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Ce livre a été initialement publié en 1993 mais une notable partie en a été remaniée, notamment le chapitre sept qui concerne le concept de « don », revisitant au passage, la remettant en cause, la fameuse notion proposée par Marcel Mauss, importante au sein de la discipline. Ce chapitre lançait à l’époque une réflexion approfondie d’Alain Testart sur le sujet, aboutie dans un ouvrage récent : Critique du don. Étude de la circulation non marchande (2007, Paris, éditions Syllepse, 265 p.). La première édition de Des dons et des dieux étant de plus aujourd’hui épuisée et l’ouvrage introuvable, on peut recommander cette nouvelle édition à l’instar d’un inédit.

Pour Alain Testart, il existerait partout dans le monde une étroite analogie entre la forme donnée d’une religion et la morphologie sociale, c’est-à-dire la forme de l’État et, au moins, la structure politique et les rapports entre les hommes.

L’auteur appuie principalement sa démonstration sur les concepts anthropologiques de don et d’offrande, sur la notion de dette cultuelle et sur celle de sacrifice associée au principe de substitution symbolique, tels qu’ils sont connus dans la littérature classique ethnographique, découpant au passage des zones culturelles et donc géographiques pertinentes. Toutefois, il précise justement qu’il est « hors de question de songer à vérifier en toute généralité le bien-fondé de cette loi. La tâche excède visiblement la taille d’un simple essai, comme elle excède les forces d’un chercheur individuel ». Disons qu’il s’agit ici d’une hypothèse hardie fondant une première piste que l’auteur, usant d’une logique rigoureuse, nous invite à emprunter pour transformer ultérieurement en large chaussée.

L’ouvrage est scindé en deux parties indépendantes l’une de l’autre et pouvant être lues pour elles-mêmes. La première porte sur les religions et la seconde sur les sociétés. Chacune d’entre elle débute par la définition des concepts principaux utilisés, par exemple « religion », définie dans son ouvrage comme un « ensemble organisé de rites et de croyances qui suppose la reconnaissance d’un principe spécifique d’efficacité qui à la fois structure sa vision du monde et donne un sens à ses rites » ; mais aussi « croyance » et « sacrifice » pour la première partie ; et « don », défini comme « une cession de bien qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu’à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d’exiger quoi que ce soit en contrepartie, et qui n’est pas elle-même exigible », mais aussi « échange », « dette » et « obligation », pour la seconde. La longue analyse du concept anthropologique de don, qui s’étend ici sur plusieurs chapitres de la seconde partie semble bien remettre en cause, d’une façon logiquement imparable, l’une des tartes à la crème de l’ethnologie car, selon l’auteur, il a été mal défini et en tout cas mal compris et a donc longtemps faussé les débats au sein de la discipline. En fait, des religions et sociétés qu’il a sélectionnées pour étude dans son essai, Testart n’a retenu que l’aspect du don (religieux, hiérarchique, économique, politique, culturel, des choses mais aussi des femmes), et de l’offrande, qui engendrent ou réduisent la dette ; celle-ci cultuelle, privée, ou matrimoniale étant corrélée au sacrifice, au « prix de la fiancée », au culte des ancêtres, et au risque d’esclavage.

Géographiquement, les trois ensembles choisis concernent les seules sociétés primitives, sans État et sans écriture : les sociétés aborigènes d’Australie, où le don, comme l’offrande ou le sacrifice, n’intervient pas dans les rapports sociaux ni dans la vie religieuse (où les êtres surnaturels n’existent pas ou ne sont que des réalités passées), les Indiens des plaines d’Amérique du nord (au nord du Mexique) dont la vie religieuse privilégie l’offrande de biens ou de services mais pas du sacrifice, notamment par le fameux potlatch qui fait jouer au don un rôle éminent dans les rapports sociaux ; enfin ce qu’il appelle les sociétés tribales d’Asie du Sud-est, traditionnellement opposées aux royaumes ou principautés. Comme le dit l’auteur de ces exemples pensés significatifs : « de l’Australie sans dieux, ni offrandes, ni prière, à l’Asie du Sud-est qui pratique le sacrifice, la distance est extrême, l’Amérique se situant sur une zone médiane » (p.14). L’Asie orientale est, selon Alain Testart, l’aire de la dette, du culte des ancêtres et du sacrifice, centré autour de celui du buffle, animal domestique en cette région, au contraire de l’Afrique, qui renvoie donc métaphoriquement à l’être humain et symbolise tous les dépendants, et a contrario de l’Océanie sans don ni dette, ou de l’Amérique amérindienne, pays du don et de l’échange consenti. Et c’est pour cette raison, d’après l’auteur, qu’apparaissent en Asie orientale des structures sociales fortement hiérarchisées, jusqu’aux castes, et des États forts, centralisés et despotiques, alors que les sociétés égalitaires seraient majoritaires dans les autres aires, en particulier celles du don et de l’échange libre et gratuit qui n’engage pas, bien loin du monde asiatique de la dette.

Cette intime connexion entre croyances et institutions sociales est probablement, pour cet auteur, à considérer comme universellement valide, et donc comme une loi sociologique générale, au moins dans les sociétés traditionnelles, plus exactement primitives – on parle ici des institutions et non des individus, de sociétés primitives mais évidemment pas de primitifs.

Comme le conclut Alain Testart, la pensée religieuse sélectionne au sein de la réalité des transferts significatifs parmi ceux qu’entretiennent les hommes : ici, le don ; là, la dette ; ailleurs, ni l’un ni l’autre. Elle organise son culte en fonction du transfert retenu et de son modèle : ici, on échange ; là, on s’endette et on se sacrifie ; ailleurs, on ne reçoit ni ne donne. Elle conçoit ses êtres imaginaires en fonction du transfert sélectionné : ici, les êtres sont supérieurs ; là, ils sont en outre des êtres dont les humains dépendent ; ailleurs, il n’y a pas d’entités supérieures et indépendantes des hommes. Et c’est ainsi, toujours selon l’auteur, que la pensée religieuse « traduit ou exprime au mieux le type de rapport fondamental autour duquel s’organise la société : ici, la hiérarchie ; là, la dépendance ; et dans le troisième cas, l’absence globale de l’une et de l’autre » (p.149-150).

Sans doute avons-nous affaire ici à l’un des plus importants ouvrages d’anthropologie sociale publié dans les dernières décennies. Mais, et c’est ce qui distrait un peu le lecteur, nuisant ainsi un peu aux idées nouvelles exposées dans les publications d’Alain Testart : l’impact de chacune d’entre elles est amoindri par celui de la suivante, à un rythme férocement rapproché. Alain Testart, chercheur iconoclaste, original, pionnier, critique mais toujours constructif, publie en effet beaucoup, et sur des sujets variés. Il est l’un des grands penseurs contemporains de la discipline, et souvent aux portes de quelques autres dont la sociologie comparative, la technologie comparée, l’épistémologie et l’histoire, l’archéologie – d’ailleurs très lu et apprécié des archéologues, classiques ou préhistoriens, ce qui m’évoque le précédent fameux d’André Leroi-Gourhan autant intéressé et connaisseur de l’ethnologie contemporaine et de la mythologie que de la préhistoire ou des techniques traditionnelles.

Mais Alain Testart passe les murailles des disciplines, et surtout des idées reçues, d’une manière qui n’est qu’à lui, d’une école de pensée foncièrement interdisciplinaire née avec son auteur, suivant le fil rouge de la pure logique, ne laissant échapper nulle erreur ou contradiction, mais se servant de celles-ci pour bâtir et proposer – enfin –, sinon des lois générales, des théorèmes, au moins des axiomes, des hypothèses, utiles, séduisantes, et en tout cas novatrices, comme le batteur d’estrade, l’explorateur de la pensée qu’il est plutôt que le praticien de la recherche. Celui-ci, il le précède et l’appelle cependant à sa suite, porté par la fulgurance de ses intuitions pertinentes et dérangeantes, toujours solidement étayées mais rapidement exposées, proposées comme autant de projets de recherche plus détaillée ; ce qui rappelle un peu la manière d’Haudricourt. C’est le cas pour cet ouvrage, et largement, d’autant plus que le texte est court, volontairement laconique, mais lumineux, précis, et que les idées y sont clairement présentées, brassant simplement une matière ethnographique complexe. J’y vois, pour ma part, un chef-d’oeuvre.