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Il est utile que les soldats croient à la vérité des augures, que les militants croient à la victoire finale de la cause… Sans doute est-il contraire à l’utilité sociale que les hommes avouent ne pas connaître le futur.

Aron 1967 : 416

To this day, the state of our knowledge of the ethnography of divination is far worse than the conditions that led Dell Hymes nearly forty years ago to call for an ethnography of speaking.[2]

Tedlock 2001 : 195

Alors que l’Occident est de plus en plus confronté à la gestion des risques induits par nos comportements (Beck 2001), que la planète paraît entrée dans une « modernité insécurisée » caractérisée par l’effritement des repères du passé (Bréda et al. 2013) et qu’elle traverse une série de crises (institutionnelles, financières, sociales, sanitaires, climatiques) ou une mutation radicale (Latour 2015 : 16) semant le doute quant au bienfondé de notre gestion des ressources et quant à la fiabilité de nos indicateurs de bien-être (Jackson 2009), la question de l’anticipation sur l’avenir se trouve au coeur des préoccupations. Elle devient le maître-mot de notre rapport au monde (Appadurai 2012, 2013), un moteur de l’action des humains. Face aux notions de « dérèglements climatiques » ou « d’anthropocène », l’urgence d’une attitude précautionneuse et prospective intensifie le besoin de savoir ainsi que les démarches visant à établir des scénarios plausibles pour l’avenir. Mais ces inquiétudes ne font que prendre le relais des préoccupations précédentes ; elles ne sont ni localisées, ni inscrites dans la décennie passée. L’écrivain et « futurologue » Alvin Toffler a par exemple introduit la notion de « Choc du futur » (Toffler 1971). Il imaginait ce faisant les effets dévastateurs de l’avènement de l’ère de l’information dans toutes les activités humaines. Il voyait dans ces changements qui dépassent les individus une source de stress et de désorientation massive. Chaque époque, sans doute, a focalisé l’attention sur des inquiétudes incitant à problématiser les choix des individus ainsi que leurs répercussions sur le futur.

Aux quatre coins du monde, les pratiques divinatoires ressurgissent ainsi de plus belle, sans jamais avoir véritablement cessé d’opérer. Les collectifs fondent leur espoir d’acquérir une relative maîtrise de leur destin sur la lecture attentive de signes divers. Depuis des temps immémoriaux en effet, les humains ont multiplié les techniques et les modalités d’action qui rendaient plausible une fine compréhension des évènements amenés à ponctuer la vie des individus et des groupes. Certains types de pratiques sont particulièrement bien distribués au sein de collectifs eux-mêmes dispersés dans l’espace. Au premier chef figure l’oniromancie, que les travaux américanistes illustrent abondamment, et qui fait jouer au rêve un rôle de premier plan dans l’acquisition d’un point de vue éclairé sur ce qui va, ou risque, d’advenir. Le recours fréquent aux animaux (ou aux plantes, comme dans l’achilléomancie chinoise par exemple) est une autre exemplification de tendances transversales. Le rôle d’intermédiaire – voire de passeur – qu’on leur fait souvent jouer est attesté par les utilisations multiples et diversifiées dont ils sont l’objet. Celles-ci vont de l’observation des comportements fauniques pour anticiper sur des évènements prochains (météorologiques notamment) à la pratique de sacrifices, en passant par une lecture attentive de certaines parties de leurs corps (généralement les abats ou les os). Ailleurs, et de façon plus hétérogène, ce sont des objets que l’on mobilise, en les détournant le plus souvent de leurs fonctions usuelles. Attachés à la fonction spécifique de rendre la vision possible, ils sont censés parler et révéler, à l’instar de certaines parties du corps du « devin » dont on suppose que les mouvements sont parfois liés à des occurrences futures.

La grande variété des moyens utilisés contraste ainsi avec le projet poursuivi, lequel rassemble les collectifs par-delà leur dispersion sur un plan géographique, historique et culturel (Loewe et Blacker 1981). Il est tout à fait notable qu’en la matière, le butinage des techniques et l’opportunisme dans les voies empruntées pour pré-dire soient souvent la règle. Les démarches, dans maints contextes, semblent souvent n’être contraintes que par l’exercice de la problématisation et par une nécessité de cohérence et de pertinence. Les Inuit du Nord canadien illustrent bien la diversité des techniques qu’une même société peut utiliser afin de cerner une part des évènements futurs. De la mobilisation d’objets à la pratique de l’oniromancie, leurs démarches passent par une observation minutieuse de l’environnement et de tous ses habitants, humains et animaux, mais également par une attention aigüe au ressenti corporel, les sensations cutanées étant le barème de la tonalité des évènements à venir. Ilisapi Ootoowa, de Mittimatalik (au Nunavut), a donné des exemples significatifs de prémonitions à partir du corps, comme si ce dernier était étroitement relié au territoire et au monde dans lequel il s’inscrit. S’adressant à des étudiantes inuit, elle confie qu’une personne peut avoir une prémonition positive (niriujaaqtuq) ou désagréable (qunujaaqtuq), signe d’un malheur imminent :

Je sais qu’un chasseur capturera un animal si mes oreilles bourdonnent. Pour d’autres, les bourdonnements d’oreille signifient qu’ils recevront de bonnes nouvelles. On disait qu’un craquement dans l’oreille annonçait un temps venteux […] L’oeil qui clignote est le signe que vous verrez quelqu’un que vous n’avez pas coutume de voir. Lorsque l’oeil clignote parce que vous allez voir quelqu’un, le terme utilisé est takusiut. Sajuktuq désigne quelqu’un ou quelque chose qui tremble. En revanche, si la chair a des tremblements, on disait que c’était un mauvais signe […] C’était un signe annonciateur de mort et le terme utilisé est tuqusiut.

Therrien et Laugrand 2001 : 141[3]

Ces expériences corporelles que les Inuit du Nord canadien désignent par le terme de qilualatsijuq – la capacité à ressentir des contractions nerveuses – montrent combien la divination est un savoir associé à des techniques multiples (Tedlock 2006 : 62).

Il est bien entendu inenvisageable de dresser ici l’inventaire exhaustif des modalités choisies par les groupes humains pour pré-voir ce qui se trame. Le bref examen de la répartition de cette préoccupation et de l’hétérogénéité des voies par lesquelles elle s’actualise permet néanmoins de suggérer le bienfondé de la mise en perspective proposée dans ce numéro.

Divination, prise de décision et comparatisme

En dépit du peu de travaux qu’il a suscité, l’intérêt d’une approche comparative concernant les démarches d’anticipation a été mis en évidence très tôt. De Divinatione de Cicéron (44 av. J.-C.) en offre un exemple éloquent (Cicéron 2004). Pourtant, sans doute affectée par les débats qui tentèrent de hiérarchiser les institutions humaines en fonction de leur degré d’élaboration, la divination a longtemps été méprisée par la rationalité moderne. Jadis associée avec de la superstition ou de l’utopie, elle a été exclue de toute véritable entreprise de mise en perspective. Tenter ici une rétrospective concernant les travaux qui traitent de la divination s’écarterait du projet fixé pour ce numéro résolument ethnographique. Néanmoins, la mention du tiraillement entre des points de vue historiques contrastés permet de pointer les avancées épistémologiques qui ont contribué à donner corps au présent projet et de suggérer la transdisciplinarité des questionnements suscités par les démarches de pré-vision.

Il n’y a pas si longtemps, Jean-Pierre Vernant (1974) a suggéré que les logiques de la divination préfigurent celles des sciences, qu’elles constituent « une ébauche essentielle de la pensée positive et de la science naissante ». Certes, cette lecture permet de sortir du Grand partage et de dépasser Lucien Lévy-Bruhl en traitant conjointement de la rationalité des non modernes et de celle des sciences. Mais ce projet théorique salutaire introduit un nouveau biais, comme l’a rappelé très récemment Claude Calame (2017). L’historien décrit d’abord la liste des procédés grecs : il y a les rêves et les présages, mais aussi l’observation du vol des oiseaux, des viscères des animaux sacrifiés, des flammes et de la fumée que produisent les viandes offertes aux dieux, sans oublier l’écriture, les nombres, les astres, etc. Pour lui, c’est une erreur de parler d’une « mentalité divinatoire » et de l’opposer à la science. Au contraire, « les pratiques hellènes de la divination se définissent de manière indigène, comme une tekhnê, un art technique » (Calame 2017 : 397). Ces gestes orientés vers l’avenir des hommes relèvent d’un savoir laïque et non divin ; ils sont d’un ordre sémiotique en ce que les signes exigent un savoir interprétatif de la part des humains :

[Ce sont] des savoirs pratiques qui permettent à l’homme de subvenir à ses besoins de base par la fabrication artisanale : alimentation, logement, commerce, santé. La plupart d’entre elles sont fondées sur la pratique d’un environnement institué en un système de signes, en une sémiotique.

Calame 2017 : 397

Le contraste entre les positions respectives de Vernant et de Calame est assez symptomatique d’un changement récent dans l’appréhension et la description des institutions non modernes (dont la divination). Celles-ci ne sont plus situées dans un rapport de précédence vis-à-vis des sciences mais se trouvent à leurs côtés, sur un plan horizontal.

Dans la continuité de telles avancées, le présent numéro entend définir et interroger la divination et la prédiction dans toute leur diversité, les appréhendant comme des systèmes d’interprétation culturels, codifiés dans des évènements passés, présents et futurs (Sindzingre 1995 : 202). Il aspire à envisager les pratiques observées pour elles-mêmes, questionnant les conceptions auxquelles elles renvoient. Il s’agit, ce faisant, d’éviter de ramener les personnes qui les posent à des institutions opérant dans d’autres contextes et relevant d’autres types de problématisation. Cette tendance a notamment été illustrée par Victor Turner qui, distinguant la révélation de la divination, a associé les devins de type paranoïde des Ndembu aux hommes politiques des sociétés modernes (Turner 1975 : 242). Par tous ces aspects, ce projet s’adosse ainsi à des épistémologies renouvelées. Dans le même temps, il se trouve légitimé par de récentes recherches en neurophysiologie qui ont décrit l’anticipation comme une modalité cognitive normale d’appréhension des évènements (Berthoz et Debru 2015), lui donnant un ancrage cognitif affranchi des frontières culturelles et historiques.

Mais toutes ces modifications épistémologiques majeures dans l’appréhension des institutions non modernes épousent et font écho à un constat empirique tout aussi notable : celui que les anciennes frontières se troublent, dans tous les domaines de la vie des individus et des collectifs. Et la divination ne fait pas exception. Tandis que les techniques anciennes s’enrichissent par l’utilisation d’artefacts exogènes dans presque tous les contextes culturels, les emprunts se font tous azimuts et la « rationalité moderne » s’attache en retour à saisir chez l’Autre les voies d’un rapport plus attentif à l’environnement et aux augures que ses habitants fournissent. La « Science », pour le dire autrement, cohabite fort bien avec les médiums, les voyants et les devins. En attestent notamment des travaux effectués en Islande (Gissurarson et Swatos 1997 ; Pons 2004), au Canada (Meintel 2011), en Corée et au Japon (Rocher 2012 ; Bernier, dans ce numéro). La divination et la prédiction sont ainsi amenées à faire sauter les cloisonnements que l’analyse peut être tentée de placer dans le temps et dans l’espace. Des prévisions graphiques des scientifiques aux pratiques divinatoires qui mobilisent des animaux et/ou des artefacts, l’idée préside toujours qu’une anticipation sur les évènements futurs permettra d’agir adéquatement dans un monde confronté à des risques multiples. En Occident, Pierre Maranda l’énonce de manière lapidaire à propos des chaînes de Markov et de la physique quantique essentiellement probabiliste : « On préfère avoir des prévisions qui sont fausses, comme la météorologie, que de ne pas en avoir » (Maranda 2014)[4].

Bien entendu, les modalités pratiques des actes divinatoires et les schèmes cognitifs sur lesquels ils se basent sont nombreux. Les sciences sociales sont bien conscientes de la présence d’un fond solide de divergences cosmologiques (Descola 2005, 2014) ou cosmopolitiques. Mais si des pratiques hétérogènes, rangées dans des compartiments cloisonnés de nos lexiques (folklore, croyance, savoir, action, etc.), tendent à dévoiler le souci général d’anticiper, d’influer sur des évènements futurs, de contraindre autant que possible le destin, de le comprendre à l’avance, alors comment s’articule un problème transversal avec le foisonnement de ses actualisations, au sein de collectifs éclatés ? Cette question suggère l’intérêt d’ouvrir la voie comparative à la divination et à la prédiction ; elle engage à traiter la question en termes de problématisation. Quelles sont donc les voies postulées par les collectifs pour imaginer une action sur l’à-venir ? Dans quels cadres les inscrivent-ils, et selon quelles modalités les envisagent-ils ? Il reste donc à se demander pourquoi, confrontés à des évènements inédits ou ordinaires, les collectifs confient à certains individus (oracles, chamanes, prêtres, prophètes, devins, guérisseurs, statisticiens, climatologues, politiciens, experts de toutes sortes) ou institutions (science, clergé, chercheurs, etc.) le soin d’oeuvrer au projet général d’anticiper, de prévoir, de connaître ou de déchiffrer l’à-venir et d’influer sur lui.

Toutes ces démarches engagées vers la compréhension de ce qui n’est pas encore advenu ont été décrites à partir de nombreux contextes ethnographiques. Aussi, même lorsqu’elles ne sont pas spécifiquement dédiées aux démarches de pré-diction, les monographies comportent souvent des données intéressantes sur le sujet. Mais le souci de mettre en perspective n’a suscité à ce jour que des recherches localement ciblées, hormis les récents volumes comparatifs de Curry (2010) et de Lambert et Olivier (2012). De sorte qu’en la matière, le comparatisme repose pour l’essentiel sur un corpus riche mais particulièrement dispersé et assez rarement problématisé comme tel. Les pratiques divinatoires ont de surcroît été explorées de manières très inégales. Voici un bref aperçu des voies empruntées pour les documenter.

En Europe et au Moyen-Orient, les pratiques divinatoires ont fait l’objet de nombreux travaux, principalement historiques[5]. Les Grecs et les civilisations romaines ont reçu le plus d’attention, même si la Mésopotamie et le monde musulman ont fait l’objet de recherches explicitement dédiées à la divination (Rochberg 2004 ; Savage-Smith 2004 ; Abraham 2006). À l’époque médiévale, c’est l’astrologie qui a reçu le plus d’attention (par exemple, Boudet 2006), l’inscrivant dans le champ des savoirs populaires, à l’instar de la voyance qui oscille continuellement, comme l’écrit Laplantine (1985), entre dénigrement et engouement (voir aussi Berthod 2007 ; Régnier 2007). C’est aussi dans cet espace que des anthropologues ont mis en rapport la divination avec l’imaginaire (Bloch 1991), la médecine, celle des diagnostics et des pronostics notamment (Rossi 2007 ; Zeitlyn 2012), ou encore avec l’économie et la politique contemporaines, dans laquelle la « gouvernance par les nombres » (Supiot 2015) tend à être problématisée en tant que modalité spécifique de gestion des phénomènes (présents et à venir), qu’ils soient humains ou non. Dans ce contexte, la prise en charge chiffrée et statistique des collectifs a reçu une attention toute particulière. Produit d’un mouvement réflexif qui s’enquiert des logiques et lignes de forces de notre rapport au monde, ces recherches pointent les contours et les ressorts d’un être au monde numéraire (Jorion 1997, 2008 ; Desrosières 2010). Envisagé comme le reflet d’une lente maturation des référents occidentaux – tels que la vérité et la réalité (Jorion 2009) – cet engagement spécifique dans le monde relève de problématisations inédites au regard de la variété des voies utilisées pour entendre, expliquer et comprendre les phénomènes à l’échelle de l’humanité. Il fomente par ailleurs la plausibilité d’un détournement des outils informatiques pour servir des projets prospectifs anciens (Del Re 1993).

D’innombrables études anthropologiques s’intéressent à l’Afrique et à Madagascar, lieux dans lesquels la divination existe sous de multiples formes. Son omniprésence dans les monographies fait ainsi écho à l’importance que les populations locales lui accordent[6]. Après les travaux précurseurs de Marcel Griaule et Denise Paulme sur le chacal chez les Dogons, et d’Edward Evans-Prichard chez les Azandé, ce sont Victor Turner (1961, 1968, 1975) et William Bascom (1969, 1980) qui ont pris le pas des discussions sur la divination, ouvrant la voie à de nombreuses études de cas et ouvrages collectifs. Citons quelques classiques : Sibrée (1892) ; Adler et Zempléni (1972) ; Loewe et Blacker (1981) ; Devisch (1985) ; Peek (1991) ; De Boeck et Devisch (1994) ; Gufler (1995) ; Hammond-Tooke (2002) ; Graw (2006) ; Van Beek et Peek (2013). La géomancie, par exemple, a donné lieu à de nombreux travaux qui ont décrit tantôt ses propriétés mathématiques (Jaulin 1966), tantôt ses processus mentaux (Bloch 1968), ou encore ont relié ces deux aspects (voir Chemillier et al. 2007). Les africanistes ont aussi exploré les liens qui existent entre les systèmes divinatoires, la sorcellerie et les techniques de guérison (Fainzang 1986 ; Kirby 1993 ; Fratkin 2004 ; Turner 2004), les savoirs narratifs et la performance (Olupona et Abiodun 2016), l’art et la poésie (Pemberton 2000 ; Werbner 2015), ou encore la permanence et la reconfiguration de ces systèmes en contexte migratoire (par exemple, Traoré 2015). Bascom (1980) avait déjà abordé tous ces thèmes en publiant près de 200 poèmes divinatoires de Salako, un devin yoruba du Nigéria. Philip Peek (1991), pour sa part, en se concentrant surtout sur des cas africains, a poursuivi la voie d’auteurs classiques qui, de Durkheim à Evans-Pritchard ont considéré la divination comme la « chose » la mieux partagée, comme un système classificatoire où les devins rassemblent plutôt que divisent, tendant ainsi à suggérer l’utilité de saisir la divination comme un système de connaissance. Il a en effet montré que la divination peut être appréhendée comme « l’épistémologie d’un peuple » (Winkelman et Peek 2004 : 4). Elle permet à des collectifs de trouver un équilibre, d’où le constat que les pratiques divinatoires resurgissent dans les zones subissant de grandes transformations.

De façon plus dispersée, quelques recherches se sont concentrées sur les pratiques divinatoires et les présages dans les sociétés de l’intérieur de l’Asie (Lot-Falk 1968 ; Humphrey 1976). En Chine, où la divination est à l’origine de l’écriture, les travaux sont multiples (Keightley 1978 ; Schipper 1982 ; Kalinowski 1991 ; Baptandier 2003 ; Vandermeersch 2013), de même que dans le Japon ancien (Rocher 2012, par exemple). Eu égard aux mondes autochtones et nomades en Asie et aux peuples circumpolaires, il faut citer les travaux de Roberte Hamayon (2012) et de son équipe (Delaplace 2005, 2010 ; Lavrillier 2005 ; Merli 2010 ; Stépanoff 2010), ainsi que les analyses de Sandrine Ruhlman (2012) et de Katherine Swancutt (2012) pour la Mongolie.

Dans les Amériques, l’essai de Bastide (1968) sur les Afro-Américains a longtemps été la seule source abordant la divination. En Amérique du Nord néanmoins, quelques études anciennes existent sur la scapulomancie (Cooper 1928, 1936 ; Speck 1935 ; Tanner 1978, 1979 ; Dominique 1991 ; Savard 2004) et la lecture des astres chez les Navaho (Wyman 1936a, 1936b) mais le sujet demeure en friche, comme le souligne Barbara Tedlock (2001 : 195) dans la citation placée en exergue de cette introduction. Dans ces régions, la divination semble inséparable de l’institution chamanique et de la guérison[7], et aussi de la volonté de « faire advenir » dans des mondes dans lesquels prédomine un dualisme instable (Lévi-Strauss 1991) et où le jeu occupe une place importante[8]. Paradoxalement, les systèmes divinatoires ont fort bien résisté à l’occidentalisation des Amériques. C’est le cas notamment au Mexique (Colby et Colby 1981 ; Colby 2004 ; Olivier 2015) ou chez les Inuit. Chez ces derniers, Laugrand et Oosten (2010) ont par exemple étudié le qilaniq, pointant la persistance de cette institution sur plus de 400 ans. Ces exemples illustrent la stabilité des démarches de prédiction, en dépit des transformations importantes que connaissent les sociétés. Récemment, c’est dans les Caraïbes que les études sur la divination se sont multipliées, notamment à Cuba (Dianteill 2001 ; Holbraad 2012), où les travaux abordent le sujet sous l’angle des ontologies. Dans nombre de sociétés amérindiennes, d’autres pratiques divinatoires attendent toutefois d’être analysées, celles-ci prenant de multiples formes : l’oniromancie, l’observation des astres, la lecture des présages sensibles sur le corps, le recours aux jeux, etc.

Enfin, la divination a été abordée en Asie du Sud-Est, y compris en Inde avec des travaux sur la possession et le mediumnisme (voir par exemple Majumdar 2004), en Malaisie, en Indonésie, à Bornéo, aux Philippines. Dans ces régions, la divination est plus traitée au regard du chamanisme et des animaux mobilisés, comme les oiseaux ou les cochons (Flattery 1968 ; Le Roux et Sellato 2006 ; Laugrand 2015). Récemment, des travaux ont enfin mis à jour la persistance, en Indonésie notamment, de techniques divinatoires chinoises très anciennes comme le jailangkung[9]. Pour le reste, dans ces contrées asiatiques, l’institution du sacrifice a été abondamment documentée[10], mais selon d’autres perspectives, c’est-à-dire sans exploiter le lien entre pratiques sacrificielles et projets pour l’à-venir. En Nouvelle-Guinée et en Australie, les travaux sur la divination se font plus rares et touchent principalement le contexte de la sorcellerie (Craig 2008).

Cette brève revue de la littérature reste très incomplète, et le présent numéro n’aspire pas, bien entendu, à mettre en lumière tout ce qui reste dans l’ombre. Il entend avant tout orchestrer une mise en dialogue entre des contextes hétérogènes afin de mieux en saisir les logiques intrinsèques. Prendre acte, tout à la fois, de la très grande diversité des gestes, des discours et des pratiques ainsi que du caractère invariable des préoccupations pour l’à-venir, voilà le projet de ce numéro tourné avant tout vers les recherches futures qu’il espère motiver. S’il peut être tentant de ramener ce souci pour ce qui n’est pas encore advenu à une angoisse universelle vis-à-vis de l’inconnu et de la condition mortelle de l’Homme, il est plus raisonnablement proposé ici d’interroger les usages et les problématisations auxquelles ils s’adossent dans leur transversalité, partant du constat que ce souci traverse l’espace et le temps. Le défi est d’autant plus complexe qu’il n’y a pas, comme l’écrit René Devisch dans ce numéro, « de termes exempts de présomptions ethnocentriques et eurocentrées » pour traiter de la divination.

Problématique du numéro : savoirs et cadres divinatoires

Il est donc proposé de mettre en perspective les discours de la science rationnelle (rendue par des économistes, des démographes, des programmateurs informatiques, des climatologues et autres « experts ») avec ceux des sociétés qui, depuis des millénaires, continuent de faire appel à la logique du sensible, s’efforçant de lire et de devancer les évènements. Cette compilation de textes relevant de contextes et de logiques très souvent séparés doit permettre d’interroger plus adéquatement le sens exact que revêt l’action d’anticiper, de pré-dire, de pré-voir.

Au-delà d’une salutaire documentation illustrant la variété des manières de concevoir les évènements à venir – et des pratiques visant à agir sur eux –, ce numéro réunit des textes au sein d’un recueil cohérent, du fait des approches privilégiées par chaque auteur. En questionnant de façon pointue les présupposés des démarches de prédiction, les postulats implicites sur lesquels elles se basent et les implications qu’elles supposent, ces contributions ouvrent, ensemble, la possibilité d’un dialogue entre des manières différentes de problématiser le futur et encouragent la visée comparative. Pour favoriser ce dialogue constructif, trois dimensions constituent des points de focale pour l’ensemble des auteurs.

Points de focale

Une première dimension touche aux régimes de causalité supposés et mobilisés par les collectifs et qui rendent admissible un mouvement réflexif vers ce qui n’a pas encore eu lieu. Il s’agit de prêter attention aux concepts mobilisés par les protagonistes (vérité, réalité, ancêtres, dynamiques cosmiques, signes, probabilités, encodage…) et de pointer les référents auxquels ils se fient : lois de la physique ou de l’économie rendant la prévision pensable en raison de la mécanicité des causalités sollicitées, êtres intentionnels (avec lesquels il s’agit éventuellement d’initier une communication), théories des signes, autorité naturelle, occurrences possibles dans un environnement numérique maîtrisé, dynamiques cosmiques stables, etc.

Une seconde dimension du numéro consiste à mettre en évidence les conceptions du temps et des phénomènes à venir (ou pensés comme déjà en cours, voir Lionel Simon dans ce numéro). De la linéarité d’une temporalité où les évènements entretiennent un rapport de cause à effet à la circularité d’un temps au sein duquel les évènements se reproduisent ou se répercutent, les démarches ont à s’accommoder de contraintes diverses. De la même manière, que les occurrences soient appréhendées comme des signes ; que les phénomènes soient pensés comme des marches en cours et en partie inéluctables ; ou que les évènements prochains soient conçus comme des acquisitions méritoires devant faire l’objet d’une négociation, tout cela implique des stratégies chaque fois spécifiques et des procédures idoines. À cet égard, le cas des Aborigènes australiens semble offrir un contre-point notable, si l’on suit David Turner (2016)[11] ou Sylvie Poirier. La conception aborigène de la temporalité, indissociable de la spatialité, est singulière en ce sens que, d’après ces auteurs, le passé et le futur se fondent dans un présent « relationnel et composite », rendant la divination incertaine, voire inutile :

Chez les Aborigènes australiens, tout ce qui advient existe déjà à l’état virtuel dans le Dreaming, comme espace-temps et ordre cosmogoniques et cosmologiques. Les Êtres du Dreaming, à l’origine de tout ce qui est, incluant le territoire et les savoirs, continuent de vivre dans le présent et de participer activement au déploiement, voire au dépliement, et au devenir du monde. Une telle conception donne à la fois une saveur et une densité toute particulière à l’expérience du « présent », puisque ce présent porte en lui l’héritage de tout ce qui a précédé et le potentiel de tout ce qui est à venir. C’est cette conception que les auteurs ont tenté de capter par les expressions de « everywhen » (Stanner 1979) ou de « continuing present » (Turner 2016). Les techniques divinatoires des hommes-médecines et les rêves cherchent à interroger et à signifier ce qui est advenu (mort, accident, maladie ou autres) et non ce qui adviendra ou pourrait advenir. Non pas que les Aborigènes ne soient pas préoccupés par ce qui adviendra, mais ils semblent avoir fait le choix de laisser advenir, voire de se laisser surprendre. C’est ce que Povinelli (1993) a qualifié de « langage de l’indétermination ». L’expérience onirique y a toutefois acquis un statut épistémologique et ontologique tout particulier. Tout ce qui advient doit être médiatisé par le rêve, comme espace-temps intermédiaire entre l’ordre ancestral et le présent, entre le virtuel et l’actuel. Ce qui existe dans le Dreaming, incluant les esprits-enfants, doit transiter par le rêve afin d’advenir dans le présent.

Poirier, communication personnelle, 8 avril 2018

Enfin, ce numéro se penche sur les statuts ontologiques attribués aux agents de la prédiction (ou aux interlocuteurs de communications, aux sources d’injonctions), c’est-à-dire aux objets et/ou êtres mobilisés pour mener à bien une entreprise de lecture du futur, d’anticipation sur les évènements et leur tonalité (animaux, artefacts, esprits auxiliaires, données cumulatives et supposément représentatives). Appareils de mesure, sondes, cartes, données compilées, capteurs, révélateurs, fenêtres de transparence, animaux, plantes, agents puissants… les artefacts et/ou les êtres mobilisés sont décrits dans leur « agentivité » propre, au travers du statut qui leur est attribué, voire de l’essence qui leur est reconnue. De quelles forces sont-ils présumés tirer leur efficacité ? Quelle en est la source ? Quel usage en est-il fait, de quelle utilisation tirent-ils la validité des informations dispensées ? À quels recoupages donnent-ils lieu ? Quelles tâches leur confie-t-on ?

Deux axes transversaux tissent par ailleurs des liens entre les textes et les contextes, pour aboutir in fine à une articulation féconde entre les descriptions pointues : le recours à des savoirs et savoir-faire spécialisés, d’une part ; et la nécessité d’un cadre spécifique, d’autre part.

Le recours à des savoirs et savoir-faire spécialisés

La possibilité de pré-voir et de pré-dire repose sur les compétences et savoirs de personnes spécialisées, cantonnant l’activité aux marges de la vie quotidienne et du déroulement « normal » des choses. La charge herméneutique, la convocation des ancêtres et des invisibles, le déchiffrement des indices, le fait de faire parler les occurrences, de compiler et d’interpréter les données, etc., toutes ces démarches incombent à des personnalités d’un statut particulier, opérant à la lisière des activités habituelles. Elles sont, au fond, l’objet d’une délégation de la part du commun des mortels. Le scientifique et le chamane, le spécialiste du rituel et le medecine man, l’interprète des songes ou l’économiste attestent tous, indépendamment des contextes où leurs compétences respectives sont convoquées, de ce que l’anticipation et la prédiction requièrent des savoirs et savoir-faire, une expérience et des techniques ad hoc. L’avenir est une affaire de spécialistes, ainsi que contribuent à le montrer les textes réunis dans ce numéro.

De ce point de vue, l’effort nécessaire pour réduire la complexité des facteurs multiples et interconnectés dans la mantique chinoise et à Taïwan (S. Homola, S. Simon) fait écho aux projections par abstraction que rendent pertinentes les visions modernes des phénomènes économiques, climatiques ou sanitaires (respectivement C. Bréda et F. Keck). De leurs côtés, les rites mis en place dans plusieurs contextes témoignent de ce que l’anticipation et la prédiction relèvent d’une démarche requérant des compétences et savoirs particuliers. L’utilisation d’artefacts est une autre constante (mise à distance d’objets usuels et leur détournement de leur utilité première, mobilisation d’objets non utilitaires, comme les ossements, ou d’outils très spécialisés, comme les données statistiques ou les calendriers astrologiques). Elle met en lumière cette idée que la divination est aussi, souvent, une gestion de l’agentivité prêtée à des non-humains, objets, lieux ou animaux (S. Simon, F. Laugrand et al.). Elle relève d’une spécialisation notable des tâches associées à un statut social (voire ontologique) approprié.

La nécessité d’un cadre spécifique

Des articles réunis, il ressort que les clés de la pré-vision se nichent dans des entre-deux que seul un cadre spécifique doit permettre de saisir. Le jeu, en Mongolie, en Sibérie ou en Zambie (B. Charlier, S. Silva), le rituel chez les Yaka (R. Devisch), de même que le rêve chez les Wayùu ou chez les Athapaskans septentrionaux (L. Simon, M.-F. Guédon) attestent de ce que la divination et l’action sur les évènements futurs requièrent un contexte idoine pour opérer la rencontre entre des entités et/ou des espace-temps distincts. S’il est vrai que le rêve – outre les multiples référés et les épaisseurs conceptuelles distinctes auxquels il peut renvoyer dans les contextes envisagés – désigne une modalité particulière de l’expérience, il partage avec le rituel et le jeu l’idée d’un cadre particulier. Ce dernier, souvent mu par des dynamiques complexes et ambigües (parfois antagonistes), fait écho aux régimes spatio-temporels qu’un tel mouvement vers l’avenir nécessite de convoquer. Les pratiques décrites par les auteurs de ce numéro mettent en effet en dialogue des temporalités distinctes : un évènement avec son origine et ses répercutions plausibles ou probables, une occurrence avec ses causes et ses résonnances statistiques pour l’avenir, un geste avec ses effets médiatisés par des agents, un contexte somnolent tiraillé entre un « ici » et un « ailleurs », des données qui entretiennent autant d’affinité – au sein d’une conception linéaire du temps – avec un « avant » qu’avec un « maintenant » et un « plus tard ».

Parallèlement, la thématique du rêve – centrale dans les appréhensions des Athapaskans septentrionaux (M.-F. Guédon) et des Wayùu de Colombie (L. Simon) – témoigne de ce que la divination demeure un art de la rencontre et de la communication que traduit également, à sa manière, la musicalité des tambours requise par les rituels yaka en République démocratique du Congo (R. Devisch). Elle suggère la rencontre entre des êtres distants d’un point de vue ontologique, comme le rend aussi explicite la convocation des ancêtres ou le contexte rituel. Tous deux déclinent l’idée d’une rencontre désirée et relativement maîtrisée avec des dimensions spatio-temporelles et avec des êtres susceptibles d’éclairer le futur.

L’idée de compétences spécifiques qui se déploient dans la marge des activités quotidiennes et des savoirs communs n’est pas non plus totalement étrangère aux contextes modernes, ainsi qu’en attestent les contributions de C. Bréda et de F. Keck. Si, en effet, les arts mantiques sont souvent mobilisés à distance des systèmes scientifiques, juridiques et politiques dominants (S. Homola, S. Simon), l’analyse économique suppose un critère de « prédisposition » qui puise dans des racines grecques et latines sa puissance argumentative, mais se développe en périphérie des contraintes de recevabilité, des critères d’objectivité et des modalités de validation propres aux discours scientifiques. C’est aussi depuis l’extérieur, au mépris des sensibilités locales et des données empiriques sur lesquelles elles se basent, qu’opère la causalité mobilisée par les scientifiques s’efforçant de donner un sens aux problématiques environnementales et de tirer des leçons pour l’avenir (C. Bréda). C’est encore en dévoyant la relation canonique du chercheur à son objet que des biologistes s’identifiant à des chasseurs (prenant le rapport prédateur-proie) décrivent leurs modalités d’action (F. Keck). Aussi ténus (ou aussi bien acceptés socialement et culturellement) que soient ces pas de côtés par rapport aux cadres d’action dominants, ils sont le lot commun des diseurs et faiseurs de futur décrits dans ce numéro. De ce point de vue notamment, le protocole s’apparente davantage au rite qu’à une suite de gestes motivés par leur seule finalité objectiviste.

C’est à n’en pas douter à travers ces continuités par-delà les discontinuités géographiques et culturelles que réside une part des ressorts intimes (cognitifs et pratiques) soutenant la plausibilité de tels élans vers ce qui va, devrait ou ne peut advenir.

Le contenu de ce numéro

Ce numéro aborde ces thématiques de manière transversale dans une perspective à la fois diachronique – il s’agit de pointer des évolutions et des continuités dans les pratiques et les discours – et synchronique – les auteurs faisant ressortir des disparités géographiques, mais aussi des oppositions dans les manières d’aborder les évènements futurs et leur lecture. Dans leurs contributions, certains auteurs couplent ces visées avec une interrogation au sujet de la pertinence de la notion de « divination » pour rendre compte de phénomènes observés dans des contextes contemporains au Japon, dans les jeux vidéo ou à Mindanao aux Philippines. Les articles compilés empruntent également à des localités dispersées autour du monde, menant le lecteur en Asie (Chine, Taïwan, Mongolie, Philippines, Japon), dans les Amériques (Canada, Colombie), en Afrique (Zambie, République démocratique du Congo, Tanzanie) et, de façon moins clairement localisée, dans l’ère moderne du calcul prévisionnel, de la gestion des risques planétaires et des mondes virtuels.

Le numéro rassemble donc une collection de textes mettant en lumière des spécificités notables et documentant la variété des modalités d’actualisation des projets divinatoires et prévisionnistes. Mais au-delà de la diversité des ancrages ethnographiques, des échos multiples forment, entre les différents textes, une trame cohérente pour comprendre ces démarches vers ce qui va, devrait ou ne peut advenir.

Dans sa contribution, Stéphanie Homola aborde les dynamiques de simplification dans les arts mantiques chinois. L’auteure souligne l’existence d’une tension entre la complexité des techniques de calcul du destin lorsque ces dernières s’inscrivent dans une dynamique cosmique et la simplicité relative des réponses attendues, puisqu’il s’agit là de prendre une décision. À partir d’observations et de données ethnographiques recueillies à Taiwan, S. Homola analyse précisément ces opérations de simplification qui permettent de passer du niveau cosmique à l’échelle plus circonscrite de la prise de décision individuelle. Elle fait ainsi ressortir les « artefacts divinatoires et les schèmes cognitifs qui leur sont associés », mettant en lumière différentes opérations de déchiffrement qui sont impliquées. Comme dans le cas du sikidy malgache étudié par Chemillier et ses collaborateurs (2007), on est frappé par l’existence de règles très complexes.

S’intéressant aux nomades qui pratiquent la chasse et l’élevage en Mongolie, Bernard Charlier poursuit cette réflexion sur les stratégies de gestion de l’aléatoire en ciblant les trois systèmes divinatoires que sont les offrandes, l’interprétation de calendriers et de cartes astrologiques, et la divination. Pour B. Charlier, ces techniques font plus que deviner : elles font agir et advenir, elles permettent de prédire ou d’assurer un succès à la chasse, de garantir de bonnes conditions météorologiques et de lire un certain nombre de phénomènes reliés à la destinée des humains ou des animaux. L’anthropologue montre que deviner signifie aussi demander et que ce genre de démarches s’accompagne aisément de jeux, notamment de luttes, et de rituels qui rendent complexe la lecture des causalités.

Dans un tout autre contexte, Charlotte Bréda s’interroge sur les différents enjeux et les lectures plurielles que génère, dans une même communauté de la Côte-Nord du Québec, le phénomène de l’érosion des berges. L’auteure fait ressortir les logiques d’anticipation et les différentes temporalités qui expliquent la pluralité des scénarios. Le calcul scientifique, l’imaginaire et la fiction entrent alors en relation. C. Bréda analyse ainsi comment le savoir scientifique déchiffre le littoral, comment il met la nature à distance tout en se rapprochant d’elle, confondant donc des échelles spatio-temporelles très différentes, alors que par ailleurs il associe une lecture très rationnelle et mécanique des éléments avec un imaginaire qui dépasse les humains dorénavant sensibles aux changements climatiques et à l’anthropocène. Et ce, continue-t-elle, même si ces régimes de causalité entrent en conflit avec les appréhensions affectives des populations locales autochtones ou non autochtones.

Dans les cas de la Chine (S. Homola) et de l’érosion des berges (C. Bréda), la divination implique donc des opérations de réduction et des jeux d’échelles, différentes réalités qui sont mises en relation par une série de connections. Dans le cas des Mongols (B. Charlier), la divination apparaît davantage comme une négociation, la recherche d’un consensus qui sera productif.

Les quatre contributions suivantes délaissent les causalités et la spécificité des modèles divinatoires impliqués pour aborder les divers types d’agents de prédiction ainsi que les techniques qui transmuent le désordre apparent du réel en un ordre logique, visible, mesurable et intelligible.

Sónia Silva traite de la divination rétrospective en examinant le rôle des paniers divinatoires chez des populations du nord-ouest de la Zambie (voir aussi Silva 2011). Pour l’auteure, les devins sont en quelque sorte capables de compresser le temps et l’espace. Ils voyagent dans ces deux dimensions, en amont et en aval, devenant alors capables d’expliquer l’infortune et les problèmes que les humains rencontrent dans leur quotidien. Ces techniques, qui se font avec des paniers, sont plus efficaces que bien d’autres méthodes comme la prédiction des résultats lors des élections ou la thérapie du counseling. Ils permettent aux populations concernées, dit S. Silva, de faire face au risque et à l’incertitude.

Christophe Lazaro analyse pour sa part le pouvoir divinatoire d’autres objets, ou plutôt techniques, que sont les algorithmes, dont la place dans nos sociétés ne cesse de croître. Ces dispositifs construits sur des modèles mathématiques réduisent l’incertitude et orientent leurs instigateurs de manière précise. Rappelons que les algorithmes sont de nos jours utilisés dans une multitude de contextes : publicité, gestion financière, profilage, Big data, réseaux sociaux, etc. Les algorithmes recueillent, trient et analysent des informations en quantité astronomique et sont censés permettre à l’humain, en bout de ligne, de prédire et de savoir, mais aussi de définir plus précisément ses comportements, de mesurer les risques, de réduire les incertitudes, d’interroger des causes, d’établir des corrélations. Ces techniques risquent de transformer considérablement l’existence des modernes et la production du savoir alors que la logique qui les gouverne est très ancienne.

Scott Simon se plonge de son côté dans des techniques divinatoires à partir de données ethnographiques recueillies à Taiwan sur l’ornithomancie. Pour les Truku et les Seediq, deux groupes autochtones de l’île, il s’agit ici d’examiner le comportement des oiseaux comme autant de signes à interpréter. S. Simon explique que certains volatiles, comme l’oiseau dit sisil (l’alcippe à joues grises) ou le hibou, sont mieux qualifiés que d’autres pour prédire le succès d’une chasse dans le cas du premier, et le sexe d’un enfant dans le cas du second. Les transformations socioreligieuses récentes à Taiwan ont cependant bouleversé ces savoirs (Simon 2015). Les oiseaux sont devenus des symboles et ils ne prédisent plus de la même manière.

Aux Philippines, Frédéric Laugrand, Antoine Laugrand et Guy Tremblay se sont également intéressés aux oiseaux. Ils font le constat que dans les régions montagneuses, les oiseaux continuent d’informer les humains. Mais ces oiseaux ne permettent pas tant de prédire et de deviner qu’ils ne donnent aux humains une série de rythmes cosmogoniques, quotidiens et sociaux que les humains doivent suivre pour mener une existence paisible et sans problème. Les Blaans connaissent fort bien les oiseaux ainsi que leurs chants, ce qui a permis aux auteurs de recueillir des informations sur près d’une centaine de sortes d’oiseaux lors de deux ateliers de transmission des savoirs qu’ils ont tenus auprès des Blaans, pour lesquels les oiseaux restent des alliés de taille qui les informent sur de multiples sujets et dangers. Même si ces oiseaux sont à l’occasion consommés par ce peuple de montagnards, ils sont considérés comme des vecteurs de transmission des savoirs aux plus jeunes générations, qui doivent apprendre les répertoires de chants des volatiles.

Ces quatre contributions montrent que pour deviner, les vivants ont besoin de leurs défunts, de leurs ancêtres, de leurs esprits ou de l’invisible, que ce dernier prenne la forme de calculs informatiques ou se manifeste par l’intermédiaire des oiseaux qui informent les humains des démarches qu’ils doivent accomplir pour mener une bonne vie. La divination apparaît ainsi à la fois comme une forme de communication (entre les vivants et les morts, le devin et ses clients), et comme une entreprise axée sur la pratique, impliquant bien souvent des médiateurs vivants, comme les oiseaux, ou investis d’une forme de vitalité, comme les ordinateurs et les logiciels.

Trois contributions abordent ensuite la divination par le rêve. Marie-Françoise Guédon traite de manière très détaillée des pratiques divinatoires des Athapaskans septentrionaux, en particulier celles des Nabesna et des Atna dans le nord-ouest du Canada et en Alaska. L’anthropologue explique que la plupart de ces gestes sont posés quotidiennement, le rêve occupant un rôle majeur pour gérer les incertitudes ou communiquer avec d’autres existants, humains ou animaux. Les chasseurs y recourent souvent (voir aussi Henriksen 2009), mais les rêves informent aussi des menaces. Ils offrent, en fait, un mode de passage ou de communication entre les mondes, le corps tout entier agissant ici comme un medium, un lieu de réception. Pour saisir ces univers interconnectés, M.-F. Guédon revient sur la vision du monde des Athapaskans, sur leurs interdits rituels, sur les prescriptions et sur la notion de personne. L’anthropologue souligne au passage l’importance de la singularité des expériences et la diversité des rêves qui privilégient l’aléatoire ou plus de maîtrise, comme l’illustre le cas des rêveurs confirmés ou chamanes. Elle rappelle enfin à quel point il peut être difficile d’enquêter sur le rêve, informel et personnel, d’autant plus que les missionnaires ont longtemps combattu ces superstitions. Il n’en reste pas moins que les Athapaskans continuent de rêver et de lire leurs rêves, repérant assez vite toutes sortes de correspondances expérientielles et d’intentions. Ils interrogent leur propre corps et les os du gibier, notamment le porc-épic, mais aussi des plantes et les bruits du feu. La divination athapaskanne s’avère donc avant tout une communication interpersonnelle.

Lionel Simon s’intéresse pour sa part aux ressorts de l’oniromancie chez les Wayùu vivant au nord de la Colombie. Il s’attache à décrire les conceptions auxquelles s’adosse la plausibilité d’un regard projectif sur les évènements n’ayant pas encore eu lieu. Il montre comment une compréhension singulière des évènements se conjugue à une appréhension du phénomène onirique pour donner corps à une expérience de ce qui est en train de se produire. En amont d’un répertoire de « clés des songes » donnant l’illusion d’une parfaite maîtrise du langage onirique, l’auteur met en lumière l’idée qu’il n’est pas, chez les Wayùu, de véritable conception du futur qui ne soit pas celle d’un « en-cours ».

Dans son très riche article, René Devisch aborde également le rêve comme outil divinatoire, mais à partir de données recueillies auprès des Yaka du Congo et de cures qu’il a pu directement observer. Ici, le devin ou la devineresse entre en transe pour consulter les oracles, et c’est le battement rythmique du tambour à fente qui s’avère déterminant. Les consultants peuvent l’interroger et l’anthropologue explique que derrière les réponses affirmatives ou négatives, derrière le son du tambour, ce sont en fait les ancêtres et les forces du cosmos – surtout la lune – qui s’expriment et apportent une parole régénératrice. Sur le plan des images, ajoute R. Devisch, celle de la matrice utérine prédomine. L’anthropologue confie qu’il a été fasciné par les devins en contact avec cet « ailleurs invisible » et a été un témoin direct de leur force d’âme et de leur intériorité. Mais il insiste pour souligner que les objets et les supports matériels des devins ne sont qu’« un fatras hétéroclite » récalcitrant à servir de signifiant. C’est donc plutôt par le flair et le rêve que les devins opèrent et communiquent, articulant le corps sensoriel et le langage. R. Devisch se dit frappé par « l’effet transmodal entre affects, phantasmes, images, sensorialité, signifiants » que révèle l’approche phénoménologique de la divination.

Ces trois contributions montrent que le corps constitue un médium majeur pour la divination, comme lieu où le devin ou le client ressent ou obtient l’information. On prend note au passage du rôle de certains sens, plus marqué que pour d’autres. Si deviner signifie bien avoir une vision, un rêve, c’est également sentir, « avoir du nez », comme le dit un adage populaire. Et c’est sans aucun doute aussi entendre. À cet égard, la divination implique souvent une étape intermédiaire, celle d’une forme de transe ou d’un état altéré de la conscience. D’où le rôle des tambours ou des substances qui permettent au corps de devenir plus réceptif.

Les quatre textes suivants abordent la divination sous l’angle des ontocosmologies. À partir de ses travaux menés à Hong Kong sur les risques sanitaires et d’informations glanées dans la littérature, Frédéric Keck cible son analyse sur les transformations ontologiques dans diverses formes d’anticipation. Il rappelle d’abord les nouvelles formes d’anticipation nées dans l’Après-guerre, notamment la statistique et les probabilités. Il s’arrête ensuite sur les opérations de prévention mises en place par les États modernes à travers l’assurance contre des risques multiples : ouragans, pandémies, etc. La préparation aux risques serait ainsi elle-même une nouvelle forme d’anticipation. Ces techniques d’anticipation mises de l’avant par les sciences médicales, notamment, produisent à leur tour des imaginaires. Faisant le détour par la philosophie de Lévy-Bruhl, l’auteur avance que l’anticipation mobilise ce qu’il nomme « la raison divinatoire » à travers les deux modalités que sont le sacrifice et le langage. Sont ensuite discutées la virologie, l’immunologie et la bactériologie, ainsi que les multiples controverses qui leur sont associées sur le plan de la prévention des risques. F. Keck conclut que les évènements deviennent rapidement des signes qui produisent des identifications souvent étranges. Légiférer et deviner par les nombres et le calcul, telle est bien l’idéologie que déconstruit Supiot (2015).

Bernard Bernier offre la seule contribution qui tienne vraiment compte du genre. Ce spécialiste bien connu du Japon montre que dans ce pays, la divination demeure non seulement très présente via une multitude de techniques (cartomancie, téléphonie, etc.), mais est même en progression, faisant l’objet d’un véritable engouement. Au coeur d’un pays à la fois moderne, tourné vers l’avenir et soucieux de préserver ses traditions, les pratiques divinatoires continuent de foisonner. Et ce sont en particulier les femmes qui en fournissent l’offre et la demande. Ainsi, le désir de connaître et de maîtriser l’avenir reste fondamental dans un univers où chacun souhaiter parer à l’insécurité et se faire rassurer. La modernité alimente donc le besoin de deviner et de faire advenir. Toutes confessions, religions et doctrines confondues, souligne l’anthropologue, les Japonaises interrogent l’avenir, innovant même avec l’introduction de nouvelles techniques, comme l’usage de jouets, de gâteaux ou d’animaux, et ce, aussi bien dans la rue que sur les écrans de télévision ou encore sur Internet.

La contribution d’Olivier Servais explore plus particulièrement le cas du jeu vidéo World of Warcraft pour montrer combien, au sein de ces univers virtuels contemporains, les joueurs, tout comme les chasseurs du Néolithique, continuent à anticiper, craignant leurs prédateurs ou cherchant leur proie. À partir d’une ethnographie fouillée et des travaux de Roberte Hamayon sur le jeu, le chamanisme et la gestion de l’aléatoire, O. Servais décrit et analyse les techniques de prédation individuelle ou collective.

Anticiper le hasard traverse ainsi sans aucun doute toute l’histoire de l’humanité et probablement aussi celle de l’animalité. Lutter contre le fatum, la fatalité, n’a-t-il pas été un point d’orgue à la fois du christianisme et de la modernité, inséparable de l’idée de progrès ? Derrière l’hétérogénéité des problèmes soulevés par les contributions et des pratiques qu’elles illustrent se posent, entre autres, les questions de l’autorité et de la destinée, lesquelles ne relèvent jamais du hasard, mais de cette capacité des humains à faire advenir. Les textes réunis dans ce numéro mettent en lumière le fait que la divination n’est pas incompatible avec des formes de scepticisme et d’ultra-rationalité ; qu’elle exprime des problèmes plus que des solutions alors que, par ailleurs, elle équivaut à une recherche de sens, à une interprétation acceptable, à une forme de guérison même, d’où sa remarquable vitalité dans des contextes de changements culturels ou d’instabilité.

La conférence de Mike Singleton qui clôt cette partie thématique du numéro aurait pu figurer au début. Elle rappelle l’inanité de la notion même de divination si on l’aborde comme une donnée transculturelle, à moins de céder au fantasme. M. Singleton nous replonge dans l’empirie et la vie des Wakanongo de Tanzanie où il a longuement séjourné. Il montre que ce peuple ne disposait pas vraiment de pratiques divinatoires, mais d’une « divination résiduelle ». Et pourtant, à la lecture de sa contribution, on voit qu’il y a bien des devins : le mfumo, sorte de diagnostiqueur, puis le mganga, un prescripteur. Les matériaux de la divination sont tout aussi présents et variés, puisqu’ils vont des viscères de chèvres à des figures dans le sable, en passant par des objets pluriels. M. Singleton rappelle à juste titre combien les missionnaires ont lutté contre la divination, alors que la Bible et le christianisme continuent de l’accueillir par ailleurs au sein de leurs traditions. Et l’auteur de terminer sa contribution en soulignant qu’il serait bien erroné de placer la divination dans l’irrationnel face à la science qui, elle, serait le reflet de la vraie raison : il est plus sage de voir la divination comme une catégorie existentiale apte à nous faire comprendre. Ainsi fait-on de la divination sans le savoir… Les anthropologues, comme l’avait jadis écrit James W. Fernandez (1991 : 215), ne sont-ils pas eux aussi des devins ?