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Octobre 2013. J’assiste à un sit-in organisé par d’anciennes victimes de la violence politique au Maroc devant le siège du Conseil national des droits humains (CNDH). Venus de tous les coins du pays, les manifestants occupent les lieux depuis le mois d’août, transformant l’esplanade en un véritable camp. Ils sont venus protester contre le processus de réconciliation lancé dans les années 2000 et contre les modalités de réparation mises en oeuvre par l’Instance équité et réconciliation (IER). Une discussion houleuse entre un groupe de victimes, à laquelle j’ai assisté, illustre fortement ces critiques. Youssef, l’un des manifestants, s’exclame : « Justice et réconciliation ! Une mascarade ! ». Rachid s’insurge : « Et dire que le modèle marocain de la justice transitionnelle servira à la Tunisie d’exemple ! ». Hassan l’interrompt : « Et maintenant, on parle de modèle marocain ! Quel modèle ? Les mêmes problèmes persistent. Les victimes, regarde-nous, vivent dans des conditions misérables ». Youssef reprend : « Nous sommes des déshérités ». Rachid ajoute : « En plus, il existe une discrimination criante. Les victimes qui sont proches des responsables de l’IER et du CNDH sont très bien “réparées” et “indemnisées”. Et nous, les pauvres du peuple, sommes oubliés ! ». Abdelhaq renchérit : « Des gens de mon village qui n’ont pas fait la prison ont pu bénéficier de l’intégration sociale. Alors que nous pas. Eux, ils connaissent le Président de l’IER. Ah, les connaissances ! ». Brahim confirme : « Des discriminations dans le traitement des victimes et dans la réparation : il y a des victimes qui ont fait 2 à 3 mois de prison et ont eu l’intégration sociale, des logements, alors que d’autres ayant fait 5 à 10 ans de prison ne l’ont pas eue ». Mohammed L., à peine audible, rétorque : « Moi, je n’ai eu aucune réparation. Mon cas est considéré hors délai ! »

Abdelhaq, Brahim, Mohammed L., Rachid et Youssef sont tous des victimes de l’intervention policière lors des émeutes de janvier 1984 dans le nord du pays[1]. Abdelhaq est enlevé le jour même du soulèvement. Il est jugé et condamné à 5 ans de prison. Il dépose une demande de réparation auprès de la première Instance indépendante d’arbitrage[2]. Il obtient 100 000 DH[3] d’indemnisation. Il demande en supplément l’intégration sociale. Brahim, également arrêté lors des émeutes, écope de 10 ans de prison. Il obtient 135 000 DH de réparation en plus d’une prise en charge médicale. Il demande également l’intégration sociale. Youssef est jugé par contumace à 25 ans de prison : « Ils sont venus me chercher chez moi », dit-il, « Ils ont saccagé la maison des parents. J’ai pris la fuite ». Une fois revenu chez lui, deux ans plus tard, en 1986, il est de nouveau arrêté. Il est « tabassé, et la maison à nouveau saccagée ». Il est « torturé pendant trois mois : choc électrique, suffocation par chiffon imbibé, ingestion de crésyl, l’avion [torture par suspension], les ongles arrachés par des pinces ». Il a pris 5 ans de prison. « Ma mère a pleuré jusqu’à en perdre la tête. Elle a perdu la raison, mes frères et soeurs, déjà orphelins du père, sont tombés dans la misère ». Youssef obtient 90 000 DH d’indemnisation et une couverture médicale. Comme ses collègues, il demande l’intégration sociale. Mohammed L. est pour sa part capturé lors des soulèvements alors qu’il ne faisait, dit-il, que passer. Il est torturé, jugé et condamné à 6 mois de prison. Sa demande de réparation est rejetée, car jugée hors délai.

Tous les cinq sont victimes de diverses violations aussi cruelles et inhumaines les unes que les autres : enlèvement, détention arbitraire, emprisonnement à répétition, torture et humiliation. Ils témoignent tous, de différentes manières, de cette histoire de la violence politique au Maroc. Comme ils témoignent de la politique de réparation mise en place pour se réconcilier avec ce passé. Tous sont venus pour protester contre différents aspects de cette politique et pour revendiquer des demandes bien précises : indemnisation financière, reconsidération de certaines demandes rejetées, réhabilitation sociale et médicale. Ils sont venus raconter leurs souffrances et dire que le processus de justice et de réconciliation restera biaisé tant que ces souffrances persisteront.

Dans cette étude, l’analyse porte plus précisément sur différentes facettes de cette souffrance et sur la politique de réparation mise en place pour indemniser et réhabiliter les victimes. L’approche adoptée ici s’écarte tant des analyses globales, historiques et politiques que de la transition et de la réconciliation et d’une démarche politico-juridique davantage concernée par les dispositifs légaux et institutionnels mis en place pour les encadrer. L’analyse est plutôt inspirée d’une anthropologie de la violence qui porte une attention particulière aux souffrances endurées par les victimes. L’avantage de cette perspective est double. En identifiant les formes et la nature des séquelles, psychiques et physiques, de la violence politique, elle renseigne simultanément sur l’adéquation des procédures de réparation mises en oeuvre.

Cette approche fait essentiellement appel à deux méthodes qualitatives : 1) des entretiens semi-directifs et des discussions avec quelques victimes rencontrées lors de la manifestation mentionnée, comme celles rapportées en préambule ; il s’agit ici de raconter et d’analyser les témoignages relatifs à leurs vécus de violence et aux procédures de réparation mises en place pour les indemniser[4] ; 2) l’examen d’un ensemble de certificats médicaux soumis par les victimes à l’IER pour appuyer leurs demandes d’indemnisation et de réhabilitation[5]. Cette analyse des témoignages et des certificats permet d’identifier les procédures véridictionnelles appliquées par l’État pour définir les formes réparables de la perte et de la souffrance et, ce faisant, la notion même de « victime ».

L’hypothèse défendue ici est que, d’une part, ces procédures de sélection s’inscrivent dans une politique de réconciliation restrictive qui impose à la victime une expressivité et une temporalité au-delà desquelles les violences politiques ne sont plus réparables et que, d’autre part, la certification médicale, en réifiant le corps de la victime par des mots d’experts, participe à l’effacement de son propre témoignage, voire de son expérience en tant que sujet politique. Pour des victimes qui doivent certifier, par une expertise médicale reconnue et dans un temps limité, leur affliction et leur souffrance pour obtenir une quelconque réparation, le corps devient le lieu qui traduit l’histoire de la violence politique et sa véracité. Le corps-victime devient ainsi le lieu où s’inscrit un double pouvoir : le pouvoir autoritaire qui l’a persécuté et le pouvoir de l’expertise médicale qui doit le certifier. La question importante ici est de savoir si l’inscription de cette dernière forme de pouvoir véridictionnel ne contribue pas à réitérer, en retour, les expressions du pouvoir autoritaire et de ses mémoires.

Réconciliation politique et modalités de réparation

Après la discussion collective avec le groupe de victimes-manifestants, Mohammed L. est venu me voir pour me raconter son histoire :

Quand je sors de prison, mon père est déjà mort. Il est tombé très malade après mon incarcération […]. Je trouve une famille bouleversée et une situation économique précaire. Par crainte du déshonneur, j’ai décidé de voyager. J’ai erré dans les pays des autres : « Vaut mieux être méprisé dans les pays des autres que dans ton propre pays ». Quand je retourne à Tétouan, des amis m’informent que je peux déposer une demande de réparation, puisque j’ai fait de la prison. Je me déplace à Rabat. Le gardien m’arrête à la porte du CNDH. Il me dit que je suis arrivé trop retard, mais qu’il va voir si c’est toujours possible de déposer une demande. Il prend mon dossier et l’introduit. Il revient et me dit : « Heureusement ta demande est acceptée ». Quelques mois plus tard, l’IER m’écrit me demandant de fournir des documents supplémentaires qui prouvent que j’ai été jugé et incarcéré et des attestations concernant mon état de santé. Je fournis tous les documents demandés. J’attends encore, les années passent. Des cas similaires au mien sont déjà « réparés ». Ils ont reçu leur chèque. Deux ans plus tard, un autre groupe est réparé et toujours pas moi. Après 4 ans, je débarque au siège de l’IER pour me renseigner sur mon cas. Une femme m’informe que je suis « hors délai ». Je lui dis : « Pourquoi vous avez alors accepté mon dossier ? Pourquoi vous m’avez écrit pour me demander de fournir des documents supplémentaires ? » Je lui dis : « Dis-moi un seul mot vrai : est-ce que je vais être réparé ou non ? » Elle répond : « Je ne peux rien dire à ce sujet. On va faire notre rapport annuel qu’on adresse au roi. C’est lui qui décide ». Je suis parti. Je suis revenu une année plus tard. Elle m’a dit la même chose ! J’ai toutes les preuves ici.

Mohammed L. me montre un dossier qui comprend l’ensemble de ses correspondances avec l’IER, dont quatre demandes successives de réparation et une réponse de l’Instance, signée le 22 février 2005 par le président de l’IER. Celle-ci représente à la fois un accusé de réception et une demande d’informations et de documents supplémentaires. Les pièces spécifiées sont les documents nécessaires pour certifier la véracité de l’ensemble des violations endurées par la victime : une copie du jugement ; une copie du registre d’emprisonnement ; les certificats médicaux relatifs aux maladies en lien avec les violations endurées ; les documents relatifs aux autres préjudices consécutifs aux violations. Ainsi, outre les attestations qui prouvent que la victime a été effectivement jugée et incarcérée durant la période indiquée, Mohammed L. fournit également un certificat médical détaillant les maladies consécutives à cette incarcération ou à d’autres violations. La missive de l’IER met donc en évidence que l’attestation médicale de l’imputabilité est une pièce importante dans la procédure d’évaluation.

Le certificat médical fourni par Mohammed L. à l’IER est signé le 4 avril 2005 par un neuropsychiatre de la Délégation du ministre de la Santé à Tétouan. Il y « certifie avoir examiné ce jour le patient […], qui présente des troubles de l’humeur avec manifestations psychosomatiques multiples secondaires à sa détention en 1984 […] ». Le certificat est certes laconique, mais le médecin y établit clairement et directement la causalité entre la violation endurée et la symptomatologie observée plus de vingt ans plus tard. Comment l’expert a-t-il pu déterminer avec certitude cette causalité en l’absence de traces corporelles évidentes ? Autrement dit, un certificat médical pourrait-il constituer une preuve objective de la correspondance entre l’histoire d’une violence et le vécu de la souffrance ?

Pour répondre à ces questions, il faut tout d’abord rappeler les séquences importantes de l’histoire du processus de réconciliation politique au Maroc, afin de saisir l’importance de la certification médicale dans la politique de réparation[6]. L’histoire de ce processus est marquée par la création successive de deux commissions différentes. Bien avant l’IER, une Instance indépendante d’arbitrage fut créée en 1999 pour identifier et indemniser les anciennes victimes de disparition forcée et de détention arbitraire. Dans sa démarche de réparation, l’indemnisation matérielle globale, couvrant les préjudices physiques et moraux, est estimée en fonction de l’invalidité partielle permanente (IPP). Ce pourcentage mesure les séquelles physiques et mentales d’un accident, permettant ainsi de déterminer et d’indemniser un préjudice qui correspond à une incapacité constatée médicalement. L’expertise médicale prend, ce faisant, une dimension évaluative considérable. C’est elle qui permet, en plus, d’établir l’imputabilité : la compatibilité entre la symptomatologie diagnostiquée et la violation endurée. Outre sa définition restreinte de la notion de « victime », qui ne prend en compte que certaines formes de violence politique, l’Instance d’arbitrage ne considère pas d’autres formes de réparation, au-delà de la compensation monétaire. C’est pour cette raison que cette approche de la réparation a été fortement contestée par les militants des droits humains, dont d’anciens prisonniers politiques, appelant à un processus national de réconciliation plus global qui doit, par-delà l’indemnisation financière, considérer la souffrance tant collective qu’individuelle des victimes.

Les efforts de cette opposition ont abouti à la création, en 2004, de IER. Celle-ci a tenté, en effet, de dépasser une conception étroitement quantitative et financière de la réparation, affichant une approche plus compréhensive qui, en plus de l’indemnisation pécuniaire, fait aussi référence à la réhabilitation psycho-médicale, à la réinsertion sociale, administrative et juridique, ainsi qu’à des formes de réparation collective, comme l’organisation des auditions publiques et les célébrations commémoratives. Mais, concrètement, c’est à l’indemnisation financière que l’IER a accordé une « importance extrême », la considérant comme la reconnaissance effective par l’État des violations graves subies par les victimes. D’une certaine manière, cette nouvelle approche de la réparation reste, elle aussi, quantitative et matérielle. Outre le fait que plusieurs aspects dudit programme de réparation collective sont toujours à l’état de projet, l’intégration sociale et le règlement de la situation administrative, ainsi que certains aspects de la réhabilitation médicale, devraient être également inclus dans le cadre de cette réparation financière globale. L’intégration sociale correspond généralement à une compensation matérielle – un logement, un agrément de transport ou parfois leur équivalent en argent. Le règlement de la situation administrative consiste, de manière générale, à régler la situation des personnes suspendues de leur fonction ou révoquées, soit en les réintégrant dans la vie administrative et en leur octroyant des indemnités globales en dédommagement, soit, ce qui est souvent le cas, en les indemnisant si elles choisissent de ne pas réintégrer leur fonction. La réhabilitation médicale est liée à la nature des séquelles – on doit juger si elles peuvent être médicalement traitées ou non. Autrement dit, en plus de l’indemnisation financière globale, la prise en charge médicale est l’autre aspect concret de la politique de réparation de l’IER. Dans les deux cas, la certification médicale reste une pièce maîtresse dans la procédure d’évaluation. En plus d’être décisive, comme pour la première instance, dans l’estimation du préjudice et de sa compatibilité avec la violence endurée, elle devient importante pour l’établissement des listes des maladies et des maux dont souffrent les victimes pour ainsi évaluer la nature de la prise en charge psycho-médicale.

Certifier la violence : prouver la perte et la souffrance

L’analyse d’un certain nombre de certificats médicaux soumis par les victimes à l’IER permet de démontrer que l’expertise médicale sert moins à attester objectivement du rapport entre la violence subie et les afflictions qui en découlent qu’à certifier ce que la victime dit de ce rapport. La certification devient, ce faisant, le signe d’une double preuve. Elle permet, d’une part, de certifier l’authenticité du récit de la victime sur son histoire et, d’autre part, d’établir l’imputabilité : la preuve que les séquelles sont dues aux violations vécues. Certains certificats sont, en effet, des témoignages par procuration. Ils sont moins une attestation médicale qu’une certification de la validité de l’histoire particulière du patient. Prenons l’exemple du certificat médicolégal suivant. Il est rédigé par un médecin généraliste (D.O.J.), le 19 mars 2005, pour soutenir la demande de réparation de son patient, M.A. :

M.A. déclare avoir été victime d’un enlèvement suivi de séquestration arbitraire et de tortures. En effet, au printemps de l’année 1969 il fut enlevé de la ville de Madrid, emmené au Commissariat de la ville de Madrid, puis transféré par avion militaire à Rabat, mains menottées et yeux bandés, il fut séquestré dans un lieu secret dit « Dar Moqri », il fut torturé matin et soir, jour et nuit par des équipes qui se relayaient et soumis à la torture par suspensions comme il a subi « la falaqa », « le supplice du chiffon imbibé » appliqué sur sa bouche et son nez, il a été noyé dans des seaux d’eau pleins de détergent, comme il fut drogué par injection intraveineuse, à son réveil il fut l’objet de menaces de mort et de viol, après plusieurs semaines il fut présenté au tribunal militaire puis civil qui le condamna à la peine capitale, il fut gracié par la suite.

Actuellement, l’intéressé continue à se plaindre des douleurs rhumatismales multiples, troubles psychiques, anxiété, trouble de la concentration, du sommeil et de la mémoire H.T.A. traitée, diminution de l’acuité visuelle, diminution de l’acuité auditive, troubles urinaires à type de pollakiurie « opéré de lithiase vésicule et de prostate », cicatrice au niveau du dos et des plantes des pieds, perte de plusieurs dents.

Ces séquelles sont dues certainement à la torture physique et psychique et du traitement inhumain et dégradant subi par l’intéressé.

Ces lésions font évaluer l’IPP à 90 % avec prix de la douleur maximum et préjudice esthétique et préjudice moral énorme.

La lettre du médecin comprend quatre niveaux. Le premier rapporte les dires du patient sur la triple violation dont il a été victime : enlèvement, incarcération illégale et torture. Dans le deuxième, l’expert confirme ces affirmations en les détaillant. Il relate, notamment, le lieu et la date de l’enlèvement (à Madrid, le printemps de 1969), les lieux de ses séquestrations arbitraires (commissariat de Madrid, puis Dar Moqri à Rabat), les formes de torture qu’il a subies (suspensions, flagellations des plantes des pieds – falaqa –, étouffement, noyade, injections de drogues, menace de viol et de mort), sa condamnation à mort, puis sa libération consécutivement à la grâce royale. Dans un troisième temps, le médecin rapporte les souffrances du patient-victime. L’expression utilisée, « Actuellement, l’intéressé continue à se plaindre », est comme pour signifier la continuité entre cette violence décrite et les afflictions physiques et psychiques ressenties encore aujourd’hui. Elle suggère aussi que la liste des troubles spécifiés est arrêtée moins à cause d’un suivi médical que sur la base du récit de la victime. La symptomatologie comprend des maladies physiques, des troubles psychiques, dont l’anxiété et les troubles de la mémoire, et des cicatrices au niveau des plantes des pieds et du dos. L’expert, dans le quatrième niveau de son témoignage, confirme l’imputabilité : « les séquelles sont dues certainement à la torture physique et psychique et du traitement inhumain et dégradant subi par l’intéressé ». Utilisant ici la terminologie connue de l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il certifie sans ambiguïté le lien direct et certain entre les violations graves et les séquelles physiques et psychiques que présente la victime 36 ans plus tard.

L’objectivation médicale de la souffrance est donnée ici par une majoration de l’IPP : 90 %. Mais, il faut dire, cette estimation est déterminée moins par l’expertise médicale per se que par le récit de la victime et l’histoire de l’évènement politique dans laquelle s’insère la violation endurée. Les séquelles physiques diagnostiquées (des cicatrices sur le corps de la victime) pourraient, sans doute, être associées, par déduction, aux actes de torture décrits (notamment la flagellation), mais sans que l’on puisse pour autant certifier, objectivement et avec certitude, comme le fait le médecin, la correspondance entre les deux. Surtout que les traces corporelles de la violence disparaissent rapidement et que souvent la gestion médicale, in situ, des séquelles de la torture participe à leur effacement (Asad 1996). De même, une évaluation qui se limite aux traces laissées par la torture comme preuves médicalement attestées ne fait que reculer l’esprit même des droits humains, excluant les personnes ayant pu échapper à une violence certaine et aux traitements cruels, dégradants et inhumains. Si on ne peut, certes, déduire une causalité directe entre des violations subies plus de 30 ans plus tôt et des douleurs articulatoires générales ainsi que des troubles visuels et auditifs, surtout dans le cas d’un sexagénaire, il est difficile, cependant, de réfuter une telle causalité pour ce qui est des troubles psychiques. Les traces psychiques, tout en étant invisibles, sont indélébiles. Mais elles sont souvent tout aussi infalsifiables, tant il est difficile de dissocier des troubles psychiques issus d’évènements traumatiques différents. Autrement dit, ce dont le corps ne peut témoigner, le psychique, lui, peut le faire.

En effet, en l’absence d’évidences physiques comme preuves symptomatiques de la violence endurée, nombre de certificats analysés, à l’instar de celui présenté par Mohammed L., mettent davantage l’accent sur le post-traumatisme psychique en termes de troubles de l’humeur et du caractère. Prenons, par exemple, cette attestation médico-légale présentée par la victime S.M. à l’IER. Elle est rédigée par un médecin généraliste, assermenté près des tribunaux, dans laquelle il :

[C]ertifie avoir vu et examiné le 03-02-2005 sur sa demande S.M., 73 ans, qui déclare avoir été victime d’incarcération arbitraire en 1964 et qui présente actuellement les lésions suivantes qu’il déclare être secondaires aux sévices subis durant cette période : troubles visuels ; arthralgies ; troubles du caractère et de l’humeur […].

Tout comme dans le cas précédent, il est tout aussi difficile d’établir une compatibilité entre la violence subie plus de 40 ans plus tôt et des douleurs articulatoires, surtout chez un septuagénaire, que d’exclure une telle correspondance pour ce qui est des troubles psychiques. Tout se passe comme si ces derniers viennent compenser l’absence de preuves corporelles pour certifier le préjudice subi et établir, par conséquent, l’imputabilité. En estompant la frontière entre les blessures visibles et les blessures invisibles, le traumatisme psychique, comme l’affirment Fassin et Rechtam, devient ainsi la marque de la souffrance. Dès lors, on attend des experts « qu’ils fournissent des éléments permettant d’affirmer la vérité du récit, qu’ils retrouvent dans la psyché la trace laissée par l’effraction du corps, qu’ils reconnaissent le traumatisme qui signe la violence subie » (Fassin et Rechtam 2011 : 173). Si bien que la décision d’une commission pour juger de la non-compatibilité entre un trouble psychique et des sévices subis serait moins de l’ordre du médical que de l’ordre de l’éthico-politique. Tout se passe ainsi comme si le témoignage de la victime sur sa souffrance, pour qu’il soit véridique, devait être lui aussi témoigné. Il ne suffit pas qu’elle dise sa souffrance, notamment devant les membres de la commission de réparation, mais que quelqu’un d’autre le dise à sa place[7].

En effet, le certificat médical signé par D.O.J. atteste moins d’une invalidité psychocorporelle particulière que de la validité d’un récit, celui de la victime, à propos de sa souffrance et de ses causes premières. Mais en substituant son témoignage à celui de son patient-victime, le médecin ne participe-t-il pas, ce faisant, à la dépréciation de ce dernier ? En confirmant les normes d’évaluation de l’IER, ne réitère-t-il pas paradoxalement un système de preuve qui hiérarchise les souffrances ? On peut à cet égard remarquer que contrairement à ce certificat médical quelque peu engagé où l’imputabilité est exprimée avec certitude – « les séquelles sont dues certainement à la torture », – celui de S.M. exprime l’imputabilité de manière transitive : « qu’il déclare être secondaires ». Ici, l’expert n’affirme pas directement le lien entre la détention arbitraire et les troubles diagnostiqués, mais il rapporte ce que son patient dit de cette correspondance. La formule est certes caractéristique de ce double témoignage – le médecin dit ce que son patient dit –, mais elle indique tout aussi ce caractère inobjectivable de l’imputabilité. Dans nombre de certificats analysés, l’attestation de la violence et de la souffrance est formulée de cette manière transitive, comme pour signifier ce dilemme : l’impossibilité d’accéder à la souffrance en dehors du langage ; lui-même incapable de communiquer le ressenti de cette souffrance. Sur cette incommunicabilité de la souffrance, Wittgenstein écrit :

Si je puis me présenter ma douleur, si autrui peut le faire aussi, ou si nous disons que nous le pouvons, comment peut-on vérifier si nous nous sommes correctement représentés cette douleur, et avec quel degré d’incertitude ? Sans doute, puis-je savoir que N. souffre, mais je ne sais jamais à quel degré…Voilà quelque chose qu’il sait mais dont les manifestations extérieures de la douleur ne m’informent pas, quelque chose de purement privé.

Wittengstein 1984 : 289

Autrement dit, tout accès aussi bien médical, phénoménologique que discursif à un vécu de souffrance n’est qu’affaire de représentation, tant qu’une peine dite n’est jamais la peine vécue et qu’il faut, ce faisant, pour pouvoir en rendre compte dans un récit ou un diagnostic, faire l’expérience de cette altérité souffrante. « Pour saisir l’intensité de la douleur de l’autre, il faut devenir l’autre », écrit Le Breton (1995 : 41) qui souligne ainsi cette impossibilité de glisser de l’insaisissable de la « conscience meurtrie » à une mesure relative. C’est sans doute ce caractère insaisissable de la souffrance et l’impossibilité de son objectivation qui explique la réticence de certains experts de certifier directement l’imputabilité[8]. Certains praticiens refusent de l’attester, bien que parfois les actes de violence soient avérés et bien marqués sur le corps de la victime. Le médecin, dans ce cas, indique le contexte de la violation, comme narré par le patient-victime, et rapporte, dans un deuxième temps, les marques examinées. Ainsi en va-t-il de ce « certificat médical de consolidation » fait par le Dr. E.H.Ch., le 21 mars 2005 :

Le patient R.H. déclare avoir été victime d’une agression par arme à feu le 22 janvier 1984. À l’examen, R.H. présente une cicatrice ombilicale de la face latérale de la fosse iliaque droite, une cicatrice chirurgicale médiane sur la ligne blanche, une cicatrice ombilicale de l’hypochondre gauche. R.H. déclare des douleurs para-ombilicales. Il déclare aussi des signes de troubles fonctionnels très importants. Son état de santé nécessite une I.P.P. de 75 % sauf complication.

Le certificat est écrit avec beaucoup de circonspection. À trois reprises, l’expert utilise la formule transitive : « le patient déclare ». Quand celui-ci dit son histoire ; quand il dit ses douleurs ; quand il exprime ses troubles fonctionnels. R.H., à l’instar de Mohammed L., Abdelhaq, Brahim, Rachid et Youssef, est une victime des émeutes de janvier 1984. L’usage massif des armes à feu par les forces de l’ordre est bien attesté. Le médecin ne met sans doute pas en cause la véracité du récit de son patient, mais il exprime seulement l’impossibilité technique de relier directement des blessures évidentes avec des évènements avérés. La formule transitive réitérée exprime non seulement cette incapacité de statuer sur la question de la compatibilité, mais aussi l’impossibilité d’accéder aux souffrances mêmes de la victime. Une telle perplexité à propos de la certification de la compatibilité entre violence et symptômes est exprimée dans un nombre d’attestations médicales où l’expert se contente de relater deux niveaux narratifs différents et dissociés : il y a, d’une part, l’examen qu’il a effectué et il y a, d’autre part, l’histoire du patient en tant que victime de la violence politique. Les formes et les formules certes varient, mais on retrouve souvent la même trame narrative. Une fois que le récit du patient à propos des violations endurées est restitué, l’expert fait son diagnostic et établit la symptomatologie, mais sans préciser s’il y a correspondance entre les deux. Une telle perplexité est encore plus prononcée dans les certifications où le récit du patient-victime n’est guère rapporté. Dans ce cas, le médecin se limite à rapporter les résultats de son diagnostic, évaluant l’invalidité partielle permanente sur la seule base de la symptomatologie arrêtée.

On peut voir par exemple ce certificat signé le 10 décembre 2004 par le Dr M.M.B., où il certifie avoir examiné le patient nommé M.Ch., né en 1933, puis énumère sa symptomatologie : broncho-pneumopathie, dyspepsie, asthme, anorexie, lombalgie chronique avec douleurs au bassin, douleurs dorsales à l’effort du poids, douleurs aux deux genoux et aux deux chevilles, en plus de deux cicatrices résiduelles, entre 5 et 7 cm, au niveau du coude. Finalement, le médecin estime l’IPP à 75 %. Aucune référence à l’histoire de la victime. Aucune mention des causes des séquelles observées. Aucune spéculation donc sur l’imputabilité. Dans un sens, ce genre de certificat est techniquement plus cohérent, en se restreignant à la stricte description médicale, sans tenter de témoigner de la véracité du récit de la victime sur les causes de sa souffrance. Or, on ne sait pas si ce type d’attestations qui ne certifie pas le témoignage des victimes est pris en considération par l’IER, d’autant plus que celle-ci, on l’a vu, exige une certification de la correspondance entre violence et affliction. Cette manière de certifier la souffrance exprime les dilemmes déjà soulevés. Peut-on médicalement certifier un récit ? La certification peut-elle être une preuve de la véracité d’un vécu de violence ? Autrement dit, le médecin peut-il témoigner à la place de son patient ? Et que vaut le témoignage non-attesté d’une victime ? Pourquoi le témoignage de la victime sur sa souffrance ne serait-il pas, per se, l’attestation même de cette souffrance ?

Politique de preuve, politique de soupçon

Analysant les processus d’évaluation des demandes d’immigration et d’asile politique en Europe et au Canada, plusieurs auteurs (Rousseau et al. 2002 ; Fassin et Rechtman 2011 [2007] ; Beneduce 2015) questionnent justement cette méfiance à l’égard des victimes de violence politique. Il se posent, pour ainsi dire, la même question que celle évoquée ci-dessus : pourquoi le témoignage d’une victime ne suffit-il pas à l’agent de l’immigration et de l’asile, alors qu’il suffit au médecin ? Selon eux, l’exigence d’une certification médicale, attestant de la compatibilité d’un récit de souffrance avec des marques de torture, pourrait paradoxalement participer à cette suspicion de plus en plus croissante. Fassin et D’Halluin (2005) estiment par ailleurs que la certification médicale doit être considérée à la lumière d’un nouvel ordre moral où le corps des victimes et des démunis est devenu le locus où s’illustre l’évidence de la vérité. Le corps, affirment-ils, n’est plus le site politique dans lequel se manifeste le pouvoir, mais le lieu où la vérité des individus, sur ce qu’ils sont réellement, est expérimentée. Pour des victimes qui doivent rapporter leur affliction et leur souffrance pour obtenir une quelconque protection ou réparation, le corps est devenu le lieu qui incarne l’évidence de la vérité. Il devient ainsi le lieu d’une inscription dont le sens se rapporte à une double temporalité : une inscription d’un pouvoir, à travers la persécution qu’il a endurée, et une inscription de la vérité, dans la mesure où il doit en témoigner pour bénéficier d’un droit humain. Si bien que dans ce processus d’objectivation – la réification du corps de la victime par des mots d’experts –, c’est l’expérience des victimes en tant que sujets politiques qui est progressivement effacée.

Une telle « suspicion » à l’égard des victimes de la violence politique dérive sans doute de l’incommunicabilité de la souffrance elle-même, tant que celle-ci ne fournit aucune preuve hors de son vécu par la victime. La souffrance « ne se prouve pas, elle s’éprouve », écrit Le Breton (1995 : 41). C’est dire que la souffrance est réelle dans la mesure où elle est ressentie, à partir du moment où elle est exprimée dans le langage. Celui-ci, certes, on l’a dit, ne peut en rendre compte fidèlement. Mais ses manques, ses adjonctions, ses substitutions, ses exagérations font certes partie intégrante de cette réalité de souffrance même. La question importante ici est de savoir à quel point ces récits de vie réarrangés deviennent progressivement des mémoires incorporées par les victimes, une partie de leur vie.

Autrement dit, le problème est moins celui de la crédibilité des témoignages des victimes que celui de la violence des pratiques et du langage d’un système qui n’admet pas la vérité de leur expérience et de leur mémoire et les accule à en fournir la preuve, comme si c’étaient eux les persécuteurs. On ne peut, certes, nier les possibilités du réarrangement autobiographique. Mais il faut plutôt y voir la conséquence tragique de ce « mythe de la preuve » (Didier 1992). Une sorte d’inflatio qui permet de résister au déni et à l’effacement. Une inflatio qu’il faut, me semble-t-il, inscrire dans une économie morale qui permet de complexifier son sens, lequel est souvent réduit à de simples tromperies ou à des tactiques visant à obtenir un avantage matériel immédiat (Thompson 1971 ; Fassin 2009 ; Beneduce 2015).

Les réarrangements autobiographiques, l’inflatio, comme le rappelle Beneduce (2015), doivent être situés dans le contexte de ce nouvel ordre moral. Ils sont la réponse aux exigences d’une bureaucratie désarticulée et déshumanisante. Examinant justement cet arbitraire bureaucratique marqué par le soupçon, le déni et la dé-subjectivation des victimes de torture, l’auteur estime que les défis posés par le bricolage des éléments narratifs observés dans les récits des migrants en Italie ne peuvent être réduits à de simples supercheries, tant ils sont « indicibles » en termes de vérité. La vérité et le mensonge, affirme-t-il, y sont indiscernables. Ce qui fait qu’une histoire « fictive » peut être considérée comme crédible dans un cas et non crédible dans un autre. L’auteur utilise les expressions « mensonges révélateurs » et « mensonges stratégiques » pour référer à ces « bricolages autobiographiques » qui peuvent fonctionner comme une forme de résistance aux hypocrisies qui régissent la migration et aux confusions des droits de l’homme. D’une certaine manière, écrit-il, ces mensonges racontent des vérités différentes.

C’est dans ce genre d’économie morale qu’il faut, me semble-t-il, inscrire les réarrangements narratifs, l’hypermnésie et les recollections des victimes des « années de plomb »[9] au Maroc. Par-delà la question de la vérité et de la crédibilité, les récits des victimes racontent différentes formes de vérités. La dure vérité du vécu d’une victime qui doit ré-imaginer et réécrire son histoire de violence, et donc la revivre. La vérité d’un corps qui ne peut plus exprimer la violence qu’il a vécue et ne peut, ce faisant, en apporter la preuve. Celle d’un langage incapable de dire l’indicible ou de nommer l’innommable : une victime violée, homme ou femme, par les tortionnaires est-elle capable d’en témoigner ? Enfin, la vérité d’un système bureaucratique marqué par la méfiance et l’exclusion. L’expertise médicale n’est-elle pas en fait un paramètre d’exclusion majeur qui fait partie de l’arsenal des procédures de sélection limitatives de l’IER ? Sinon quel serait le rôle d’une telle expertise dans un processus de réconciliation et de réparation qui se veut ouvert et englobant ? Autrement dit, cette bureaucratie de suspicion-preuve s’inscrit dans une politique plus générale d’exclusion qui impose à la victime une expressivité et une temporalité au-delà desquelles les violences perpétrées par les appareils de l’État ne sont plus réparables.

Hors délai ! Quel sens de la fin ?

La demande de Mohammed L., rappelons-le, a été rejetée par l’Instance : « je débarque au siège de l’IER pour me renseigner sur mon cas. Une femme m’informe que je suis “hors délai” », regrette-t-il. Un autre Mohammed (Mohammed B.K.), un collègue du premier que j’ai rencontré lors de la même manifestation, m’explique :

Hors délai concerne deux catégories : des dossiers qu’on a commencé à traiter mais qu’on a gelés par la suite, c’est l’exemple de Mohamed L. ; des dossiers qui ont été refusés dès le début. Le premier cas qui concerne 200 dossiers peut être résolu par le militantisme. Le deuxième cas, concernant 53 000 dossiers, demande une décision politique. Le militantisme permettra aussi d’assurer de manière générale une réparation globale pour toutes les victimes des années de plomb. Cette réparation ne concerne pas seulement l’indemnisation financière et la réhabilitation sociale et médicale, mais doit aussi être complétée par des excuses officielles de la part du roi, la révélation du sort des disparus et de l’emplacement des lieux d’enterrement, la poursuite des bourreaux et leur condamnation, l’assurance de la non-répétition, que nos enfants ne vivent pas la même chose. La réparation doit aussi prendre en compte le développant les régions qui ont été victimes des années de plomb.

D’après ce témoignage, la politique de réparation officielle n’apparaît pas comme un processus ouvert, au niveau du sens et dans le temps, mais comme une opération contrôlée et limitée. Si bien que les rôles des acteurs du processus de réconciliation se trouvent inversés : ce n’est pas l’État qui doit demander pardon à ses victimes et prendre ses responsabilités, mais c’est la victime qui doit demander à l’État de la reconnaître comme telle, dans les formes et les délais imposés. C’est la victime qui est acculée à apporter les preuves médicales et discursives qu’elle est éligible à une réparation. Selon Mohammed B.K., la compensation financière et la réhabilitation médicale – les seules formes établies par l’État – doivent être complétées par d’autres formes de réparation : des excuses publiques, la reddition de compte, des actes de commémoration. Car seule une approche globale et holistique de la réconciliation et de la réparation pourrait, selon lui, assurer la non-répétition de la violence subie.

L’anthropologue John Borneman (2002a) se pose la même question que Mohammed B.K., la victime : comment l’argent pourrait-il être un substitut approprié ou adéquat à une perte sévère ? Autrement dit, quelles sont les conditions dans lesquelles le dédommagement monétaire peut parler à la mémoire ? L’une des principales raisons, remarque-t-il, pour laquelle certaines victimes rejettent cette compensation financière, c’est l’exigence de leur part d’autres formes qualitatives, non matérielles, de réparation, comme, notamment, la reddition de compte, la poursuite judiciaire, le pardon et la commémoration. L’auteur rappelle le cas de l’Allemagne de l’Après-guerre, où l’argent n’a pas été appelé à « parler seul », mais toujours comme un complément à d’autres moyens, individuels et collectifs, de réparation. La politique de Wiedergutmachung (littéralement : réparer par l’argent la perte) n’a pas désengagé les Allemands du Last der Vergangenheit (le fardeau du passé) et du Last der Verantwortung (le fardeau de la responsabilité) tant qu’il n’existe aucun moyen de calculer les coûts d’une perte. Cette dimension de la culpabilité est surtout articulée dans le domaine civil et culturel par une mémo-politique qui tente de parler directement à la mémoire de la perte, notamment par la construction de sites mémoriaux destinés à des rites de commémoration et d’admonition. Des sites et des rites qui, contrairement à la compensation monétaire, sont conçus pour fonctionner ad infinitum, rendant ainsi visible et permanente une représentation de la perte.

La formule « hors délai », tout comme la certification médicale de la perte, s’inscrit dans la logique opposée à cette mémo-politique ; de sorte que la raison et l’objectif du processus de réconciliation sont moins éthiques et moraux que politiques : assurer une transition politique pacifiée entre le règne de Hassan II et celui de son fils et successeur Mohammed VI ; une sorte de changement dans la continuité (Linn 2011). Continuité du système politique, bien sûr, mais aussi de certaines pratiques des années de plomb. Ainsi, autant la réitération des représentations de la perte donne un sentiment de la fin, autant la tentative de fermeture, celle de limiter la temporalité et l’expressivité de la perte, pourrait réitérer la souffrance et induire ce que Borneman (2011) qualifie de « rebonding violence » (violence de rebond). C’est là sans doute l’une des raisons fondamentales pour laquelle le processus de réconciliation marocain reste toujours contesté. Hassan, lors de la même manifestation mentionnée, me lance :

L’IER est une pièce théâtrale pour assurer la transition et la passation de pouvoir. Les intellectuels dont la majorité sont dans le système du Makhzen, ne cherchent que leurs intérêts personnels. On a construit un mythe de militantisme autour des leaders de l’IER, pour légitimer ce processus de réconciliation. Ils ne sont pas Mandela […]. Dans les approches de réconciliation et de justice transitionnelle, l’Instance qui doit veiller au bon déroulement du processus doit être indépendante, un arbitre entre les victimes et l’État. L’IER n’est que le Makhzen : l’arbitre et le bourreau […]

Le témoignage articule plusieurs aspects de cette raison politique de la réconciliation qui, en retour, explique la continuité politique. Selon Borneman (2002b), un sens de la fin n’est possible que par l’expansion d’une culture globale de réparation qui, outre la compensation matérielle et la commémoration, doit prendre en considération le témoignage et la justice. Si le témoignage, le fait de dire et d’écouter la vérité, renvoie à la rupture des silences hégémoniques concernant la nature de la perte, le sens de la justice vise à affirmer la distinction symbolique et sociale entre le bien et le mal. Autrement dit, un sens de la fin n’est possible que si les démarches de réconciliation et de réparation sont concomitantes à un processus plus global de justice. On ne peut ici qu’interroger la légitimité et la pertinence d’une certification médicale dans un processus de réconciliation et de réparation qui se veut englobant. N’accentue-t-elle pas le sentiment de l’injustice ? Ne contribue-t-elle pas à l’effritement du sens même de vérité ? Ne participe-t-elle pas à l’effacement du témoignage sur le vécu de la violence et de la souffrance ? Ne réitère-t-elle pas l’histoire de la perte, générant d’autres formes de souffrance ?