dasein renvoie à l’aptitude unique des êtres humains de se penser eux-mêmes et leur propre existence au sein du monde. La mort, en tant qu’inexistence, marque l’impossible point final, toujours fuyant, du Dasein. Le Dasein peut prendre deux orientations devant la mort : l’affronter ou la fuir. Être vers la mort signifie s’orienter vers la mort et lui faire face, et cela est lié ainsi à ce que Heidegger appelle l’authentique compréhension de soi-même (Wrathall 2006). Le soi authentique :

[N]’est pas une « entité » ou quelque sorte de contenu positif, mais plutôt la conscience que l’être en tant que « possibilité » renferme une dimension négative qui est l’absolue « impossibilité » dans la mort.

Hatab 2015 : 26

La mort en tant que « possibilité de l’impossibilité » est la condition nécessaire de l’être authentique (Levinas 1983 : 92). Carman, par conséquent, distingue la mort du décès  ; la mort est l’extinction des possibles, tandis que le décès est la fin biographique d’une vie qui peut se comprendre comme un tout (Dreyfus 2005).

Pour en arriver à ce processus, il faut faire une distinction fondamentale entre l’anticipation (Vorlaufen) et l’attente (Erwarten). L’attente de la mort provoque un souci morbide et une obsession maladive, tandis que l’anticipation implique l’acceptation active de la mort en tant que point final nécessaire de l’existence biologique. Être vers la mort exige une anticipation, dans le présent, de la possibilité de l’impossibilité dans la mort. Pour revenir à ce que signifie être vers la mort, l’authenticité s’y conçoit comme une « détermination à l’avance » vers la mort. Être vers la mort

[E]st le type de relation authentique avec la mort qui ne se dérobe pas à la mort ou la reporte à un présent futur, mais ouvre le Dasein à la projection de la possibilité future la plus radicale et la plus extrême de détermination du présent lui-même.

Gosetti-Ferencei 2014 : 55

En affrontant une mort aussi inconnaissable qu’elle est en même temps inévitable, on vit de manière authentique. Le Dasein authentique « vit résolument, logiquement, dans une “joie grave” qui exprime par chacune de ses actions le sentiment de son être-vers-la-fin » (Guignon 1983 : 135). Cela se place à la suite des travaux de Hegel, qui considérait l’acceptation volontaire de la mort comme un moyen nécessaire pour parvenir à la connaissance de soi (Kojève 1973 : 124).

Dans la pensée phénoménologique, la mort est une aporie qui se profile au-devant de nous comme un seuil mais que l’on ne peut jamais posséder, comprendre ni maîtriser. Si la mort est singulière, on ne peut en faire l’expérience par l’intermédiaire de la mort des autres, et cependant on ne peut faire l’expérience de la mort que par la mort des autres. Jean-Luc Nancy écrit : « On décède communément, tandis que je meurs seul. Si rien de la mort n’est partagé, tout reste autour d’elle dans l’extériorité » (Nancy 2007 : paragr. 29)[2]. Une personne qui meurt cesse d’exister physiquement, tandis que le témoin de cette mort continue de vivre, n’ayant perdu que le contact physique avec cette personne (Hoy 2006). Tandis que Derrida reformulait la question de Heidegger – « Ma mort est-elle possible ? » (Derrida 1996 : 2), Emmanuel Levinas écrivait que :

La mort de l’autre homme me met en cause et en question comme si, de cette mort invisible à l’autre et qui s’y expose, je devenais […] le complice  ; et comme si […] j’avais à répondre de cette mort de l’autre, et à ne pas laisser autrui seul à sa solitude mortelle. […] c’est dans cette mise en question qu’autrui est prochain.

Levinas 1984 : 48-49

La tradition phénoménologique à laquelle est associé Levinas développe une version éthique de la relation entre le soi et les autres. Pour Iain Thomson, le soi authentique « atteint sa plénitude en s’emparant de son “sort” et il contribue par là à donner forme à la destinée commune » (Thomson 2009 : 35). Pour Levinas, nous avons l’active responsabilité de prendre soin des vies de ceux qui nous entourent. L’autre n’est pas simplement un autre « je » compréhensible par analogie avec moi-même, mais plutôt un individu entièrement séparé de moi. En rompant radicalement notre relation aux autres, la mort implique un travail de deuil et un processus de chagrin, mais aussi une compréhension de cette séparation (Pelluchon 2008).

Cette approche de la mort indique que nous sommes en relation avec quelque chose qui est absolument autre, quelque chose portant l’altérité, non pas comme une détermination provisoire, que nous pouvons assimiler par la jouissance, mais quelque chose dont l’existence même est faite d’altérité.

Levinas 1983 : 63

Être confronté à la mort des autres

Presque tous les activistes que nous avons interrogés nous ont dit que leur activisme a pour origine la mort ou la maladie grave de proches. Tammy, la plus jeune participante à notre étude, étudiante de premier cycle en sciences biomédicales au début de la vingtaine, s’est intéressée à cette question lorsque sa grand-mère a été atteinte de la maladie d’Alzheimer.

Quand on pense à quelqu’un qui meurt, on éprouve de la tristesse. Mais quand on le vit vraiment, c’est bien plus que cela. Il y a les sentiments de la personne qui meurt, il y a les sentiments des proches… Cela change notre façon de voir la mort et la façon dont ils la voient aussi – et la façon dont on les voit en tant que mourants.

Tammy, 19 janvier 2015, Ottawa

Bien que Tammy reconnaisse que sa grand-mère ne semble pas souffrir, voire même qu’elle paraisse assez heureuse, du fait qu’elle ne se rend pas du tout compte qu’elle est malade, Tammy est confrontée à distance à la réalité d’une maladie dégénérative. Mais bien qu’elle en soit distante, la réalité de la mort se rapproche d’elle bien davantage que de sa parente souffrante, dont la maladie attaque la conscience. Cette reconnaissance de l’altérité dans le processus de la mort de sa grand-mère a amené Tammy à conceptualiser l’idée d’une mort abstraite et idéalisée, sa propre mort, de même que celle de ceux qui l’entourent. Lorsqu’elle parle du droit de mourir, elle revisite la démence de sa grand-mère et dit : « Je détesterais être dans cette situation et ne même pas pouvoir aller aux toilettes toute seule »[3]. Il ne s’agit pas là d’un désir de voir sa grand-mère mourir ; Tammy se met à la place de l’autre et de ce qu’elle vit, et soutient qu’elle n’aimerait pas vivre dans de telles conditions, même si elle reconnaît que sa grand-mère peut ne pas ressentir la même chose.

Il en est de même pour Paul, âgé d’environ 85 ans, qui a commencé à s’impliquer dans l’activisme du droit de mourir en 1993. L’une de ses motivations était d’avoir été témoin de la mort « atroce » de son père. Il se souvenait avoir été tenté de « mettre un terme à sa détresse » en l’étouffant avec un oreiller. Ce cas est complexe, puisqu’il reconnaît ne pas avoir été en bons termes avec son père. Celui-ci, en outre, vivait loin de lui. Bien que son père ait fini par mourir « de son grand âge », il « était passé par deux années de démence sénile et divers problèmes de santé, et il souffrait ». Paul ajoute : « je n’aime pas voir les gens souffrir ». Paul accuse la femme de son père, avec laquelle il n’était pas en bons termes non plus, de n’avoir pas tenu compte de l’avis du médecin. Bien que celui-ci ait dit à Paul que la mort de son père « n’était plus qu’une question de temps » et qu’il devrait simplement prendre des médicaments « pour que cela soit moins pénible », Paul croyait que la femme de son père avait incité celui-ci à rechercher des traitements médicaux inutiles. Paul pensait que son père « refusait d’admettre qu’il se faisait vieux… Il insistait pour qu’on le guérisse, vous savez, qu’il aille mieux et tout irait bien ». Son père, âgé de quatre-vingts ans, souffrant de nombreux problèmes de santé, était aveuglé sur son sort, refusant d’admettre qu’il était mourant. Paul s’était senti impuissant devant cette mort interminable ponctuée d’interventions médicales qui ne faisaient que prolonger encore ses souffrances[4].

Même si seul l’individu mourant peut faire « l’expérience » de la mort, observer la mort d’un autre être humain peut nous amener à contempler l’inexorabilité de notre propre disparition. À la suite de cette expérience, l’éthos de Paul s’est enraciné dans la compréhension que l’on ne devrait pas lutter contre la mort. En réaction au refus de son père d’admettre l’imminence de sa mort, Paul s’est lancé dans un voyage de plusieurs décennies pour se confronter à sa propre mort future et apprendre à mourir. Ces réflexions l’ont amené à devenir activiste du droit de mourir. Il est fier d’avoir contribué à l’invention de la méthode de l’inhalation d’hélium au Canada – un moyen indolore « d’auto-délivrance », technique servant à mettre un terme à la vie qui contraste fortement avec ce qu’il critique, la technologie qui prolonge la vie à tout prix. Il est important de mentionner que Paul n’est pas devenu activiste parce qu’il n’était pas capable d’accéder au désir de mourir de son père. Même si le père de Paul avait pu avoir légalement accès au suicide assisté, il ne l’aurait pas choisi. Au contraire, Paul s’est impliqué dans l’activisme du droit de mourir du fait d’une contestation très consciente du refus de son père d’accepter sa mort et de lutter contre elle à tout prix. Paul avait perçu cela comme une souffrance inutile qui aurait pu être évitée. Cela est vrai aussi pour Tammy. Comme nous l’avons montré, ce sont de tels paradoxes qui sont au coeur du mouvement du droit de mourir. Afin de comprendre la relation entre l’activisme de Paul et la mort de son père, il nous faut réfléchir à la séparation entre la mort des autres (la mort douloureuse du père de Paul, branché sur des machines et subissant des interventions biomédicales inutiles qui n’ont fait que prolonger ses souffrances) et la mort de soi (une mort idéalisée, indolore et paisible, au moyen du suicide assisté).

Faire l’expérience de la mort des autres ne mène pas directement à l’activisme du droit de mourir. Mais faire l’expérience de la mort des autres a conduit les activistes avec qui nous avons discuté à réfléchir au sens de la mort et de l’agonie, et à songer plus profondément à leur propre destinée en tant que mortels. Gerald, au milieu de la soixantaine, est un médecin de famille qui fait partie du comité-conseil de Dying with Dignity. Son travail l’amène à procurer des soins palliatifs. Mais Gerald fait toutefois remarquer que « pour certaines personnes, les meilleurs soins palliatifs n’étaient pas suffisants ». Ses opinions au sujet de la mort assistée se sont lentement modifiées au fil des ans, devant la mort douloureuse de certains patients. Il donne l’exemple de l’un d’eux, qui souffrait d’une sclérose latérale amyotrophique (ou maladie de Charcot), pour lequel il avait « opté pour des intubations complètes, endotrachéale, trachéostomie, qui l’empêchaient de parler » ; par conséquent, « sa mort fut prolongée dans un établissement… ce fut vraiment très dur pour lui, et pour moi de le regarder, et pour sa pauvre femme ». Il oppose cette expérience à celle d’un autre patient, Jim, qui souffrait de cette même maladie. Après avoir opté pour une sonde d’alimentation deux ans après le diagnostic, Gerald dit que Jim lui avait imposé des limites : « il m’avait toujours dit très clairement qu’il y aurait un point au-delà duquel… qu’il n’irait pas au-delà d’un certain point et il voulait que, vous savez, que je l’aide [à mourir] à ce moment ». Son système respiratoire s’est affaibli, l’obligeant à porter un dispositif BiPAP[5] « pratiquement tout le temps ». Gerald se souvient avoir été appelé au domicile de Jim où :

Il était à peine capable d’écrire, vous voyez ? Ses mains étaient complètement atrophiées et… il disait, je ne peux pas me rappeler des mots exacts, quelque chose comme « fini » ou « je veux que ce soit fini – et je veux que ce soit ce soir ». Et je lui ai dit, « vous savez Jim, je sais, je veux vous aider, mais cela ne peut pas se faire ce soir. Je ne suis pas prêt pour ça ».

Gerald, 1er février 2015, Ottawa

Au lieu de cela, ils furent contraints d’attendre quelques jours et d’organiser une forme de mort acceptable sur le plan légal. Jim étant déjà sous morphine à cause des douleurs que provoquait sa maladie, Gerald suggéra d’augmenter simplement le dosage jusqu’à ce que Jim finisse par « s’endormir » et qu’ils puissent lui enlever le dispositif BiPAP. Ils prirent leur décision. Quelques jours plus tard, Gerald se rendit une nuit chez Jim et…

Toute sa famille était là. C’était comme une soirée chez quelqu’un. Tout le monde était assis en rond, à plaisanter avec Jim qui était là sur le divan, avec sa machine BiPAP qui lui insufflait de l’air… et c’était comme s’il regardait, vous savez, comme s’ils regardaient la télé. Et alors, nous avons simplement augmenté la dose. Il a fini par s’endormir. Nous lui avons enlevé le masque. Il est mort pendant la nuit, dans les bras de sa femme.

Gerald, 1er février 2015, Ottawa

Pour Gerald, il y avait de la beauté dans cette scène.

Je crois que j’ai rendu un service humanitaire à cet homme. Je crois que c’était… je l’ai fait avec amour. Et comme pour moi, dans cette maisonnée, il s’agissait d’amour. Cette nuit-là. Le lendemain matin. C’était… je crois que c’était… cette sorte de… chaleur de la relation que j’ai vue entre le mari et sa femme. Et comme elle le tenait, seulement sa façon de le tenir. Il était mort, mais dans ses bras. C’était… c’était beau.

Gerald, 1er février 2015, Ottawa

Bien qu’il établisse clairement que cette sédation palliative terminale – suivant l’argument de Lavi mentionné au début de cet article – ne soit pas une mort assistée au sens où l’entendent les partisans du mouvement, il la qualifie de « mort gratifiante », celle-ci impliquant également une intervention biomédicale. Cela avait constitué « un véritable tournant » dans sa façon d’appréhender la mort.

Ce contraste entre ces expériences issues du traitement qu’il administrait à ses patients ayant des maladies dégénératives telles que la maladie de Charcot l’a amené à s’interroger sur la façon dont on devrait approcher la mort. Par un processus de réflexion au sujet de la mort des autres, il a commencé à songer à la façon dont il souhaiterait mourir et au fait qu’une mort idéale consisterait :

[À] ne pas être seul, mais entouré d’êtres chers, sans douleur, sans angoisse et en ayant pu songer à sa vie et après avoir ressenti que l’on a bien agi, que l’on a fait de son mieux pour être la meilleure personne que l’on pouvait être et que… que ce voyage est fini.

Gerald, 1er février 2015, Ottawa

De médecin, Gerald est devenu patient, son expérience de la mort des autres l’ayant obligé à réévaluer son propre processus de fin de vie (il passe dans son récit de la troisième à la deuxième personne), dans lequel il attache de l’importance à la possibilité de la mort en termes d’acceptation sereine et d’anticipation, en réfléchissant à la vie que l’on a vécue en tant qu’être comblé et accompli. Cette acceptation de la mort et de la vie vécue s’apparente à la notion d’être vers la mort.

Cependant, ce n’est pas seulement le fait d’être confronté à l’autre qui meurt ou d’affronter le fardeau des soins qui suscite l’activisme du droit de mourir. C’est une plongée plus profonde dans l’expérience et dans la rencontre avec d’autres personnes qui motive le dévouement à la cause de nombreux activistes. Par exemple, Sue était au début de la quarantaine lorsque son père apprit qu’il avait la maladie de Parkinson et la maladie d’Alzheimer. Ce diagnostic avait contraint ses parents à quitter la maison familiale pour s’installer dans un appartement plus près de chez Sue et de sa soeur. Bien que cela ne l’ait pas importunée, cet évènement bouleversait la vie de Sue. Depuis son adolescence, Sue avait une relation tendue avec son père, « empreinte de peur ». La distance émotionnelle qui s’était créée au bout de trente ans semblait incommensurable. Mais là, en plein dans sa maladie, il se produisit un important évènement. Il lui demanda de l’aider à prendre une douche.

Toute la famille avait disparu ! Ils s’étaient évaporés ! Et je lui ai dit : « D’accord, papa, je vais t’aider à prendre une douche »… Alors je suis allée dans la douche, j’ai aidé mon père à se laver… et il s’est produit quelque chose à ce moment. Je crois qu’il se passe quelque chose lorsqu’il y a une proximité physique. Quelque chose a changé pour papa et j’ai totalement ressenti son amour. Et ma relation avec mon père a totalement changé après ça.

Sue, 30 janvier 2015, Ottawa

Bien entendu, leurs anciennes tensions ne se sont pas volatilisées en une nuit, mais cette proximité physique avec le corps malade de son père a fait tomber les barrières entre eux. Elle lui a rendu visite plus souvent, l’a aidé à se laver – quoi qu’il lui fallût, elle était là pour l’aider. Cette intimité des corps a ouvert les yeux de Sue aux réalités de la diminution physique et de l’altération mentale. Sue s’est mise à participer au processus de mort de son père. De cette rencontre frontale avec la mort, les pensées de Sue se sont imprégnées de questions relatives à la qualité de la vie et à la présence. Bouddhiste pratiquante, elle croit que toute vie est précieuse, mais son expérience vécue remet cette croyance en question. Elle a constaté les effets des maladies d’Alzheimer et de Parkinson sur son père, et elle n’est « pas sûre que la vie avec la démence soit précieuse ». Elle a appris à être sensible au caractère précieux et précaire de la vie, en même temps qu’elle a pris le parti de la fin de vie assistée. Cela paraît contredire le mouvement anti-euthanasie, qui oppose le mouvement du droit de mourir à la haute estime en laquelle il tient le fait de prendre soin des autres. Cela complique également l’importance absolue que confère le mouvement du droit de mourir à l’autonomie individuelle, car il implique une relation avec les autres. L’aide médicale à mourir ne peut pas relever de l’autonomie absolue puisqu’elle implique que quelqu’un agisse au nom de quelqu’un d’autre.

En tant que médecin de famille, Gerald se sent une responsabilité personnelle et professionnelle envers les autres. Mais son sens de la responsabilité envers les autres est également ce qui motive des personnes comme Sue. Barbara, une travailleuse sociale retraitée dans la soixantaine, considère son implication dans le mouvement du droit de mourir comme une conséquence de son expérience vécue lors de la mort pénible de son mari, qui souffrait de démence. L’expérience de Barbara l’a amenée à conceptualiser une notion de responsabilité envers l’autre lors de notre propre mort. Barbara a vu son mari disparaître ; lui qui était autrefois un brillant universitaire en était arrivé au stade « où il ne savait plus qui il était ». Barbara devait constamment être sur le qui-vive de peur qu’il ne fasse courir un danger à lui-même ou leurs enfants. Ils ne pouvaient plus l’emmener aux concerts ou à l’église, et ils se sont progressivement isolés socialement. Finalement, elle fut obligée de le confier à un centre de soins car elle ne pouvait plus s’occuper de lui elle-même. Elle demanda au personnel de ne pas lui administrer d’antibiotiques au cas où il ferait une pneumonie ou une maladie du même genre. Cela n’était pas facile à expliquer au personnel soignant, mais Barbara savait que son mari « n’était pas un égoïste » et qu’il n’aurait jamais accepté de continuer d’être un fardeau, financier et émotionnel, pour ceux qui l’entouraient. Barbara croit que notre mort ne nous appartient pas, mais qu’au moment de mourir, il est important de montrer :

[C]omment cela se fait avec dignité, avec gravité. Et être capable de pardonner, s’il y a des choses à pardonner. Et être pardonné, s’il y a des choses qui doivent être pardonnées. Mais ainsi, ainsi montrer l’exemple jusqu’au bout de ce qu’est… de ce qu’est la vie.

Barbara, 3 février 2015, Ottawa

Montrer aux autres comment mourir, tel est le « fardeau de la technologie » que nous portons.

Authenticité et être vers la mort

Au centre de notre compréhension de la mort réside la nature paradoxale de cet inconnaissable inéluctable. Ou, comme l’exprime Leah, une infirmière dans la soixantaine activiste du droit de mourir : « il y a toute une foule de gens qui ne réalisent pas qu’ils vont mourir »[6]. D’après son expérience, la mort est un sujet de discussion quasiment tabou. Les partisans du droit de mourir posent un problème de ce point de vue, car ils lancent carrément des conversations où il est question de leur propre mort et ils s’efforcent d’amener les discussions sur la mort et la fin de vie dans l’espace public. Dans la section précédente, nous avons tenté de démontrer comment, au lieu de réfléchir à leur propre mort, les activistes réfléchissent à l’expérience de la mort et au processus de fin de vie des êtres chers. Lors de la mort de quelqu’un d’autre, il se crée un espace de transformation dans lequel pénètrent les activistes, avec une nouvelle orientation vers la mort que nous appellerons être vers la mort. Au-delà du simple fait d’admettre le caractère inévitable de la mort, ce mode d’être vers la mort implique une transformation plus profonde et plus sérieuse de la vie. À partir de cette relation d’anticipation de la mort, qui n’est pas morbide, les activistes accèdent à une nouvelle façon de vivre. Loin d’être macabre, « l’ouverture d’esprit devant une telle situation » permet aux activistes de se considérer comme « vivant plus pleinement ». Pour les activistes, le droit de mourir ne concerne pas tant la mort de l’individu ou la façon dont meurent les individus, que le sens de ce qu’est une « vie authentique ».

Tandis que les opposants à la mort assistée la définissent souvent comme une tentative d’échapper aux souffrances de la vie, les activistes la décrivent comme un moyen d’apprécier à sa juste valeur la plénitude de la vie. En fait, nombre d’entre eux ne souhaitent pas nécessairement acquérir ce droit pour eux-mêmes, mais soutiennent que sa reconnaissance en tant que possibilité à l’avenir serait un réconfort suffisant. Accepter la temporalité de l’existence confère un sens à la vie vécue et libère l’individu des expectatives morbides et de la crainte d’une mort inimaginable. Comme cela transparaît ci-dessous dans les propos de Karen au sujet des incertitudes que vivent les gens gravement malades devant la mort, c’est la question de la vie, et non de la mort, qui est au coeur de la lutte des activistes. Elle pense que les individus, lorsqu’ils sont confrontés à la mort, réagissent d’une ou deux manières. Pour certains,

[L]a vie est vraiment négative et difficile, et si on leur parle, ils disent : « Oh mon Dieu ! je ne peux pas croire que ça m’arrive à moi ! ». Et d’autres qui, quelle que soit leur condition, vous disent : « Ça alors ! Vous avez vu ce beau soleil ce matin ? »

Karen, 27 janvier 2015, Ottawa

Pour Karen, qui distingue les attentes négatives de l’anticipation positive, cette dernière est une façon de « vivre pleinement ». Elle développe ce point à partir de l’exemple d’une amie mourante :

Elle pouvait encore regarder par la fenêtre, même durant la dernière semaine, et elle disait : « Mince alors, il y en a des oiseaux ici ! » Et ainsi, du mieux qu’elle pouvait, elle vivait, alors qu’elle allait mourir dans la semaine.

Karen, 27 janvier 2015, Ottawa

Il existe un degré de séparation entre vivre et mourir – « mourir est le contraire de la façon dont on vit ces derniers [jours], quand on sait dans combien de temps la partie physique lâchera, c’est le contraire de vivre pleinement »[7]. Plutôt que de se résigner à la fatalité de la mort, affronter sa venue en exprimant la résolution de l’anticipation permet de continuer à « vivre jusqu’à ce qu’on meure ». Autrement, on est déjà mort – on ne peut qu’« agoniser jusqu’à ce qu’on soit mort ».

L’engagement de Karen dans l’activisme du droit de mourir inspire sa vie quotidienne : « c’est ce que je suis ».

Je trouve vraiment important que tous les éléments de ma vie soient cohérents. Je trouverais très difficile d’exercer mon activisme dans une cause en laquelle je ne croirais pas. Ces jours-ci, il m’est arrivé certaines expériences personnelles avec des mourants. Alors cela se voit dans mon autre travail bénévole, où il s’agit d’aider d’autres personnes dans leur voyage à travers le cancer. Je contribue à Dying with Dignity. Je suis active dans la coopérative funéraire d’Ottawa, un organisme à but non lucratif qui permet des funérailles abordables.

Karen, 27 janvier 2015, Ottawa

Mourir et vivre s’entremêlent. La vie quotidienne, que ce soit par le biais de son engagement ou dans son travail bénévole, est imprégnée de la présence et de l’inéluctabilité de la mort. Pour Karen, « afin d’accepter notre sort mortel, il nous faut évaluer notre propre vie ». Cette évaluation amène à comprendre « qu’être vivant est une opportunité de chaque jour, et même de chaque instant, de vivre ».

Cette « opportunité de vivre » qu’évoque Karen implique une séparation entre une vie statique, dépouillée (celle d’un être), souvent entretenue par des machines et des interventions médicales, et le fait de vivre activement cette vie (le fait d’être). Contestant la valeur abstraite que l’on attribue à la vie (en tant qu’existence au sens strict) à tel point que l’on doive se battre pour « la vie à tout prix », Steven, un député âgé de 42 ans, dit : « Je veux vivre la vie. La vie n’est qu’une forme de l’existence ». Ces mots sont lourds de sens pour Steven, quadriplégique depuis le début de la vingtaine après un accident de voiture qui a failli lui coûter la vie. Cet évènement l’a rendu sensible à l’hypocrisie qu’il détecte dans la société où « d’un côté on sauve les gens des catastrophes pour prolonger leur vie et de l’autre, on ne fournit pas à ces mêmes gens les moyens de vivre une vie digne et qui ait un sens ». Steven concilie son fervent activisme pour le droit de mourir avec sa position au Parlement canadien où il a eu recours à la possibilité, pour les députés, de rédiger des projets de loi pour en déposer plusieurs concernant la légalisation de la mort assistée. Bien qu’aucun n’ait été adopté, il les avait soumis avec la conviction qu’ils :

[F]eraient jaillir la lumière dans ces recoins sombres [en espérant] créer une situation dans laquelle les gens essaieront de vivre pleinement leur vie… pour en finir avec nos problèmes systémiques, qui sont des problèmes d’attitude. Les gens sont massivement dans le déni.

Steven, 28 janvier 2015, Ottawa

En exposant en pleine lumière des expériences souvent cachées, Steven espère mettre en évidence le fait que :

Dans certaines situations, même avec tous les moyens de l’univers, on ne peut rien améliorer. Et Sue Rodriguez en est l’exemple par excellence. Avec la maladie de Charcot, elle allait finir par finir, vous savez, se noyer dans ses propres mucosités. Et pour quoi ?

Steven, 28 janvier 2015, Ottawa

Pour Steven, la question est de savoir si oui ou non « les gens [sont] capables d’agir en fonction de toute la somme des expériences de leur vie ». Avec ce « pour quoi ? », il interroge le lien ténu entre la vie humaine sous sa forme générique et la vie humaine en tant qu’expériences distinctes et multiples des êtres au niveau individuel. « Les gens pleinement adultes, en se basant sur leurs expériences de vie, parviennent à répondre d’eux-mêmes autant qu’ils le peuvent ». Ainsi, au lieu de réifier des formes d’existences abstraites et réduites à l’essentiel, Steven situe la valeur de la vie dans le contexte de la fin de vie afin « d’accroître, en tant que société, nos possibilités de vivre bien jusqu’à ce que nous mourions ». Où, comme l’avait exprimé de manière si émouvante Gloria Taylor, principale plaignante dans le cas de la Cour Suprême :

Je vais mourir. Je ne le veux pas, mais je vais mourir ; c’est un fait. Je peux accepter la mort, parce que je reconnais qu’elle fait partie de la vie. Ce dont j’ai peur, c’est d’une mort qui nie ma vie au lieu de la conclure. Je ne veux pas mourir à petit feu, par petits bouts. Je ne veux pas dépérir, inconsciente, dans un lit d’hôpital. Je ne veux pas mourir détruite par la douleur. Il est très important pour moi que ma famille, et ma petite-fille en particulier, gardent pour derniers souvenirs de moi l’image de qui je suis vraiment – et non de quelqu’un à qui je ne peux pas m’identifier et que je n’ai aucun désir de devenir.

Taylor 2011 : 56

Gloria redoute de mourir sans avoir la possibilité de vivre bien jusqu’à la mort. Elle redoute que les dernières images de son agonie ne déforment les souvenirs qu’auront d’elle ses amis et les membres de sa famille. Au coeur du droit de mourir, bien mourir exprime quelque chose de plus que la mort sans douleur. Bien mourir, c’est vivre bien. À tel point que Gerald refuse les dichotomies entre la vie et la mort et qu’au lieu de cela, il visualise les deux en un continuum. C’est un processus dont les derniers jours, mois ou années procurent un temps pour raconter et tenter de donner un sens à la vie, un temps qui ne devrait pas être dépensé sans nécessité dans des hôpitaux ou des cabinets médicaux, mais plutôt s’écouler :

[A]u sein des familles, avec les êtres chers, pour faire face aux préoccupations spirituelles et sociologiques, vous savez, à propos du fait de mourir et de la vie qui se termine, pour examiner le passé, et sa propre histoire, et dire aux gens qu’on les aime.

Gerald, 1er février 2015, Ottawa

Ne pas perdre son temps en rendez-vous médicaux, ne pas lutter dans un combat perdu d’avance. Il est révélateur que ce soit un docteur en médecine comme Gerald qui résiste à la médicalisation de la fin de vie et qui rejette les interventions médicales superflues destinées à prolonger la vie à tout prix. Pour Gerald, accepter la vie avec sérénité se transmue en acceptation sereine de la mort. La mort, dit Paul :

[T]elle que je la conçois, n’est pas quelque chose dont je me sois jamais beaucoup soucié. Je sais que je vais finir par mourir… J’ai toujours considéré la mort comme l’une de ces choses qui arrivent – comme une partie de la vie.

Paul, 9 février 2015, Ottawa

Dans une veine similaire, Barbara se considère elle-même comme un individu ayant toujours vécu « avec la conscience que l’on meurt à la fin »[8].

« Vivre en étant conscient que l’on meurt à la fin » permet de relier les partisans du droit de mourir à une plus large conception de la communauté. En ce sens, bien que l’activisme du droit de mourir se fonde sur la primauté des droits individuels, le lien aux autres est également important. Dans le cas de Sue, sa lutte au moment de la mort de son père nous a donné un aperçu de la fragilité de ce bien précieux qu’est la vie et de l’importance de la communauté. Sue croit que, en tant qu’humains, nous « vivons en communauté », nécessairement, et qu’il est de notre responsabilité d’être présents et d’être des témoins au sein de cette communauté. Cette responsabilité trouve une résonance dans le fait de « parler de la mort [parce que] la mort est importante dans la façon dont nous vivons et dans la valeur que nous accordons à la vie ». Elle évoque l’histoire de son père pour illustrer cela. Son père avait toujours été plutôt actif dans la communauté. « Il était très présent au monde, actif et sociable ». Mais lorsque les maladies de Parkinson et d’Alzheimer ont commencé à peser sur ses capacités mentales et physiques, son aptitude à exister au sein de sa communauté s’est détériorée lentement, jusqu’au point où les soins de longue durée ont fini par l’en couper totalement. Le retrait de son père d’une existence active au sein de sa communauté a profondément affecté Sue et l’a amenée à nouer une relation plus profonde avec ce qui l’entoure. Sue commence toutes ses journées en se demandant comment être un membre productif de sa communauté. Elle croit qu’avec la médicalisation de la mort, on ne prête pas suffisamment attention à l’importance de cette connexion et à la présence des autres. Pour Sue :

La fin de la vie, ce n’est pas qu’une question de soins médicaux, il s’agit aussi de ces connexions à la famille. C’est spirituel, que l’on ait une pratique spirituelle ou non. C’est une conversation avec soi-même.

Sue, 30 janvier 2015, Ottawa

Cette conversation avec elle-même l’a amenée à approcher la mort de telle façon que « si je ne peux pas encourager et soutenir… mes amis et ma famille et les gens que j’aime, alors je ne veux pas être là ».

Conclusion

L’idée que l’on ne peut « vivre bien » que lorsqu’on a un semblant de contrôle sur sa façon de mourir est importante pour les activistes du droit de mourir. Ainsi que l’a écrit, il y a plus de deux décennies, la philosophe Nguyen Anh Tuan :

C’est dans l’anticipation résolue, dans l’euthanasie volontaire, que tous les éléments de l’être, du Dasein, se rassemblent. C’est par conséquent dans l’euthanasie volontaire que nous pouvons nous révéler dans notre véritable essence. Mais, encore bien plus que cela, c’est dans l’euthanasie volontaire que nous pouvons être libres, nous-mêmes et les autres, et joyeux.

Nguyen 1990 : 140

Cela nous ramène à la question par laquelle nous avions introduit cet article. Alors que la maîtrise des soins et le contrôle de la mort et de l’agonie constituent des éléments du pouvoir biomédical, Barbara croit que cette notion de « vivre bien jusqu’à ce que nous soyons morts » est également liée à ce que Mary-Jo DelVecchio Good a qualifié « d’étreinte biomédicale », cet enthousiasme devant les technologies biomédicales qui promettent d’allonger la vie (par des ventilateurs, des perfusions, etc.) et donnent de l’espoir (par le biais des traitements médicaux) (DelVecchio Good 2001). Tandis que, selon Barbara, la mort était autrefois l’apanage d’un Dieu omniscient, et la capacité des humains d’intervenir dans les derniers jours, mois et années de la vie d’une personne a évolué à un point tel qu’elle est à présent « entre nos mains ». La mort et la fin de vie sont devenues les sites techno-médicaux d’une médiation sur le corps chosifié, mécanisé.

Nous avons évolué, depuis le temps où nous ne pouvions absolument rien contrôler jusqu’au temps où nous pouvions avoir un tout petit peu de contrôle, et jusqu’à présent, où nous pouvons contrôler beaucoup de choses. Et quelques-uns d’entre nous disent « Non ! C’est trop ! On part dans la mauvaise direction ! »

Barbara, 3 mai 2015, Ottawa

C’est un étrange paradoxe. Comment le fait de conférer aux individus davantage de contrôle sur la mort et la fin de vie peut-il être considéré comme une réaction au fait d’avoir déjà « trop » de contrôle ? Le droit de mourir est en lui-même une intervention biomédicale mais il se présente comme une réponse naturelle et une réaction aux interventions. Si les interventions biomédicales se fondent sur le postulat de la vie à tout prix, la mort assistée est une intervention biomédicale qui rejette ce postulat. Si les activistes du droit de mourir contestent l’idée que les technologies biomédicales puissent prolonger indéfiniment la vie, ils adoptent les interventions biomédicales qui mettent un terme à la vie. Le faux espoir de la vie prolongée cède la place au véritable espoir de la mort indolore qui permet d’éviter ce qu’ils considèrent comme des souffrances inutiles. En réfléchissant à son idée du « trop de contrôle », Barbara admet : « Je n’ai rien planifié ». Le fait qu’elle n’ait rien planifié indique son attitude générale d’être vers la mort et agit comme une condamnation de l’insistance de la communauté médicale sur la vie – « la mort n’est pas une science, c’est un art »[9].

Dans les mondes vécus des partisans du droit de mourir, l’orientation « authentique » vers la mort et « l’anticipation résolue » permettent de prendre, en conscience, la décision de non seulement accepter, mais d’embrasser la mort, décision fondée sur le rejet des « faux espoirs » de l’étreinte biotechnologique et qui rejette les interventions biomédicales préservant la vie à tout prix. L’anthropologue Sharon Kaufman est celle qui a le mieux articulé cette idée en observant que :

Le prolongement de la vie, les technologies “héroïques”, sont entrées en collision avec l’incertitude que la médecine a de son rôle lorsqu’elle prolonge l’agonie et garde les morts en vie.

Kaufman 2005 : 326

C’est pourquoi les activistes du droit de mourir veulent réorienter la pratique médicale pour qu’elle se confronte à la mort. Une compréhension phénoménologique de l’activisme du droit de mourir contribue à clarifier la façon dont ses activistes envisagent la mort, et les concepts phénoménologiques peuvent nous aider à faire la lumière sur leur façon de voir le monde. Leah en donne un exemple lorsqu’elle s’exclame que beaucoup de gens ne comprennent pas ce qu’ils demandent en réalité, lorsqu’ils insistent pour que leur médecin fasse tout ce qu’il peut pour prolonger leur vie. Ils ne comprennent pas, sans doute, « qu’on peut garder un cadavre en vie », c’est-à-dire garder en vie quelqu’un de biologiquement vivant mais mort sous tous les autres aspects. Ces déclarations font écho à ce que disait Barbara lorsqu’elle qualifiait la technologie de fardeau.

Dans un écrit célèbre, Ariès a évoqué « la mort domptée », commune dans l’Antiquité et au Moyen-Âge qui acceptaient la mort comme étant « à la fois familière et proche, ne suscitant ni effroi ni stupeur » (Ariès 1974 : 13[10]), et pour laquelle la personne en fin de vie se préparait en compagnie de ses amis et de sa famille. La mort était acceptée calmement tout en étant un spectacle. Les morts idéalisées des activistes du droit de mourir révèlent une nostalgie de ces « morts domptées » qui trouvent souvent un écho dans les récits des morts assistées disséminés dans le public. Par exemple, Brittany Maynard, une Californienne dans la fin de la vingtaine, en Oregon, avait décidé de mettre un terme à sa vie par un suicide assisté, après qu’on lui ait diagnostiqué un cancer du cerveau en phase terminale. Plutôt que de lutter contre ce diagnostic, Brittany a refusé la chimiothérapie, les radiations ou autres traitements expérimentaux, et a déménagé au lieu de cela en un lieu où le suicide assisté était légal. Elle est morte dans sa chambre, à la date qu’elle avait choisie, entourée de ceux qu’elle aimait. Dans une série de vidéos, elle défend son choix et transforme sa mort en plaidoyer pour le droit de mourir en disant à ceux qui l’écoutent : « Soyez sûrs de ne rien rater. Profitez de l’instant ! Qu’est-ce qui est important pour vous ? À quoi êtes-vous attachés ? Qu’est-ce qui prime ? Suivez cela et oubliez le reste » (Maynard s.d.). Dans un courriel à la suite de notre entrevue, Leah nous a envoyé des photographies d’une grande clé ouvragée dont elle dit qu’on l’aurait autrefois déposée sur les lèvres d’une personne mourante pour saisir son dernier souffle. Elle nous a dit : « On utilise des intraveineuses, des perfusions et des traitements qui sabotent ou qui remplacent les rituels de la mort », évoquant des « images archétypales » telles que cette clé, qui n’est pas sans rappeler le rite de l’obole à Charon – pratique consistant à mettre une pièce dans la bouche des défunts pour qu’ils puissent payer leur passage dans l’autre monde et la sécurité de leurs voyages futurs[11].

Au début de cet article, nous avions exposé l’argument de Lavi, à savoir la conception que la mort médicalement assistée est un processus par lequel l’art est subordonné à la technique (Lavi 2005). Les activistes du droit de mourir, d’un autre côté, ont recours au langage de ce mouvement pour revendiquer un « art de mourir » et rejeter les technologies biomédicales qui prolongent la vie à tout prix, tout en réfléchissant aux mêmes considérations phénoménologiques d’envergure qui sous-tendent la critique que fait Lavi des croyances sous-jacentes à ce mouvement. Bien que l’activisme du droit de mourir puisse laisser transparaître la « pauvreté » du langage séculier contemporain lorsqu’il s’agit de parler de la mort et de l’agonie, le subordonnant à un vocabulaire fait de dignité, d’autonomie et de droits, les activistes révèlent également un solide prolongement des préoccupations que l’on découvrait dans les rituels de la mort et de l’agonie du temps passé, même s’ils n’évoquent pas, comme dans l’ancien art de mourir, le processus de la fin de vie dans les termes de ce qui vient après la mort, dans un au-delà. Le fait que les activistes du droit de mourir se concentrent sur la domination du processus de la mort contraste avec leur conception de la mort que l’on ne peut jamais maîtriser. Bien que les êtres humains puissent acquérir une certaine maîtrise du processus de la mort, ils ne pourront jamais dominer la mort elle-même. Ils reconnaissent que la mort ne devrait pas être considérée comme une défaite, mais plutôt comme un élément nécessaire et intrinsèque au fait d’être en vie. Si l’on ne peut parvenir à la mort qu’au moyen d’une intervention biomédicale, les activistes révèlent une foi en la technologie lorsqu’elle est moyen d’acquérir autonomie, maîtrise et contrôle sur ce qui était autrefois considéré comme un « processus naturel », mais ils critiquent en même temps radicalement ce qu’elle promet.