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En janvier 2014, juste avant mon départ pour l’Égypte pour me rendre au village où j’avais commencé des recherches sur le terrain vingt ans auparavant, la Pew Foundation publiait les résultats d’un sondage mené dans divers pays musulmans sur les formes les plus appropriées de vêtements féminins à porter en public (Poushter 2014). Une majorité des personnes qui ont répondu à ce sondage mené par une équipe de la University of Michigan avaient fait un choix parmi un ensemble de dessins représentant une femme portant un foulard ou hidjab. Les seuls pays où une majorité de répondants ont choisi l’image où les cheveux de la femme étaient apparents étaient la Turquie et le Liban. La portée de ces choix, sur un continuum allant de la tête complètement couverte à la tête nue, était-elle censée aller de soi ?[1]

Le lendemain, un satiriste libanais établi à Londres publiait sur Twitter une parodie du sondage sous le titre : « Une université arabe a mené une enquête fascinante sur les vêtements féminins les plus appropriés à porter en public par les femmes américaines ». Le sondage prétendait comparer les choix des habitants de différents États américains parmi un ensemble d’images de femmes. La signification de leur vêtement ne sautait pas immédiatement aux yeux. Il leur fallait choisir entre une meneuse de claque blonde (« chearleader »), une femme déguisée en Statut de la Liberté, une femme habillée en cow-girl, et trois autres femmes portant des chapeaux amusants et extravagants. Apparemment, 44 % des répondants ont choisi la femme aux vêtements révélateurs recouverts de signes de dollar[2].

De toute évidence, la parodie avait comme objectif de démontrer l’absurdité de cette obsession envers les vêtements féminins. Et de découvrir ce qu’elle cache : l’inquiétude de l’Occident envers le hidjab. Un graphique reproduit dans le même rapport de la Pew Foundation exposait l’une des principales hypothèses relatives à cette préoccupation à l’égard des vêtements des femmes musulmanes. Le graphique représentait les réponses obtenues dans différents pays musulmans à la question suivante : « Les femmes devraient-elles avoir le droit de choisir leurs propres vêtements ? » et soulignait l’importante proportion de personnes ayant répondu que les femmes devraient avoir le droit de choisir ce qu’elles portent. Ces réponses positives intriguaient les analystes parce qu’elles parvenaient non seulement de la Tunisie, du Liban et de la Turquie (les seuls pays où la majorité des répondants estimaient qu’il est acceptable que les femmes ne couvrent pas leurs cheveux en public), mais aussi de l’Arabie saoudite, où la majorité des répondants avaient choisi la forme la plus extrême de voile couvrant le visage, le niqab.

Le cadre de l’étude reflétait des points de vue communs en Europe et aux États-Unis selon lesquels le port du voile est relié à des questions de choix et de liberté. L’auteur de l’étude expliquait que les formes de vêtements visaient en fait à représenter différentes valeurs, allant du conservatisme ou du fondamentalisme religieux pour le voile intégral, au sécularisme libéral et à la modernité pour la tête nue. Le choix et la liberté, laissait-il entendre, correspondant à cette dernière option. Ainsi justifiait-il la nécessité de trouver une explication aux curieux résultats obtenus en Arabie saoudite.

Les débats en Europe sur l’interdiction du foulard dit islamique ou du voile intégral, puis en 2016 du soi-disant burkini sur les plages françaises, en parallèle avec les préoccupations générales sur le hidjab en Amérique du Nord, tournent toujours autour de la question du choix. Les femmes musulmanes portent-elles le voile par choix, ou bien ce type de vêtement est-il un signe obscur de coercition exercée par les familles patriarcales, les traditions religieuses, ou les États autoritaires ? Les femmes devraient-elles être autorisées à choisir ce qu’elles portent, ou bien les États qui souhaitent protéger les libertés individuelles, les valeurs laïques ou la sécurité d’autrui ont-ils raison de légiférer sur ce que les femmes ont, ou pas, le droit de porter ? Les protections libérales de la liberté de religion s’appliquent-elles aux vêtements portés par les femmes ? Ou les menaces envers certaines valeurs « de civilisation » ont-elles préséance sur des droits individuels comme la liberté d’expression et la liberté de s’habiller à sa guise ?

La valeur du « libre choix » est garantie par la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qu’on appelle souvent la « Déclaration des droits des femmes ». Différents articles de la Convention garantissent aux femmes le même droit de « choisir librement » leurs professions et leurs partenaires. Ces idéaux reposent sur la certitude que nous savons tous en quoi consiste un choix. Ils reposent sur la conviction que la liberté est le bien ultime. Et pourtant, comment pouvons-nous savoir qu’un choix est fait en toute liberté ? Quels choix sont considérés comme étant libres, et lesquels ne le sont pas ? À qui appartient-il de déterminer si un geste ou un type de vêtement a été choisi librement ou pas ?

Les penseurs politiques ont beaucoup à dire sur la notion de choix, et même sur les politiques idéologiques entourant la notion de liberté (Brown 1995 ; Rose 1999). Dans une puissante analyse du discours laïc occasionnée par les débats animés sur la burqa – bien avant l’hystérie suscitée par le burkini (Chrisafis 2016) – Wendy Brown (1995) souligne combien il existe deux poids, deux mesures à l’égard des visions qui se montrent tolérantes face au désir des femmes pour les chaussures débilitantes, les vêtements hors de prix et les chirurgies plastiques onéreuses comme étant librement choisis, d’une part, et la vision intolérante face aux vêtements des femmes musulmanes auxquelles le statut de libre choix n’est jamais accordé, d’autre part. Elle soulève ensuite d’importantes questions théoriques qui s’avèrent étrangement absentes du débat :

Mais si ce n’est pour problématiser des notions aussi naïves que le choix et la coercition, ou la source du pouvoir et le mode de circulation de l’autorité, pour quelles raisons avons-nous conçu des théories de la construction sociale, de la normalisation du discours et du pouvoir disciplinaire au cours des quatre dernières décennies ? Soutenir la conviction que les femmes occidentales choisissent leur tenue alors que les femmes musulmanes sont obligées de porter celle qu’on leur impose requiert que l’on fasse fi :1) du mode d’organisation des conditions autorisant le choix et de la manière dont le choix lui-même est normativement produit ; 2) de la manière dont les sujets peuvent être dominés par l’intermédiaire du choix, une préoccupation partagée par Platon, Mill, Marcuse et Foucault ; 3) de la manière dont les sujets font des choix qui vont à l’encontre de leur liberté ou de leur égalité, un argument que l’on peut puiser chez Hobbes, Dostoïevski et Freud, et pas seulement chez le Marquis de Sade. Par-dessus tout, l’idée que les femmes occidentales choisissent alors que les femmes musulmanes subissent ne tient pas compte non plus d’à quel point tout choix est à la fois conditionné par le pouvoir et imbriqué dans ce même pouvoir, et d’à quel point le choix lui-même est une version appauvrie de la liberté, et en particulier de la liberté politique.

Brown 2012 : n.p., notre traduction

En tant qu’anthropologue, je souhaite plutôt observer des femmes musulmanes dans leur quotidien dans un lieu et à un moment précis afin d’évaluer la pertinence de définitions aussi simplistes du choix. Je veux vérifier si les termes chargés du discours public autour des femmes musulmanes ont du sens dans un contexte où l’on essaie de comprendre les vies de femmes particulières dans une collectivité d’une partie du « monde musulman » sur deux sujets chargés – non seulement le voile, mais aussi le mariage, une deuxième sphère où le « libre choix » a été établi en tant que droit international des femmes et où le choix des femmes musulmanes, maintenant empêtré dans la panique morale et les interventions internationales autour du « mariage des enfants » et du « mariage imposé », semble faire défaut.

Étant donné que nous baignons tous dans des conditions et des circonstances sociales et historiques spécifiques, que peut signifier le fait de choisir librement ? Je démontrerai que le choix et le consentement ne sont pas aisément circonscrits et ne peuvent donc pas servir de fondement aux jugements sur la liberté ou les droits.

Voiles de mariées

Parmi les femmes et les jeunes filles du village, la nouvelle la plus importante n’avait rien à voir avec le sondage sur les vêtements féminins. Elles n’en avaient évidemment pas entendu parler. Elles voulaient parler de grands changements, comme l’évolution de la situation politique depuis les premières lueurs d’espoir qui ont suivi la révolution ayant abouti à la démission du président, au pouvoir depuis de nombreuses années. J’ai remarqué que les femmes s’affairaient à se renseigner en prévision du référendum à venir sur la nouvelle constitution. Leurs principales préoccupations restaient surtout la situation économique désastreuse et le déclin du tourisme dont dépendent de nombreuses familles de la région. Les femmes voulaient aussi parler des changements survenus dans l’entourage personnel et quotidien que nous avions partagé. En particulier, nous avons échangé sur les nombreux mariages qui avaient eu lieu pendant mon absence. La plupart des nouveaux mariés faisaient partie de la jeune génération, parmi ceux qui avaient été les compagnons de jeu de mes enfants au début de ma carrière, alors que je menais une étude ethnographique dans le village.

Je reviens régulièrement dans ce village depuis vingt ans, toujours dans le même hameau. La première fois, j’y étais venue pour faire des recherches sur les aspects politiques des séries télévisées populaires produites par la télévision égyptienne, séries qui sont regardées par un grand nombre de téléspectateurs de tous les horizons. Je voulais voir les recoupements entre les messages politiques et sociaux transmis par ces téléséries populaires et le mode de vie et l’imaginaire des villageois vivant loin du Caire, où l’intelligentsia urbaine conçoit et produit ces téléséries. Après la rédaction de l’étude ethnographique reposant sur ces recherches – un livre que j’ai intitulé Dramas of Nationhood (Abu-Lughod 2005) –, je suis souvent revenue au village en compagnie de ma famille.

Les liens d’amitié que j’ai tissés avec plusieurs femmes du village m’ont amenée à vouloir parler davantage avec elles d’un autre sujet qui en était venu à me préoccuper profondément alors que la question des femmes musulmanes et de leurs droits faisait de plus en plus controverse dans le discours public aux États-Unis et en Europe. J’ai commencé à discuter avec elles de ce que pouvait signifier les « droits des femmes » et à me servir de leurs réponses pour jeter un éclairage sur la politique de la circulation de discours stéréotypés sur les droits des femmes musulmanes (ou sur l’absence de ces droits, comme le laissait sous-entendre le sondage déjà mentionné). Étant accompagnée de mes enfants dès leur petite enfance sur toute la période de vingt ans où se sont déroulées ces visites, j’ai pu entretenir avec ces femmes des liens d’amitié multigénérationnels qui sont la norme au sein de leur collectivité. C’est ainsi que j’ai eu connaissance des mariages au sein de la communauté et que je me suis intéressée à ces événements d’une grande importance pour les familles concernées. C’étaient désormais les amis de mes enfants et leurs proches qui se mariaient et fondaient leur propre famille ; les fils et les filles des hommes et des femmes que j’avais appris à connaître au fil du temps. Les discours émergents sur les droits qui font l’objet des conversations entourant ces mariages peuvent nous apprendre à réfléchir différemment à la question du choix.

J’ai été invitée à faire la tournée des maisons des nouveaux couples, à venir admirer leurs étagères remplies de verres, de bibelots et de services de vaisselle tout neufs. Ces couples et leurs parents ont travaillé fort, mis de l’argent de côté et emprunté pour pouvoir disposer de tout ce dont ils ont besoin pour vivre ensemble, jusqu’aux oursons en peluche soigneusement placés sur le lit de leurs (futurs) enfants. Les cuisines immaculées, toutes équipées avec réfrigérateurs et cuisinières, avaient à peine servi. Au cours de leurs premières années de mariage en effet, les jeunes couples cuisinent et prennent généralement leur repas dans la maison de la famille élargie.

Puis, la mariée me montre timidement l’album de mariage. Réalisé en studio le jour du mariage par un photographe professionnel, l’album rassemble tout un jeu de photographies couleur grand format. On y aperçoit le couple prenant la pose ensemble. Sur l’une, la main de la mariée repose avec décontraction sur l’épaule de son époux. On peut y voir la dentelle au henné qui orne sa main et ses ongles soigneusement manucurés. Sur une autre, le marié vêtu de son habit de location a placé son bras autour de la taille de son épouse, et tous deux regardent la caméra. Le portrait obligé de la mariée seule illustre dans tous les détails son maquillage méticuleux et la somptueuse robe faite de mousseline et de satin, ornée de perles ou de paillettes qui brillent de tout leur éclat. L’image d’arrière-plan change parfois : sur une photo, le couple est encerclé de coeurs étoilés, sur l’autre, l’image de fond représente une scène typiquement européenne. Je savais que certains de ces couples se connaissaient peu avant le mariage. D’autres avaient grandi ensemble. Mais les albums effaçaient ces différences, même lorsqu’ils en mettaient d’autres en évidence, comme je l’expliquerai plus loin.

Alors que j’observais avec eux les photos, tout en gardant à l’esprit le sondage mentionné en introduction sur les formes idéales de vêtements féminins dans les pays musulmans, je notais avec intérêt les commentaires de plusieurs femmes sur la décision qu’avaient prise certaines d’entre elles de se couvrir les cheveux. Je voyais qu’elles portaient leur tiare et leur voile de mariée par-dessus un hidjab blanc. Ces mariées portaient aussi ce qu’on appelle là-bas dans le langage de tous les jours un « body » – un léotard de spandex à manches longues porté sous la robe de mariage. D’autres mariées affichaient des coiffures élaborées et portaient des robes à bretelles fines. J’étais étonnée de voir ces photos, puisque les jeunes femmes en question vivent dans une communauté où les femmes et les jeunes filles portent normalement des vêtements à manches longues et recouvrent leurs cheveux, même si elles ont accès désormais à toutes les modes, qui peuvent aller jusqu’aux jeans et aux débardeurs ajustés.

Mais comme on me l’expliquait toujours, la mariée choisit ce qu’elle souhaite porter. La journée du mariage lui appartient.

Cet accent mis sur le choix était frappant. Les inquiétudes sur la liberté de choix se cachent derrière le sondage sur les vêtements féminins portés en public, tout comme elles hantent le débat public en Europe sur ce foulard qui semble avoir plus d’importance aux yeux des politiciens et des féministes que les désirs et la prise de conscience des femmes qui le portent. Que ce soit dans les politiques éculées sur le voile en France ou les suggestions qu’on peut entendre ici et là sur l’interdiction de la burqa dans d’autres pays européens, c’est toujours au nom de la liberté de choix que l’on fait la promotion de la protection des droits des femmes (musulmanes). On suppose que les femmes qui se couvrent la tête se font imposer ce choix et capitulent devant la pression des hommes, bien que le port d’un foulard qui recouvre les cheveux est obligatoire en public dans une poignée de pays seulement, et que les femmes éduquées de l’ensemble du monde musulman se soient battues au cours des trente dernières années contre le problème contraire : elles doivent souvent défier leur famille, et parfois la loi, pour revêtir ce qu’elles considèrent comme un vêtement reflétant mieux leur piété ou leur modestie.

La décision des femmes de porter le foulard dans ce que Leila Ahmed (2011) a appelé « une révolution tranquille » est le fruit d’une longue histoire de controverses au sujet de sa signification. Mais comment certains types de vêtements sont-ils devenus des signes de liberté ou de contraintes ? Particulièrement quand on sait à quel point il peut s’avérer difficile de faire la distinction entre un vêtement librement choisi et un autre qui est porté sous l’effet de l’habitude, de la pression sociale ou des impératifs de l’industrie de la mode, y compris l’industrie de la mode islamique désormais florissante (Tarlo et Moors 2013 ; Lewis 2015).

Des fictions autour de la notion de choix

La crainte des musulmans qui justifie cet étrange revirement – pour lequel on légifère sur des types de vêtement au nom de la liberté des femmes – a été montrée avec brio par d’importantes théoriciennes féministes telles que Joan Scott, Wendy Brown et Martha Nussbaum, entre autres (voir Scott 2007 ; Brown 2012 ; Nussbaum 2012 ; Fernando 2014). Ces politiques sur les vêtements et les supputations qui en sous-tendent le choix ont aussi soulevé l’opposition de jeunes femmes musulmanes, comme celles qui sont derrière l’organisation de la Journée de la fierté de la femme musulmane (Muslimah Pride Day) au printemps 2013. Cette manifestation avait été organisée en réaction au « topless jihad » (djihad à seins nus) du mouvement FEMEN, où des membres de ce groupe avaient brûlé un drapeau « salafiste » aux portes d’une mosquée parisienne au nom de la défense de « la liberté pour les femmes ». Les affiches brandies par les jeunes femmes qui ont publié leur photo sur Facebook dans le cadre de la Journée de la fierté des femmes musulmanes contenaient des messages tels que « La nudité ne me libère pas » et « Je n’ai pas besoin d’être sauvée », et, de façon encore plus succincte : « Liberté de choix » (Abu-Lughod 2013a).

Comment se fait-il que la question du choix soit devenue un tel dogme dans le discours sur les droits des femmes ? Comment la question du choix est-elle apparue comme le moyen de juger la qualité de la vie et le marqueur du statut des femmes alors qu’il s’agit d’un concept tellement complexe ? Quand il est question de cette obsession autour de la question du choix, il devient évident que nous sommes entrés, non seulement dans le domaine de l’idéologie, mais aussi dans celui de l’imaginaire, comme je souhaite en débattre ici.

Il s’agit d’un des thèmes abordés dans mon livre, Do Muslim Women Need Saving ? (que l’on pourrait traduire par « Les femmes musulmanes ont-elles besoin d’être sauvées ? », Abu-Lughod 2013b). Ma réflexion provient de ce que j’ai appris des femmes vivant dans le village égyptien où je me suis rendue pendant plus de vingt ans. Toutefois, ma curiosité provient à la base de la manière dont la question du choix a été déployée en tant que symbole fondamental de la nouvelle guerre culturelle opposant les libertés de l’Occident émancipé aux oppressions subies par la Muslimwoman (terme séduisant proposé par Miriam Cooke, que l’on pourrait rendre par « femmusulmane »), et ce, pour justifier toutes les décisions, du contrôle des frontières à celui des immigrants, en passant par les invasions militaires (Cooke 2007).

Quand il est question de droits des femmes musulmanes, l’importance accordée au choix a une double origine. La première a bonne réputation : elle découle de la mouvance des droits de la personne et de l’alliance du féminisme international avec les idéaux utopistes et universalistes de cette mouvance. La deuxième origine est plus sordide : on peut la retracer dans l’histoire des représentations populaires qui sont aujourd’hui exemplifiées par un genre que Dohra Ahmad, une spécialiste de la littérature, a appelé « pulp nonfiction » (par un jeu de mots tiré de « Pulp Fiction », documentaire à sensation). Les héroïnes de ce genre sont des musulmanes oppressées qui ont réussi à fuir les mauvais traitements dont elles étaient victimes (Ahmad 2009). Les deux origines convergent vers l’établissement de distinctions et vers le classement des cultures et des sociétés sur une espèce d’axe civilisationnel dont les coordonnées seraient la liberté et l’esclavage, le consentement et la coercition, le choix et la contrainte.

À partir des années 1980, des féministes ont réussi à faire correspondre le combat pour les droits des femmes avec celui de la lutte pour les droits de la personne. L’une des figures marquantes de ce mouvement, Charlotte Bunch, soutenait que les préoccupations des femmes ne devraient pas être vues comme des questions nécessitant un traitement distinct, mais qu’elles devraient être plus adéquatement perçues comme des aspects négligés du programme mondial pour la défense et le développement des droits de la personne. Les gouvernements devraient viser l’égalité en tant que droit fondamental de la personne. La discrimination fondée sur le sexe et la violence envers les femmes, accusait-elle, avait été exclue du programme des droits de la personne jusque dans les années 1990 parce que l’oppression des femmes n’était pas perçue comme une question d’ordre politique ; elle avait été vue jusqu’alors comme un fait tout naturel (Bunch 1990).

Susan Moller Okin, penseur politique et co-auteure d’un essai bien connu intitulé « Is Multiculturalism Bad for Women ? » (Okin et al. 1999), a accusé toutes les cultures d’être patriarcales, mais elle a aussi défini l’idéal libéral d’équité entre les sexes comme la possibilité pour les femmes de vivre une vie aussi épanouie et aussi librement choisie que celle des hommes. Bien qu’elle ait admis que l’équité entre les sexes n’était atteinte nulle part, Okin laissait entendre que la vie des femmes ailleurs qu’en Occident, où la collectivité et le gouvernement étaient incapables d’appuyer leurs droits ou de leur permettre de s’épanouir et où la « culture » prévalait, n’est vraiment pas à la hauteur.

Je soutiens que cette fiction selon laquelle nous aurions tous le pouvoir de « choisir librement » est entretenue par l’évocation explicite ou implicite des femmes de ces terres lointaines qui vivraient sous la contrainte, privées de droits et de choix, sans pouvoir d’agir, incapables de s’opposer au contrôle qu’on veut exercer sur elles ou d’essayer d’y échapper. Toutefois, ce scénario garde un fait sous silence : dans les démocraties libérales, les débats les plus houleux sur la question du choix reposent sur la nécessité de rechercher l’équilibre entre la liberté de choix et le bien public, qu’il s’agisse d’éducation, de soins de santé, d’aide sociale, de reproduction ou de contrôle des armes à feu. Et le genre qui rend ce scénario si plausible, à mon avis, demeure l’essai populaire destiné au grand public.

Nous avons tous vu ces livres dans les stands à journaux des aéroports ou sur les listes de best-sellers. Comme si elles étaient calquées l’une sur l’autre, leurs couvertures illustrent des femmes portant un foulard noir ou blanc qui ne laisse entrevoir que les yeux, parfois même un seul oeil. Les titres sont une variation sur un même thème : Sold : One Woman’s True Account of Modern Slavery (Muhsen 1994)[3] ; Without Mercy… (Ali et Wain 1995)[4] ; My Forbidden Face… (Latifa et Hachemi 2001)[5] ; Burned Alive… (Souad 2004)[6] ; Married by Force (Leila 2004)[7]. Ce sont habituellement des récits d’histoires vécues « telles que racontées par ».

Il est difficile de savoir s’il faut considérer ces mémoires comme des ouvrages de non-fiction ; c’est pourtant ainsi qu’ils sont présentés. Certains sont peu fiables, étant donné qu’ils reposent sur des souvenirs réprimés. Plusieurs des protagonistes sont présentées sous leur prénom seulement. Certains de ces ouvrages reposent sur des savoirs secrets. D’autres encore, comme le livre de Norma Khouri, Honor Lost… (2003)[8] qui raconte l’histoire déroutante, puis dégoutante d’un « crime d’honneur » en Jordanie, se sont révélés des supercheries. Ces livres sont souvent écrits par des prête-plumes, journalistes ou rédacteurs professionnels (McCrum 2014). Dans la mesure où ils témoignent d’expériences ou d’incidents réels, ces ouvrages sont aussi troublants que n’importe quel autre cas de mauvais traitements dont nous pouvons suivre les comptes rendus dans les journaux, les poursuites en justice, ou les études psychologiques sur les comportements pathologiques en Amérique du Nord.

Les auteurs de ces ouvrages travaillent très fort cependant pour nous empêcher de faire ces comparaisons. Bien que l’histoire soit celle d’une seule femme racontée à la première personne, on nous dit que les traumatismes et les mauvais traitements qui y sont présentés ne sont pas propres à cette femme seulement. Les incidents sont toujours placés dans un contexte caractérisé par la culture : la vie détaillée des paysans qui vivotent sur les sommets dénudés des montagnes du Yémen ; les couleurs exotiques des mariages et des exorcismes au Maroc ; l’opulence cloîtrée des palais d’Arabie saoudite ; les caves humides des communautés d’immigrants pakistanais dans le nord de l’Angleterre. En situant l’histoire dans ces endroits, on nous dépeint les mauvais traitements comme des faits culturels ou collectifs. Pourtant, puisqu’ils ne tracent pas le portrait global des collectivités où vivent nos héroïnes maltraitées, et étant donné qu’il s’agit seulement d’histoires individuelles, ces mémoires ne donnent aux lecteurs aucune indication que ce soit sur le fait que les mauvais traitements – mariages forcés, coups et blessures, et autres actes de cruauté – puissent être des exceptions. Ou encore que les gestes décrits soient susceptibles d’être considérés comme tout aussi horrifiants dans les communautés dépeintes qu’ils le seraient ailleurs. Sans information sur le contexte qui nous permet de juger des histoires semblables d’enlèvements, de maltraitance ou de violence en Amérique du Nord ou en Europe, nous sommes amenés à attribuer les mauvais traitements décrits à la culture dans son ensemble. C’est ce processus sélectif que Leti Volpp a désigné sous l’expression « rendre la culture responsable de la mauvaise conduite » (« Blaming Culture for Bad Behavior », Volpp 2000).

Ces histoires, comme je le défends en détail dans mon propre livre (Abu-Lughod 2013b), oeuvrent sur le plan affectif de façon complexe et finissent par provoquer une catharsis chez les lecteurs autour des idéaux de liberté et de choix, des valeurs si grossièrement violées dans les histoires de nos victimes-héroïnes. En convainquant les lecteurs que les autres cultures, et particulièrement les cultures musulmanes, n’accordent pas de valeur à la liberté ou aux choix des femmes, ces livres produisent par comparaison un fantasme réconfortant où les femmes occidentales ont le choix, ne souffrent pas, et vivent dans des mondes où la culture – cet ennemi de l’équité entre les sexes, selon Okin – n’exerce pas de domination.

Le message de ces sordides mémoires est renforcé par le travail plus respectable de figures du féminisme célébrées dans les cercles sociaux de l’Occident forgés par l’islamophobie. Le premier livre d’Ayaan Hirsi Ali s’intitulait The Caged Virgin : An Emancipation Proclamation for Women and Islam (Hirsi Ali 2006, non traduit). La psychologue féministe américaine Phyllis Chesler a rédigé le récit de ses six mois de « captivité » à Kaboul en tant que jeune épouse d’un collègue étudiant du Bard College. Dans ce livre, elle décrit la burqa comme un « sac mortuaire » (Chesler 2013 ; voir aussi Abu-Lughod 2016). Si l’on suit les conventions narratives de ces documentaires à sensation, même le titre des chapitres permet de remonter le fil de l’histoire de l’auteure, de l’esclavage musulman jusqu’à la liberté américaine : de « La mariée emprisonnée », nous passons aux « Burqas » et aux « Jours de harem » pour arriver au chapitre « Prise au piège », puis enfin « L’évasion ».

En quoi consiste le consentement ? Le choix dans le mariage

Lorsque les catégories idéologiquement chargées de choix et de consentement sont appliquées de cette manière aux vies des femmes hors de l’Occident, elles en viennent à stigmatiser ces groupes et à rationaliser l’intervention. Il me semble pourtant que nous devrions nous efforcer de réfléchir plus longuement à la notion de choix. Il peut s’avérer utile ici d’examiner plus attentivement le mariage, l’un des moments les plus importants dans la vie de nombreuses personnes, et particulièrement dans la vie de ces villageoises qui ont bien voulu partager avec moi leur album de mariage. Dans cette communauté de la Haute-Égypte, comme en de nombreux autres endroits du Moyen-Orient, les questions de relationnalité et d’intérêt mutuel sont tout aussi valorisées que l’individualisme. Pour les hommes et les femmes, le genre est étroitement lié au pouvoir exercé dans la famille ; et les rêves libéraux comme le choix de son partenaire conjugal et l’atteinte de l’égalité entre les sexes dans le mariage et les relations familiales – comme ils sont idéalisés dans la convention universaliste de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes – acquièrent une valence différente. Leurs vies nous aident à mieux comprendre comment la complexité de la vie humaine, toujours formée dans un monde social, confond partout cet idéal lorsqu’il est compris trop simplement.

Un phénomène curieux a vu le jour dans l’Égypte rurale au cours des vingt dernières années : les jeunes filles et les femmes ont pris connaissance de leurs droits en vertu de la loi islamique. Elles se servent depuis de cette connaissance pour remettre en question les mariages arrangés par les familles selon la coutume et signaler l’obligation de consentement. Des efforts parallèles sont en cours dans l’ensemble du monde par des réformatrices féministes de divers courants, de laïcs à islamiques, pour faire du choix, du consentement et du contrat les instruments qui garantiront les droits des femmes dans le mariage. En Afrique du Nord, des féministes réformatrices ont établi un modèle de contrat de mariage qui intégrerait l’obligation du consentement par l’épouse à la décision prise par son mari de prendre une deuxième épouse. En Inde et en Égypte, on a vu des campagnes exigeant une refonte des lois islamiques sur le mariage qui établirait le droit à la femme de demander le divorce, alors que ce droit était exclusivement réservé à l’homme (Abu-Lughod et Rao 2012).

Mais là encore, même lorsque les jeunes filles du village et les féministes musulmanes invoquent l’importance du consentement, même si toutes les familles que j’ai appris à connaître au cours de mes vingt années de visites au village affirment l’importance absolue du consentement des jeunes femmes à leur propre mariage, les dilemmes auxquels sont confrontées ces jeunes femmes lorsque vient le temps de prendre une décision sont tout aussi déchirants que ceux auxquels nous sommes toutes confrontées. Suis-je en train de marier la bonne personne ? Les considérations qui entrent en ligne de compte dans le choix des jeunes femmes du village sont aussi complexes, et parfois aussi inconscientes, que celles à l’égard du mariage dans les sociétés où le mariage d’amour est l’idéal à atteindre et où le « libre choix » existe : caractère, compatibilité, beauté, clichés de cartes de souhaits, chansons populaires, cinéma, argent, classe, antécédents familiaux, travail, religion, ethnicité, et plus encore, sont autant de critères qui façonnent ces choix.

Que signifie en fait la possibilité de choisir librement son partenaire ou de consentir ? Ce sont là des questions épineuses quand il est question de mariage, peu importe l’endroit. Elles entrouvrent la porte non seulement sur la nature idéologique du lien que les sondages et les politiques déjà décrits ici ont établi entre le statut, les droits, et le choix lorsqu’ils supposent que des pratiques vestimentaires peu familières sont à mettre en corrélation avec l’absence de choix, mais aussi sur des aspects fantasmatiques.

Dans un essai d’une grande profondeur sur le consentement sexuel, Judith Butler (2011) va au-delà des critiques habituelles du consentement légal en faisant remarquer que le consentement non seulement pourrait bien être une valeur libérale fondamentale, mais aussi faire partie de l’un de nos fantasmes bien ancrés sur l’autonomie, ce qui expliquerait pourquoi l’idée de consentement nous est si chère. Il nous faut reconnaître l’importance du pouvoir dans la détermination des « choix ». Toutefois, Butler nous demande aussi de réfléchir au fait que, dans la sphère du désir ou de l’intimité personnelle, la notion de consentement pourrait ne pas avoir beaucoup de sens. Sait-on vraiment à quoi nous consentons lorsque nous disons oui ? Quelle signification aura pour nous dans les années à venir le « choix » que nous faisons maintenant ? Aucun sondage ne peut permettre de saisir tout ce que le choix pourra signifier avec le temps pour des personnes en particulier, même s’il s’agit d’un « choix librement consenti ».

Butler (2011) nous décrit ce qui est, à mon avis, une vérité déchirante quant aux limites auxquelles nous sommes tous confrontés en tant qu’individus et en tant que peuples ancrés dans un lieu et dans une époque qui affirment la valeur de la possibilité de choisir librement. À la base de notre existence, nous rappelle-t-elle, nous naissons au sein d’une famille que nous n’avons pas choisie et nous dépendons d’elle. Cette vérité universelle nous rassemble tous. Elle fait fi des distinctions soigneusement élaborées entre ceux qui choisissent librement et ceux qui ne le font pas, ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont pas, ceux qui sont dominés par leur culture et ceux qui déterminent eux-mêmes leur propre vie.

Dans mon livre Do Muslim Women Need Saving ? (Abu-Lughod 2013b), je soutiens que nous devons commencer par nous demander qui a le pouvoir de réduire les « autres » femmes, et particulièrement les femmes du Moyen-Orient ou les musulmanes, à des sujets marqués par l’absence de choix, symbolisées par leur burqa ou leur hidjab, et de leur proposer des recours – dans le cadre du développement, de l’émancipation, de la chrétienté, des droits des femmes, ou de la réforme de l’islam. Quel capital social et politique permet à ces projets de donner des droits aux femmes musulmanes ?

En ce qui me concerne, je ne trouve aucune satisfaction, en tant qu’anthropologue, au fait de réduire la vie des femmes à la question d’avoir plus ou moins de choix. Sur le plan théorique, cette question évacue les idées les plus fondamentales de Michel Foucault sur la manière dont nous nous transformons tous en sujets et en sujets du pouvoir – processus social qu’il nomme « subjectivation » (Foucault 1982). De plus, elle ne tient pas compte de la critique formulée par Mahmood (2005) sur la manière dont le féminisme libéral exclut les désirs de conformité sociale ou morale de nos définitions de la capacité d’agir (agentivité). Sur un plan ethnographique, ce que j’ai fini par apprendre au sujet des vies et des sources de souffrance des femmes comme celles de ce seul village égyptien est tout simplement très complexe.

Revenons maintenant au village égyptien pour raconter une histoire qui montre à quel point il peut être difficile de se débarrasser des préjugés quant aux contraintes patriarcales exercées sur les femmes musulmanes ou moyen-orientales. Cette histoire montre à quel point la notion de choix passe à côté de nombreux détails du mode de vie des gens et nous empêche de comprendre leurs aspirations. J’ai été très heureuse d’apprendre la nouvelle étonnante du mariage de mon amie Yamna[9]. Elle était dans la jeune quarantaine, un âge auquel il est rare que des femmes se marient au village (ou ailleurs, à bien y penser). Yamna avait connu des circonstances familiales difficiles qui l’avaient très certainement empêchée de se marier jusque-là. La demande en mariage lui est arrivée par surprise.

De nombreuses circonstances s’étaient élevées contre son mariage alors qu’elle était encore une jeune femme. Elle avait pris à sa charge des responsabilités inhabituelles dès l’âge de 12 ans. Lorsque j’ai fait sa connaissance à la fin des années 1990, elle vivait en compagnie de sa mère qui avait des ennuis de santé et séjournait à l’hôpital à répétition. J’ai découvert par la suite que sa mère avait vécu plusieurs épisodes éprouvants de ce que Yamna considère aujourd’hui comme une maladie mentale. Son état avait été déclenché par un traumatisme de l’enfance et était interprété à l’époque comme une possession par des saints qui exigeaient d’elle qu’elle prie, se rende aux mausolées et se consacre aux rituels soufis (zhikr). Parce que la mère de Yamna avait été une femme très belle, elle avait eu de nombreux prétendants, mais les mères de ces jeunes hommes optaient chaque fois pour interdire le mariage. Au bout du compte, c’est le père de Yamna qui s’est fait dicter son choix de vie. Il était le cousin de sa mère, et ce sont les mères qui ont convenu de marier la jeune femme perturbée pour qu’elle puisse avoir quelqu’un qui prendrait soin d’elle. Le jeune homme s’était alors fait confier un fardeau qui allait plus tard incomber à ses enfants.

Le jeune homme était bon pour son épouse, il l’a fait soigner dans un hôpital pour personnes atteintes de troubles de santé mentale, et pendant longtemps, tout semblait aller pour le mieux. Ils eurent trois enfants. Puis l’homme a eu un travail qui l’a mené d’Aswan au Caire. Yamna et sa soeur y ont fréquenté l’école, mais leur frère aîné a vite abandonné. Puis l’entreprise du père l’a envoyé travailler en Irak. C’est à ce moment que le monde de Yamna s’est écroulé, selon ses mots à elle. Son frère s’est mis à fréquenter des gens peu recommandables. Et c’est à l’âge de 9 ans que Yamna a vu pour la première fois les effets de l’état de santé particulier de sa mère : sa maladie, ou sa possession.

Voici comment elle m’a elle-même raconté son histoire en avril 2001 :

C’était un vendredi, et la radio était allumée dans la maison. Le cheikh Muhammad al-Kahlawi parlait de l’amour du prophète et s’est mis à chanter des chants religieux (yimdah). Puis quelque chose s’est produit. Peut-être que des souvenirs sont revenus à la mémoire de ma mère. Elle s’est mise à réciter le nom de Dieu (tidhkir). C’était la première fois que j’assistais à une telle chose, et j’étais terrifiée. J’ai couru chez une voisine de notre immeuble. Cette voisine n’était pas pieuse. Alors la première chose que lui a dite ma mère, c’est : « Vous ne priez pas ! » Puis elle a poussé la voisine contre le mur et s’est mise à l’invectiver. 

Yamna poursuit :

Je ne comprenais pas ce qui était en train de se passer. J’étais effrayée. Mon père est rentré de la prière du vendredi et m’a dit : « Ne crains rien. Mais tu devrais essayer de prier régulièrement ». Il m’a aussi dit : « Elle ne te frappera pas et elle ne te fera aucun mal ». Ça m’a endurcie. Je n’avais que 9 ans. J’ai commencé à prier. Et puis voilà ce que j’ai vu. Elle a commencé à fuir la maison pour aller prier sur les tombeaux des saints. Elle nous abandonnait à la maison, ma soeur, mon frère et moi pour se rendre aux tombeaux. Elle finissait toujours par revenir à la maison. Puis, un jour, elle est partie. Elle est allée à Sohaj. Elle est allée chercher ma petite soeur à l’école, puis elle est simplement partie. Nous ne savions pas où elles étaient allées. Mon père est parti à sa recherche. Il est venu ici, au village. Il l’a recherchée dans tout Le Caire.

Le père a fini par se rendre à la confrérie soufie de Gurna, à proximité de son village. Le cheikh lui a dit : « Ne crains pas pour elle. Les gens de Dieu sont avec elle. Ils prendront soin d’elle. »

Yamna est donc restée au Caire. Elle a abandonné l’école. Il lui a fallu apprendre à faire à manger et à prendre soin de la maison, de son père et de son frère. Son père aurait voulu qu’elle continue de fréquenter l’école, mais elle n’avait pas le temps de faire ses leçons et ses devoirs, et un enseignant sévère l’a réprimandée et insultée. Elle a donc baissé les bras et quitté l’école à 12 ans. On a fini par retrouver sa mère, et cette dernière est revenue à la maison, mais la vie au Caire était trop éprouvante pour elle et elle souhaitait retourner à son village natal de Haute-Égypte. Elle voulait prendre ses filles avec elle.

Et c’est ici que Yamna et sa soeur ont fait leur propre choix. Elles ont refusé d’accompagner leur mère. Elles ont plutôt choisi de demeurer avec leur père. Mais ce choix ne s’est pas avéré des plus faciles non plus. La vie dans la grande ville peut se montrer ingrate pour deux jeunes filles sans mère vivant avec un père au travail. Leur père souffrait d’asthme et tombait souvent malade. Il faisait des séjours à l’hôpital tous les quatre ou cinq mois. Il a dû subir des interventions chirurgicales pour des hernies.

Puis survint un jour ce que Yamna n’a jamais choisi ou voulu. Elle se rappelle ce jour comme si c’était hier, dit-elle :

J’avais dix-sept ans quand j’ai ramené la dépouille de mon père au village. C’était un jeudi. Il était tard et il n’était pas encore rentré du travail. Un de ses collègues a cogné à la porte. Il a dit à ma soeur : « Votre père ne va pas très bien et nous avons dû le conduire à l’hôpital.

– Devrais-je m’y rendre ?, ai-je répondu.

– Oui ».

Nous l’avons trouvé branché à un appareil respiratoire, un soluté dans son bras.

« Que se passe-t-il Baba ? Est-ce que tu vas bien ? » Il a dit : « Ce n’est que mon asthme.

– Devrais-je communiquer avec la famille et demander à Maman et à Tante de venir ?

– Non, ne te donne pas cette peine », a-t-il dit. Je suis restée à son chevet jusqu’à 20 heures. Puis il m’a dit : « Rentre à la maison, tout va bien aller ».

Le vendredi, je suis revenue avec ma petite soeur, après l’école.

« Ne devrions-nous pas communiquer avec la famille ? Au moins pour demander à quelqu’un de venir habiter avec nous ?

– Non, je vais bien », a-t-il répondu. « Je vais simplement rester ici quelques jours, puis je vais rentrer à la maison ». Ça se passait le vendredi. Le samedi matin, il était mort.

En tant que filles, nous devions rester à la maison. Et lui était à l’hôpital. C’était affreux. Finalement, des voisins ont offert de lui rendre visite à l’hôpital. Et c’est alors qu’ils l’ont trouvé mort. Ils sont revenus, sans savoir que faire. Devaient-ils tout me dire ? Ils n’y arrivaient simplement pas. Mais leur mère les a encouragés à parler. « Vous devez tout lui dire. Elle doit entrer en contact avec sa famille ». Je suis sortie dans la rue en pleurant. J’ai appelé des cousins qui faisaient des études au Caire. « Votre oncle est mort ! » Ils se sont mis à gémir et à se frapper la tête. Ils ont dit qu’il fallait le ramener chez lui, au village. Alors j’ai appelé leur père. « Oncle ? C’est Yamna, la fille de X. Mon père est mort ».

Il était sous le choc. Les collègues de mon père étaient à nos côtés. Les voisins étaient tous là, avec nous. Ils nous ont dit qu’il fallait obtenir une autorisation pour que sa dépouille puisse être transportée vers le sud. Le lendemain, mes oncles sont arrivés avec un minibus, pour transporter le corps. Ils ont été gentils avec nous. Mais personne ne peut remplacer un père. Nous sommes partis de l’hôpital pour nous rendre directement au village. Mon père et moi à ses côtés dans le minibus. Et tous les autres dans un taxi Peugeot. Nous l’avons enterré au village. 

Et Yamna de conclure avec tristesse :

Tu sais, mon père avait l’habitude de me dire à quel point j’avais pleuré quand nous avons quitté le village pour Le Caire. J’avais 5 ou 6 ans à l’époque, et j’ai commencé à pleurer dès que le train est sorti de la gare, et je n’ai pas cessé de pleurer jusqu’à notre arrivée au Caire. Je n’aime pas quitter les gens qui me tiennent à coeur. Je les aime. J’ai de la difficulté à laisser derrière moi les gens que j’aime. Eh bien, ce jour-là quand je suis revenue à la voiture, je me suis dit « subhan Allah » – j’ai quitté le village en pleurant, et aujourd’hui j’y reviens en pleurant. 

Après le décès de son père et après être retournée au village pour y vivre avec sa mère et son frère, Yamna a assumé d’importantes responsabilités, entre autres parce que son frère aussi était instable. Elle s’est consacrée à aider sa soeur à finir l’école. Elle a soigné sa mère qui était perturbée et asthmatique. On a fait appel à elle pour qu’elle vienne en aide à une tante paralysée par une attaque. Puis est venue cette demande en mariage, sortie de nulle part. Et elle l’a acceptée.

Son nouveau mari était plus âgé et divorcé, du moins c’est ce qu’il lui avait dit. On lui avait laissé entendre que c’était un homme sérieux. Il avait la réputation d’être un homme droit qui était aussi un guérisseur religieux. Yamna aussi était pieuse. L’homme suivait les mêmes préceptes de la famille soufie locale que Yamna et sa famille. Et ils avaient quelque chose d’autre en commun. Elle avait appris à donner des injections et changer les pansements, et les voisins et amis du village faisaient souvent appel à son aide. Ils étaient tous deux guérisseurs en quelque sorte.

Lorsque je suis allée lui rendre visite dans sa nouvelle maison, comme je l’avais fait pour féliciter les autres jeunes mariées, Yamna m’a montré à son tour son étagère remplie de verrerie et de porcelaine. Elle était plus modeste, puisque Yamna venait d’une famille plus modeste et qu’elle n’avait plus de parents qui l’auraient aidée avec les préparatifs du mariage. Elle et sa mère n’avaient que la petite rente de son père comme moyen de subsistance. Mais Yamna avait quand même acheté les articles les plus usuels. Elle m’a montré les couvre-lits et les vêtements dans son armoire. Elle m’a fait admirer le réfrigérateur et la cuisinière dans sa cuisine. Ces appareils représentaient de grosses dépenses, une dépense que font toutes les mariées et leur famille dans cette société genrée où la famille du marié a la responsabilité de fournir la maison et tout l’ameublement, et où celle de la mariée doit s’occuper des articles de cuisine.

Yamna a ensuite sorti son album de mariage pour me le montrer. C’était un album en tout point semblable aux autres. Avec sa couverture souple en faux suède et ses coeurs cousus à la main, peut-être était-il un peu plus simple que d’autres albums que j’avais pu voir. Mais il contenait six magnifiques photos couleur du couple, réalisées dans le studio du photographe. Les scènes romantiques étaient comme toutes les autres. Sur l’une, Yamna était penchée vers son mari, ses mains décorées au henné reposant doucement sur son épaule. Sur une autre, ils se tenaient côte à côte. La scène en arrière-plan était une image photoshoppée de Louxor, sur le Nil.

Contrairement aux autres mariées cependant, Yamna ressemblait à elle-même, son maquillage moins prononcé que ce que l’on voit normalement à l’occasion du mariage. Je n’ai pas été étonnée de voir qu’elle portait un hidjab sous son voile de mariée. La principale différence entre les photos de Yamna et celles des autres couples plus jeunes était son mari, vêtu du costume traditionnel plutôt que d’un costume et d’une cravate loués pour l’occasion.

L’album de mariage de Yamna avait autre chose de différent des autres. Yamna y avait inséré sur la page couverture une photo de son père en noir et blanc, prise dans un studio. J’avais déjà vu cette photo dans sa maison, avant son mariage. C’était une photo du père qu’elle avait tant aimé et qu’elle avait perdu à un si jeune âge, qui suggérait l’attachement familial intergénérationnel chez les femmes de la communauté, et non seulement le côté romantique du mariage.

Après m’avoir laissé admirer l’album, Yamna a sorti d’autres documents qu’elle souhaitait me faire voir. Il s’agissait des résultats de ses tests de fertilité. Les documents étaient en anglais, comme c’est la norme pour les dossiers médicaux en Égypte. Je les ai rapidement examinés, mais je n’ai rien dit, car je voyais l’espoir sur son visage, et c’est sur une note d’inquiétude que je l’ai quittée.

J’ai pourtant été rappelée à l’ordre sur mes propres préjugés et idées préconçues entourant la « culture patriarcale » du village et de ce que j’imaginais au sujet des exigences des maris envers leurs épouses en matière de procréation. Après tout, la stérilité est considérée comme un motif valable pour qu’un époux demande le divorce ou choisisse une deuxième épouse, même si de nombreux couples de ma connaissance, au village et ailleurs en Égypte, étaient restés ensemble même sans avoir d’enfants. (La femme a elle aussi le droit de demander le divorce s’il s’avère que son mari est infertile.) J’ai parlé à des amis de ma visite à la nouvelle maison conjugale de Yamna. Ils étaient tout comme moi heureux pour elle et estimaient que sa nouvelle vie lui apporterait davantage de bonheur que la vie de célibataire lors de laquelle elle s’était tellement sacrifiée pour les autres. Mais tous pensaient qu’elle était trop âgée pour enfanter, même s’ils prenaient soin d’insister sur le fait que seul Dieu pouvait en avoir la certitude. Je me suis rendu compte que ce qui m’inquiétait, c’était la crainte que le mariage ne dure pas si Yamna n’avait pas d’enfant. J’ai alors confié cette préoccupation à une amie, qui a réagi avec étonnement. « Mais il a déjà des enfants », m’a-t-elle expliqué. « C’est elle qui n’en a pas. » Avec sympathie, elle a ajouté à propos des examens médicaux : « C’est pour son propre bien » qu’ils ont consulté tous ces médecins. Puis mon amie a laissé entendre que le mari de Yamna faisait preuve de gentillesse en lui apportant son appui et en l’aidant à payer toutes les factures de soins médicaux.

J’ai alors compris que j’avais supposé que Yamna subissait de la pression et que son mariage risquait d’être remis en question, même si elle m’avait dit qu’elle n’avait jamais caché son âge à son mari avant de l’épouser. Jamais je ne m’étais arrêtée pour réfléchir à ce que seraient ses souhaits à elle. Elle avait vaguement dit quelque chose à propos de fécondation in vitro. Mais ce choix lui serait-il accessible ? Certainement pas. Elle avait peu de ressources et le revenu de son mari était très modeste. Il avait également une autre famille à faire vivre. Et il n’existe aucune assurance médicale pour ce type de traitement. Enfin, même à New York, où l’on trouve les meilleures cliniques de fécondation assistée, son âge aurait mis en doute la réussite du traitement. Ses chances de succès étaient minces.

Il se pourrait donc qu’il lui soit impossible de choisir librement. Cette absence de choix revêt une ultime importance, et la sphère intime de sa vie n’a absolument rien à voir avec cette réalité, qu’elle porte ou non le hidjab dans la vie quotidienne ou uniquement sur sa photo de mariage. En fait, m’avait-elle dit après m’avoir confié l’histoire du décès de son père, « lorsque quelqu’un a la foi en Dieu, cela lui donne de la force. Sans ma foi en Dieu, jamais je n’aurais pu faire face à la maladie de ma mère, au décès de mon père, à l’horrible situation dans laquelle nous nous trouvions ».

Si elle n’avait pas quitté sa maison, le hameau où elle a vécu depuis l’âge de 17 ans après son retour du Caire, endeuillée et pleurant la perte de son père, je suis persuadée que Yamna aurait fait partie de ces femmes qui vont aujourd’hui prier régulièrement à la mosquée locale. Cette mosquée était la grande nouveauté lors de ma visite en 2015. Avec le déclin du tourisme consécutif à la Révolution et les troubles au Sinaï et ailleurs en Égypte, les seuls visiteurs qui se rendent au temple pharaonique du village qui attirait auparavant des dizaines de cars de touristes étrangers sont désormais des touristes égyptiens venant de la grande ville. Plusieurs femmes parmi ces touristes se sont plaintes de l’absence de lieu de prière. Les femmes du village avaient toujours prié dans leur maison, comme le font la plupart des hommes à l’exception du vendredi. Mais les visiteuses n’avaient nulle part où aller.

La plainte des femmes touristes a inspiré les familles locales à contribuer à la construction d’un deuxième étage à la petite mosquée du hameau. Pendant le ramadan, de nombreuses femmes du village ont décidé de profiter de l’occasion pour aller entendre les prières spéciales réservées à ce temps de l’année. Elles ont aussi décidé qu’il pouvait être important d’aller, comme leur mari, leurs fils, leurs frères, entendre les sermons du vendredi après-midi. Elles apprécient ce nouveau choix qui leur est offert : prier à la maison ou à la mosquée.

Existe-t-il une seule raison pour que ce choix, comme les choix affirmés par les femmes arborant des pancartes lors de la journée de la fierté des femmes musulmanes, ait moins de valeur que les choix (largement laïcs et libéraux, comme l’a soutenu Sally Engle Merry) enchâssés dans la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ? (Merry 2006). Ou que les choix sur la glorification de l’amour dans les documentaires à sensation (« pulp nonfiction ») qui traitent de l’esclavage des filles et des femmes musulmanes au sein de leur famille et de leur religion ? Tous ces choix sont le produit de configurations spécifiques du pouvoir et de la culture auxquelles les femmes sont assujetties, et au sein desquelles elles deviennent le sujet de leur propre vie.