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Commençons par un mot sur le cadre qui voit fleurir l’humanitaire comme mode d’action et aussi comme idéologie de sa propre justification. Depuis son établissement en Occident à titre du seul régime politique pleinement légitime, la démocratie électorale ne parvient pas à se dégager de la contradiction entre l’affirmation de neutralité et les pratiques de légitimation idéologique. La fin des idéologies (entre son annonce aux États-Unis jusqu’à l’écroulement de l’URSS, un demi-siècle s’est écoulé) et l’épuisement du régime d’historicité révolutionnaire placé sous le signe du progrès ont préparé le terrain à la moralisation du présent. Le présentisme constitue le régime d’historicité[2]… spécifique au néo-libéralisme. Il se traduit par la domination d’un rapport mémoriel au passé patrimonialisé et par l’hégémonie de l’impératif moral (aux fondements chrétiens sécularisés qui ne disent pas leur nom) de redressement des torts, en particulier ceux du passé.

En novembre 2001, Jacques Rancière remarquait

La déroute présente de la politique au profit de la morale et de la religion ne relève donc pas du scénario de la fin de l’histoire qui traîne un peu partout depuis vingt ans. Elle ne s’identifie pas au régime planétaire de la gestion raisonnable s’instituant peu à peu sur les ruines de l’utopie. […] Elle est évidée de l’intérieur par ces États libéraux qui tendent de plus en plus à ramener la forme démocratique à la gestion supposée univoque des intérêts économiques communs.

Rancière 2005 : 117-118

Si, à la manière de Claude Lefort (1972, 1992), nous définissons la politique comme une gestion de l’inégalité, de la division sociale, force est d’admettre que l’État ne pourra jamais résoudre la division sociale, jamais régler définitivement le conflit entre les « nantis » et le « peuple ». À l’opposé des rationalistes du politique, autant libéraux que marxistes, Lefort estime qu’au mieux l’État est un tiers qui, s’il se tient à distance des uns et des autres, veille à ce que le conflit ne dégénère pas. De même, le rêve d’une humanité définitivement réconciliée avec elle-même est une utopie. À l’instar du socialisme réel, qui a présidé à l’écrasement de la société par le parti-État, l’humanitaire qui s’éprend de cette utopie risque de participer au mieux à sa banalisation, au pire à son laminage.

L’autoréférentialité est un premier trait de l’humanitaire[3] actuel que je voudrais rappeler. L’homme rationnel, donc universel, a-historique et a-culturel, est à la fois donné pour le sujet de l’action de l’Homme (des hommes volent au secours d’autres hommes) et constitue la justification de cette action. L’humanitaire serait non partisan et, à quelques exceptions près, apolitique[4]. Porté par un élan « naturel » de solidarité humaine, il a tendance à se présenter en tant que mouvement non professionnalisé. Pourtant, l’humanitaire fait partie de son temps, il s’est formé dans et il agit à partir d’un espace historique particulier[5]. Sa croissante professionnalisation de facto résulte de l’exigence propre à cet espace-temps du capitalisme néolibéral. L’efficacité s’y mesure à l’aune de la multiplication-massification des interventions, elle est confrontée à l’échelle, sans cesse croissante, du nombre et de l’ampleur des désastres. Il faut traiter plus de cas, intervenir plus rapidement et au moindre coût unitaire par vie sauvée. Entre un tsunami du siècle, une guerre civile atroce et des inondations de saison des moussons, de l’exceptionnel au récurrent, presque plus rien n’échappe à l’humanitaire. Tout a l’allure d’une crise exceptionnelle qui commande l’action humanitaire et exige des élans renouvelés de générosité pour réduire l’intolérable[6].

L’humanitaire est démocratique par son mode de financement : les dons individuels, accompagnés d’un éventuel appariement gouvernemental, sont sollicités par des campagnes qui ne diffèrent pas beaucoup de celles qui génèrent le vote. Il faut sortir, il faut capter, puis fidéliser l’un comme l’autre. L’humanitaire dépend fortement de la médiatisation de ses causes[7]. Pour toutes ces raisons, soumis à l’impératif de la transparence, le mouvement se déploie sous la tyrannie de l’efficacité, mesurée le plus souvent par le nombre de vies « sauvées » par dollar « investi » en don[8]. À l’image des entrepreneurs dynamiques qui ont « une vision sur la planète monde comme quelques choses qu’ils peuvent s’approprier » (Aubert 2003 : 316), l’humanitaire a la vision de la planète monde et de son humanité comme quelque chose à sauver. L’un et l’autre construisent l’urgence (voir Poinsot 2006) comme contrainte extérieure et s’efforcent d’y répondre en termes quantitatifs plutôt que qualitatifs.

Sans tomber dans le piège de l’éternelle réincarnation de l’impérialisme, ni dans l’obsession du complot[9], nous aurions avantage à historiciser l’humanitaire par le rappel des campagnes anti-esclavagiste et abolitionniste du 19e siècle et de leur avatar plus récent que fut, au début du 20e siècle, la campagne anti-congolaise, menée en particulier par la Congo Reform Association[10]. Il ne s’agit pas d’établir une équivalence entre l’humanitaire d’aujourd’hui et le mouvement abolitionniste explicitement légitimé sur le terrain chrétien[11]. Néanmoins, une démarche s’inspirant de l’ontologie historique de Ian Hacking[12] permet de mettre en évidence deux avertissements. La finalité avancée par les arguments qui légitimaient le mouvement et cherchaient à lui gagner l’adhésion de l’opinion publique des sociétés d’alors (occidentales) s’est bien accommodée des moyens politiques mis en place par les États. Il serait ridicule d’accuser les abolitionnistes d’avoir promu la colonisation, néanmoins ils ont sans doute préparé une partie importante de l’opinion publique à en admettre la légitimité. Certains lui ont ouvert des portes en Afrique même. Alors que l’abolitionnisme et les campagnes anti-congolaises cherchaient à promouvoir l’éthique universelle et à l’appliquer à tous les êtres humains, ces nobles principes n’ont pu prémunir aucun acteur contre un mauvais choix politique ou éthique. C’est peut-être dans la confusion entre la politique et l’éthique que réside le problème. Alors que l’éthique aspire à l’absolu, le risque est grand de projeter l’autorité morale sur le terrain politique. En atteste la biographie tragique de Roger Casement (Bryant 2005) : anobli par la reine d’Angleterre pour ses engagements humanitaires, il fut plus tard condamné à mort par un tribunal britannique et exécuté pour crime de haute trahison. Une vie consacrée à dénoncer les formes de l’esclavage qui ont survécu aux abolitions et à en obtenir l’éradication n’a pas empêché ce consul britannique, mais aussi nationaliste irlandais, à chercher lors de la Première Guerre mondiale l’aide allemande pour réaliser par les armes l’indépendance de l’Irlande.

En son temps, l’abolitionnisme fut un mouvement « moderne » qui dépendait largement de la mobilisation de l’opinion publique (dont il attendait des appuis matériels et politiques) et du recours aux moyens permettant de rendre cette cause présente à un public occidental qui n’en ressentait pas directement les effets. Les abolitionnistes ont probablement été les premiers à systématiquement utiliser le témoignage individuel des victimes et l’image, surtout la photographie, comme témoignage « objectif ».

Aujourd’hui, la professionnalisation de l’humanitaire est troublante puisqu’elle pourrait être porteuse du risque de déresponsabilisation individuelle. Elle accroîtrait le risque de promouvoir « les visions technicistes des réalités en termes de problèmes à résoudre », qui prennent le dessus sur les perceptions synthétiques de la situation (Le Pape etal. 2006 : 16). Rony Brauman s’interroge à partir de l’expérience de Médecins sans Frontières en Éthiopie dans les années 1983-1984[13] : « Fallait-il y rester ? Poursuivre au risque de complicité involontaire avec les milices gouvernementales ? Elles utilisaient alors les camps où les MSF regroupaient les victimes de la famine pour y rafler des hommes conduits ensuite aux travaux forcés » (Brauman et Sivan 1999). Ayant fait le choix de « savoir ce qu’on est et ce qu’on fait », l’organisation avait alors quitté l’Éthiopie, malgré l’impérieuse nécessité d’y sauver des vies.

Le devoir de sauvetage immédiat, autorisait-il à « s’abstraire de toutes les réalités qui contredisent cette formule, de toutes les contradictions qui naissent de l’action » ? s’interroge Brauman. Il explique ainsi le cheminement qui l’a conduit à la lecture de Hannah Arendt, puis à la réalisation avec Eyal Sivan du film Un spécialiste.

Il faut aussi s’interroger sur la place du respect dans le tout-humanitaire. Le respect est non seulement l’enjeu de la question sociale, ce que souligne si justement Richard Sennett (2005)[14], mais aussi un défi aux droits de l’homme dans le mode d’inégalité planétaire. Sennett soutient qu’il faut renoncer à la politique de la compassion pour permettre à ceux qui en sont l’objet de se libérer de la mentalité d’assisté, sans quoi il est impossible d’établir des liens de réciprocité. Face à l’urgence et confronté à l’efficacité calculée en nombres, il est difficile de lui faire une large place.

N’ayant ni l’expérience directe de l’humanitaire ni un capital de recherche anthropologique à ce sujet, j’ose néanmoins avancer deux propositions, que je reconnais sans grande originalité théorique. Tout geste posé par l’humanitaire est politique puisqu’il a le potentiel de modifier les rapports de pouvoir. En reconnaître la portée politique potentielle, c’est admettre la nécessité de l’examiner à la lumière de la philosophie politique contemporaine, prendre en compte les débats entre les tenants du « bien » et les tenants du « juste »[15]. L’urgence ne devrait dispenser personne de mesurer la portée du geste posé. Agir « sur un mode explicite avec soi-même »[16] est la condition sine qua non pour remédier non seulement à la pénurie des vivres ou des soins primaires mais aussi à la rareté de respect. Faute de respect sur lequel repose la reconnaissance[17], Livingston avec d’autres chevaliers de la lutte contre l’esclavage furent aussi de fervents promoteurs de l’expansion coloniale.

Certains chercheurs avancent que l’existence d’une communauté intergénérationnelle[18] soutient la nouvelle sensibilité éthique à l’égard des dettes et des devoirs hérités du passé : sans être criminellement responsables des gestes de nos aïeux, nous en avons hérité d’une responsabilité morale, voire politique. Existerait-il une communauté interplanétaire comparable soutenant la sensibilité éthique et politique découlant de l’universalisation de l’application des droits de l’homme ? Faut-il suivre l’avis de la commission indépendante sur la dette haïtienne, présidée par Régis Debray (2004 : 10), qui écrivait dans le rapport au ministre français des Affaires étrangères : « Puissions-nous saisir l’occasion de nous rappeler que nous fûmes des esclavagistes, et nous débarrasser du poids que la servitude impose aux maîtres ».

Abordant la question du point de vue éthique, Anthony Appiah écrit :

Consider the factual claim that UNICEF can save the lives of thirty children for $100. […] You send the check. [R]ehydrating thirty particular children who would otherwise have died of their diarrhea, you are not thereby making a serious contribution to the real improvement of their life chances. Death isn’t the only thing that matters. What matters is decent lives. And if what you save them is just another month or another year or another decade of horrible suffering, have you really made the best use of your money ? Indeed, have you really made the world less bad ? [Pour conclure plus loin :] A genuinely cosmopolitan response […] involves seeing not just a suffering body but a wasted human life.

Appiah 2006 : 167-168

Nous voici ainsi de retour à l’Introduction où, partant d’une autre perspective disciplinaire, Francine Saillant soulève ces mêmes questions fondamentales sur le diktat de l’urgence, sur l’impératif de sauver les vies, sur l’association entre l’humanitaire contemporain, la guerre et la souffrance mises en spectacle. Quel est l’objectif à long terme de l’humanitaire ? La vie elle-même ou plutôt une vie qui devrait être dignement vécue ? Si nous optons pour le second cas, qui définit le seuil de dignité à partir duquel une vie mérite d’être maintenue, protégée, vécue ? Qui définit la dignité même ? Nous voici de retour aux questions sur le rapport au politique, le rapport au culturel et surtout à l’éthique ; quelle éthique ?

Comme le souligne Francine Saillant, entre la biopolitique de l’extrême urgence, la gestion des vulnérabilités et l’intervention humanitaire comme palliatif aux politiques nationales, régionales, voire locales rien ne permet de donner des réponses simples, inconditionnelles. Le principe de non-indifférence ne justifie en soi aucune intervention lorsque les intervenants n’ont pas à partager les conséquences à long terme de l’intervention. Il y a un enfer de l’humanitaire qui est pavé de très méritoires, lorsqu’elles sont considérées hors contexte, bonnes intentions.