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Photographier les odeurs ?

Avant-propos de Véronique Dassié[1]

Notons-le d’emblée, Eléonore de Bonneval n’est pas une anthropologue des odeurs. Si sa démarche ne s’inscrit pas dans une anthropologie de l’olfaction sur le plan universitaire, son travail présente néanmoins un intérêt indéniable pour notre discipline.

Ce champ s’est largement développé depuis les années 1980 dans le sillage des travaux de David Howes (1986 ; Classen, Howes et Synnott 1994) et autres (Wathelet 2007 ; Candau 2016). L’anthropologie a ainsi apporté une riche contribution à la compréhension des odeurs, des parfums et de leurs usages. Sans prétendre à l’exhaustivité ici, mentionnons que la diversité culturelle des manières de décrire, de nommer ou d’utiliser les odeurs, dans des perspectives chères aux ethnosciences (Boisson 1997), les savoir-faire et usages relatifs aux parfums ou métiers dans lesquels l’odorat importe (Candau et Jeanjean 2006) ou encore la portée symbolique des croyances relatives aux odeurs dans le domaine du religieux (Albert 1990) en constituent des axes féconds.

Dès lors, pourquoi inviter une photographe à rendre compte de sa démarche portant sur l’odorat ? Nous avions entrevu la portée de son travail à l’occasion d’une conférence présentée au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille, en septembre 2019, dans le cadre d’un séminaire dédié aux « collectes sensorielles ». En préparant cette séance consacrée à la photographie, nous avions été interpelés par l’idée qu’une photographe puisse collecter des odeurs. Ce paradoxe nous avait amenés à interroger son travail et nous avions pu nous rendre compte que si nos démarches respectives d’anthropologues et d’artiste diffèrent, elles se rencontrent aussi sur plusieurs chapitres.

La démarche d’enquête d’Eléonore de Bonneval n’a rien à envier à celle des ethnographes : elle sollicite des « témoins », les interroge, les observe, attentive aux rencontres, à l’écoute ; bref, elle se plonge dans ce qu’un anthropologue désigne comme son « terrain ». Certes, collectes, archivages, descriptions se sont depuis les années 1980 introduits dans la pratique artistique au point de devenir l’une « des obsessions majeures » (Périot-Bled 2014) de certains, à l’instar de Christian Boltanski ou de Renée Green (Zapperi 2008). Du ready-made à l’art relationnel en passant par l’art brut ou l’Arte Povera, témoignages et autres éléments de documentation familiers aux ethnologues constituent désormais des matériaux de création des courants artistiques contemporains. Les artistes s’affairent ainsi à une « artification » (Heinich et Shapiro 2012) du populaire et de l’ordinaire à laquelle l’anthropologie elle-même, du fait de ses liens intimes avec le monde des musées, a également largement pris part.

Cet « ethnographic turn », comme l’a désigné l’historien de l’art Hal Foster (2001 [1996]), appelle un rapprochement des arts et des sciences sociales qui mérite d’être interrogé. La méthode n’est en effet pas leur unique point de convergence. Leurs finalités méritent également d’être mises en perspective. Les matériaux de l’anthropologue constituent des documents qu’il analyse pour expliquer une organisation sociale et culturelle. Alors que ce dernier s’appuie sur les indices recueillis pour mettre au jour les rouages d’une culture dont les principes échappent à la compréhension ordinaire, l’artiste semble utiliser ces matériaux à des fins différentes : il les assemble pour provoquer une émotion, pour toucher celui qui découvrira son oeuvre. Mais pour toucher un public, il faut aussi saisir le monde dans lequel il évolue.

Eléonore de Bonneval fait de l’espace d’exposition un lieu d’expérimentation des odeurs et, plus largement, de « partage du sensible », pour emprunter l’expression de Jacques Rancière (2000). Ce faisant, la portée polysensorielle de l’expérience olfactive (Howes 2010), son lien étroit avec l’intime (Wathelet 2012), mais aussi les relations sociales, comme le soulignent les anosmiques, deviennent véritablement perceptibles. L’exposition intervient donc moins comme espace mais en tant que milieu au sens où l’a envisagé Augustin Berque (1997 [1986]), autrement dit un lieu intermédiaire qui sépare ses éléments constitutifs les uns des autres et dans lequel évoluent et entrent en relation des êtres, vivants ou non. Comme d’autres lieux immersifs, l’exposition constitue un cadre physique dans lequel sons, odeurs, toucher ou goût interviennent comme embrayeurs de sensations et d’interprétation du visible qui appellent une analyse de l’ordonnancement du monde (voir Dassié 2019). Le visiteur peut ainsi y faire une expérience de lui-même et de sa propre présence au monde, expérience phénoménologique que ne renierait sans doute pas Maurice Merleau-Ponty (2005). Les témoignages recueillis en amont y jouent un rôle essentiel : ils acquièrent en effet une force poétique qui permet de voir l’image autrement et vice versa. Les photographies montrent, elles, ces moments où l’odeur s’incarne, se matérialise : dans la relation entre les êtres, à travers les jeux, les amitiés, l’amour capté par le regard de la photographe ou dans la présence sensible au monde que suggère une simple branche de cèdre ou une canne de pêcheur face à l’océan. Pour le visiteur, penser l’odeur en regardant et en lisant ce que d’autres en disent ouvre ainsi les portes de tout un univers de sensations : le buvard et sa tache d’encre, interprétés comme « l’odeur de la bêtise » par Hélène, par exemple, l’une des témoins rencontrés par l’artiste, plongent le visiteur dans sa propre enfance, l’amènent à réfléchir au système scolaire, à la relativité du « bien faire » et de la maladresse, interrogent la manière de « sentir » la bêtise et donc de la matérialiser. La démarche pose ainsi la question de la portée réflexive de la perception telle que l’ont décrite Antoine Hennion et Geneviève Teil (2004). À partir des témoignages recueillis et transcrits en amont, l’artiste compose une ambiance et un paysage où les mots interagissent avec les photographies pour interpeler le visiteur, lui-même témoin potentiel de la pratique mise en scène.

Si Eléonore de Bonneval n’est pas la première à envisager cette dimension multisensorielle de l’expérience olfactive, elle donne à la comprendre et à la ressentir en même temps. Or, toucher le visiteur et le faire réagir implique une forme de décryptage du réel, décryptage qui, ici, ne passe pas par des mots et une mise en récit familiers à l’anthropologue, mais par l’oeuvre elle-même. À la différence du lecteur, le visiteur est donc invité à éprouver l’importance d’un sens que notre société tend à avoir laissé en retrait des autres. Et c’est bien là qu’est l’apport d’une telle démarche : par le biais des sensations, de l’expérience vécue, à la fois pendant le temps de l’enquête et telles qu’elles sont provoquées par le dispositif d’exposition, Eléonore de Bonneval pense l’odorat, les odeurs et leur intime appropriation. Si l’exposition agit comme une mise à l’épreuve d’un « partage du sensible », il convient donc d’explorer les modalités de ce partage et la manière dont est pensée la rencontre. La note de recherche d’Eléonore de Bonneval n’est donc pas seulement un texte, elle est invitation à éprouver le savoir, à faire l’expérience du sensoriel pour accéder à la compréhension des odeurs, de l’odorat et de leur place dans le quotidien.

Quand les odeurs se font images

Les odeurs sont éphémères, volatiles, impalpables. Photographe de formation, je me suis un jour fixé le défi de les capturer pour les arrêter, les figer. Pourtant, à lui seul le médium photographique ne peut pas relever ce défi. Une certitude s’impose : travailler la sensorialité, documenter des vies en odeurs — ou sans odeurs — doit s’accompagner de témoignages, écrits ou oraux. Dès lors, j’ai commencé à collecter des récits de vie… olfactifs.

Chaque projet d’exposition se construit autour de ces histoires qui deviennent la colonne vertébrale de mes mises en scène. Les récits se déconstruisent de manière chronologique ; ce sont les anecdotes que je recherche, ces petits riens du quotidien auxquels nous prêtons si peu d’importance mais qui, avec le temps, revêtent une importance essentielle et auxquels les odeurs sont si souvent associées. Ils nous construisent, nous accompagnent dans notre rapport au monde, un monde sensible. Partir à la rencontre de ces récits olfactifs, c’est partir à la recherche d’histoires individuelles et collectives plus ou moins enfouies, plus ou moins tangibles, mais toujours émouvantes. Les odeurs sont parties prenantes de notre quotidien : invisibles, indicibles, parfois imperceptibles, elles imprègnent notre vie, convoquent nos souvenirs, réveillent nos émotions, et c’est pour toutes ces raisons que j’ai décidé d’explorer le thème de l’odorat depuis plus de dix ans.

Odeurs scénographiées

À l’issue de mes rencontres sont nées différentes expositions : Anosmie, vivre sans odorat (2012), Voyages olfactifs (2016), Le sens sentimental (2017), L’odorat, sens invisible (2018[2]). L’odorat en est systématiquement le coeur, mais chacune de ces installations présente une facette différente de ce sens méconnu. Il n’a jamais été question de dépeindre de grandes épopées, mais toujours d’évoquer le rôle joué par les odeurs dans la vie quotidienne et dans le développement de l’individu et de la collectivité. Ceci n’aurait pas pu s’opérer sans le partage d’instants de vie et la confiance que m’ont témoignée les différentes personnes interviewées au fil des années. Ces rencontres permettent de prendre pleinement conscience de l’importance de se laisser porter par ses sensations, d’apprendre à sentir et d’accepter de ressentir pour mieux apprécier des moments imprécis et impalpables si structurants pour notre individualité. Et les visiteurs témoignent :

Un superbe voyage olfactif et si intimiste. L’interaction entre les images et les odeurs nous permet de découvrir ce langage inné et instinctif qui nous rend si vivants.

Stéphanie

Nous ne sortons pas de cette exposition de la même manière que nous y sommes rentrés. J’en ressors avec mes sens en éveil, plus vivante en quelque sorte. Je vais essayer de ne pas oublier l’importance jouée par notre sens olfactif au quotidien.

Caroline[3]

Il ne s’agit effectivement pas seulement de collecter des témoignages, mais de les mettre en relation et de les rendre accessibles dans une logique de partage au sein d’un espace d’exposition où le public, visiteur, devient lui-même acteur. Invitation tour à tour à sentir, voir et lire, la mise en scène d’un univers polysensoriel et interactif permet aux odeurs de se faire images et de matérialiser leur rôle dans notre ancrage temporel dans le présent.

Fig. 1

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse
Source : © Eléonore de Bonneval (2018).

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Ne pouvant pas vous convier, lecteur, à une rencontre dans un espace physique et vous faire vivre intimement ce rapport aux odeurs, l’objet de cette note de recherche est de vous livrer un certain nombre de témoignages recueillis au fil des ans, de les mettre en perspective et de partager ces séries de cartes postales olfactives écoutées, entendues ou lues[4]. Mais, avant tout, arrêtons-nous sur ces rencontres.

Rencontres olfactives

En fonction des circonstances, les entretiens sont individuels ou collectifs. En 2016, lorsque je franchis les murs de l’hôpital Bretonneau de Paris, Evelyne Menaud, Rose-Mary Monnoyeur et Stéphanie Bénavent — du service culturel de l’hôpital — accueillent mon approche à bras ouverts. Elles accompagnent quotidiennement les résidents en gériatrie et, pendant près de quatre mois, j’intègre leur fine équipe un après-midi par semaine. Les odeurs deviennent le fil directeur de nos échanges avec les résidents. En fonction des circonstances, de leur capacité à se mouvoir, nous nous adaptons : nous nous retrouvons parfois dans leur chambre, entourés des objets qui leur sont familiers, parfois autour de la table de la salle commune. À cinq, six, sept, nous échangeons alors sur leurs souvenirs d’école, de guerre, de cuisine. Il nous arrive de montrer des objets pour éveiller les souvenirs, mais, le plus souvent, leur simple évocation ou description suffit à raviver des émotions et les odeurs y étant associées.

Pour les personnes aux troubles mémoriels les plus sévères, l’exercice s’avère parfois plus périlleux, mais, armées de patience, nous trouvons souvent une manière d’accéder au monde intérieur des résidents. Je n’ai pas le souvenir d’être sortie de l’une de ces séances sans avoir obtenu au moins un mot, une phrase pertinente et touchante. Ainsi, ayant par exemple passé près d’une heure avec madame Ritou sans que nous ayons eu vraiment de « matière » intéressante, je l’interroge maintenant sur l’odeur de l’amour. Elle me répond : « un baiser ». Deux mots qui en valent mille. Ce travail sur la durée m’a aussi permis de revoir certaines personnes plusieurs fois, de créer une relation de confiance et d’aborder plusieurs thématiques olfactives.

Dans tous les cas, une chose est sûre : la qualité de la rencontre fait la qualité du contenu collecté. Parler odeurs, c’est savoir aller fouiller, avec discrétion et pudeur, sans avoir peur des émotions qui peuvent submerger notre interlocuteur. C’est d’ailleurs souvent à ce moment-là que l’on sait que l’on a touché juste. Rester à l’écoute, à sa place, mais ne pas balayer l’émotion qui surgit est là une matière de travail indiscutable pour la suite, pour la mise en image et en espace.

Capturer les odeurs du quotidien

À chaque étape, je cherche à comprendre le rôle joué par un sens généralement tenu pour acquis. Mon approche est multidisciplinaire, à la croisée des chemins entre journalisme, anthropologie, neuroscience et installation artistique. Il s’agit d’une quête insolite au coeur du quotidien et des petites choses, apparemment, ordinaires.

Cet ordinaire n’en demeure pas moins structurant :

Si je devais penser à des souvenirs olfactifs de mon enfance, je penserais tout de suite à Moret et à son canal. J’habitais entre Moret et le Loing et c’est l’odeur du canal du Loing, de l’eau stagnante, de la vase, un peu comme une odeur de moisissure. C’est une odeur qui est vraiment la marque de mon enfance. À tel point que, lorsqu’à Paris, j’habitais près de l’hôpital Saint-Louis, rue Vicq d’Azir, et que je passais sur le canal Saint-Martin tous les matins, j’avais cette bouffée d’air qui me rappelait mon enfance, un souvenir qui me portait quotidiennement. C’est ma madeleine de Proust, comme on dit.

Sylvie, 58 ans[5]

Ce « syndrome de Proust », auquel Sylvie fait référence, s’explique par la proximité de l’odorat avec notre système limbique, aussi appelé le cerveau des émotions et de la mémoire à long terme. L’une des spécificités des odeurs est d’être mémorisées dans le contexte (date, lieu, état émotionnel, perception multisensorielle) dans lequel nous les percevons. Selon Rachel Sarah Herz (2006), toutes nos expériences de vie sont importantes dans l’acquisition d’associations odeurs-affects, mais les premières expériences sont essentielles. L’enfance étant une période riche en nouvelles observations, elle est déterminante dans l’apprentissage de nouvelles odeurs. D’autant plus que les premières associations mémorisées — positives ou négatives — sont difficiles à annuler, à remplacer.

Simon Chu et John Joseph Downes (2000) ont démontré que les odeurs faisaient naître chez les personnes de plus de soixante-cinq ans des souvenirs autobiographiques remontant à l’âge de six à dix ans. Marcel Proust ne déroge pas à la règle. Il a six ans de nouveau lorsque sa mémoire olfactive est ravivée :

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté […].

Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1988 [1913])

Au-delà du lien entre souvenirs et odorat, c’est le lien intrinsèque entre odeurs et saveurs qui est mis en exergue ici et qui très couramment évoqué lors d’entretiens individuels. Les explications sont physiologiques : les composés volatils atteignant la muqueuse olfactive par l’arrière-gorge ayant été ingérés par l’intermédiaire de la bouche, le goût est donc intrinsèquement lié à l’odorat :

Ma grand-mère était d’autant plus précieuse que je n’en avais qu’une seule. Son mari est décédé deux ans avant ma naissance. Maman était fille unique et moi aussi. J’ai toujours son carnet de recettes. Ses biscuits au citron : un bijou. Elle faisait sa pâte et c’est moi qui faisais des formes à l’emporte-pièce. À Noël, on en faisait toujours en forme d’étoiles et on les mettait dans une grande boîte en fer pour les conserver. L’odeur de fleur d’oranger qui se dégageait quand on ouvrait cette boîte en fer était sublime. Son carnet de recettes, c’est la première chose que j’emmène s’il y a le feu chez moi ou que je dois partir ailleurs. C’est un cahier d’écolier, simple, tout bête, tout jauni, un peu déchiré, beaucoup bougé, beaucoup feuilleté. Quand elle est décédée en 1974, la première chose que j’ai eu envie de faire ce sont ses recettes, dont son civet de lapin si extraordinaire. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas fait.

Annie, 68 ans (LSS)

L’alimentation est l’une des importantes fonctions de l’olfaction en plus de la détection de dangers environnementaux et de la communication sociale. Comme le précise madame Duparque, au-delà de répondre à un besoin purement alimentaire, les évocations olfactives en lien avec l’alimentation renvoient manifestement au besoin de lien social :

Mon plat préféré, c’est le bifteck-frites. C’est très parisien ! Le meilleur bifteck-frites, c’est quand on est avec des copains et qu’on choisit un restaurant. Ça a une odeur plus particulière encore. À l’époque, on mettait un peu d’argent de côté et comme ça, à la fin du mois, on allait se payer un restaurant.

Madame Duparque[6]

L’odeur de l’amitié

Les personnes qui souffrent d’anosmie (absence ou perte de l’odorat dont 5 % de la population est victime) expriment parfois leur souffrance. Pendant la période où Francine a perdu l’odorat, la cuisine est devenue son « ennemie » et les soirées au restaurant étaient redoutées, l’une des variables clés de ces moments de convivialité collective étant annihilée. Un autre anosmique témoigne :

Six ou sept ans déjà que mon nez s’est envolé. Je fais donc semblant de faire croire que je m’en fous. Mais les arômes de framboise du pommard, ça manque… un peu.

Michel[7]

Fig. 2

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse
Source : © Eléonore de Bonneval (2018).

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Faire semblant est une contre-attaque fréquemment mise en oeuvre par les anosmiques qui leur évite de se sentir exclus socialement. Mais ce sentiment est verbalisé de manière récurrente lors d’entretiens avec des personnes souffrant d’anosmie non congénitale. June dit vivre « sous vide » ; Zoé a « l’impression de porter un vêtement en néoprène sur la peau », l’éloignant de son environnement, comme si rien ne pouvait la toucher et qu’elle n’avait aucun moyen de toucher quelqu’un d’autre ; Duncan se sent « coupé du monde » qui l’entoure, comme s’il vivait « derrière une vitre en permanence », illustre-t-il. Notre odorat nous est utile pour nous connecter à notre environnement immédiat, un constat généralement opéré au moment de sa perte.

Charge émotionnelle et odorat

D’après André Holley, « la valence affective des odeurs [est] polarisée entre le plaisant et le déplaisant » et « [la] zone des impressions affectivement neutres n’est guère occupée » (1999 : 49 et 125). Ce lien entre odorat, plaisir et déplaisir renforce la subjectivité des sensations olfactives. L’expérience mentale lors du traitement de l’information sensorielle et de l’inscription dans la mémoire est automatiquement chargée affectivement. Par exemple :

J’aime l’odeur de la cannelle, ça me rappelle mes compotes de quand j’étais plus petite. J’aime aussi l’odeur des bons plats de maman au four. Je n’aime pas l’odeur des pieds dans les cabines d’essayage des magasins.

Anne, huit ans et demi (ASVO)

Fig. 3

Voyages olfactifs

Voyages olfactifs
Source : © Eléonore de Bonneval (2020).

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Il n’est pas rare d’entendre des anecdotes au sujet des passages en milieu scolaire être ravivées lors de discussions individuelles et collectives. Odeurs de craie, d’éponge humide et d’eau croupie sont souvent liées à des passages intimidants au tableau :

J’avais un cartable en cuir. Un cuir jaune. Je l’entretenais avec du cirage. Il brillait, il était bien entretenu. Il était beau. Il fallait fréquemment aller au tableau, mais je n’aimais pas trop ça. J’aimais bien réciter ma poésie de ma place. C’était un tableau noir. La craie avait une odeur. Je me souviens du jour où je ne me souvenais plus de rien ! C’était en cours de math ; je n’étais pas heureuse au tableau. Souvent, le soir, mes parents me demandaient si j’avais des lignes à faire. J’en avais régulièrement. J’étais très bavarde.

Madame Moreau (HGB)

Les premiers et derniers jours de classe, des instants riches en émotions sont également associés à des odeurs précises. Madame Bourget se remémore la nouveauté de chaque rentrée scolaire :

Dans mes souvenirs, les livres sentent l’imprimerie ; les cahiers, les fournitures neuves ; c’est une odeur qui me plaisait, que j’aimais bien. J’ai eu tellement de rentrées comme élève ou comme professeure !

Madame Bourget (HGB)

Les odeurs une porte vers l’intimité

Les odeurs sont décrites par Joël Candau (2001) comme les « forteresses de la mémoire » et il est toujours surprenant de constater à quel point les murs émotionnels semblent s’effondrer à la simple évocation d’odeurs perçues, mémorisées et verbalisées par l’interviewé. Au fur et à mesure de l’entretien, il n’est pas rare de commencer à pousser les portes de l’intimité des participants et notamment celles de la maison de leur enfance dont l’identité olfactive est généralement imprécise, mais unique et chargée d’évocations. Comme le précise Candau (2010 : 130), « le partage olfactif est aussi affectif » :

Mes parents habitaient au 41, rue Lamarck. Il y avait un escalier en bois et l’odeur de cire m’est toujours restée. Quand je rentre dans un immeuble ancien et qu’il y a du bois, ça me rappelle mon enfance.

Christine, 57 ans (LSS)

L’intensité du souvenir olfactif de certaines pièces de la maison est d’ailleurs plus riche que d’autres, et conserve souvent une part de mystère :

Dans la chambre de ma grand-mère, il y avait une grande armoire à glace qui est désormais dans notre chambre. À l’époque elle sentait la dentelle. Elle se parfumait au Crêpe de Chine. Ce parfum avait une odeur de violette et — je me souviens bien — de fleurs blanches, de chèvrefeuille et de jasmin qui se diffusait dès qu’on ouvrait cette armoire. Voilà les senteurs de mon enfance : fleur d’oranger, chèvrefeuille, lavande et violette… et j’ai ajouté le jasmin. J’ai des souvenirs de bras chauds, de cuisine, de douceur.

Annie, 68 ans (LSS)

La chambre de mes parents, c’était un lieu où on ne rentrait pas. Exceptionnellement, je pouvais y voir ma mère devant sa coiffeuse. Mais je ne rentrais quasiment jamais. Il y avait une odeur indescriptible dans cette chambre, un mélange de cire, de parquet, de meubles, un petit peu la naphtaline, du parfum de maman, des odeurs sur sa coiffeuse de poudre et de maquillage et puis aussi des draps qui avaient séché dans le jardin au vent. C’était l’intimité de mes parents. C’était une pièce secrète avec ce que cela a d’étrange pour une enfant. On ne sait pas trop ce qui s’y passe, dans ce lieu-là.

Sylvie, 58 ans (LSS)

Fig. 4

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse
Source : © Eléonore de Bonneval (2018).

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Au-delà du lieu, des pièces, c’est une évidence : ces espaces n’existent que pour les personnes qui y habitent. Ce qui se passe derrière ces portes et les sentiments y étant associés, les détails évoqués, renvoient de manière perceptible à un lien d’affection ou de désaffection :

L’odeur de la crèche, l’univers de mon bébé : je ne sais pas vraiment ce qu’il se passe quand je le laisse et il en est tout imprégné quand il rentre. Après le bain, ça y est : je le récupère.

Céline, 36 ans[8]

Du réconfort à la réassurance de l’odeur corporelle

A contrario, quand Céline est invitée à ne s’arrêter que sur l’odeur de son bébé, elle la décrit comme

[…] la plus douce des caresses. Une odeur de douceur. J’aime bien nicher mon nez dans son cou. C’est comme une bulle d’amour. Quand il m’enlace de ses petits bras et qu’il se niche dans mon cou, je me dis que la vie vaut d’être vécue rien que pour ce moment-là. Le temps s’arrête et je suis comme dans un cocon de douceur, sur un nuage : je flotte. Je trouve qu’il a une odeur de coton, mais le coton n’a pas d’odeur. C’est tout doux.

Céline, 36 ans (OSI)

Évoquer l’odeur même des personnes en dehors de tout environnement physique est une manière de percevoir l’attachement, qui est bien souvent parental ou filial :

Ma mère, elle sent la fraîcheur, l’amour qu’elle a pour nous et qu’elle nous a toujours montré. Elle était démonstrative, contrairement à mon père. Actuellement, elle porte le parfum Clinique, mais, pour moi, elle sent aussi les odeurs de cuisine, des tartes à l’orange, de bourguignon, de petit salé aux lentilles, de poulet à la crème. Toutes ces odeurs si évocatrices de Grenoble, aussi. Je ne sais pas si je peux parler « d’odeur d’amour », mais ça serait ça.

Christine, 57 ans (LSS)

Ma mère avait une odeur particulière. Je ne l’ai retrouvée chez personne d’autre et a fortiori chez aucune autre femme. C’est la plus belle des odeurs.

Monsieur Vigneau (HGB)

Ne plus percevoir ces odeurs corporelles est habituellement associé à un réel manque. Anosmique, Francine parle « d’un sentiment d’exclusion » qui débute avec le fait de ne pas pouvoir « sentir sa peau, ni son propre corps. J’avais l’impression de ne plus exister », exprime-t-elle lors de notre entretien le 30 septembre 2012. Ce témoignage entre en résonance avec celui de Marie-Lucine, dont l’odeur préférée est la sienne :

[C’est] la mienne : quand je dors, tous mes habits, mes vêtements, tout a une odeur, c’est la mienne. C’est mon odeur.

Marie-Lucine (LSS)

L’odeur est personnelle et identitaire.

Odeurs et émotions dites négatives

Qu’elles soient positives ou négatives, le registre émotionnel sollicité par les odeurs est vaste. L’une des émotions récurrentes suscitées par l’olfaction est la peur, bien qu’elle soit parfois imaginée :

J’ai pris des cours de piano et ils avaient une odeur particulière. Ma professeure avait une odeur particulière de vieux jupons anciens, une odeur un peu âcre. Ses mains me terrorisaient. Dès que je faisais une faute, elle me reprenait la main et son odeur était imprégnée avec toutes les autres odeurs sur le piano : tout le monde y touchait. Ces leçons se déroulaient le jeudi à 11 heures du matin dans un bric-à-brac constitué de vieux meubles. Un antre au rez-de-chaussée où tout était sombre : il n’y avait que le piano qui était éclairé. C’était très curieux comme atmosphère. Je saurais le redessiner. J’étais si contente de m’en aller que je m’en allais toujours en courant ! Je claquais la porte, et je partais.

Annie, 68 ans (LSS)

Dans d’autres contextes, la peur est tangible et semble cristallisée par un environnement olfactif précis :

L’odeur de la cave lors des bombardements : on pénétrait dans une odeur d’humidité et en plus de peur. On ne savait pas si on allait retrouver notre maison. Nous habitions un immeuble au 2, rue du Général Roguet à Clichy, juste en face du square Salengro. Tous les habitants de l’immeuble devaient descendre dans cette cave : on n’avait pas le choix.

Ça sentait la transpiration et l’odeur du charbon qui était mis en réserve. À l’époque on se faisait livrer du charbon dans des sacs et nos parents descendaient à la cave avec de grands seaux qu’ils remplissaient et remontaient. Cela avait une odeur de terre.

Madame Duparque (HGB)

L’évocation d’un objet odorant, marqueur d’une époque, est parfois le catalyseur de ces peurs :

Vous souvenez-vous d’une odeur particulièrement marquante pendant votre enfance ?

L’odeur du caoutchouc.

Pourquoi le caoutchouc ?

À cause du masque à gaz que nous devions porter pendant la Seconde Guerre mondiale.

Madame Lecoq (HGB)

Fig. 5

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse
Source : © Eléonore de Bonneval (2018).

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De la mémoire individuelle à la mémoire collective

Les odeurs de caves, de masques à gaz, de la guerre, de peurs sont des souvenirs qui dépassent les histoires individuelles : elles sont ancrées dans la mémoire de toute une génération ayant survécu aux bombardements de Paris. Elles font désormais partie intégrante de leur mémoire collective, tout comme l’odeur de la gomme à mâcher serait, quant à elle, synonyme de libération pour cette même génération :

Je me souviendrai toujours de ce Noir américain qui était dans un tank et qui, sur le trottoir, m’a prise dans ses bras, m’a mise sur le tank et a rempli les poches de mon tablier de bonbons et de chocolats. Il avait une odeur de chewing-gum parce qu’il était en train de mastiquer un chewing-gum…

L’odeur du chewing-gum, pour moi, c’est l’odeur de la liberté !

Madame Duparque (HGB)

Odeur du temps suspendu

L’une des spécificités de l’odorat est sa capacité à suspendre le temps présent. Nostalgique, le temps de l’odorat peut l’être. Proust n’a-t-il pas intitulé son oeuvre À la recherche du temps perdu ? C’est le cas lorsque l’on appelle des odeurs du passé :

La fleur d’oranger dans sa bouteille bleue vivifiante que l’on utilisait dans les gâteaux chez ma grand-mère le mercredi : c’était la fête. Chez elle, on prenait le temps de vivre. Il y avait le temps de la sieste, le temps du goûter. Il y avait une autre temporalité.

Céline, 36 ans (OSI)

Pourtant, ce rapport au temps sollicité par les odeurs du quotidien est aussi et surtout une manière de s’inscrire dans l’instant présent. Sentir un bouquet de roses, se réjouir lors d’un repas entre amis ou s’imprégner d’un paysage odorant et ressourçant sont autant d’instants de vie où les odeurs jouent un rôle déterminant dans notre ancrage :

Quand on arrive à Saint-Malo, quand on sort du train, ça sent. Là-bas, ça sent la mer, le sable, les algues. Et je trouve que c’est réconfortant d’avoir des odeurs qui nous entourent. C’est comme des bras qui nous contiennent — c’est peut-être ça, les odeurs.

Sylvie, 58 ans (LSS)

S’évader pour mieux imaginer

Sentir, ressentir, c’est aussi une manière pour certains de s’échapper. Madame Duparque se souvient avec précision des odeurs associées à son départ en congé et du sentiment de liberté associé à la perspective des vacances :

En fin d’année, le dernier jour de l’école, on apportait nos produits de la maison. Il fallait d’abord astiquer avec la paille de fer les taches sur les bureaux ; on les séchait et après on mettait la cire. Ça avait une odeur ! On aimait ça, les gosses : ça annonçait la liberté des grandes vacances !

Madame Duparque (HGB)

À l’écouter, on a l’impression que cette insouciance associée au départ en vacances proche pourrait rentrer dans un flacon : les sentiments de joie associés sont si profonds ! C’est d’ailleurs le parti pris de Marie-Thérèse Esnault, aromachologue, surnommée « la petite marchande d’odeurs ». Lorsqu’elle intervenait dans les prisons de Fresnes puis de Fleury-Mérogis avec sa mallette à odeurs, son objectif était de faire voyager ses patients-prisonniers. Elle se souvient que l’odeur la plus affectionnée était celle de la mer : « avec elle, j’étais complice d’évasion », dit-elle en souriant[9]. Sa démarche s’inscrit ainsi dans la continuité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau pour qui « l’odorat est le sens de l’imagination ».

Fig. 6

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse

L’odorat, sens invisible. Musée international de la parfumerie, Grasse
Source : © Eléonore de Bonneval (2018).

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Oralité scénographiée

Il est pourtant essentiel à ce stade de ne pas oublier que tous ces entretiens, ces échanges, ces confidences, se font avec un objectif bien précis en tête. Nous nous rencontrons, témoins et artiste, pour produire ensemble une matière qui sera exposée, visible à un plus large public. Je dis « nous », car le « conteur d’histoires » est à mon sens tout aussi vital au travail final que le « collecteur » et, à cet égard, je considère mon travail comme participatif. Mais, dans tous les cas, c’est bien au visiteur, passager de l’espace d’exposition, que le propos s’adresse. J’ai évidemment en tant qu’artiste le rôle de collecter et d’assembler ces bouts de récits tel un casse-tête en 3D pour les rendre accessibles tout en préservant la sensibilité des propos recueillis. Mais, évidemment, si vous, lecteur, étiez à l’affût de la recette miracle pour comprendre comment photographier des odeurs à l’issue de cette note de recherche, je suis navrée de vous décevoir. Car, en toute honnêteté, il n’y en a pas.

Mes outils, comme vous l’aurez compris, sont : un carnet, un stylo, un enregistreur audio et évidemment un appareil photo, mais surtout de la patience et de l’intuition. Et c’est à cette dernière variable que je finis toujours par faire le plus confiance. Car, évidemment, à chaque nouvelle installation, l’exercice qui consiste à mettre en images des propos olfactifs est périlleux, et les incertitudes et les doutes, constants. Mais c’est, dans la plupart des cas, avec toujours beaucoup de joie que j’observe le visiteur déambuler et réfléchir à son rapport aux odeurs et — par là même — au temps, à l’immédiateté et à l’intemporalité de la sensorialité.