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Bénédict Beaugé, écrivain et critique gastronomique depuis une quinzaine d’années, publie un nouvel essai sur la notion de nouveauté en cuisine, et l’histoire de son évolution depuis le dix-septième siècle. Le livre n’est pas un ouvrage de type scientifique, mais plutôt un essai littéraire sur l’évolution de la gastronomie en France et dans le monde, et sur la question inhérente de l’innovation. Il s’adresse dès lors à un public large, depuis les spécialistes de l’alimentation jusqu’aux mangeurs curieux de mieux connaître l’évolution des tendances en matière de « haute cuisine ».

Car le propos n’est pas la cuisine quotidienne, mais bien la cuisine dite gastronomique dont l’histoire est marquée par plusieurs jalons que pose l’auteur. Sont ainsi analysées l’importance des traités culinaires dans la diffusion de la gastronomie depuis le dix-septième siècle ; l’oeuvre formalisatrice et esthétique de Carême poursuivie par Escoffier ; la naissance du restaurant comme « institution gastronomique » qui a permis la démocratisation et l’individualisation de la conscience de soi et de ses goûts en matière de cuisine ; l’apparition de la critique gastronomique et l’affirmation de sa fonction d’intermédiation entre l’institution gastronomique et le public ; l’autonomisation des cuisiniers qui s’affirme depuis les années 1960, passant du statut de serviteur invisible à celui d’autocrate et de véritable « star » du système gastronomique contemporain et remettant en cause la « quadruple liberté » qu’offrait le restaurant : « le choix des mets, du prix, du convive et de l’horaire » (p. 248). Cette évolution aboutit aujourd’hui à une cuisine « globalisée » définie suivant plusieurs mouvements : mouvement de réaction (« croisades régionalistes » menées par les cuisiniers prônant l’ancrage local et la défense du terroir ; cuisine des « supernaturels », ces nouveaux chefs refusant la cuisson et privilégiant le cru ou l’utilisation de produits bruts) ; adaptation (fusion des modèles et produits des différentes cultures culinaires et notamment asiatiques) ; créativité des cuisines « modernes » (la Nouvelle Cuisine et le service à l’assiette, la cuisine « moléculaire » ou « techno-émotionnelle ») ; et proposition de nouveaux concepts (les « menus dégustation », la cuisine de rue de qualité sous forme de food trucks, etc.).

Pour ce faire, Beaugé compare l’évolution de la haute cuisine, « art éphémère », à celle de l’esthétique et des arts plastiques (architecture, littérature, mode, etc.), entre phénomènes de mimétisme et de distinction, en montrant bien l’évolution parallèle de la cuisine (dans ses techniques de préparation, d’assemblage, de liaison et de cuisson) et de la société de son temps. L’ouvrage est construit en quatre parties dont la dernière sous forme de conclusion, et des problématiques sont clairement posées par l’auteur en début de chaque partie.

La mondialisation de la cuisine a été permise au vingtième siècle par les progrès en matière de transport de gestion de l’énergie calorique et du froid, puis par les supports médiatiques tels que la télévision et Internet, facteurs d’influence et vecteurs de diffusion des innovations à travers notamment le rôle des foodistas, amateurs passionnés qui, par le « buzz », font et défont les réputations à travers le classement américain des cinquante meilleurs restaurants au monde (le « W50 ») dont l’auteur analyse longuement les modalités et conséquences.

La gastronomie, élevée au rang d’art, connaîtrait aujourd’hui une « crise » qui serait celle de la postmodernité, courant intellectuel auquel l’auteur fait souvent référence : une fois les anciens « paradigmes gastronomiques » dépassés et les grands récits épuisés (le « bon goût » français et sa domination, le mythe des grands chefs, etc.) et le système culinaire déstructuré avec la généralisation d’un « modèle combinatoire » qui tend vers la préciosité artistique, que reste-t-il de l’idée de « gourmandise », d’émotion liée au goût ? Et que reste-t-il de la convivialité, pivot de l’alimentation festive et de la gastronomie « classique », face à un mouvement de fond d’esthétisation intellectualisante de la cuisine ?

Le propos est plaisant, le style alerte et vif, ponctué de nombreux exemples, agréable à lire et instructif, même si la fin est parfois redondante. Le dernier chapitre, « Éloge de la gourmandise », aurait peut-être gagné à être synthétisé et fondu, « réduit » – selon l’expression culinaire – pour en concentrer toute la saveur subversive : l’apologie du goût et du plaisir sensuel dans une société de surconsommation de masse.