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« Les “grandes” religions à vocation universaliste [...] avaient, pensait-on, eu raison des coutumes religieuses des peuples chez lesquels elles s’étaient implantées. [...] Or les réalités contemporaines mettent au grand jour l’ampleur du décalage entre la puissance de propagation et son résultat » (R. Hamayon, p. 7). Le thème de ce recueil est ainsi annoncé. Ce livre fait suite à un colloque qui s’était tenu en 1997 à Chantilly. Il avait pour thème : « Chamanisme et religions universalistes ». Si l’emploi du terme « religions universalistes » ne pose a priori pas de problème, celui de « chamanisme » est plus délicat. Plus délicat parce qu’il ne fait pas appel comme ces « grandes » religions à des dogmes, des pratiques, une représentation du monde uniques et fixés par écrit. Au contraire, il regroupe sous un même terme un ensemble de rites, de visions du monde qui diffèrent d’une communauté à une autre. Le texte de Basilov souligne d’ailleurs la grande diversité que présente la figure du chamane due à la spécificité du chamanisme comme forme religieuse. Denise Aigle définit le chamanisme comme « un système symbolique englobant la vie matérielle, l’organisation sociale et les représentations religieuses de la société » (p. 6). Cependant, ces sociétés traditionnelles possèdent en commun une « conception dualiste de la personne et du monde » (Perrin 1995 : 6). Aussi bien dans l’homme que dans le monde qui l’environne, il est une part visible et accessible à tous et une part qui n’est accessible qu’à certaines personnes. Ces chamanes, capables d’accéder au monde invisible, le « monde-autre », sont reconnus socialement et jouent un rôle essentiel au sein de la communauté dans laquelle ils vivent. Bien que longtemps dénigré, le chamanisme, à la fin du XXe siècle, a connu un regain d’intérêt.

Le thème et l’optique de cet ouvrage, comme le souligne Hamayon, sont également nouveaux. Longtemps l’étude des religions universalistes et celle des pratiques de type chamanique s’est faite de manière séparée, par des spécialistes différents, tantôt par des historiens, tantôt par des anthropologues. Les articles de ce recueil, au contraire, tentent d’analyser les pratiques religieuses de ces sociétés telles qu’elles se présentent à l’observateur, c’est-à-dire dans leur grande complexité. Ils couvrent trois aires culturelles, donnant une vue d’ensemble du phénomène : l’Asie du Sud-Est et extrême orientale avec le bouddhisme comme religion officielle, l’Asie centrale, domaine de l’islam, et l’Amérique latine avec la présence chrétienne.

Un certain nombre d’articles s’attachent à souligner les ressemblances qui existent entre chamanisme et religions universalistes, ainsi que l’interpénétration des croyances traditionnelles et universalistes (notamment D. Dehouve, P. Garrone, T. Zarcone). D’autres montrent que les « grandes » religions ont dû s’écarter de leur branche historique pour s’imposer (voir l’étude de H.-K. K. Hogarth sur la Corée contemporaine et celle de S. Pédron-Colombani sur le Guatemala). Le terme de syncrétisme est souvent utilisé pour désigner ces formes religieuses issues de l’amalgame de croyances multiples, cependant, D. de Laveleye et V. de Véricourt nous invitent à repenser le phénomène de manière plus dynamique. En effet, les emprunts faits de part et d’autre ne sont jamais neutres et sont le plus souvent réutilisés pour servir les buts de chaque partie. Laveleye montre que le chamanisme a pu adopter les traits d’autres croyances pour pouvoir continuer à être pratiqué sans être persécuté (voir également l’étude de M. Selim). Le passage d’une société de chasseurs, notamment en Asie, où le chamanisme servait à légitimer les prélèvements faits sur la nature (D. Aigle), à une société d’agriculteurs a conduit à une féminisation de la fonction de chamane (J. Cauquelin). Une autre évolution est l’élargissement du cercle d’action du chamane, que l’on constate aussi bien en Amérique latine qu’en Asie centrale. Le rôle du chamane se réduit alors de plus en plus à celui de guérisseur (P. Garrone, M. Ventura I Oller, P. Isla Villar). Cette dernière évolution nous amène à considérer le rapport du chamanisme avec la société moderne. Bien souvent, on note que le chamanisme et la religion universaliste anciennement implantée sont rejetés au profit de nouvelles croyances parce que considérés comme archaïques. C’est le cas en Corée avec l’arrivée du catholicisme ou au Guatemala avec celle du pentecôtisme. À cela s’ajoute la situation économique de certaines régions qui amène certains à faire du chamanisme une activité lucrative et à simplifier les rites (P. Garrone). Nous conclurons alors avec cette question : plus dangereux que n’importe quelle religion, le facteur amené à jouer un rôle déterminant quant à l’avenir du chamanisme ne serait-il pas la société moderne et son économie de marché?