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À l’origine de cet article, il y a une demande faite à l’auteur de rechercher un lien éventuel entre la nationalité d’une organisation non gouvernementale et ses particularités d’action. « Il n’existe pas un modèle unique de l’humanitaire, certaines sociétés, en Asie ou en Afrique, privilégiant, par exemple, l’intérêt collectif à celui de l’individu. Toutefois l’humanitaire, quels qu’en soient les contours, est un facteur identitaire, comme l’est le développement pour ceux et celles qui en sont les agents » (Haroff-Tavel 2005 : s.p.).

Introduction : l’exemple du Laos

Il n’est pas facile de reconnaître les différents acteurs sur le terrain. Comme le décrit François Guégan à propos du Laos :

L’apparence des acteurs de l’aide internationale, ONG ou non, est souvent la même. Tous sont issus de pays occidentaux développés ou du Japon. Quatre-vingt-douze des cent quatre ONG internationales recensées entre 1986 et 2003 sont originaires de pays occidentaux, huit sont japonaises, trois thaïlandaises, une coréenne. Les responsables des organisations de l’aide, à Vientiane ou dans les bureaux des projets, sont par conséquent quasiment tous d’apparence européenne. Il est peu probable que les Laotiens […] fassent la différence entre les multiples acteurs de l’aide.

Guégan 2005 : s.p.

De surcroît, les ressources humaines expatriées sont souvent interchangeables, les responsables pouvant passer d’une organisation à une autre au gré des contrats obtenus. Et même si les sources de financement diffèrent, il semble que le même discours de fond soit perceptible partout. Comme le dit Brauman : « à voir les pratiques de ceux qui se perçoivent comme des agents de développement, l’esprit de la “mission civilisatrice” a survécu à la disparition de l’impérialisme colonial » (Brauman 2005 : 2). On retrouve dans tous les discours les deux paradigmes définis par Olivier de Sardan (1995 : 114 et seq.) : le « paradigme altruiste » qui consiste à faire le bien en faveur de tiers qui parfois l’ignorent et le « paradigme modernisateur » qui consiste à faire avancer le progrès en faveur de bénéficiaires qui parfois le refusent.

Des efforts considérables ont été faits dans ce petit pays asiatique mais tous convergent surtout vers des objectifs de développement économique. L’aspect de défense des droits humains est le plus souvent laissé sur la touche, probablement pour continuer à travailler sans contrarier le pouvoir en place, alors même que certains des acteurs présents – CARE, MDM, MSF, Oxfam, etc. – ont explicitement cette obligation de défense dans leur charte.

Tout cela est-il propre au Laos, petit pays lointain et oublié ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre en définissant initialement quelques critères de jugement de l’action des ONG. Nous tenterons ensuite quelques comparaisons. La première se fera entre les organisations françaises et anglo-saxonnes, la seconde entre des organisations marquées religieusement ou culturellement : chrétiennes, musulmanes, japonaises ou indiennes. Nous présenterons enfin les principales influences normalisatrices auxquelles sont aujourd’hui soumises les différentes organisations pour constater qu’elles tendent aujourd’hui, surtout en devenant transnationales, à converger vers un modèle unique.

Les trois concepts de référence

Pour juger de l’action des ONG, nous avons retenu trois critères principaux : la neutralité, l’impartialité et la capacité d’ingérence.

La notion de neutralité concerne essentiellement les États ou les grandes organisations internationales. Nous ne devrions donc pas en parler ici, mais nous constaterons en conclusion une inféodation progressive de certaines ONG à un pays donné qui nous impose donc de considérer ce critère. Selon Plattner (1996) la neutralité implique d’abord un devoir d’abstention, la partie neutre devant éviter toute participation aux hostilités à moins qu’elle ne soit elle-même victime d’une agression. Par souci d’impartialité, la partie neutre devra s’abstenir de favoriser l’un des belligérants au détriment de son adversaire. La neutralité impose ensuite un devoir de prévention, la partie neutre ne devant pas tolérer que son territoire ou ses installations soient utilisés comme base d’opérations par l’un des belligérants. Enfin, la neutralité crée un devoir de tolérance envers les parties en conflit. On comprend aisément les difficultés que la neutralité peut entraîner pour des associations de solidarité internationale plongées dans des situations aussi asymétriques que la guerre du Darfour, par exemple, où leur empressement à aider certaines victimes peut être considéré comme une atteinte au devoir d’abstention.

La notion d’impartialité est un des principes de l’action humanitaire qui repose sur le refus de toute discrimination et qui se traduit de façon opérationnelle dans une règle de distribution proportionnelle aux besoins et à l’urgence. Selon les propositions de Hardcastle et Chua (1998), cette impartialité devrait se caractériser par le fait que l’aide humanitaire a pour seul objet de prévenir et de soulager les souffrances humaines, de protéger la vie et de garantir le respect de la personne humaine. Elle devra donc être fournie à tous ceux qui en ont besoin, sans aucune distinction de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, de naissance ou d’autre situation, de manière prioritaire dans les cas de détresse les plus urgents, sans jamais servir une quelconque position politique ou religieuse et en tentant, chaque fois que cela sera possible, de respecter la culture, la structure et les coutumes des communautés et des pays.

La notion d’ingérence humanitaire  (droit ou devoir) est la possibilité d’immixtion dans les affaires intérieures d’un État, reconnue dans certains cas par les Nations unies depuis décembre 1988 à un ou plusieurs autres États ou organisations internationales. Certains pensent cependant qu’elle devrait rester dans la sphère des valeurs strictement morales. Cette notion est en effet totalement contraire aux fondements du droit international qui stipule qu’un État n’est lié par une règle de droit que s’il l’a acceptée en ratifiant un traité ou en adhérant à une règle préexistante et qu’il ne peut donc pas se la faire imposer de l’extérieur. D’après Benthall (1993) de surcroît, bien que les ONG se considèrent comme des éléments correcteurs de la domination politique et économique de l’Occident, de plus en plus d’intellectuels du Sud les considèrent plutôt comme des représentants de cette domination. En Occident également, l’ingérence humanitaire a des opposants. Le Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge stipule cependant : « Le droit de recevoir et d’offrir une assistance humanitaire est un principe humanitaire fondamental dont devraient bénéficier tous les citoyens de tous les pays » (CICR, no 817, janvier-février 1996).

Nous pouvons donc ainsi nous résumer : l’impartialité concerne l’aide apportée aux personnes, la neutralité caractérise le rapport aux parties en conflit et l’ingérence consiste à imposer une aide dans un pays qui ne l’a pas sollicitée.

Évolution historique depuis la Seconde Guerre mondiale

Les premières organisations qui se créent dans le monde anglo-saxon dans le sillage de la Croix-Rouge internationale sont d’inspiration religieuse (Save The Children 1919). Les plus grosses ONG voient le jour au cours de la Seconde Guerre mondiale : International Rescue Committee (IRC), Catholic Relief Service (CRS) et Cooperative for American Remittancies Everywhere (CARE) aux USA, et Oxford Committee for Famine Relief (OXFAM) en Grande Bretagne. En 1951, la première véritable institution internationale humanitaire est créée sous le nom de Haut Commissariat des Nations Unis pour les Réfugiés.

La deuxième phase de l’humanitaire moderne commence au Biafra, à la fin des années 1960. Certains médecins français décident de rompre la tradition de la neutralité et du silence et dénoncent ce qu’ils croient être un génocide. Les « French doctors » fondent ensuite Médecins Sans Frontières (MSF) en 1971. Le projet du mouvement des sans frontières est de rendre l’aide humanitaire indépendante des États en prenant l’opinion publique à témoin et en s’ingérant dans les affaires du tiers-monde pour soigner en toute impartialité tous ceux qui en ont besoin. « Nous sommes là pour nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, pour violer les frontières, pour nous dresser contre un certain ordre des États, pour faire entendre sur la scène mondiale une autre voix que celle des souverainetés nationales, pour soigner les gens et éventuellement témoigner de leur sort » (Brauman, cité par Semo 2002 : s.p. )

Dans la deuxième moitié des années 1970, l’expansionnisme soviétique crée de nouveaux foyers de violence (Angola, Cambodge, Afghanistan), qui sont le plus souvent des « guerres internes » dans lesquelles les institutions humanitaires classiques comme la Croix Rouge ne peuvent intervenir. Les associations humanitaires se développent donc « là où les autres ne peuvent aller », dans les maquis, au côté des mouvements de résistance « de droite » comme « de gauche ». Progressivement, le succès de l’humanitaire « d’urgence » (action ponctuelle sur les effets, dans le court terme), plus spectaculaire, se fait aux dépens de l’humanitaire de « développement » (action sur les causes, dans la durée) qui, ayant moins d’images à vendre et moins de résultats quantitatifs à faire valoir, devient surtout dépendant des financements publics.

Dans la période postcommuniste des années 1990, les grandes puissances (essentiellement les États-Unis) retrouvent les champs de bataille et parlent de nouvel ordre mondial. Mais dans des sociétés occidentales pacifiées, l’idée de la guerre est devenue insupportable. L’humanitaire devient alors l’auxiliaire des « guerres chirurgicale » à « dégâts collatéraux mineurs » et les associations humanitaires, jusque-là indépendantes des États et impartiales, se trouvent dans des situations de plus en plus délicates. En Irak, en Afghanistan, en Tchétchénie, ces questions sont de nos jours particulièrement sensibles pour les intervenants humanitaires. Ces pays sont devenus des terres d’expression de tensions entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Ce sont les lieux emblématiques de ce que d’aucuns interprètent comme un choc entre un Occident conquérant (les croisés) et un jihadisme international lui même parti en guerre contre les « kéfirs » (infidèles).

Le terrorisme est la dernière épreuve importante qu’affronte le monde de l’humanitaire face aux pressions de certains acteurs étatiques très puissants qui tiennent un discours sans ambiguïté mettant à mal la neutralité et l’impartialité des ONG en visant à faire choisir son camp à chaque acteur présent sur le terrain, avec, conséquemment, de vulgaires marchandages quant à l’attribution des aides et des financements.

Les différences entre Anglo-Saxons et Français

C’est Brauman qui pose le mieux le dilemme fondamental : « Au-delà du soin, l’action humanitaire permet de pointer le doigt vers l’injustice, de désigner l’inacceptable » (1996 : 39). Mais faut-il soigner ou témoigner ? Soigner et aider des tyrans ou ne pas soigner pour ne pas encourager le conflit ? Généralement, l’obligation humanitaire d’assister des personnes qui en ont besoin et l’obligation de protéger et promouvoir les droits de l’Homme sont vues comme des obligations différentes, comme des objectifs de même valeur qui ainsi, dans certaines circonstances, s’excluent l’un l’autre (Slim 2001 ; Anderson 1999). Comme le disent Lindenberg et Bryant (2001) les plus grands dilemmes pour des ONG qui travaillent dans les formes d’urgences les plus complexes portent sur le fait de savoir si les actions qui sauvent des vies participent à la perpétuation du conflit.

Ce sont essentiellement les ONG françaises qui font la promotion de ce « nouvel humanitarisme » du plaidoyer en demandant une orientation plus politique des organisations humanitaires. L’argument principal consiste à dire que l’action humanitaire a besoin d’un poids politique pour pouvoir imposer le mandat humanitaire. C’est ce modèle qui a prévalu pour chercher à établir un « droit d’ingérence » (Boltanski 1999), car « les organisations non gouvernementales d’obédience française, comme Médecins sans Frontières (MSF), voient parfois une incompatibilité entre la neutralité et la justice » (Plattner 1996 : s.p.).

Cette position plus idéologique s’explique historiquement par le fait que les principaux acteurs du phénomène humanitaire en France sont, à la différence des Anglo-Saxons, principalement d’anciens militants anticolonialistes, qui ont changé d’activisme, mais pas vraiment de discours. Cela explique aussi la très grande persistance du bénévolat, car la professionnalisation a longtemps semblé manquer de « pureté ». Malgré tout, le sous-encadrement des projets français demeure un problème permanent, car les professionnels sont rares et « chers », et sont souvent débauchés par les ONG anglo-saxonnes plus à l’aise financièrement ou, pire, par les organisations internationales qui, elles, offrent des statuts luxueux, voire parfois scandaleux pour qui travaille à réduire la misère d’autrui.

Les organisations françaises ont toujours beaucoup souffert de sous-financement, le financement public ne dépassant jamais le tiers de leurs ressources du fait de l’existence d’un ministère de la coopération prépondérant. Si elles ont recours aux techniques éprouvées de levées de fonds anglo-saxonnes, ou de « street fund raising », il ne semble pas qu’elles obtiennent les mêmes résultats. En plus des problèmes de ressources humaines et financières, les ONG françaises ont aussi le problème de leur légitimité dans la société. Créées sur la base d’un processus d’autolégitimation (« Nul ne nous a mandés, telle est notre force » dira Kouchner), elles doivent s’efforcer d’inscrire leur légitimité dans le long terme. Elles tentent de le faire par le biais de la démonstration de leurs aptitudes opérationnelles, leur capacité de lobbying, leur reconnaissance juridique, etc., mais il leur manque le critère de la représentativité. « A fortiori si elle était reliée à la thématique de la démocratie participative qui, autour de la mouvance altermondialiste, rencontre dorénavant les faveurs d’une partie de l’opinion publique » (Ryfman 2006a : 29).

Les ONG anglo-saxonnes ont une histoire beaucoup plus ancienne et beaucoup plus consensuelle que les françaises, certaines étant les héritières d’organisation remontant parfois jusqu’au Moyen-Âge, et leur présence bénéficie depuis longtemps d’une image fortement positive dans la société britannique. « Faire le bien impressionne : d’une part cela témoigne d’un heureux esprit d’initiative, et [d’autre part], cela s’accompagne d’une certaine remise en cause de l’ordre établi » (Slim 2006 : 33). Cependant, un reste d’esprit victorien et de puritanisme impose que les remises en cause soient raisonnables et que l’action soit pragmatique et effectivement tournée vers ceux qui la requièrent. Avec la disparition du système colonial dans les années 1960, tous les projets en administration, évangélisation ou philanthropie sont regroupés par les autorités sous le concept de développement. Les ONG doivent alors redéfinir leur rôle dans ce nouveau cadre.

Entre 1980 et 2000, les problèmes des ONG britanniques furent finalement résolus de trois façons : par la création de nouvelles organisations, comme Action Aid ou Help Age International orientées uniquement sur les actions de développement ; par la redéfinition des « bonnes pratiques », organisant la meilleure alliance possible entre secours et développement, introduisant indirectement une idée – qui réapparaitra beaucoup plus tard en France – « d’humanitaire durable », c’est-à-dire d’une action d’urgence ne raisonnant pas seulement à court terme ; et par un changement de philosophie donnant dorénavant autant de place aux droits qu’aux besoins des personnes aidées.

Une fois ces tensions résolues, les ONG britanniques connurent une décennie de forte expansion qui eut pour conséquence immédiate de nouveaux défis en termes de management, renforcés par leur détermination à se développer en réseau, sur le modèle d’Oxfam ou de SCF. Les années 1990 virent s’imposer les concepts de planification et de management stratégique propres à toutes les multinationales. Elles se professionnalisèrent alors encore plus et imposèrent ces nouveaux modes de gestion à tout leur personnel de terrain.

La spontanéité en a sans doute beaucoup souffert, mais ces organisations sont capables aujourd’hui de présenter des résultats et de rendre des comptes précis, de montrer si des progrès ont été faits ou si des efforts sont encore nécessaires. Les chefs de mission ont dû apprendre à s’incliner devant de puissantes structures régionales décentralisées « qui gèrent des budgets au lieu de simplement superviser des projets » (Slim 2006 : 45).

Le balancier repartira-t-il bientôt de l’autre côté ? Ces grosses bureaucraties transnationales retrouveront-elles un jour la spontanéité de l’action d’autrefois ? Ce sera sans doute impossible au plan organisationnel et difficile au plan individuel.

Humanitaire et cultures 

Les religions ont toujours été omniprésentes par leur influence, délibérée ou non. Ainsi, la charte des Nations-Unies[1] est-elle considérée comme un texte de forte influence chrétienne et ne serait peut-être pas acceptée si elle était resoumise au vote aujourd’hui, ainsi que l’a affirmé un jour en Assemblée générale un ministre iranien des affaires étrangères. La neutralité dans ce domaine est donc difficile.

Le mouvement de la Croix-Rouge a toujours été pensé comme non confessionnel, mais, dès 1876, l’Empire Ottoman s’est plaint de l’offense faite par l’emblème de la croix rouge aux soldats musulmans, et a persuadé le mouvement d’autoriser l’utilisation du croissant rouge comme autre emblème (Benthall 2005 ). Si les religions sont moins qu’hier un vecteur d’encadrement de la vie sociale, elles restent un véhicule d’identité et de solidarité qui continue de jouer un rôle intégrateur pour des individus qui peuvent être en recherche de sens ou de formes anciennes ou nouvelles de lien social. Cette dimension est nécessairement conflictuelle et le compromis toujours instable entre la liberté individuelle et la « pression sociale » de tout cadre quel qu’il soit. « Les individus dans nos sociétés modernes, qui sont déstabilisantes par la liberté même qu’elles apportent, cherchent toujours davantage à allier ces deux attitudes avec des expérimentations et des reconfigurations qui affectent durablement les formes du religieux » (Jolly 2005 : s.p.).

Les organisations chrétiennes

« Nous adressons aujourd’hui cet appel solennel à une action concertée pour le développement intégral de l’homme et le développement solidaire de l’humanité » (Paul VI 1967 : s.p.). La focalisation sur les plus pauvres, très fortement réaffirmée par Jean-Paul II, est depuis toujours l’un des piliers de l’action catholique internationale. Mais cette volonté caractérise davantage la motivation individuelle des militants que l’action globale des organisations qui sont encore fréquemment attaquées sur le rôle de l’Église catholique lors de la colonisation. On oublie volontiers que ce qui compte est davantage l’engagement individuel des volontaires que l’identité institutionnelle de la structure qui permet cet engagement. Mais les organisations catholiques sont loin d’être les seules à pâtir de ce genre d’a priori vis-à-vis de la confessionnalité d’une organisation. Ce qui est intéressant cependant, c’est de constater la question anthropologique qui est posée par l’engagement militant : s’il faut agir vers les autres et pour les autres, qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que l’humanité ? (Courtin 2006 : 115). Dans le cas des organisations catholiques, les propositions de réponse à la question anthropologique sont fortement documentées et définissent une éthique stricte qui encadre clairement l’action des volontaires sur le terrain.

D’un point de vue historique, il faut rappeler la filiation de nombreuses ONG avec la doctrine sociale de l’Église qui commence avec Rerum Novarum, Lettre Encyclique de Léon XIII en 1891. Ce mouvement donnera naissance tant au Comité d’Action Catholique contre la Faim et pour le Développement au moment du concile Vatican II que, à l’autre bout du monde, à la Théologie de la Libération avec des figures comme Dom Elder Camara, archevêque de Recife (Brésil) qui disait : « Je suis un saint tant que j’aide les gens, mais dès que j’aide les pauvres à s’organiser, je suis un évêque rouge ». La dynamique des Forums sociaux, depuis Porto Alegre en 2001, a été initiée par un petit noyau de militants catholiques pratiquants. Cette réflexion propose une critique radicale du néo-libéralisme et inscrit définitivement la lutte pour les droits de l’homme dans le champ d’action des ONG amies.

Des organisations comme le Secours Catholique, le DEFAP (service protestant de mission) ou l’ASMAE (Association de Soeur Emmanuelle) vont au-delà du simple secours aux plus pauvres en demandant une réorganisation de la société pour que ceux-ci y trouvent une place de plein droit. On passe alors de l’action caritative palliative à des propositions curatives plus drastiques, voire révolutionnaires sur le fond. Mais cette lutte se maintient dans le respect des règles démocratiques. C’est ce qu’affirme Caritas Internationalis, basé au Vatican :

Caritas Internationalis (2007) est une confédération […] travaillant pour construire un monde meilleur, spécialement en faveur des pauvres et des opprimés[…] Caritas travaille sans distinction de religion, race, sexe, ou appartenance ethnique et constitue l’un des plus vastes réseaux humanitaires au monde. Caritas fournit un signal d’espoir à des dizaines de millions de femmes, d’hommes et d’enfants, en période de grandes difficultés et contribue au développement de la justice sociale en temps de paix. […] L’approche de Caritas est fondée sur l’enseignement social de l’Église, l’accent étant mis sur la dignité de la personne humaine. Le travail de Caritas au nom des pauvres est voué à manifester l’amour de Dieu pour toute la création.

Caritas Internationalis 2007 : s.p.

Il faut aussi mentionner les organisations humanitaires évangéliques. Contrairement à une réputation bien ancrée, elles sont nombreuses à refuser toute forme de prosélytisme. L’aide est donnée gratuitement, comme un acte de foi, sans s’accompagner d’évangélisation. C’est un débat de fond qui partage les évangélistes : « Il existe une attitude extrême qui consiste à ne rien dire, car les oeuvres parlent pour elles-mêmes, et un autre extrême, qui met des étiquettes partout pour proclamer que tout est fait au nom du Christ : la diversité évangélique permet d’avoir les deux » (Schweitzer 2005 : s.p.). L’absence d’évangélisation est, dans certains pays, considérée comme une nécessité absolue : « Au Sri Lanka, notre partenaire est très discret sur son identité chrétienne, car cela pourrait menacer la sécurité des personnes aidées », déclare ainsi Gérard Bos, directeur des projets de développement au Service d’entraide et de liaison (SEL). Pourtant, le SEL travaille souvent avec des partenaires locaux qui affichent leurs convictions.

S’ils mènent des actions d’évangélisation, ils doivent les conjuguer avec leur environnement local. En Afrique, par exemple, les populations, même animistes, ne peuvent pas concevoir un monde sans foi. Elles ne pourraient pas comprendre qu’une association humanitaire n’affiche pas son identité religieuse. Leur géographie spirituelle n’est pas la même que la nôtre. Notre dichotomie occidentale et notre mentalité laïque sont inadaptées là-bas !

Lefebvre-Billiez 2005 : s.p.

Les organisations musulmanes

Les ONG islamiques en général

« La doctrine islamique est volontairement universalisante et présente un modèle de vie universaliste alternatif, offrant ainsi une critique tant à l’universalisme chrétien qu’à son successeur, l’universalisme séculier postchrétien » (Benthall 2005 : s.p.). Ce sont deux systèmes de pensée qui se rencontrent. Les termes humanitarisme ou charity n’ont pas d’équivalent en arabe. Insānīya doit être doublé pour signifier soit humanité soit humanitarisme. Zakat (impôt) et sadaqa (don) peuvent être tous deux traduits par aumône – obligatoire pour l’un et surérogatoire pour l’autre – mais ces termes portent plus des connotations de pureté, de croissance et de justice que d’amour spirituel, pour lequel le Coran dispose d’autres équivalents. Il y a aussi une tradition d’asile dans l’Islam, car dès la naissance de celui-ci le prophète Mohammed dut lui-même fuir la violence du fait des bouleversements que la nouvelle religion apportait dans la péninsule arabique. Le respect pour les réfugiés est ainsi devenu un élément permanent de la foi islamique. L’aman (sécurité) garantit la protection de ceux venus la chercher à Dar Al-Islam (la Maison de l’Islam). Une fois la protection accordée, l’étranger devient un Musta’min (personne protégée) et c’est le devoir de la communauté de le traiter avec dignité et de le respecter pendant la durée de son séjour. L’extradition du Musta’min est interdite même s’il est demandé en échange de la libération d’un musulman. La tradition islamique reconnaît par conséquent dans ses propres préceptes, le principe de non-refoulement qui représente la pierre angulaire du droit international du réfugié d’aujourd’hui.

Mais il se trouve par ailleurs que ce sont presque toujours des musulmans qui sont les victimes des conflits récents – Afghanistan, Bosnie, Inde, Irak, Liban, Palestine, Philippines, Soudan, Thaïlande, Tchétchénie. Pour les ONG islamiques, qui préfèrent oublier les guerres Irak-Iran et Irak-Koweït, comme le martyre des chrétiens turcs, et, plus récemment, libanais, palestiniens ou bosniaques, l’argumentation est des plus simples : il est du devoir des musulmans d’aider les frères agressés par des Occidentaux. C’est ainsi que pour la plupart de ces organisations, il s’agit par dessus tout de s’occuper des populations musulmanes, même si elles ne constituent qu’une minorité. Une résolution de la Conférence islamique des ministres des Affaires étrangères, tenue à Bakou (Azerbaïdjan) du 19 au 21 juin 2006 demande :

[…] aux États du monde de ne pas prendre de mesures arbitraires contre les associations caritatives islamiques par leur fermeture ou la restriction de leur liberté d’action ; ce qui priverait des millions de musulmans de bénéficier de l’assistance et de l’aide caritative dont ils ont besoin.

(Source Internet disparue)

On ne peut être plus clair : ces ONG islamiques travaillent pour les musulmans seulement. Il s’agit d’un changement récent dû aux évènements du 11 septembre 2001, car l’apparition du terrorisme et la sur-réaction du gouvernement américain ont largement modifié l’équilibre précédent. Mais, en dehors d’exceptions connues comme celles du Hamas de Palestine ou du Hezbollah du Liban, qui ne s’en cachent pas, il n’existe aucune preuve solide accusant les autres associations caritatives islamiques d’abuser des privilèges du milieu caritatif (Benthall 2005). Mais en Bosnie comme au Pakistan ou en Afghanistan, certaines organisations caritatives musulmanes, notamment alimentées par des fonds saoudiens, ont joué un rôle essentiel dans la diffusion d’un islamisme radical auprès des populations. Certaines d’entre elles, comme l’IIROSA (International Islamic Relief Organisation Saudi Arabia), ont aussi été utilisées comme « couverture » par les réseaux du terrorisme islamiste (Semo 2002). 

Les ONG musulmanes britanniques

Elles se démarquent de plus en plus de leurs consoeurs. Un changement notable est apparu dans l’interprétation islamique des règles régissant la distribution de la zakat, longtemps réservée aux seuls musulmans. Les principales agences britanniques, Islamic Relief et Muslim Aid, suivent aujourd’hui des règles plus libres, qui insistent pour que les premiers bénéficiaires soient ceux qui en ont le plus besoin. Cette politique leur a permis d’obtenir des fonds publics, provenant du gouvernement britannique comme de l’Union européenne, et de collaborer de manière collégiale avec les autres agences britanniques. L’engagement de transparence et d’imputabilité leur a également permis de garder intacte leur réputation depuis le 11 septembre 2001 (Benthall 2005).

Le contre-exemple pakistanais de la fondation Edhi 

Créée ex nihilo au Pakistan par un réfugié indien, c’est aujourd’hui une agence importante, tant au plan national qu’international, spécialisée dans les interventions d’urgence, l’aide médicale et l’aide aux réfugiés. Abdul Sattar Edhi a commencé par ouvrir un dispensaire à Karachi en 1951, financé par des donations de la zakat et de la sadaqa. D’une austérité personnelle irréprochable, Edhi est perçu comme éloigné de toute corruption, et sa fondation est soutenue par tous les secteurs de la société pakistanaise. En 1988 la Fondation Edhi avait à son actif le plus grand service d’enterrement de morts inconnus. Avec l’aide des églises et des temples locaux, elle pouvait garantir aux non-musulmans des funérailles selon leur credo religieux. En 1990 le nombre des personnes assistées par la Fondation Edhi dépassait 10 millions et 2 000 volontaires y travaillaient à temps plein. Simultanément, une très petite équipe administrative contrôlait les 10 000 personnes accueillies dans les Maisons Edhi.

Impartialité et ingérence

Ces deux derniers exemples tendraient à prouver que la caractéristique islamique de certaines organisations n’est pas suffisante pour expliquer leur comportement. D’autant plus que du strict point de vue religieux, l’absence d’une autorité centrale de l’Islam permet l’apparition de spécificités régionales de plus en plus marquées dans la pratique quotidienne. Avec les Britanniques ressort clairement l’influence de la culture régnant dans les autres ONG comme Oxfam en particulier, visant l’efficacité dans l’impartialité. Avec la fondation Edhi, ce sont les influences de tolérance indienne, de cette grande mosaïque qui parvient tant bien que mal à gérer ses contradictions internes avec un minimum de conflits. La fondation pratique elle aussi l’impartialité et, dans certains cas, invoque même le droit d’ingérence sans considération de la religion des personnes secourues.

Les organisations japonaises

Au cours des vingt-cinq dernières années, des ONG bouddhistes consacrées à l’aide humanitaire ont vu le jour au Japon. Ces initiatives vont dans le sens de mouvements de solidarité plus larges au sein de la société japonaise : les ONG bouddhistes participent de cette tendance plus qu’elles n’en sont l’élément moteur. Le déclic s’est fait durant la guerre du Vietnam : les « boat people » posèrent aux bouddhistes japonais un vrai défi humanitaire. Dans la société japonaise, de plus en plus nombreuses étaient les voix qui reprochaient au bouddhisme d’être coupé des préoccupations sociales, alors que l’essentiel de l’aide était le fait de chrétiens occidentaux. Cette prise de conscience et la volonté de démontrer à la société japonaise la pertinence du bouddhisme dans le monde moderne et ses préoccupations sociales conduisirent à la création de plusieurs ONG (Watts 2004).

Aujourd’hui, d’innombrables ONG ont fleuri au Japon, surtout après le séisme de Kobe, en 1995, ayant suscité un élan de solidarité sans précédent de la part des jeunes : 1,3 million de volontaires se sont succédé dans la ville sinistrée. Depuis, les ONG n’ont cessé de se multiplier, mais ne sont pas constituées en puissants mouvements qui s’imposent sur la scène internationale. Source de faiblesses, leur dimension modeste permet toutefois aux ONG de rester plus proches de leurs idéaux fondateurs. Et c’est par cet état d’esprit diffus, leur opiniâtreté à défendre des valeurs de solidarité, qu’elles exercent une influence. Leurs actions sont parcellisées, éclatées, mais elles ont un effet cumulatif sur les mentalités. Cela a donné naissance à une forme inédite de travail, à mi-chemin entre bénévolat et emploi temporaire rémunéré : le volu-beit[2].

Menant une existence modeste, fondus dans les populations locales, peu enclins aux « états d’âmes » sur le sens de leur action, les bénévoles japonais se contentent d’agir avec beaucoup de bonne volonté. Mais le personnel, aussi motivé soit-il, n’est pas toujours suffisamment qualifié ; peu visibles, fonctionnant grâce à l’entraide de leurs membres, les ONG ont des difficultés à se financer et se concentrent le plus souvent sur de petits projets.

Les organisations indiennes

Les ONG sont au nombre de 1,2 million en Inde dont seulement 100 000 se consacrent à l’humanitaire. Voluntary Action Network India (VANI) a proposé quatre caractéristiques pour définir les ONG : le haut niveau de bénévolat ; l’indépendance de fonctionnement ; l’absence de buts lucratifs ; l’intérêt général et le service de certaines valeurs. On admet néanmoins qu’une ONG serve les intérêts d’une catégorie particulière de la population, comme les handicapés ou les Dalits (intouchables), si celle-ci est manifestement désavantagée par rapport aux autres catégories. L’action internationale étant jusque-là absente (quoique certaines fondations indiennes travaillent au Bhoutan ou au Népal, et souhaitent maintenant financer des projets en Afrique ou dans d’autres pays pauvres), le terme d’ONG appliqué à l’Inde recouvre des organisations qui, en Europe seraient plutôt qualifiées d’associations de bienfaisance (Milly 2004). On distingue trois grands types d’activités : « l’advocacy » (plaidoyer) consiste à inciter l’État à mettre en place une certaine politique dans un domaine, « l’empowerment » apporte aux personnes concernées les moyens de développer leur pouvoir et leur autonomie, souvent par des programmes de formation (« capacity building »), enfin, le terme de « service delivery » désigne l’activité des ONG qui offrent un service concret pour répondre à un déficit ou à une insuffisance des structures traditionnelles.

Conclusion

La présentation qui précède est certes incomplète, mais elle offre une assez bonne idée de la très grande variété des situations. Après une histoire sommaire de l’humanitaire, nous avons comparé les organisations anglo-saxonnes et françaises avant de présenter quelques ensembles marqués par leurs fortes attaches culturelles chrétiennes, musulmanes, bouddhistes ou hindouistes.

Que ressort-il de tout cela ? Il faut souligner d’abord un formidable point commun : le désir d’aider les autres ! Mais ensuite tout se complique et se diversifie : qui sont les « autres » ? Comment et quand peut-on les aider ? La conception du « dévouement humanitaire » a beaucoup évolué depuis une vingtaine d’années. De nouveaux modes de perception des « autres à aider » et des rôles à tenir à leur égard ont bouleversé les rapports instaurés avec eux au point d’en faire souvent les grands absents des actions engagées pour les « sauver ».

Les intervenants ne sont plus les représentants des victimes mais des spécialistes de leurs problèmes. Les « aidés » ne sont plus des représentés ayant une voix à faire entendre, mais des objets d’expertise. Le discours humanitaire axé sur les « victimes », déclenché par des ONG « urgencières » (Médecins du monde, Médecins sans frontières) indignées par le sort réservé aux populations civiles lors de guerres ou de catastrophes, s’inscrit dans cette vision fondée sur l’expertise du malheur des autres […].

Collovald 2002 : s.p.

C’est là que nos concepts de référence initiaux redeviennent utiles.

La neutralité

Celle-ci ne concerne que les États et les grandes organisations internationales. Nous ne devrions donc pas en parler ici, et pourtant ce concept s’impose. Le renforcement de l’influence des États sur les ONG qui en sont issues est un phénomène extrêmement significatif depuis les attentats du 11 septembre. Une forme sournoise de discrimination peut consister à invoquer le principe de neutralité, mais cela revient alors, pour l’ONG concernée, à reconnaître qu’elle est inféodée à un État et qu’elle s’aligne sur les choix politiques de celui-ci. C’est vrai pour de nombreuses organisations islamiques, en particulier saoudiennes ou égyptiennes. Mais il en va de même pour certaines organisations chrétiennes sionistes nord-américaines.

Car [nous] sommes tous engagés vers le même but singulier, aider l’humanité, aider chaque homme et chaque femme dans le monde qui est dans le besoin, qui a faim […], donner à tous la possibilité de rêver à un avenir qui sera plus radieux.

Conférence de Colin Powell le 26 octobre 2001 à Washington (cité par Brauman, 2005 : 2)

Dans un autre ordre d’idée, il peut se faire qu’une organisation décide de se retirer d’un pays et d’y cesser son aide si elle considère que sa sécurité n’est plus assurée ou qu’elle en prend prétexte pour une forte action de « témoignage » contre le pays concerné, ainsi que l’a déjà fait Médecins sans frontières, par exemple.

L’impartialité

C’est un des principes de l’action humanitaire qui repose sur le refus de toute discrimination. Une bonne illustration en est la charte de l’organisation Solidarités : « Article 1 : Principe général : SOLIDARITÉS a vocation à apporter une aide humanitaire et à agir par des actions de solidarité, auprès de populations en danger du fait d’une oppression politique, ethnique, économique, de guerre ou de toute autre nature ». Ce principe n’est pas toujours respecté par des organisations qui « ciblent » les populations aidées, soit sur des critères religieux (généralement des organisations musulmanes ne s’occupant que des musulmans), soit sur des critères sociaux (généralement des organisations chrétiennes ne s’occupant que des plus pauvres). Les récents évènements ont conduit à une mise en cause de la notion de victime.

Pour être une victime digne d’être aidée et protégée, il faut choisir son camp. La valeur universelle de la victime s’estompe, son droit absolu à l’assistance tend à ne plus être reconnu. […] Au lieu d’aider des êtres humains, on aide des « musulmans » ou des « pro-occidentaux ». […] Cette approche « manipulatrice » de l’humanitaire est un abandon de l’esprit de Solferino (« tutti fratelli ») et, à terme, signera sa mort.

Grossrieder 2001 : s.p.

Dans certaines circonstances, le mélange des considérations militaro-politiques et humanitaires peut entraîner une discrimination de fait auxquelles certaines ONG vont accepter de collaborer sous prétexte qu’il vaut mieux aider un peu que pas du tout, ou parce qu’il y a là des opportunités de contrat dont l’organisation a financièrement besoin[3]. Cela a été le cas lors de l’opération du Kosovo ou la priorité concernait les Kosovars au détriment des Serbes.

L’ingérence

Elle caractérise surtout les organisations laïques, essentiellement françaises mais pas seulement, et cette notion continue à être fortement contestée par les pays concernés. Mais elle commence à se répandre doucement chez d’autres intervenants avec des conséquences inattendues. En effet, il y a de plus en plus d’actions fondées sur la mise en oeuvre de « droits » présentés comme autant de « valeurs » : droit à la santé, à l’éducation, au développement, au logement, à l’accès à l’eau, droits de l’enfant, des femmes. Selon Slim (2001), ces valeurs traduisent ainsi « leur vision d’une société moralement juste » et elles doivent logiquement conduire au soutien de toute coalition ou alliance qui les défendent, « comme l’atteste le soutien apporté à l’invasion de l’Irak par les tenants français d’un “droit d’ingérence humanitaire” » (Brauman 2005 : 2). Au nom du droit d’ingérence, les organisations tenteront de s’imposer auprès de populations qu’elles considèrent dans le besoin, le tri des bénéficiaires se faisant en fonction de la position de l’ONG vis-à-vis du principe d’impartialité.

Quand tout se complique 

La nature de l’action d’une ONG peut aussi dépendre de son mode de fonctionnement interne. Les exemples abondent de manipulation de l’aide humanitaire à des fins politiques locales avec des organisations dont les critères bureaucratiques priment sur la recherche d’une juste intervention. Verna cite deux exemples, avec deux grosses organisations, le plan alimentaire mondial (PAM), officine des Nations Unies, et le service d’aide humanitaire de l’Union européenne (ECHO).

La mise en place de programmes peut se faire sur la base d’informations provenant des autorités locales, servant leurs intérêts personnels, militaires ou autres sans vérification approfondie de la part des donateurs. En 2000, l’agence du PAM, basée à Kaboul et dont les représentants ne se rendaient que rarement et brièvement dans la zone Panjsheer-Shamali, a mis en place un programme de distribution alimentaire basé sur des informations fournies par les autorités locales. Ces informations n’ont pas pu être vérifiées, car cela aurait demandé des délais importants qui n’ont pas été consentis. La distribution des cartes de bénéficiaires a donc été faite suivant une liste établie à la va-vite et parfois avec complaisance pour certains bénéficiaires. À l’issue de cette distribution, le sentiment généralement partagé par la population était qu’il fallait être riche pour obtenir une carte de bénéficiaire.

La contribution involontaire des ONG et agences internationales à la « fixation » de personnes déplacées ou réfugiées, sert les intérêts de certaines autorités locales et peut déstabiliser durablement l’économie et l’environnement locaux. Dans la zone Panjsheer-Shamali, ECHO a financé une ONG pour réaliser un programme de construction d’abris temporaires pour les populations déplacées. Ces abris ont été construits en pierre et si leur surface habitable était très réduite, ils étaient équipés de latrines, ce qui est rarement le cas des habitations locales. Ils présentaient ainsi toutes les caractéristiques de bâtiments permanents. De plus, les habitants de ces « abris » recevaient régulièrement de l’eau chlorée et de la nourriture, bien qu’en quantité réduite, ce qui n’était sans doute pas pour les pousser au départ. Par ailleurs, certains de ces abris étaient construits à proximité d’un bâtiment du commandement militaire de l’Alliance de Massoud bien que les bombardements aériens soient fréquents dans cette zone.

Verna 2002 : 583

L’ingérence des gouvernements dans l’action humanitaire prend une importance croissante au fur et à mesure que ceux-ci se défaussent sur les ONG d’un certain nombre d’actions, mais cherchent cependant à en retirer quand même le maximum de bénéfices. La plupart des petites organisations ont du mal à résister aux pressions. La meilleure défense des ONG vis-à-vis de leurs gouvernements respectifs semble être l’internationalisation, qui pose par ailleurs tous les problèmes liés à leur multiculturalisme. C’est aussi une façon pour elles de se protéger de la concurrence des autres ONG sur le marché des levées de fonds. Comme le souligne Ryfman dans un entretien (2006b) : s’agissant des seules ONG, une différenciation s’installe progressivement entre celles engagées dans un processus non seulement d’internationalisation, mais surtout de transnationalisation et les autres. C’est le cas de quelques grandes associations d’Oxfam à World Vision, de Médecins Sans Frontières (MSF) à Action contre la Faim (ACF), d’Handicap International (HI) à Save Children (SCF). Elles tendent à constituer des mouvements internationaux d’ONG. Alors qu’en regard d’autres organisations, notamment plus petites, restent plus étroitement nationalo-centrées.

Ainsi donc, nous avons tenté de démontrer qu’il n’est pas possible d’établir une stricte corrélation entre nationalité et type d’action dans le champ humanitaire. Cela tient essentiellement au regroupement des ONG en réseaux internationaux dans lesquels chaque ONG doit faire un ou plusieurs pas vers les autres pour trouver des consensus. Ce qui est conforté par l’existence de pressions extérieures qui empêchent les petites ONG d’agir en toute liberté, les contraignant à respecter certaines règles fixées par les États qui les protègent et par l’existence de plus en plus fréquente de règles de fonctionnement imposées par les bureaucraties internes aux grands organismes de financement et qui entraînent de surcroît une bureaucratisation accélérée des ONG, en particulier pour ce qui concerne le contrôle de l’utilisation des fonds.

Nous vivons un changement d’époque, qui a vu l’humanitaire romantique original disparaître au profit du « business » humanitaire. Mais comment y échapper quand on sait que le dit « business » pesait déjà 1600 milliards de dollars en 2002[4] ?