Article body
Issu d’une thèse d’anthropologie soutenue à l’Université d’Aix-Marseille ayant pour objectif « l’analyse des agencements socioculturels construisant l’accessibilité des enfants aux soins » (p. 225), cet ouvrage substantiel nous introduit au coeur de la vie des familles de Nouakchott, en Mauritanie. Dans Anthropologie de la santé infantile en Mauritanie. Taire et soigner, Hélène Kane décrit les pratiques relatives à la santé infantile ainsi que les représentations des maladies telles que diarrhée, paludisme ou infections respiratoires, mais aussi les affections chroniques comme la drépanocytose ou le diabète. L’étude embrasse « la pluralité culturelle des enfances » (p. 13), qui tient à la diversité sociolinguistique de la société. Ainsi, « les enfants sont diversement confrontés à des problèmes d’accès aux richesses, à la scolarisation et aux soins » (p. 13).
Dans le cadre d’une anthropologie de la santé considérant la maladie comme un « fait social total » est présentée une vision holistique de l’accès aux soins allant « au-delà de la mise à disposition de services géographiquement et économiquement accessibles » (p. 15), interrogeant l’accessibilité sociale et cognitive devant une « offre de soins qui n’est pas donnée en soi, mais se négocie » (p. 15). Le premier des cinq chapitres de l’ouvrage pose des jalons issus de l’anthropologie de l’enfance et de la santé. Le suivant décrit, outre les étapes sociales de l’enfance, plusieurs affections classées et les soins domestiques qui y répondent. Le troisième s’intéresse aux pratiques des divers types de guérisseurs, avec leurs positionnements et modes de légitimation au sein d’espaces thérapeutiques concurrentiels. Le quatrième concerne le système médical à disposition, envisageant plusieurs facettes de la qualité des soins. Enfin, le dernier chapitre s’attache aux parcours et expériences en milieu hospitalier, avec des observations qui peuvent laisser le lecteur abasourdi par la dureté de certaines situations.
Partant des trajectoires de quelques enfants, Kane explore les configurations familiales, les représentations des maladies et les logiques interprétatives. Elle documente remarquablement parcours, idées, différences et inégalités, par le biais de vignettes relatant la vie — parfois la mort — d’enfants mauritaniens. Intégrant des propos d’enfants, ce travail s’inscrit dans une anthropologie construite avec eux, mise en perspective avec les rôles de ceux qui les soignent — leurs mères en particulier. Leurs multiples appréhensions de la maladie se confrontent, donnant lieu à des problèmes relationnels avec professionnels et institutions, le dialogue n’étant bien souvent ni empathique ni égalitaire. S’ajoutent les démarches administratives complexes et d’autres difficultés pour des familles dont la disponibilité financière est précaire. Force est de constater l’implacable reproduction des inégalités, dans un pays renommé pour l’importance accordée aux hiérarchies statutaires, avec la persistance notoire de formes insidieuses d’esclavage.
Ne pouvant décrire exhaustivement ce livre foisonnant en données ethnographiques, en voici quelques facettes. Le difficile accès aux soins constitue en lui-même une violence symbolique : « Les systèmes de santé comportent parfois des violences telles que l’absence d’attention pour le soulagement de la douleur ou des négligences. » (p. 14.) Le lien de dépendance entre la qualité des soins et le statut social, affectif et décisionnel donné à l’enfant produit un dénivèlement des prises en charge. Il en découle que les parents mauritaniens ont une vision plutôt négative de leurs hôpitaux et des compétences des soignants : « La méfiance, l’impression que les coûts sont trop élevés, la critique et la comparaison avec les normes étrangères dominent les perceptions. » (p. 152.) Ces inégalités en santé objectivables et subjectivement vécues s’opposent aux interventions en santé publique visant la santé pour tous.
Aspect intéressant, l’ouvrage de Kane dessine les non-dits par le biais desquels les enfants font l’expérience de la maladie et le silence des soignants lorsqu’ils leur prodiguent des soins. Le sous-titre du livre rejaillit au fil des pages : « La prudence face au pouvoir des mots traverse l’ensemble de la société mauritanienne » (p. 95) ; « [l]’enfant n’est pas considéré comme interlocuteur de sa maladie » (p. 99). Les enfants se révèlent ainsi des acteurs invisibles de leur propre trajectoire. Leur possibilité d’obtenir des soins est contrainte par ces registres d’énonciation et influencée par divers modèles familiaux et parentaux.
Anthropologie de la santé infantile en Mauritanie. Taire et soigner documente l’expérience des enfants malades et de leur famille dans un contexte de faible accessibilité aux soins. Au-delà de son apport à l’anthropologie de l’enfance, cet ouvrage intéressera les professionnels de la santé et de la planification soucieux d’améliorer la prise en charge des maladies infantiles.