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« Quand ils arrivent ici, certains ne sont plus humains. » Souvent entendue lors de mes enquêtes, cette phrase reflète l’image que de nombreux soignants et travailleurs sociaux se font des sans-logis. Elle renvoie à l’apparent « laisser-aller » qui caractériserait ces derniers. De fait, parmi les professionnels de la santé et du travail social, une tendance consiste à classer les sans-logis selon des critères hygiénistes. Plus ces derniers sont perçus comme étant « sales », plus ils sont considérés comme « clochardisés » et moins on estime qu’ils ont de chances d’être « guéris » ou « réinsérés ». En même temps, les personnes considérées comme étant les plus « clochardisées » perdent de leur humanité aux yeux des professionnels. C’est le cas de cet usager du CHAPSA (centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri) de Nanterre (92) dont les soignants disaient qu’il était retourné « à l’état sauvage ».

Le dégoût du corps de l’autre marque souvent la relation entre les personnes marginalisées et celles qui les prennent en charge (Constance 2016). Or, les réactions et conceptions relatives à l’hygiène ne renvoient pas qu’au seul souci du respect des normes sanitaires. Elles font écho à la relation plus inconsciente que chacun entretient avec la propreté. De manière générale, les jugements portés sur les odeurs corporelles (Le Breton 1990) ou les sécrétions (Raveneau 2008 : 301–321) vont au-delà des considérations hygiénistes. Mary Douglas a montré combien la notion de « propreté » participe à l’ordonnancement du monde (Douglas 2001). Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb (2016) avancent que l’argument de la saleté permet souvent de distinguer les individus ordinaires des personnes marginalisée. Il est en effet probable que les « clochards » mettent à ce point à mal l’ordre des choses que l’on finisse par ne les voir que comme une figure de l’altérité.

L’objectif de cet article est de comprendre pourquoi les soignants et travailleurs sociaux évaluent la situation des sans-logis relativement à leur « propreté ». Après avoir présenté les méthodes de recherche, je décrirai la population étudiée et exposerai les représentations que s’en font les soignants. J’avancerai l’hypothèse selon laquelle la notion de « saleté » renvoie à celle d’« impureté », les sans-logis étant, dans ce contexte, considérés comme ontologiquement impurs par ceux qui les prennent en charge.

Méthodes, terrains et population

Les données utilisées dans cet article sont issues d’ethnographies menées dans la rue et dans des CHU (centres d’hébergement d’urgence), CHRS (centres d’hébergement et de réinsertion sociale) et LHSS (lits halte soins santé). De 2005 à 2008, j’ai enquêté auprès des usagers du CASH (centre d’accueil et de soins hospitaliers) de Nanterre (92), qui regroupe le CHAPSA (centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri) et le CHRS LD (CHRS de longue durée). Avec l’autorisation des responsables des structures et de façon indépendante, j’ai réalisé des observations participantes dans ces institutions. Le CHAPSA est un centre d’hébergement d’urgence qui accueille tous les soirs, et pour une nuit, deux cent cinquante sans-abri. Le CHRS LD, aujourd’hui fermé, hébergeait pour cinq ans (renouvelables) des sans-logis, en contrepartie d’un projet de réinsertion et d’un loyer égal à 20 % de leurs revenus. Avec l’accord des usagers, j’ai également partagé leur quotidien dans la rue.

De 2009 à 2010, pour le collectif Les morts de la rue, j’ai réalisé une ethnographie sur le parcours des sans-logis touchés par le cancer en enquêtant dans différents LHSS franciliens.

J’appelle sans-logis « des personnes qui ne disposent pas d’un logement personnel ». Le logement est défini comme « [un espace] où les occupants ont un statut d’occupation avec garantie de maintien dans les lieux[1] ». Parmi les sans-logis, on distingue parfois sans-abri et sans domicile, les premiers dormant dehors, les seconds ayant accès à un hébergement (Brousse 2006 : 15–34). L’hébergement est défini comme « [un espace où] il n’y a aucun titre d’occupation [et où] les personnes hébergées n’ont pas droit au maintien dans les lieux » (ibid.). Dans le cadre de cet article, cette distinction me parait peu pertinente. Pour la plupart, les personnes rencontrées alternent les nuits dans la rue et dans un abri. La majorité a recours régulièrement, occasionnellement ou de manière exceptionnelle à l’une des formes d’hébergement suivantes : d’urgence (à la nuitée), de stabilisation (pour une durée indéterminée) ou de réinsertion (pour plusieurs mois).

Parmi les sans-logis, les personnes rencontrées se distinguent par leur isolement. Célibataires en ce qui concerne l’écrasante majorité, dépourvues de liens familiaux, elles ne peuvent solliciter le soutien d’un proche. Ces personnes se caractérisent encore par la forme dure de pauvreté qui les touche. Comme 1,3 % de la population française, elles sont concernées par les trois types de mesure de la pauvreté (Madior et Verger 2005) à la fois : l’approche relative, l’approche subjective et l’approche par les conditions de vie (Paugam 2005). La première évalue la pauvreté en fonction d’un seuil fixé à 60 % du revenu médian de la population générale, soit 1008 euros par mois en France (14,3 % de la population en 2013 [Boiron, Labarthe et al. 2015]). L’approche subjective renvoie à l’opinion des individus sur leur propre situation (12,4 % des Français [Madior et Verger 2005]). Enfin, l’approche par les conditions de vie mesure la pauvreté en fonction du nombre de « déprivations », c’est-à-dire de besoins non satisfaits (9,8 % des ménages français [ibid.]). Pour le reste, cette population demeure très hétérogène (travailleurs pauvres, jeunes en rupture de ban, immigrés en situation irrégulière, psychotiques fuyant les institutions, etc. [Benoist 2009a]).

La population des soignants et des travailleurs sociaux que j’ai rencontrée n’est pas moins hétérogène. En ce qui concerne les soignants, il s’agit d’ASH (agents de soins hospitaliers), d’aides-soignants, d’infirmiers et de médecins. En ce qui a trait aux travailleurs sociaux, il s’agit d’éducateurs spécialisés et d’assistants de service social. Tous sont employés d’une structure spécialisée dans la prise en charge des sans-logis. Les raisons qui les ont conduits à travailler auprès de ces personnes sont très diverses. Il peut s’agir d’une vocation, du désir d’avoir une cadence de travail moins soutenue que dans les services hospitaliers ou encore, pour les postes à responsabilité, d’une étape dans un « plan de carrière » (Benoist 2009b). Mais, au-delà de leurs différences, j’ai constaté que toutes ces personnes se rapprochaient par la similitude de leurs représentations relatives à l’hygiène des sans-logis.

Sans-abri et hygiène corporelle

Assister à la prise en charge des usagers dans les douches du CHAPSA est une expérience saisissante. Certains des sans-abri qu’on y croise semblent avoir renoncé à toute hygiène. Ces personnes dégagent une odeur corporelle qui est parfois insoutenable pour le soignant le plus aguerri. Leurs vêtements sont tachés de traces d’urine et leur corps est maculé de salissures diverses, parfois d’excréments séchés. Durant mon enquête, il est arrivé qu’un ASH doive retirer des asticots de la plaie d’un patient. Mais, à l’inverse, l’apparence de très nombreux autres usagers ne se distingue en rien de celle des citoyens ordinaires. Car, en réalité, les attitudes des sans-logis à l’égard de l’hygiène sont très variables.

Patrick Gaboriau (1993) a montré que lorsque l’on vit dans la rue, il est difficile de prendre soin de soi. Les sans-logis se heurtent à des difficultés qui les empêchent de se laver autant qu’ils le voudraient (Dequiré et Jovelin 2009). Selon le Service d’aide médicale urgente (SAMU) social, ils rencontrent des obstacles liés à l’accès aux bains-douches ou aux douches des centres d’accueil (Arnaud et Vandentorren 2013). Ainsi, parmi ceux qui ne vont pas aux bains-douches, 15,5 % affirment que l’accès leur a été refusé (ibid.). 45,5 % des usagers des accueils de jour affirment que ces structures sont trop peu nombreuses et 41,8 %, que la durée d’utilisation des douches est trop courte (ibid.). Les sans-logis témoignent également de difficultés pour faire des lessives (ibid.).

Au CHAPSA, il est certes possible de prendre une douche, mais l’affluence et l’état des lieux en découragent beaucoup. Et quand bien même ils se lavent, les usagers n’ont souvent d’autre choix que de revêtir des vêtements sales.

Certes, au CHRS LD, l’accès à des douches en bon état est plus facile. Pourtant, une partie des résidents y a très peu recours. Certains sans-logis affirment qu’à mesure que s’installe le découragement, ils cessent de prendre soin d’eux-mêmes. En outre, le souci de l’hygiène est souvent relégué au second plan par rapport à des problèmes jugés plus urgents : trouver un logement pérenne, trouver du travail, satisfaire les dépendances, etc. (Benoist 2009b).

Mais même s’ils sont particulièrement visibles, les cas extrêmes de renoncement sont très minoritaires. La plupart des sans-logis tentent de maintenir une hygiène minimum et, comme le souligne Anne-Françoise Dequiré (2010), certains y parviennent. Le SAMU social précise que 62,7 % des sans-abri interrogés dans l’espace public déclarent prendre plus d’une douche par semaine (Arnaud et Vandentorren 2013). J’ai rencontré des usagers du CHAPSA qui s’attachaient à demeurer d’une propreté irréprochable et à toujours porter des vêtements propres.

Les différences de comportement des sans-abri relativement à l’hygiène dépendent d’abord du temps et de l’énergie que ces derniers ont à y accorder. Mes observations suggèrent que les sans-logis qui prennent le moins de douches sont ceux qui ne peuvent pas se rendre dans les centres pendant les heures d’ouverture, ceux qui sont le plus fatigués par la vie dans la rue et ceux qui n’espèrent plus que leur situation s’améliore. Dans certains cas, l’alcoolisme ou des pathologies psychiatriques peuvent aussi diminuer la probabilité de prendre soin de soi. Enfin, le rapport à l’hygiène dépend aussi d’inclinations personnelles antérieures à la vie dans la rue. De manière générale, le rapport à l’hygiène est très variable d’un individu à l’autre. Un sondage de la société BVA rapporte que si la majorité des Français prend une douche quotidienne, 20 % en prennent une tous les deux jours et 3,5 %, une par semaine[2].

Malgré l’hétérogénéité des comportements, les soignants et travailleurs sociaux ont une vision très homogène du rapport à la propreté des sans-logis. Ils attribuent à l’ensemble des usagers les caractéristiques des personnes jugées « sales » en prenant comme point de référence les cas extrêmes.

La « saleté », indicateur du niveau de clochardisation

Les représentations des soignants et des travailleurs sociaux

Lorsque les soignants et travailleurs sociaux prennent en charge un sans-logis, ils évaluent leurs chances de l’accompagner au mieux. Pour les soignants, il s’agit de le « guérir » ; pour les travailleurs sociaux, de le « réinsérer ». Les deux notions sont liées : la « guérison » de certaines pathologies (comme l’alcoolisme) serait la condition de la « réinsertion ». Réciproquement, cette dernière serait une forme de guérison lorsque la vie dans la rue est envisagée comme la conséquence d’une désocialisation pathologique (Emmanuelli 1994 ; Declerck 2001). Ces deux termes sont en outre mal définis. On sait depuis Canguilhem que les notions de « maladie » et de « guérison » sont subjectives (Canguilhem 1966). Quant à la notion de « réinsertion », elle renvoie à celle d’« insertion », qui est tout aussi opaque (Laville et Eme 1994). Si, avant les années 1970, le concept était strictement lié au travail, il a ensuite intégré la « responsabilité » ou la « présentation de soi » (Jellab 1996). La guérison et la réinsertion renvoient donc à un ensemble de normes : il s’agit de suivre les règles dominantes dans le corps social (vouloir travailler, se soucier de son apparence, respecter les convenances, etc.) et dans le milieu médical (prendre soin de son hygiène, veillez à sa santé, ne pas s’enivrer, etc.).

Ce qu’évaluent les soignants et les travailleurs sociaux rencontrés, c’est la capacité de chaque sans-logis à se reconformer à ces normes. Le critère principal de cette évaluation est l’état de l’hygiène de l’usager, qui est estimée en fonction de son aspect et de son odeur corporelle. Plus un sans-logis parait « sale », moins on considère qu’il a de chances de guérir et de se réinsérer. Les plus « sales » sont appelés « clochards ». Aux yeux des soignants et travailleurs sociaux rencontrés, les sans-logis seraient tous susceptibles de suivre un processus de « clochardisation » à l’issue duquel une « réinsertion » ou une « guérison » serait impossible.

Certes, la présentation de soi peut jouer un rôle dans l’employabilité et certains soins nécessitent une hygiène particulière. Mais l’association entre l’hygiène et la sociabilité n’est pas si évidente. Les considérations des soignants et des travailleurs sociaux dépassent ces simples préoccupations. L’absence d’hygiène devient, à leurs yeux, un indicateur de l’incapacité d’un individu à remplir ses obligations sociales.

C’est sans doute en partie aussi parce qu’ils considèrent que les sans-logis souffrent tous, peu ou prou, de pathologies mentales (Benoist 2009b). La « saleté » serait alors une conséquence ou une comorbidité de ces pathologies. Dans ce contexte, la « saleté » fonctionne comme un indicateur du dysfonctionnement des individus. Mais il est surtout probable que les réactions des professionnels devant la « saleté » fassent écho à des représentations plus généralement partagées. En Occident, l’odeur des sécrétions du corps est particulièrement dépréciée, car les fluides sont assimilés à des déchets (Memmi, Raveneau et Taïeb 2011 : 5–16). Le dégoût qu’ils provoquent est socialement construit (ibid.) et oriente l’appréciation globale de la personne.

Ce classement des sans-logis n’est pas propre aux personnes que j’ai observées. Charles Soulié (1997) a également constaté que les gestionnaires de centres classent leurs usagers en fonction de leur prétendue « réinsérabilité » et que le rapport à l’hygiène est un des critères utilisés. On retrouve aussi ce classement sous la plume de Xavie Emmanuelli (1994), le fondateur du SAMU social.

Certains chercheurs reprennent à leur compte cette catégorisation. Anne-Françoise Dequiré distingue le SDF[3] (« sans domicile fixe ») du clochard : « Alors que le premier tente de rester propre, le second abandonne tout effort dans ce sens. […] [L]e désintérêt pour le corps démontre aussi l’état de désocialisation dans lequel ces personnes se trouvent. » (Dequiré et Jovelin 2009). À l’inverse, Julien Damon (2003) a critiqué les analyses qui distinguent trois types de SDF en fonction de leur capacité à se réinsérer : les « désocialisés », les « désaffiliés » et les « grands exclus ».

Que les sans-logis définis comme « clochards » soient considérés comme sales ne signifie pas que les autres soient considérés comme propres. Aux yeux des soignants et des travailleurs sociaux rencontrés, tous les sans-logis manquent d’hygiène : il y a différence de degré, non de nature. Howard Saul Becker soulignait qu’à chaque statut assigné à un individu étaient attribuées une « caractéristique principale » et des « caractéristiques accessoires » (Becker 1985). Il remarquait que la majorité des individus présument d’un sujet donné qu’il possède les caractéristiques secondaires associées à la première, et ce, même lorsque les faits ne le vérifient pas (ibid.). La caractéristique principale des sans-logis est de ne pas disposer de logement. Mes observations suggèrent que, parmi les caractéristiques accessoires qui leur sont attribuées, le manque d’hygiène figure en première place.

Certains chercheurs participent eux-mêmes à ces généralisations. Lionel Thelen (2006) avance que les sans-abri adoptent un habitus de la rue caractérisé par un « exil de soi » qui les conduit à ne plus prendre soin de leur corps. Patrick Declerck (2001) présente les usagers du CHAPSA comme des « désocialisés » dépourvus d’hygiène. Ces analyses ont fait l’objet de sévères critiques (Soutrenon 2005).

Plus encore, les soignants rencontrés réduisent parfois leurs usagers à la seule question de l’hygiène. À cet égard, le cas de Christian est révélateur. Cet usager occasionnel du CHAPSA vivait dans la rue avec son épouse. Un jour, ils firent l’objet d’un reportage pour un grand quotidien. Le journaliste témoignait de leur vie dans la rue et mettait en avant leur histoire d’amour. Les soignants du CHAPSA jugeaient l’article éloigné des faits. L’un d’entre eux s’énerva : « Ils montrent l’amour, mais c’est pas la réalité ! La réalité, c’est ce qu’il y a dans le sac de couchage : la merde, la pisse, les règles, etc. » Aux yeux de ce soignant, la seule caractéristique signifiante du couple était l’absence d’hygiène. Comme l’a mis en évidence H. S. Becker (1985), le principal statut assigné à un individu l’emporte sur tous les autres. Dans le cas de Christian, son statut de « clochard sale » dominait, aux yeux des soignants, son statut d’époux.

Ces représentations ont une influence sur la prise en charge des sans-logis. Les soignants et travailleurs sociaux rencontrés ont parfois tendance à exagérer le rôle que joue l’hygiène dans le parcours de ces personnes. Ils interviennent alors comme s’il s’agissait du problème le plus urgent à résoudre : au CHRS LD, l’engagement à se doucher pouvait figurer en première place du projet de réinsertion que devaient signer les résidents ; au CHAPSA, un patient souhaitant voir un médecin devait prendre une douche.

Par ailleurs, certains soignants accordent à la douche des vertus thérapeutiques. Redevenir propre, ce serait un peu guérir de l’« anormalité ». Plus encore, un aide-soignant du CHAPSA m’affirma qu’en lavant les « clochards » il leur redonnait « visage humain ». Le retour à la propreté permettrait ainsi de retrouver une humanité disparue. Une partie des soignants aide alors avec dévouement les sans-logis à se maintenir propres, leur fournissant le nécessaire pour la toilette, les assistant parfois durant la douche ou négociant avec les plus récalcitrants. Inversement, d’autres soignants renoncent à s’occuper de certains usagers, car ils estiment que le refus obstiné de l’hygiène rend inutile toute prise en charge. Considérant leur travail vain, ils cessent de s’investir auprès des usagers les plus « sales ». C’est le cas de cette infirmière des urgences du CASH de Nanterre qui refusa de retirer les chaussures d’un sans-abri, craignant d’avoir à prodiguer des soins sur des pieds blessés et sales.

Du fait de leur « saleté », les sans-logis sont supposés être contagieux, c’est-à-dire vecteurs de parasitoses. La transmission de parasites s’observe effectivement au CHAPSA entre usagers par l’intermédiaire de la literie. Mais la crainte d’une transmission aux soignants semble très exagérée : durant mes enquêtes, aucun d’entre eux n’a été contaminé. Pourtant, cette peur conduit ces derniers à élaborer des stratégies de protection ou d’évitement. Une partie d’entre eux enfilent systématiquement des gants en caoutchouc pour prendre en charge leurs patients, ce que ces derniers jugent humiliant. D’autres évitent tout contact non médical avec les sans-abri, refusant jusqu’aux poignées de main. Plus rarement, certains évitent de soigner les usagers infestés de parasites.

Les représentations des sans-abri

Les appellations de « sans-abri » ou de « clochards » fonctionnement à la façon d’un « stigmate » – tel que l’a défini Erving Goffman (1975). Elles renvoient à des supposées « tares du caractère » lorsque l’errance est perçue comme la conséquence d’un manque de volonté ou à des « stigmates tribaux » (ibid. : 14), le groupe visé étant ici celui des sans-logis. Goffman soulignait qu’un stigmatisé intériorise les images de soi que lui propose la société (ibid. : 46). Il en découle un sentiment d’ambivalence vis-à-vis de lui-même et de son groupe. Rien d’étonnant alors à ce que les sans-logis reprennent à leur compte les représentations des professionnels.

Les sans-abri classent en effet également les individus de leur groupe en fonction de leur niveau de « clochardisation ». En général, ils cherchent à prouver qu’ils ne sont pas eux-mêmes « clochards » en se distinguant de leurs pairs. Comme c’est le cas pour leurs soignants et travailleurs sociaux, le rapport à l’hygiène est essentiel dans cette distinction. Les sans-logis mettent souvent en avant le fait que leur hygiène est, si ce n’est irréprochable, au moins meilleure que celle des autres sans-abri.

Certains sans domicile avancent même que leur grande propreté pose problème, car, n’étant pas identifiés comme nécessiteux, ils ne parviendraient pas à s’attirer la générosité des passants : « On me dit que je ne suis pas un vrai SDF », m’affirma un jour cet usager du CHAPSA qui revenait d’une journée de mendicité infructueuse. Sans doute aussi parce qu’ils partagent ces représentations, les sans-abri ont conscience qu’aux yeux de la plupart des individus, SDF rime avec saleté.

Rien ne me permet en revanche d’affirmer, comme Stephane Rullac (2004), que les plus pauvres exposent volontairement leur laisser-aller pour attirer la compassion. Les personnes rencontrées affirmaient au contraire que le manque d’hygiène entraine le mépris des passants. Mes observations n’ont pas non plus confirmé celles de Carole Amistani (1999), selon qui être propre ou être sale peut constituer, chez les femmes SDF, une stratégie d’invisibilité (être propre permettant de ne pas être vue dans la foule, être sale évitant d’être identifiée comme une femme désirable). En ce qui concerne les sans-logis que j’ai observés, la seule stratégie relative à l’hygiène consiste à tenter de préserver un minimum de dignité en se distinguant des « clochards ».

Tous les SDF ne cherchent pas à échapper à la stigmatisation. Certains affirment être des « clochards » sales et justifient leur manque d’hygiène par une absence de motivation. C’est ce dont témoigne cet usager régulier du CHAPSA : « Je suis pas courageux sur la douche. J’aime pas trop l’eau et puis j’en ai plus rien à foutre. » S’ils se classent eux-mêmes dans le groupe le plus dévalorisé, ils n’en adhèrent pas moins à la distinction entre « sans-logis » et « clochards ».

Comme leurs soignants et travailleurs sociaux, les sans-logis rencontrés considèrent que même les SDF les plus soucieux de leur hygiène ne sont jamais vraiment propres. Il ne s’agit pas d’être ou ne pas être « clochard », mais d’être plus ou moins « clochard ». Ils en veulent pour preuve la réaction des passants qui s’écartent d’eux dans le métro. Ainsi, ils se stigmatisent eux-mêmes au point de comprendre la répulsion qu’ils peuvent inspirer, comme cet usager du CHAPSA qui ne se rend jamais chez les médecins libéraux de peur d’incommoder les autres patients.

S’ils sont convaincus que, malgré leurs efforts, ils restent sales, c’est parce que les sans-logis pensent que la fréquentation de leurs pairs les y condamne. Certes, ils craignent la contamination par les parasitoses, mais, plus encore, à leurs yeux, la saleté elle-même est contagieuse. Dans ce contexte, le fait de côtoyer les autres sans-logis rendrait vaine toute tentative de rester propre. Effrayés par l’éventualité de la contamination, certains en arrivent à fuir leurs pairs ou à avoir un rapport obsessionnel à l’hygiène. C’est le cas d’Akim[4], usager du CHAPSA qui nettoyait son corps, ses vêtements et ses draps avec un désinfectant. Plus encore, les sans domicile pensent parfois eux-mêmes être contagieux. C’est ainsi qu’Akim disait comprendre pourquoi la femme qu’il avait séduite l’avait fui lorsqu’elle avait su qu’il était sans-logis.

Ces représentations ont une conséquence néfaste sur l’image de soi. En outre, la stigmatisation peut être à l’origine de ce que Robert King Merton (1998) appelait une « prophétie autoréalisatrice ». Lorsque, malgré des douches régulières, les SDF se voient toujours accusés de manquer d’hygiène, ils en viennent à considérer qu’il est inutile de faire tant d’efforts. J’ai en effet souvent observé des sans-abri cesser progressivement de prendre soin d’eux-mêmes. H. S. Becker remarquait que « traiter une personne qui est déviante sous un rapport comme si elle l’était sous tous les rapports, c’est énoncer une prophétie qui contribue à sa propre réalisation » (1985 : 57). Le sociologue précisait que c’est ainsi qu’une personne se modèle sur l’image qu’en a autrui.

De la saleté à l’impureté

Mon hypothèse est que la notion de « saleté », telle qu’elle est utilisée par les sans-logis et par ceux qui les prennent en charge, renvoie, à un niveau inconscient, à celle d’« impureté » décrite par Mary Douglas (2005). Selon elle, la saleté est d’ailleurs l’une des manifestations de l’impureté. Sans développer la question, Camilla Giorgetti et Serge Paugam (2013) ont également constaté que les notions de « pur » et d’« impur » peuvent s’appliquer dans le cas des SDF.

Comme la notion d’« impureté », celle de « saleté » ne relève pas d’un jugement objectif. L’idée que la saleté des sans-logis est contagieuse ne vient pas de l’observation empirique. Son origine est à trouver dans les liens, mis en évidence par Mary Douglas (2005), entre impureté et contagion.

L’impureté est liée au statut de l’individu et revêt dès lors un caractère ontologique (c’est pourquoi une simple douche ne peut en venir à bout). L’individu impur l’est entièrement : pour les soignants, la saleté apparente du corps est la manifestation physique de l’impureté d’un sans-abri ; l’alcoolisme et la folie en sont les manifestations psychologiques – similaires, mais moins visibles.

L’impureté attribuée aux sans-logis relève en outre de ce que Louis Dumont (1966) appelait une « impureté permanente » et non d’une impureté temporaire : j’ai observé que les représentations décrites s’appliquaient également aux résidents des CHRS, aux personnes hébergées de façon permanente et à des personnes ayant retrouvé un logement.

Aux yeux de ceux qui prennent en charge les sans-logis, la saleté, signe d’impureté, est donc l’indice de l’incapacité d’une personne à se réinsérer dans la société. Je ne nie pas que la santé s’accorde mieux avec la propreté qu’avec l’absence d’hygiène. Le discours des soignants et des travailleurs sociaux s’appuie sur des principes médicaux. Toutefois, le caractère excessif qu’il prend dans les centres d’accueil laisse à penser qu’il ne relève pas uniquement de la pensée rationnelle. Comme l’a montré Georges Vigarello (1985), la notion de « propreté » est affaire de normes sociales qui évoluent dans le temps. De manière générale, le fait qu’un discours soit porté par la science ne garantit pas sa stricte rationalité. Pour Douglas (2005), l’hygiénisme médico-scientifique renvoie aux mêmes symbolismes que les représentations séculaires. C’est ce que confirment Laurent-Sébastien Fournier et Gilles Raveneau, selon qui les actes d’hygiène sont liés à des représentations symboliques (2008 : 112–113).

Si l’hygiénisme médical ne relève pas d’un rationalisme scientifique strict, il n’en demeure pas moins un support de rationalisation permettant de justifier le discours sur la propreté. Dans notre société, la saleté est ce qui exprime le plus efficacement la notion d’« impureté », car elle traduit des représentations sociales en des termes médicaux qui font autorité.

De fait, ces représentations ont des racines profondes et sont incorporées par les individus à la manière d’un habitus. Dans les situations que j’ai observées, elles sont toujours liées à un ethnocentrisme de classe.

L’ethnocentrisme de classe

Les soignants et travailleurs sociaux rencontrés attribuent à l’ensemble des sans-logis une impureté, différente en degré, mais identique en nature. De la même façon, ils leur attribuent la folie et l’immaturité, causes et conséquences de l’impureté et figures classiques de l’altérité (Benoist 2009b). Ce faisant, ils les essentialisent dans une altérité irréductible qui en fait des êtres supposément incapables de se socialiser, c’est-à-dire de s’insérer dans un milieu social.

Chez les professionnels rencontrés, il existe donc une forme d’ethnocentrisme de classe vis-à-vis des sans-logis (Benoist 2009b). L’ethnocentrisme consiste à survaloriser les normes de son groupe d’appartenance et à dévaloriser les normes d’autres groupes (Lévi-Strauss 1952). Les groupes de référence peuvent être culturels, nationaux, supposément ethniques ou même de classe (Renard-Casevitz 2005). L’ethnocentrisme de classe permet de se distinguer des groupes sociaux les plus bas dans la stratification sociale et d’échapper à la crainte de devenir soi-même un jour sans-logis.

Les représentations relatives à la saleté s’intègrent dans cet ethnocentrisme. David Le Breton (1990) souligne que l’accusation de mauvaise odeur est l’une des manifestations classiques du rejet d’autrui. La mauvaise odeur renvoie à la saleté et provoque le dégoût chez l’individu. Or, comme le rappellent Memmi, Raveneau et Taïeb (2002), le dégoût a pour fonction sociale de désigner les frontières entre les groupes. Ces représentations sont confortées par le cadre institutionnel qui trace la frontière entre les professionnels et les usagers, désignant de fait qui est sain et qui ne l’est pas (Goffman 1968).

Cet ethnocentrisme de classe revêt toutefois ici une forme originale par la place envahissante prise par la question de l’hygiène. Le cadre médical et les mécanismes ethnocentriques habituels ne suffisent pas à l’expliquer.

Impureté et classification

On peut voir dans cette focalisation sur les questions d’hygiène la conséquence du processus historique, mis en évidence par Memmi, Raveneau et Taïeb (2016), de hausse du seuil de sensibilité à l’égard de l’organicité. Les injonctions appelant au contrôle de l’organicité augmentant, les professionnels de la santé et du travail social sont très exigeants quant à l’hygiène de ceux qu’ils prennent en charge. Dans ce contexte, les sans-abri subissent de plus en plus leur réprobation à ce sujet.

Mais cette interprétation peut être complétée par une autre analyse. Mon hypothèse est que la raison de la focalisation sur la question de la propreté est également à trouver dans des processus inconscients concernant les mécanismes de classification.

Pour donner une cohérence au monde, les hommes établissent des classifications. Selon Lévi-Strauss (1962), les individus, en société, ont toujours construit des systèmes de compréhension du monde fondés sur des distinctions ou des oppositions, c’est-à-dire sur des catégories qui permettent d’apporter du sens à ce qui n’était que chaos. Mary Douglas (2005) poursuit cette analyse et précise que certains éléments de l’environnement ne trouvent pas leur place dans les classifications. C’est ce qui échappe à la catégorisation qui est considéré comme impur (ibid.). Douglas donne l’exemple de l’interdit de consommer du porc posé dans le Lévitique. Elle montre que si cet animal est considéré comme impur, c’est qu’il possède deux caractéristiques incompatibles aux yeux des Anciens : avoir l’ongle fendu et ne pas ruminer. Il échappe donc à la catégorisation voulant qu’un ongulé soit ruminant. Il est alors considéré comme impur et constitue une « anomalie taxonomique » (ibid. : 74) défiant l’ordre du monde.

Tout autant que les animaux non humains et les plantes, les êtres humains sont classifiés par leurs semblables. Là encore, il ne convient pas de se trouver en dehors des catégories qui fondent l’ordre du monde. C’est ce que montre Pierre Clastres (1974). Il décrit la situation de deux Indiens guayaki qui ne chassaient pas alors que tous les hommes de leur société se devaient d’être chasseurs. L’un d’eux était homosexuel, s’habillait comme une femme et pratiquait toutes les activités féminines. De fait, il était catégorisé comme femme et considéré comme telle dans sa société. Le second avait renoncé à la chasse, mais ne voulait pas s’identifier aux femmes. N’étant pas chasseur, il ne pouvait pas non plus appartenir au cercle des hommes : « il ne se trouvait nulle part » (ibid. : 96). Se situant en dehors des catégories, il subissait le mépris de sa société (ibid.). Mon hypothèse est que les classifications concernant les humains fonctionnent comme les autres classifications. Un homme échappant à la catégorisation est considéré impur ; il n’appartient pas « purement » à un groupe sexuel, religieux, ethnique, de genre, etc.

Comme l’a montré Lévi-Strauss (1962), et, à sa suite, Françoise Héritier (1996), les catégorisations se font le plus souvent à partir d’oppositions binaires : le chaud et le froid, le cru et le cuit, le masculin et le féminin, etc. En Occident, l’une des oppositions les plus significatives est celle entre nature et culture qui renvoie aussi aux conceptions positivistes dominantes dans nos sociétés. Philippe Descola (2005) souligne combien celles-ci orientent encore les représentations des Occidentaux. La distinction entre nature et culture renvoie elle-même à une série d’oppositions qui sont particulièrement significatives en milieu urbain. Du côté de la culture, on peut ranger l’humanité, l’intimité, la maîtrise de l’organicité et la responsabilité. On peut opposer à ces éléments, du côté de la nature, l’animalité, la visibilité des corps, l’exposition non maîtrisée de l’organicité et l’absence de responsabilité. Selon ces représentations, un être de culture est donc un humain : il protège son intimité, maîtrise ce qu’il fait et montre en public, et il est responsable de ses actes. Il contrôle et cache les manifestations de son organicité : le sommeil, la toilette ou la déjection sont réservés à la sphère privée. Il maîtrise ainsi son rapport à l’intériorité et à l’extériorité : il dort et mène sa vie privée à l’intérieur. Enfin, il socialise son corps par le vêtement et le protège des aléas de l’environnement. À l’inverse, les êtres de nature sont des animaux non humains : ils ne socialisent pas leur corps et ne distinguent pas le privé du public ni l’intérieur de l’extérieur. Plus encore, ils ne cachent pas les manifestations de leur organicité dans la sphère publique – ce qui, comme le soulignent Memmi, Raveneau et Taïeb (2016), est socialement très déprécié.

Or, les sans-logis ne trouvent pas leur place dans ces distinctions. Ils ne peuvent, du fait de leurs conditions de vie, maîtriser leur rapport à l’intériorité et à l’extériorité. Leur intimité est donc visible dans la sphère publique : ils sont contraints de dormir dehors ou dans des lieux publics. Leur corps n’est pas protégé du regard des autres ou de l’environnement. Ils n’ont que rarement la possibilité de cacher les manifestations de leur organicité et exposent malgré eux leur faim, leur fatigue et leur maladie ; il leur est même parfois difficile de s’isoler pour faire leurs besoins. Enfin, ils ne remplissent pas les obligations sociales ordinaires : travailler, construire une famille, être autonome, etc. Aux yeux de ceux qui les prennent en charge, les sans-logis n’apparaissent donc pas comme des êtres de culture (les professionnels rencontrés attribuent aussi ces caractéristiques aux résidents des CHRS, car, pour être hébergé, il faut d’abord être sans-abri).

Pour autant, ils ne peuvent pas non plus être totalement rejetés du côté de la nature. Les soignants et travailleurs sociaux ne peuvent nier l’humanité de leurs usagers. La pensée naturaliste ne le leur permet pas, les sans-logis nous étant trop semblables : ils sont issus d’êtres humains, ils ont un corps d’être humain et ils maîtrisent notre langage. Selon les représentations de ceux qui les prennent en charge, les sans-logis sont donc à la fois extérieurs à la culture et à la nature. Pour reprendre l’expression de Pierre Clastres, ils ne se trouvent « nulle-part ». Ils constituent donc une catégorie imparfaite, une « anomalie taxonomique » (Douglas 2005) qui n’entre pas dans les manières dominantes de penser le monde.

Les sans-logis constituant une population très hétérogène, ils paraissent d’abord trop différents entre eux pour constituer un groupe qui fasse sens. Outre le fait qu’ils sont dépourvus de logement, leur seul point commun est d’être distingués des gens « ordinaires » parce qu’ils échappent à notre mise en ordre du monde. La difficulté à construire une définition unanime des sans-logis vient de là. Mais le fait qu’ils semblent éloignés des catégories normatives suffit à justifier une prise en charge homogène. Cette classification est entièrement subie par les sans-logis, qui en sont captifs et ne peuvent se constituer une identité commune sur la base de leur trop grande hétérogénéité.

C’est parce que ces derniers échappent à notre mise en ordre du monde que l’ethnocentrisme de classe à leur égard prend cette forme : si on reprend l’analyse de Douglas (ibid.), les sans-logis se trouvant hors des catégories permettant d’ordonner le monde, ils ne peuvent qu’être considérés comme impurs. Cette impureté est ce qui va donner un peu d’homogénéité au groupe et, surtout, ce qui va donner, par contraste, une cohérence au système d’explication du monde.

Daniel Terrolle pousse une autre analyse de Douglas relative aux anciens détenus (Douglas 2005 : 114) et l’applique aux SDF (Terrolle 1995 : 9–14). Selon lui, ces derniers sont dans une situation de liminarité sans fin. Ils sont prisonniers de la phase de ségrégation typique des rites de passage, mais ils ne sont jamais réintroduits par le rituel (ibid.). Cette hypothèse rejoint en partie celle du présent article. En effet, l’état de liminarité revêt le même caractère quasi informel que la catégorie imparfaite de sans-logis telle qu’elle est construite par les personnes que j’ai observées. Douglas (2005) précise en outre que la phase de ségrégation peut être caractérisée par l’impureté. Je pense toutefois que la situation des sans-abri est moins formalisée que ne l’est l’état de liminarité qui est initié par le rituel. À l’inverse des prisonniers dont parle Douglas (ibid.), qui ont subi procès et internement, pour les sans-logis, la séparation s’est faite sans ritualisation.

Ils ont certes connu un ensemble de ruptures (licenciement, séparation, expulsion locative, migration, etc.) qui, associé à la pauvreté, les a conduits dans la rue (Damon 2002). La dimension coercitive de la prise en charge les a ensuite maintenus hors du logement (Benoist 2009a), ce qui a achevé d’en faire des « anomalies taxonomiques ». Mais ce processus peut être long et n’a pas le caractère formalisé du rite de la séparation. Les sans-logis ne me semblent donc pas être exactement en état de liminarité rituelle. En revanche, aux yeux des personnes rencontrées, ils se trouvent en dehors de l’ordre du monde, ce qui les rend ontologiquement impurs. Leur réintégration en devient encore plus improbable.

Conclusion

Les représentations relatives à la saleté et donc à l’impureté des sans-abri dépassent le cadre des champs sanitaire et social. On les rencontre dans les textes de certains chercheurs (Declerck 2001) ou dans la culture populaire (au cinéma, le film Boudu sauvé des eaux). Je les ai aussi retrouvées chez beaucoup de personnes rencontrées lors de mes observations dans la rue : les passants usent souvent de manoeuvres d’évitement ; certains affichent ostensiblement des mines de dégoût ; d’autres encore intiment aux SDF d’aller se laver.

En outre, les systèmes classificatoires ne sont pas spécifiques aux personnes rencontrées puisqu’ils sont la condition de la mise en ordre du monde. C’est justement parce qu’ils leur préexistent que les soignants et les travailleurs sociaux les adoptent. Il est donc probable que l’idée que les sans-abri soient impurs est partagée, inconsciemment, par une grande partie des membres de la société.

Les représentations décrites dans cet article révèlent la position des sans-logis au sein du corps social : ils constituent une catégorie hors catégories, étant considérés comme en dehors de la nature et de la culture. Ces analyses nous amènent à nous questionner sur le traitement qui peut être réservé à ces personnes. Il existe des dispositifs d’assistance, tels que les maraudes ou les différents types d’hébergement. Mais chaque année l’actualité nous rappelle l’insuffisance des moyens alloués pour venir à bout de cette misère. Par ailleurs, les travaux ethnographiques ont révélé à la fois l’inadaptation de ces dispositifs et la dimension coercitive qui les commande (Benoist 2009a).

Mais, d’un point de vue macrosociologique, qu’est-ce que la société fait de ces impurs ? Il semble qu’ils subissent le plus souvent le sort de tout ce qui n’a pas sa place dans l’ordre du monde : ils sont mis à l’écart. Chassés des lieux publics, leur place se trouve, plus loin des regards, dans les souterrains du métro ou dans des foyers situés en périphérie, loin des beaux quartiers[5]. Comme tout ce qui est sale, ils sont progressivement assimilés à des déchets et traités comme tels. La réaction de certains habitants de Nanterre est révélatrice de ces représentations. Excédés par la présence du CHAPSA et de sa population, ils répétaient : « C’est pas une poubelle, ici ! »

Daniel Terrolle (2016) rappelle que les sans-logis sont condamnés à toujours se contenter de nos rebuts pour survivre (bâtiments recyclés, denrées alimentaires invendables et vêtements usagés). Il précise que, symboliquement contaminés par la souillure des déchets, les SDF finissent par être assimilés à ces derniers (ibid.). Pour ma part, je pense que l’on peut y voir un processus inverse : n’est-ce pas parce que les sans-logis sont d’abord considérés comme des déchets qu’ils doivent se contenter de ce qui leur ressemble : les restes de notre société de consommation ? Quel que soit le sens du processus, l’assimilation aux déchets est bien réelle, comme l’illustrent les propos d’un sans-logis filmé aux bains-douches par Didier Cros (2011) : « J’ai l’impression d’être un excrément de la société ».