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L’ouvrage de Pascal Mulet se meut à contre-courant d’une approche institutionnelle de l’économie pour jeter un éclairage original sur l’ombre de l’officiel. Il nous emmène au plus près de l’univers des habitants du Haut Atlas marocain afin d’aborder l’espace tel qu’il y est vécu par les agents, sans en aplatir la rugosité. Des lieux appropriés. Économies contemporaines du Haut-Atlas est le fruit des recherches que Mulet mena dans le cadre de sa thèse, soutenue en 2015, pour laquelle il réalisa plus de deux ans de terrain entre 2011 et 2014 dans le village de Zagoya.

Mêlant ethnographie et ethnologie, ce livre témoigne de l’importance d’une approche qualitative, fondée sur la compréhension de la langue locale, pour l’appréhension des phénomènes sociaux. L’auteur se situe dans le sillage de Florence Weber, sa directrice de thèse, et aborde son sujet par le biais d’une ethnographie économique qui privilégie l’étude des pratiques économiques informelles (Weber 1996). Sa démarche l’amène à questionner des couples conceptuels parfois inadaptés à la réalité sociale, comme la distinction entre « économie marchande » et « économie domestique », « modernité » et « tradition » ou encore entre « local » et « global ». Il cherche à dépasser l’a priori qui fait des pays dits « du Sud » des territoires en marge d’une mondialisation menée par et dans les capitales. Pour cela, il se concentre sur le point de vue des acteurs impliqués, c’est-à-dire sur « la manière dont les personnes elles-mêmes perçoivent et organisent ce même monde [mondialisé] » (p. 12). Luttant contre tous les types d’essentialismes, il s’inspire de la phénoménologie husserlienne pour penser le « local » comme une réalité vécue dans laquelle le « global » a lieu. Car en chaque lieu, même les plus marginaux, le reste du monde peut être à portée, il peut être approprié, c’est-à-dire atteignable, compris — « maîtrisé » (p. 183) — et agi : telle est la thèse défendue par l’auteur.

Le livre s’ouvre sur la démarche réflexive de Mulet, puis laisse place à trois chapitres (p. 57-130) centrés sur la vie dans le village de Zagoya, ses habitants, leurs relations et, plus spécifiquement, leurs modes de subsistance et donc d’appropriation du lieu : l’agropastoralisme et les échanges qui ont lieu dans le souk. Ces deux activités ont comme point d’ancrage le groupe domestique et dépendent largement de l’interconnaissance des personnes impliquées ainsi que d’une logique tout à fait rationnelle. Les différentes activités ainsi que les sphères du domestique et du marchand s’y entrecroisent dans une recherche de profits pour le groupe domestique dans sa totalité. Les nombreux exemples de négoce ainsi que l’organisation des exploitations agropastorales font de ces montagnards de véritables ingénieurs de leur quotidien.

Les trois derniers chapitres (p. 131-200) élargissent le territoire observé au-delà des frontières de la localité. Le rapport des habitants du Haut Atlas à l’économie transnationale, notamment du fait des migrations, mais aussi de l’économie touristique et humanitaire, est abordé à partir du point de vue émique. Si l’exploitation agropastorale nécessite l’appropriation de plusieurs lieux — la forêt, les pâturages, les champs irrigués ou non —, l’économie touristique, elle, mène à l’inscription de lieux situés à des centaines, voire à des milliers de kilomètres, dans l’espace social des montagnards. En abordant le problème du point de vue émique, on constate que c’est le champ d’action des montagnards qui s’agrandit avec la mondialisation, et non un territoire — les montagnes — qui est marginalisé.

Malgré des débuts très théoriques, chaque point abordé est illustré par des études de cas habillés des discours tenus par les interlocuteurs de Mulet. Malheureusement, malgré son pari de décrire les phénomènes et leurs relations sans les dégager de leur entière complexité, son style témoigne du souci d’être compris. Un tel choix affecte la qualité de l’écriture, qui gagne souvent en lourdeur. Si elle apporte beaucoup à la précision des phénomènes décrits, l’approche dynamiste du monde social qu’adopte Mulet risque de décourager les lecteurs néophytes potentiels.

En somme, Des lieux appropriés s’avère une lecture au goût du jour. L’auteur ne tombe pas dans un défaitisme prématuré : il semblerait que le Haut Atlas ne soit pas en proie à l’ethnocide mais, au contraire, que ses habitants réagissent à une mondialisation dont ils font sens et avec laquelle ils composent. À l’image de son sous-titre, Économies contemporaines, l’ouvrage est un bel exemple d’une ethnographie contemporaine qui s’efforce de décrire l’espace social local tout en l’inscrivant dans des dynamiques mondiales. Témoignant d’une ethnologie qui ne peut plus omettre la mondialisation, cet ouvrage à grande valeur pédagogique éclaire la posture épistémologique que se doit d’adopter un ethnologue contemporain.