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Invitant son lecteur au « pays des bricoleurs », Abdu Gnaba signe un livre dans lequel il analyse l’essor et la pratique contemporaine du bricolage en France. Tout en nous présentant les bricoleurs comme s’ils appartenaient à une tribu, avec ses rituels et ses totems, l’auteur s’interroge sur la signification que revêt cette activité pour ceux qu’il désigne comme des « penseurs avec leurs mains » (p. 209). En faisant l’anthropologie de ces autodidactes qui préfèrent « réparer plutôt que d’acheter neuf » (p. 15), Gnaba souligne deux faits particulièrement importants. D’abord, il pointe du doigt les récentes évolutions sociologiques de la pratique : le bricolage n’est plus nécessairement une activité genrée réservée à des hommes modestes d’âge mûr : il devient un loisir s’adressant à un large public constitué d’hommes et de femmes de tous âges et de toutes origines socioéconomiques. Ensuite, il met en évidence la variété des motivations qui animent chaque bricoleur. En effet, malgré le fait qu’ils partagent une même occupation, les adeptes ne lui accordent pas tous la même finalité. Tandis que certains s’y consacrent par nécessité financière, d’autres y voient l’occasion d’exprimer concrètement leurs convictions politiques ou leur créativité. Quoi qu’il en soit, le bricolage apparaît toujours comme une recherche esthétique, qu’il permette aux bricoleurs d’améliorer concrètement leur environnement ou qu’il leur donne les moyens d’exprimer leur philosophie de vie.

Tout en esquissant les traits de la figure du bricoleur (avec un grand « B »), Gnaba distingue six profils d’adeptes dans son analyse : le « Secouriste », qui fait face à l’adversité et répare dans l’urgence ; l’« Horloger », organisé, qui s’investit assidûment dans des projets à long terme ; l’« Artiste », qui personnalise tout ce qui l’entoure ; le « Militant », dont la démarche s’inscrit dans des idéaux de réparation et d’anticonsommation ; le « Méditatif », qui cherche avant tout à relaxer dans son atelier ; ou encore le « 3.0 », véritable inventeur en quête permanente de technologies nouvelles. Toutefois, au-delà de ce simple exercice typologique, l’auteur nous invite plus largement à réfléchir au besoin grandissant qu’expriment les individus de se réapproprier une capacité d’agir dans le monde désincarné de l’obsolescence programmée.

Ainsi, en mobilisant habilement les nombreux témoignages dont il dispose, l’auteur tire pleinement parti de ses données de recherche et, progressivement, donne corps au personnage principal de son intrigue. Loin de perdre le lecteur en raison de la myriade d’informations accumulées lors de l’enquête de terrain (750 témoignages de bricoleurs français recueillis entre 2015 et 2016 par les enquêteurs de l’agence Sociolab), Gnaba reste d’une grande clarté et reprend point par point les différents éléments qui occupent la vie du bricoleur. Derrière la visite d’un atelier, la description de petits tracas quotidiens ou encore la présentation des relations familiales se cachent autant de récits individuels et de tranches de vie auxquels le lecteur ne restera pas insensible. En mettant en scène les discussions qu’il a eues avec ses informateurs, en les interpellant ou en reprenant leurs propos (« Attention, Christine… »), l’auteur partage une certaine intimité avec son lecteur qui se rappellera à son tour ses propres discussions avec un parent ou des amis bricoleurs.

En somme, Bricole-moi un mouton. Le voyage d’un anthropologue au pays des bricoleurs est un livre auquel personne ne se sentira étranger. Aux références populaires qui s’y trouvent, comme à la célèbre oeuvre Le Petit Prince (que l’on retrouve jusque dans le titre), à Hulk, à Don Quichotte, à l’humoriste français Pierre Desproges et bien d’autres, s’ajoutent de grands noms de l’anthropologie. Néanmoins, ces appuis théoriques demeurent trop rares et se limitent souvent à des théories très classiques de la discipline, qu’il soit question du fait social total de Marcel Mauss, du bricolage de Lévi-Strauss ou encore de la philosophie kantienne. Cela étant dit, l’approche méthodologique (à la fois qualitative et quantitative) et la pertinence du propos rendent ce livre aussi intéressant pour un chercheur confirmé que pour une personne extérieure aux sciences sociales. Chacun y trouvera son compte si tant est que l’on s’interroge sur l’art et la manière dont il est possible de se réapproprier le contrôle d’un environnement qui nous échappe de plus en plus.