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Le mouvement de la tempérance du XIXe siècle, qu’il se déploie aux États-Unis, au Canada anglais, en Afrique du Sud ou en Inde a attiré l’attention des chercheurs, mais relativement peu se sont intéressés à son évolution au Canada français (le Bas-Canada ou Canada est). Ce mouvement connaît différentes déclinaisons entre le début du XIXe siècle et l’époque actuelle – maintenant reformulé dans la logique de la santé publique. Dans un premier temps, c’est son émergence aux confins de l’empire britannique incluant le Bas-Canada qui m’intéresse et m’amène à développer un nouveau programme de recherche.

La tempérance renvoie ici au processus par lequel des prédicateurs des églises réformées, puis de l’Église catholique, incitent la population à contrôler leur consommation d’alcool ; on encourage d’abord une consommation modérée, puis on en vient à exiger l’abstinence totale qui débouchera, dans certaines régions, sur une législation pour renforcer la prohibition. Selon les époques, la tempérance a aussi visé la consommation d’autres substances, la drogue par exemple, ou encouragé le développement d’autres vertus comme l’économie, la simplicité, la modestie ou l’éducation des femmes. Ce processus s’inscrit donc tout à fait dans ce qu’on appelle généralement le gouvernement des hommes et, à ce titre, il relève de l’anthropologie politique surtout lorsqu’elle s’intéresse aux mécanismes fins par lesquels les conduites individuelles et ou collectives peuvent être guidées, au-delà ou en deçà des institutions et des législations.

Les débuts de la lutte contre l’intempérance au XIXe siècle et dans le contexte canadien sont particulièrement féconds pour comprendre comment le pouvoir est productif, pour reprendre la formulation de Foucault, comment on peut conduire des conduites (Foucault 1982) et, de là, travailler les corps et les esprits au point de les rendre gouvernables (ou pas…). L’empire britannique est en pleine expansion au XIXe siècle, les dés ne sont pas encore jetés quant à la meilleure manière de gouverner les colonies, mais la Grande-Bretagne vient de régler ses comptes avec la France sur les rives du Saint-Laurent en conquérant la Nouvelle France (1760). Elle a perdu ses colonies américaines (1776) qui continuent leur expansion vers l’ouest du continent après avoir tenté une incursion vers le nord (1793, 1812-1813). La France est en ébullition, d’abord avec la révolution de 1789, puis avec les guerres napoléoniennes à partir de 1805, l’aventure des Cent jours (1815) et la Révolution de juillet (1830). La population du Bas-Canada n’est pas en reste. Entre le début du siècle et le point tournant que seront les rébellions de 1837, elle suit de près, à travers les imprimés, la situation politique française et celle de la Grande-Bretagne. Elle s’intéresse aussi aux luttes émancipatoires et nationalitaires en Pologne, en Irlande, en Grèce, en Belgique et en Italie, et à celles des colonies du sud, en Argentine, au Chili, en Colombie et au Mexique. Lamonde (2000, chapitre VI) montre avec finesse et en détail que les journaux du Bas-Canada rapportent ces événements et commentent longuement les revendications et les stratégies. On lit les journaux et autres imprimés dans des lieux publics et des extraits sont parfois lus à haute voix, y compris sur le parvis de l’église. Lamonde souligne l’intérêt des gens lettrés pour le parlementarisme britannique et les droits qui en découlent, mais aussi pour le projet républicain. Il relate aussi leurs efforts soutenus, dès le début du siècle, pour sensibiliser la population à leur nouvelle condition politique et à leur statut de citoyens britanniques. Deux discours politiques s’affrontent dès cette époque, l’un défend un régime monarchique, l’autre l’option républicaine. Le gouvernement de la population conquise du Bas-Canada et son attachement à la couronne britannique ne vont donc pas de soi[1]. On pourrait penser que la sobriété est une préoccupation bien secondaire dans un tel contexte. C’est pourtant alors qu’apparaît la lutte contre l’intempérance aux États-Unis d’abord, puis, suivant les missions évangélistes, dans d’autres parties de l’empire, y compris en Irlande et au Bas-Canada pourtant majoritairement catholiques.

Ce qu’on dit et fait à propos de la tempérance s’est avéré d’un grand intérêt dans d’autres contextes sociopolitiques car, en dépit des apparences, le phénomène n’est pas homogène. Il s’agit d’un « objet » que l’on peut suivre dans des milieux très différents : aux États-Unis (Breitenbach 1983, par exemple), au Canada anglais (Ferry 2003) et français (Voisine 1984 ; Rousseau 1993 ; Noel 1987), en Inde (Carroll 1976), en Afrique du Sud (Mille 1980), en Irlande, en Suède, etc. Le message s’adresse d’abord à une population anglophone et protestante et il pénètre des groupes divers : les Noirs aux États-Unis (Yacovone 1988) et en Afrique du Sud (Mille 1980), l’élite indienne puis certaines castes (Carroll 1976) – avec des effets souvent imprévus. On y associe par exemple l’émergence du nationalisme indien et les premières organisations des Noirs américains ou de l’Afrique du Sud. Les femmes américaines (Bordin 1981 ; Epstein 1981 ; Dannenbaum 1984 ; Blocker 1985) et anglo-canadiennes (McGovern 1979 ; Mitchinson 1981 ; Bacchi 1983 ; Sheehan 1981, 1984 ; Cook 1990 ; Black et Guthbert 1993) profiteront pour leur part des compétences acquises dans le cadre de cette lutte pour s’organiser, revendiquer et obtenir le droit de vote. Chez les Canadiens français catholiques, la lutte semble cependant prendre une allure très différente.

Les auteurs qui se sont intéressés à la question de la tempérance chez les Canadiens français catholiques soulignent tous le rôle déterminant du clergé qui prend non seulement l’initiative des campagnes, mais aussi celle de la création, de la structuration et du soutien des sociétés de tempérance. Des historiens retracent les personnes concernées, le nombre d’adhérents, les effets sur la pratique religieuse (Blais-Hildebrand 1975 ; Bédard-Lévesques 1979 ; Voisine 1979, 1984 ; Noel 1987). Leurs analyses concluent généralement que la tempérance est un moyen d’encadrer et de contrôler la population, de la ramener à une certaine « moralité », alors que l’introduction du rhum importé des Antilles ou du gin produit localement à bon compte brouille les esprits, que désillusionnent par ailleurs les échecs politiques[2].

Le mouvement de la tempérance chez les canadiens français s’organise non seulement à l’initiative du clergé, mais surtout autour d’un personnage controversé : un prêtre catholique qui sera excommunié en 1856 et se joindra finalement à l’Église presbytérienne. Charles Chiniquy est reconnu comme le plus grand prédicateur de la tempérance, bien au-delà des frontières canadiennes, y compris par le gouvernement colonial qui recevra et utilisera son mémoire sur les raisons qui justifient la prohibition[3] (Ares 1990 ; Noel 1978, 1987, 1990, 1993 ; Roby 1990 ; Trudel 1955, 2001a, 2001b).

Les historiens de la religion au Québec font du mouvement de la tempérance un élément clé de ce que Voisine (1979, 1984) appelle « le réveil religieux »[4], qu’il situe à partir de 1840 (voir aussi Rousseau 1993). Ce « réveil », tout comme la prédication de la tempérance, sont aussi étroitement associés à une pratique, la retraite paroissiale, introduite par Mgr Fobin-Jason, évêque français de souche aristocratique qui parcourt la vallée du Saint-Laurent en 1840 et 1841. Ces retraites s’inspirent des missions paroissiales créées en France dans la foulée de la Restauration. Elles sont l’occasion d’un appel enflammé aux pécheurs, invoquant les affres de l’enfer et la nécessité de se repentir par un retour aux sacrements ; ce dernier point les distingue clairement des pratiques des Églises réformées, qui ne recourent pas à la confession. Ce prédicateur charismatique en profite aussi pour dénoncer l’esprit révolutionnaire qui met en danger la monarchie et l’ordre divin.

Centrant son étude sur les débuts du mouvement, Blais-Hildebrand (1975) est amenée à mettre en relation le mouvement catholique qui se développe au nord avec son parent protestant du sud. Elle souligne que la première société de tempérance mise sur pied à Montréal, en 1828, par les membres de l’American Presbyterian Church à laquelle adhéraient les marchands écossais de la ville, reprenait en fait le programme de l’American Temperance Society, créée en 1826. Selon la perspective de l’auteure, ce mouvement se voulait un moyen, pour la bourgeoisie d’affaires, d’instaurer un climat social favorable aux entreprises, par la promotion de valeurs comme la sobriété, la discipline, la diligence. Elle reprend en cela une thèse répandue parmi certains historiens du mouvement américain et canadien anglais (Ferry 2003).

La recherche de Noel (1987, 1990, 1993) poursuit cette comparaison en se centrant sur le millénarisme qui sous-tend le discours de la tempérance. Son matériel l’amène à poser que l’évêque de Montréal, Mgr Bourget, qui soutient le mouvement à partir de 1840, défend des valeurs « protestantes » et encourage un style de prédication populaire sur le modèle évangéliste (les « revivals », voir aussi Dolan 1978). Son analyse va plus loin encore en proposant que le prédicateur Chiniquy a joué un rôle déterminant pour réconcilier prêtres et patriotes sous l’étendard de la « survivance de la race canadienne française », race qui aurait été menacée dans son corps et son âme par les méfaits de l’alcool. Pour convertir à la cause de la tempérance les patriotes libéraux et républicains, membres de l’Institut canadien de Montréal, le prédicateur se serait appuyé sur les propos de médecins concernant les effets de l’alcool sur l’organisme (notamment ceux du Dr Douglas, de l’hôpital de la Marine et des Émigrés de Québec, où Charles Chiniquy a oeuvré en 1834). Noel fait ainsi de ce prêtre le médiateur qui a permis qu’un projet religieux se substitue avec succès au projet politique (l’ultramontanisme gagnant les coeurs et les esprits des patriotes défaits). Le déplacement du politique au religieux avait déjà été noté par Noel en 1978 et par Dussault (1975) et Voisine (1984). Toujours selon Noel (1987 : 305), après s’être inspiré du mouvement protestant et des vertus dont il fait la promotion pour conquérir les esprits libéraux, le mouvement de la tempérance catholique, sous l’impulsion de l’Église, se serait rapidement doté d’une mission originale, celle de préserver « les vertus traditionnelles des Canadiens français ». Ces vertus que sont le renoncement à soi, aux plaisirs et aux richesses, sont glorifiées dans les prédications rigoristes du curé Mailloux, autre grand apôtre de la tempérance.

Retenons pour l’instant que le clergé catholique se rallie à la lutte contre l’intempérance dans un contexte très particulier, celui des rebellions de 1837-1838 et de leur répression violente par l’administration coloniale. Le clergé catholique a déjà eu à plusieurs reprises, mais notamment en 1812-1813 lors des incursions américaines, l’occasion d’exprimer sa loyauté envers la couronne britannique et cela lui a valu une marge de pouvoir accrue (Trudel 2001b ; Lamonde 2000). Les rébellions sont une nouvelle occasion de réitérer sa loyauté et il incite fermement les catholiques à se soumettre à ce qu’il appelle le « gouvernement légitime ». Peu importe pour l’instant les motifs qui l’amènent à prendre cette position. Cette loyauté déclarée publiquement se traduira, dans les décennies qui suivent, par un encadrement de plus en plus serré de la population catholique francophone, la rendant ainsi « gouvernable » en quelque sorte. Bariteau (1998) utilise la notion d’indirect rule pour désigner le rapport qui s’établit entre une élite locale conquise et l’administration coloniale britannique. Si nous acceptons que ce type de rapport existe et se consolide à partir de 1840[5], il est important de comprendre comment il a pu advenir et quels sont les mécanismes qui l’ont rendu possible. Il ne suffit pas, me semble-t-il, de constater que le religieux s’est substitué au politique, encore faut-il montrer comment et dans quelles conditions cela a pu advenir.

En résumé, la tempérance est à la fois un propos et une manière de faire. Pour l’instant, je ne souhaite pas l’aborder sous l’angle d’un mouvement social, notion qui est généralement utilisée dans la littérature historique et sociologique pour traiter de la tempérance (sous l’intitulé « mouvement de la tempérance »)[6]. En me centrant sur ce qui est dit et fait, je n’exclus cependant pas les formes dans lesquelles le discours peut s’institutionnaliser ; j’essaie seulement de ne pas en préjuger. Avec ce nouveau chantier, je compte suivre une idée, celle de la tempérance, qui émerge dans un contexte précis, est reprise et recadrée par différents acteurs, dans un langage et un style voisins en apparence, avec des finalités qui peuvent varier et des effets imprévus. Cette piste a donc ceci d’intéressant qu’elle peut mener d’un groupe à l’autre, d’une région à l’autre et ce, de manière fluide, sans que j’aie à préjuger des rattachements culturels et des identités en jeu même si, en fin de compte, ce sont bien à des identités que les protagonistes vont être assignés. De manière préliminaire, disons qu’au XIXe siècle, le discours sur la tempérance met en scène différentes tendances politiques (pour amorcer l’étude, qualifions-les de monarchiste et républicaine) et deux univers moraux (le renoncement à soi associé au rigorisme catholique et la réalisation de soi associée à l’individualisme protestant) qui s’affrontent sans se neutraliser. À travers la lutte contre l’intempérance ce sont donc différentes manières de gouverner les autres et de se gouverner soi même qui se côtoient. Pour l’instant, peu de sources me permettent de penser que nous pouvons analyser la manière dont les gens de l’époque se gouvernaient eux-mêmes (il faudrait pouvoir s’appuyer sur des journaux intimes ou d’autres formes de témoignages qui permettraient de saisir comment les individus se réapproprient les éléments qui les assignent à une certaine position, à une subjectivité). Par contre, il existe de nombreux écrits sur la manière dont certains aspirent à gouverner les autres. D’abord l’administration coloniale britannique pour qui c’était un impératif depuis la conquête de 1760 ; ensuite le clergé catholique qui saura transformer cet impératif à son bénéfice. Enfin, le républicanisme américain et français qui inspire les propos des libéraux « rouges » ou modérés. Ceux-ci semblent loin d’être isolés pendant la première moitié du XIXe siècle. La tempérance constitue selon moi une piste qui peut permettre de repérer et d’analyser la manière dont un rapport politique particulier s’établit, se consolide et se reproduit au-delà du contenu du discours lui-même. En effet, ce n’est pas tant le contenu du propos sur la tempérance qui m’intéresse ici, mais la manière dont il est véhiculé, les techniques utilisées qui, elles, peuvent produire des effets non prévus. Dans un premier temps, je compte repérer les techniques qui permettent de situer les individus, de les qualifier, de les marquer, pour des fins administratives (Asad 1991, Biolsi 1995) et normalisatrices. Ces techniques permettent d’organiser le « gouvernement » de ces individus en tant que membres d’une population (Foucault 1978).

L’individu est pris ici comme un résultat et non comme un élément donné dans la « réalité »[7]. Il est le résultat de mécanismes « historico-rituels », ceux auxquels l’anthropologie s’est généralement intéressée et qui se manifestent par exemple dans les mises en scène et les discours du clergé, portés par le prêtre Chiniquy ou le curé Mailloux. Il est aussi le résultat de techniques que Foucault (1975 : 195) qualifie de scientifico-disciplinaires, qui prennent forme dans des discours scientifiques (celui du Dr Douglas ou du juge Charles Mondelet, par exemple) et administratifs (celui du gouvernement colonial).

Dreyfus et Rabinow (1984 : 208) soulignent que la généalogie de l’individu moderne renvoie à des corps dociles et muets, fruit de l’interaction d’une technologie disciplinaire et de sciences sociales normatives. Avec l’avènement de cette rencontre, émerge un type de pouvoir qui non seulement « exclut », « réprime », « censure »,  « masque », mais « produit ». « Il produit du réel […]. L’individu et la connaissance qu’on peut en prendre relèvent de cette production» (Foucault 1975 : 196). Le réel étudié ici est celui qu’ont produit les propos et les écrits du clergé catholique du Bas-Canada dans la mesure où il est parvenu à s’instituer comme porteur de la vérité sur le monde pendant près d’un siècle. Le domaine ciblé ici est celui du comportement moral des individus en tant que sujets à gouverner. Les techniques utilisées, dans le cas de la lutte contre l’intempérance, nous informent sur le type d’individus qui émerge et, éventuellement, sur la nature du sujet politique qui peut se constituer. La conjoncture étudiée a ceci de particulier qu’elle reconnaît l’équivalent d’un droit de vie et de mort (non pas inconditionnel bien sûr) du haut clergé sur ses « sujets catholiques » dans la mesure où il manie l’excommunication, sanction ultime à laquelle l’Église de l’époque a recours et qui exclut de la communauté les individus ainsi marqués. Elle n’a pas hésité à l’utiliser, par exemple, contre son plus grand prédicateur lorsqu’il refuse de se soumettre ou contre les libéraux dont les propos remettent en cause l’alliance du trône et de l’autel. Mais l’époque exige aussi la mise en place de techniques qui permettent de cerner la population que l’on veut administrer, d’identifier les « problèmes » auxquels elle fait face, de prendre les mesures pour en contrôler la composition, le bien-être, la prospérité, autrement dit pour la « faire vivre » ou, selon les circonstances, la « rejeter dans la mort » (expressions tirées de Foucault 1976)[8].

La plupart des chercheurs s’inscrivant dans une perspective foucaldienne mettent l’accent sur le sujet, l’assujettissement et la subjectivation, posant que ce sont des sujets qui sont gouvernés et non des individus. Pour Rose (1998 : 24), par exemple, auteur de référence en ce qui concerne la réappropriation par les sciences sociales du concept foucaldien de sujet, la généalogie renvoie aux relations « that human beings have established with themselves – in which they have come to relate to themselves as selves ». Rose mentionne l’étape de l’objectivation et de l’individualisation par la psychologie notamment (1998 : 78-79). Préoccupé par le libéralisme et cherchant à se démarquer d’une approche qui le réduit à une idéologie, il traite de l’injonction à l’autonomie d’un sujet qui doit penser son existence sur le mode du choix face à des alternatives. Toutefois, on peut avancer que, pour penser son existence selon les paramètres de la psychologie (réalisation de soi), un individu doit d’abord avoir été constitué selon les critères de cette science (la réalisation de soi doit faire partie des choix possibles). Cette objectivation préalable devient un horizon vis-à-vis duquel un sujet peut, ou non, incorporer les prescriptions auxquelles il est soumis. L’objectivation proposée par le discours religieux pourrait selon moi constituer un horizon tout aussi significatif que l’objectivation scientifique, dans la mesure où il réussit à s’imposer comme seul vecteur de vérité dans un contexte où il n’a pas le monopole du savoir. Le passage de l’objectivation à la subjectivation n’est pas automatique ; il suppose des pratiques situées dans l’espace et le temps, sinon aucune résistance ne serait pensable. Ce moment, le XIXe siècle, et cet espace, le Bas-Canada, ont été choisis parce qu’ils mettent en scène des forces divergentes qui vont s’arrimer d’une manière particulière pour constituer des sujets canadiens français. Ce chantier s’intéresse aux premiers moments de l’avènement de ce sujet, son assignation à une individualité propre (individu se sacrifiant en tant que membre d’une race dont il faut assurer la survivance par exemple), et propose de ne pas glisser des discours aux pratiques comme si cela allait de soi (tous ne vont pas accepter de se sacrifier…). Je ne pose donc pas que tous les individus visés par ces techniques vont accepter de se définir selon ces paramètres, certains ont d’autres choix et les exercent (émigrer vers les États-Unis par exemple[9]).

En plus de m’intéresser à un moment historique, j’explore comment l’individualisation par l’assignation d’une individualité est une condition pour que le processus de subjectivation puisse opérer dans un mode de gouvernement libéral comme le nôtre (qui suppose la possibilité de choisir). Mon intérêt pour les individualités constituées à travers la prédication sur la tempérance ne concerne pas l’identité (ethnique) qui pourrait ainsi être générée, même si l’assignation à une individualité et l’assignation à une identité relèvent du même processus d’objectivation. Autrement dit, je souhaite suivre l’interaction complexe entre des savoirs constitutifs et un pouvoir qui peut faire advenir des individualités, car je pose que ces individualités servent d’horizon vis-à-vis duquel des choix peuvent être effectués pour se constituer comme sujets politiques et non comme membres d’une ethnie. Pour l’instant, il me semble que l’on est toujours déjà objectivé avant d’être assujetti ou subjectivé, toujours déjà individu avant d’être sujet libéral. En me centrant sur le processus particulier d’individualisation que met en place l’indirect rule au Bas-Canada, j’aimerais voir si cette manière d’individualiser, d’assigner à une individualité, a des effets sur la manière dont sont pensés les sujets politiques (assujettissement) et sur la manière dont ils en viennent à se penser eux-mêmes (subjectivation).

Ces préoccupations sont indissociables d’une approche méthodologique critique, sensible à la complexité des interrelations entre le local et le global et à la mouvance de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire. À ce titre, ce programme est attentif à certaines des questions que soulèvent les études postcoloniales (Loomba et al. 2005) et coloniales (Axel 2002 ; Cooper et Stoler 1997 ; Cohn 1996 ; Asad 1991, 1973). La rencontre dont il s’agit est inégale, bien sûr, mais elle a ceci de particulier qu’elle met en présence un peuple qui a d’abord été colonisateur pour ensuite être lui-même colonisé. Les strates et les imbrications sont donc complexes et multiples, et les enjeux méthodologiques de taille. Aucun repli possible sur le concept de culture tel que nous l’a légué l’anthropologie naissante. Il n’est pas question ici de s’astreindre à un cheminement linéaire et de mettre en présence des acteurs dont le discours se limiterait à ce qui est énoncé. Il faut s’appuyer sur des matériaux produits à d’autres époques, sans pour autant avoir recours à l’histoire en tant que contexte (Vincent et Nugent 1999). Il ne s’agit pas d’étudier une période pour y trouver la cause de nos problèmes actuels, mais plutôt de traiter d’une « question présente » (Foucault 1984b : 674) de manière telle que le recours à des discours antérieurs éclaire la façon dont la science se l’est appropriée et, par extension, comment certains se mettent en position de l’imposer comme vraie. En résumé, j’espère montrer comment, en parlant de la tempérance, une certaine « élite » bas-canadienne du XIXe siècle en est venue à constituer une population et des individualités avec des attributs que certains n’hésitent pas, encore aujourd’hui, à brandir comme des « vérités » à propos d’eux-mêmes ou des autres. À ce titre, l’expression « ontologie du présent » (Foucault 1984 : 680 ; Rabinow 2002 : 135 et 1988 : 356) convient à mes intentions.